L'évangéliaire qui va nous occuper n'est pas un manuscrit d'une antiquité aussi respectable que celui de l'église de Tongres, dont notre confrère M. Petit-de Rosen a publié dernièrement une si bonne description. Mais, à défaut de ce mérite, il en possède un autre qui a bien aussi son prix aux yeux des bibliophiles; il est d'une exécution véritablement splendide, et comparable, par le fini des miniatures, à quelques-uns des plus beaux volumes de l'ancienne bibliothèque des ducs de Bourgogne.
Cet évangéliaire, de format in-folio et sur vélin, comprend 116 feuillets de texte et 24. feuillets liminaires.
La souscription placée au bas de la page 113 est ainsi conçue:
« Hunc Evangeliorum librum anno Domini 1564 Leodii scribebat et 1565 absolvebat Robertus Quercentius, Cameracensis hujus ecclesiae collegiatae sancti Joannis apostoli et evangelistae canonicus. Virtute duce, comité patientiâ ».
Une préface adressée aux chanoines de St Jean, et qui se trouve en tête du volume est également signée: Robertus Quercentius, cameracenus, scriptor.
Les savants du seizième siècle avaient, comme on sait, l’habitude de latiniser ou de gréciser leurs noms de famille, et ce n'est pas toujours une besogne facile que de retrouver sous ce voile la forme primitive de ces noms. On peut affirmer aujourd'hui, parce que des contemporains ont pris soin de nous en informer, que Torrentius est l'équivalent de Van der Beke, Dumaeus de Van der Haghen, Macropedius de Lanckveld, etc.; mais, comme il ne nous a été fait aucune confidence de ce genre relativement à notre calligraphe, force nous est de lui laisser la dénomination latine qu'il lui a plu de se donner.
A quelle époque Quercentius, qui était de Cambrai, vint-il au pays de Liège? C'est ce qu'il nous a été impossible de découvrir. On lit dans la préface mentionnée plus haut qu'il fut d'abord attaché à la personne de Georges d'Autriche, évêque de Liège, son bienfaiteur (1), et la faveur dont il jouit à la cour de cet évêque, paraît lui avoir été continuée par ses successeurs Robert de Bergh et Gérard de Groisbeck. Pourvu d'une prébende à la collégiale de St Jean, vers 1564, il fut chargé, par ses confrères, d'exécuter, à titre de première résidence, le bel évangéliaire que cette église conserve encore aujourd'hui (2), grâce aux soins éclairés et à la vigilance de M. le curé Du Vivier.
Ce volume est écrit en lettres rondes, à longues lignes, avec capitales en or sur fond de couleur à chaque alinéa. Il est enrichi de six grandes miniatures occupant, les unes la moitié des pages, les autres la page entière. Chacune de ces miniatures est bordée d'un cadre dont le fond est peint en or, et dans lequel on voit des oiseaux, des insectes, des fleurs et des fruits exécutés avec une rare perfection. Toutes rivalisent d'éclat, de coloris et de fraîcheur.
Si l’on pouvait attribuer ces belles productions à Quercentius , le chanoine de St Jean ne serait pas seulement l'un des calligraphes les plus habiles du seizième siècle, on devrait également le ranger parmi les peintres les plus distingués de cette époque; maïs il nous a semblé résulter de son propre aveu qu'il faut en laisser le mérite à un autre: « Liber iste, lit-on dans la préface, per me conscriptus ac Vestris sumptibus tam egregiis iconibus picturisque exornatus. »
Quercentius ne pouvait évidemment se donner à lui-même de pareils éloges; la chose étonnerait moins ayant lieu de nos jours, mais il ne faut pas oublier que ces lignes ont été écrites au seizième siècle.
Notre premier soin a naturellement été de chercher à découvrir l'auteur de ces belles miniatures; après avoir passé en revue les principaux artistes qui vivaient chez nous à cette époque, nous n'en avons trouvé aucun, si ce n'est Lambert Lombard à qui on puisse les attribuer. Lambert Lombard, après avoir visité l'Italie, à la suite du cardinal Polus, qu'il avait eu l'avantage de connaître à Liège, et à qui il avait été recommandé par le prince Erard de la Marck, revint dans sa patrie en 1539, espérant y être employé à l'achèvement du splendide palais dont Erard avait jeté les premiers fondements en 1508; mais cet évèque venait de mourir, et ses successeurs Corneille de Berg, Georges d'Autriche et Robert de Berg, n'estimant pas autant que lui les travaux des arts, l'existence de Lombard devint des plus précaires; on le vit alors, en même temps qu'il pratiquait la peinture, composer des dessins de toute espèce pour les sculpteurs et les verriers, graver des estampes sur cuivre et sur bois, enluminer des livres, etc. Il trouvait dans ces travaux les moyens de subvenir à ses plus pressants besoins, et de satisfaire en même temps son goût pour les antiquités, notamment pour les médailles grecques et romaines dont on sait qu'il rassembla une ample collection (3).
Lambert Lombard n'est mort qu'en 1566 (4); il a donc pu exécuter les miniatures de l'Evangéliaire de St Jean; l'invention et la bonne disposition du sujet, le dessin et l'expression des figures, la parfaite convenance des draperies, et certains détails d'architecture qu'on y rencontre, rappellent évidemment la manière de ce maître. Nous n'avons pu malheureusement trouver de document officiel à l'appui de notre hypothèse, les comptes et les délibérations capitulaires de la collégiale de St Jean pour les années 1564 et suivantes manquant dans nos archives. La seule pièce que nous ayons découverte est une délibération du chapitre, datée du 18 mai 1599, qui accorde l'autorisation d'inhumer Quercentius, probablement mort la veille, dans l'église de St Jean, à certaine place désignée par lui-même.
Pour compléter le peu de renseignements que l'on possède sur cet habile calligraphe, nous ajouterons qu'il existait au siècle dernier, dans la bibliothèque de M. le baron de Crassier, un autre manuscrit de Quercentius; c'était une vie de Notger qu'il rédigea et écrivit en 1570 (5). Nous ignorons dans quelles mains ce manuscrit se trouve aujourd'hui; mais nous avons heureusement retrouvé le texte de cette vie dans les archives du chapitre de St Jean, et il n'est pas impossible que nous la publiions un jour dans les Analectes de ce Bulletin.
Enfin, nous avons appris que M. Krüger de Minden possède un autre volume transcrit également par Quercentius, et portant l'intitulé suivant: Liber missarum pontificalium ex proescripto insignis Ecclesiae Leodiensis in pergameno confectus jussu illustrissimi Roberti à Bergis, anno 1560.
Ce précieux manuscrit, exécuté, paraît-il, avec une magnificence au moins égale à celle de l'Évangéliaire dont nous venons de dire quelques mots, et qui est comme lui enrichi de superbes miniatures, était conservé autrefois dans le trésor de la cathédrale de St Lambert (6). Emporté en Weslphalie par M. de Ghysels, à l'époque de l’émigration, il est plus tard devenu la propriété de M. Krüger qui l'a acheté à une vente publique de Munster, probablement après la mort du grand écolâtre dans cette ville.
(1) In familiâ rev. ac illust. principis bonae memoriae D. Georgii ab Austriâ episcopi leodiensis, mei benefactoris optimi, etc. Passage de la préface.
(2) Cum igitur venerabiles Domini, in satisfactionem meae primae residentiae, datum mihi per vos fuisset onus, ut pro divinis missarum officiis, Evangeliorum codicem, ex praescripto nostrae Ecclesiae S. Joannis. meis renovarem characteribus. Passage de la préface.
(3) Vies d'anciens artistes Liégeois. Manuscrit cité par Villenfagne, dont nous possédons une bonne copie annotée par M. Simonon
(4) La date de cette mort se trouve indiquée en marge de l'exemplaire de Chapeauville qui a appartenu au savant Herman de Wachtendonck, et qui fait maintenant partie de notre bibliothèque particulière: 1566, in augusto, tom. 3, pag. 424.
(5) Notgeri leodiensis episcopi vita, ex priscorum chronicis vetustioribusque libris decerpta, per Rob. Querentium. Cod. membran. in-12. N° 3492 du catalogue de Crassier.
(6) Nous en avons trouvé la preuve dans la pièce suivante qui fait partie des archives de l'ancien chapitre de St Lambert:
« Ego infrascriptus cathedralis Ecclesiae Leodiensis thesaurarius attestor me recepisse a reverendis admodum perillustribus et generosis Dominis meis ad archivia ejusdem Ecclesiae deputatis, per manus corum secretarii Domini Pollain. Librum missarum pontificalium ex praescripto insignis Ecclesiae Leodiensis in pergameno confectum jussu illustrissimi Roberti a Bergis, anno 1560, et scriptum per Robertum Quercentium cameracensem, rontinentem centum triginta novem folia pergameni quem quidem librum recepi ut supra ad reponendum in thesauraria ejusdem Ecclesiae ad usum celsissimi principis moderni et ejus succcssorum. Hâc prima februarii 169I. F. Rochefort ».
Missel sur parchemin exécuté par ordre de Robert de Berghes, 1560.
Dans un travail paru tout récemment (1), M. J.-S. Renier décrit un ancien évangéliaire manuscrit sur parchemin de la collégiale Saint-Jean à Liège, oeuvre d'un calligraphe nommé Robert Quercentius (du Chêne), de Cambrai. L'acte suivant, relatif au missel de l'évêque Robert de Berghes, corrobore ce que le calligraphe affirme dans l'entête de l'évangéliaire de Saint-Jean, savoir qu'il exécuta plusieurs travaux relatifs à son art pour les princes Robert de Berghes et Gérard de Groesbeck.
Ego infrascriptus, cathedralis ecclesiae Leodiensis thesaurarius, attestor me recepisse a reverendis admodum perillustribus et generosis dominis meis ad archivia ejusdem ecclesiae deputatis, per manus eorum secretarii domini Pollain, librum missarum pontificalium ex praescripto insignis ecclesiae Leodiensis, in parguameno confectum, jussu illustrissimi Roberti a Bergis, anno 1560 et scriplum per Robertum Quercensium, Cameracensem continentem centum triginta novem folia parguameni; quem quidem librum recepi ut supra ad reponendum in thesauraria ejusdem ecclesiae ad usum celsissimi principis moderni et ejus successorum, hac prima februarii 1691.
(Signé) F. Rochefort.
Archives de l'État. Cathédrale de Saint-Lambert.
(1) Inventaire des objets d'art renfermés dans les monuments civils et religieux de la ville de Liège, p. 109.
|