Notions préliminaires
Hypocauste vient du mot grec latinisé hypocaustum, dérivé de hypo (dessous) et kaiein (brûler). Par ce terme, les Romains désignaient un système ingénieux de calorifère qui permettait de chauffer soit les salles des thermes, soit les appartements des maisons particulières. L'air brûlant, provenant d'un foyer souterrain, pénétrait par un canal en maçonnerie dans un caveau assez bas, dont le plafond en carrelage était soutenu par des piliers de minces briques carrées ou rondes, et circulait ensuite dans la construction grâce à des tuyaux en terre cuite logés dans l'épaisseur des murs, pour s'échapper enfin par une cheminée terminale. Ce système de chauffage central différait notablement de nos appareils modernes à air chaud; dans ceux-ci, il y a une double circulation, celle qui entraîne les gaz et la fumée du calorifère, et celle qui cueille l'air frais à l'extérieur, l'amène à proximité du foyer pour s'y échauffer et le répand ensuite dans toute l'habitation par des bouches de chaleur; dans les hypocaustes, au contraire, il n'y avait qu'une seule circulation comme dans nos poèles d'appartement.
On a découvert des hvpocaustes romains dans plusieurs localités de la Belgique actuelle, notamment à Fouron-le-Comte, à Villersl'Êvêque, à Tongres, à Basse-Wavre, à Champion, à Maillen, à Namur, etc. Celui de la Place Saint-Lambert, à Liège, fut exhumé en septembre 1907. Des travaux de canalisation, exécutés durant l'été à peu près au centre de la Place, avaient mis au jour des substructions anciennes; aussitôt l'Administration communale décida de pratiquer en cet endroit des fouilles méthodiques et d'en confier la direction à l'Institut Archéologique Liégeois. C'est alors que fut opérée, en quelques semaines, la découverte vraiment sensationnelle de plusieurs monuments d'une grande importance archéologique et historique. Nous en donnons ci-après la description, en les classant dans l'ordre chronologique et en commençant par ceux qui remontent à la plus haute antiquité.
Le fond de cabane néolithique.
A une profondeur de 4 m. 30 en dessous du niveau actuel de la voirie, on rencontra un gisement d'objets de l'âge néolithique, de même nature que ceux qui ont été trouvés en si grand nombre sur le plateau de la Hesbaye et qui appartiennent à l'époque dite Omalienne. En ces temps reculés, l'habitation humaine, qui était de forme circulaire, comme les huttes de certains peuples primitifs actuels, et construite en torchis ou en clayonnage, s'enfonçait légèrement dans le sol; au cours des années, les détritus de toute sorte, en s'accumulant dans la cuvette souterraine, y constituèrent un dépôt, auquel les préhistoriens ont donné la dénomination de fond de cabane.
L'exploration de ce gisement, qui mesurait environ 6 m. de longueur sur 3 m. de largeur, a livré un nombre considérable de pièces qui présentent un réel intérêt. Citons notamment des silex (grattoirs, scies, couteaux, lames diverses), des poteries (tessons ornés de dessins ou colorés), une pierre à aiguiser en grès, un lissoir en quartzite vert foncé, un outil en os à quatre dents et des os d'animaux divers. Tous ces objets étaient ensevelis sous une couche de limon brun de 1 m. 30 d'épaisseur provenant des crues d'inondation du ruisseau de la Légia qui traversait jadis ces parages et dont les alluvions s'y étaient accumulées en un vaste cône de déjection.
La villa belgo-romaine.
Au niveau supérieur de ce limon, c'est-à-dire à 2 m. 60 sous le sol actuel, on déblaya, sur une surface carrée de 40 m. de côté, les substructions d'une habitation remontant à l'époque belgo-romaine. Cette villa n'était point une simple demeure de plaisance, mais une sorte de vaste métairie comprenant au moins cinq chambres avec des couloirs contigus, ainsi qu'un hypocauste et son foyer. Les murs sont bâtis en moellons de grès houiller liés par un excellent béton formé de chaux, de sable et de petit gravier. D'une épaisseur moyenne de trois pieds, ils n'ont plus qu'une hauteur de 2 m. à 2 m. 50, y compris les fondations; à leur partie supérieure, ils offrent des traces évidentes de destruction.
Les parois intérieures de la villa sont généralement recouvertes d'un revêtement en stuc qui comporte deux couches d'enduit superposées; la première est blanchâtre et composée d'un béton assez tendre, la seconde est rougeâtre et présente plus de consistance. Le stuc lui-même disparaît sous un fond rouge vif, parfois blanc, sur lequel on distingue encore des restes de peintures à fresque, comme des volutes, des feuilles de lierre, etc.
Ailleurs, les murs sont revêtus d'un parement décoratif qui est constitué par de minces plaques de marbre fixées avec du ciment; la plupart de ces matériaux provenaient d'Italie; mais il y en avait aussi qui était originaires de pays beaucoup plus éloignés, comme la Tunisie, la Grèce et l'Egypte.
Le pavement des différentes pièces consistait d'ordinaire en une aire en repous, c'est-à-dire faite d'un mortier de briques concassées et de chaux. Il n'y avait probablement pas d'étage au-dessus du rezde-chaussée. Pour la toiture, on avait utilisé des tuiles plates rectangulaires, dont les jointures étaient couvertes par d'autres tuiles de section trapézoïdale; on en a retrouvé plusieurs qui gisaient intactes au pied des murs.
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La salle la plus importante est sans contredit celle de l'hypocauste; elle mesure 5 m. 85 sur 5 m. 40 et est située au nord de la villa, sans doute pour assurer au fourneau un tirage plus favorable. Sur une aire soigneusement établie, se dressent encore 24 piliers incomplets, formés de disques en terre cuite de 4 centimètres d'épaisseur, reliés entre eux par un mortier d'argile crue. Deux de ces piliers renferment aussi des briques carrées, ce qui semble révéler un remaniement ultérieur dans leur disposition. Il est probable que ce sous-sol ne s'élevait qu'à deux pieds de hauteur, ce qui correspondrait exactement aux indications d'un architecte romain, Vitruve, qui nous a laissé une description détaillée de ce genre de construction. Il ne subsiste aucun vestige du pavement qui en formait le plafond et au-dessus duquel se trouvait l'appartement principal à chauffer.
Quant au fourneau, il était, comme d'habitude, situé à l'extérieur et construit en matériaux réfractaires, à savoir en carreaux de terre cuite; un étroit canal qui traversait obliquement la muraille mitoyenne permettait l'arrivée dans l'hypocauste des gaz, de la fumée et même des flammes provenant du foyer.
On y a retrouvé non seulement de la suie et du charbon de bois, mais aussi des morceaux de houille maigre et du coke. Au premier abord, ce fait peut surprendre, car on sait que l'exploitation industrielle de la houille au Pays de Liège, où elle fut le plus anciennement pratiquée sur le continent, ne remonte pas au delà du XlIe siècle. Mais il ne s'agit ici que de ce charbon de terre qui, à cette époque, devait affleurer en beaucoup d'endroits dans les environs. On a d'ailleurs fait des trouvailles, analogues en Angleterre dans les hypocaustes situés à proximité des mines de houille.
Parmi les nombreux objets que les fouilles ont exhumés dans les différentes pièces de la villa, et surtout dans les dépôts qui s'étaient amassés auprès des murs à demi ruinés, il convient de citer des fragments de vases en céramique fine ou grossière, dont quelquesuns, confectionnés en terre samienne, sont ornés de reliefs ou portent une marque de potier; des débris de flacons en verre; des épingles en ivoire, en os ou en écaille; des bijoux en bronze; des crochets et des clefs en fer; une pièce de monnaie de l'empereur Hadrien (moyen bronze de 117-138 après J.-C.); des os d'animaux. Sur beaucoup de ces objets, on peut constater encore très nettement des traces d'incendie.
Monuments de l'époque médiévale.
Il y a a enfin une autre catégorie de monuments qui furent également dégagés par les fouilles de 1907. Ce sont d'abord des substructions de la cathédrale Saint-Lambert qui fut édifiée par Notger et reconstruite au XIle siècle sur les mêmes fondements, pour devenir jusqu'à la fin de l'Ancien Régime le mémorial de toutes les gloires religieuses et civiles de la cité de Liège. On sait comment, par un acte de vandalisme aussi stupide que sacrilège, d'obscurs fauteurs de la Révolution liégeoise décrétèrent, dès le 17 février 1793, la démolition complète de cette insigne basilique, puis la livrèrent à un pillage systématique au profit du gouvernement de la République française. Ce ne fut qu'en 1829 que le déblaiement des ruines et que le nivellement du terrain furent entièrement terminés et que l'on put y approprier la Place Saint-Lambert actuelle. Lorsqu'en 1907 les restes des antiques murailles de la cathédrale revinrent au jour, ou put observer qu'en plusieurs endroits elles recoupaient celles de la villa belgo-romaine et que des morceaux de tuiles et de briques provenant de celle-ci y avaient été maçonnés; au surplus, ces fondations, qui n'ont pas moins de six pieds d'épaisseur, étaient encore d'une solidité remarquable.
Lame funéraire d'Albert de Cuyck
Sur le même emplacement, la pioche des fouilleurs déterra également quarante et un tombeaux datant du Moyen Age, à savoir vingt-six sarcophages en pierre de sable et quinze caveaux en moellons; outre des ossements humains, ils renfermaient encore des clous, des parcelles de tissus, du cuir, des chaussures et des fils d'or de vêtements sacerdotaux. Parmi les dignitaires ecclésiastiques dont la dépouille mortelle avait été confiée au sous-sol de la cathédrale, un seul put être identifié c'est le prince-évêque Albert de Cuyck, auquel les Liégeois doivent l'octroi de leur première charte. On trouva dans son caveau son anneau épiscopal en or, sa crosse funéraire et une lamelle de plomb où était gravée une inscription latine donnant la date de sa mort (1er février 1200).
Portée historique de ces découvertes.
On ne saurait exagérer l'importance de ces découvertes archéologiques; elles ont permis de combler certaines lacunes de l'histoire traditionnelle de notre ville et d'en reconstituer avec une suffisante précision les annales pour les périodes les plus anciennes.
Il est maintenant prouvé sans conteste que, vers l'an 3000 avant notre ère, durant l'époque la plus récente de l'âge de la pierre, des populations néolithiques d'origine inconnue s'étaient établies dans le vallon boisé et marécageux arrosé par la Légia, non loin de son confluent avec la Meuse. Elles y avaient fondé un modeste village, dont l'existence a été révélée par le fond de cabane profondément enfoui dans le sol.
Cet emplacement, que les inondations ultérieures de la Légia avaient rendu inhabitable, puis recouvert d'une épaisse couche de limon, fut probablement réoccupé, plusieurs siècles après, par quelques familles appartenant à cette tribu celtique des Éburons, que Jules César trouva installée dans le Pays de Liège lors de son arrivée en Belgique l'an 57 avant J.-C. et à laquelle il fit dans la suite une guerre d'extermination.
Sous l'Empire romain, vraisemblablement au cours du IIIe siècle de notre ère, une ferme spacieuse, entourée de dépendances multiples et construite en matériaux durables, s'éleva en cet endroit. C'était sans doute la demeure d'un grand propriétaire se livrant, avec ses colons et ses esclaves, à la culture des terres du voisinage. Lorsque le flot des invasions germaniques se répandit au Ve siècle dans le Nord de la Gaule et y mit fin à la domination romaine, cette villa fut consciencieusement pillée par les barbares et livrée aux flammes.
Il faut ensuite attendre la fin du VIle siècle pour constater, dans ce site redevenu solitaire, la présence d'une nouvelle agglomération humaine. C'est là en effet qu'à proximité d'un pauvre hameau de Francs christianisés, un évêque de Tongres-Maastricht, saint Lambert, vint alors ériger une résidence et un oratoire, en utilisant les vestiges de la villa belgo-romaine qui avaient échappé à l'action destructrice du temps et des hommes. Et c'est là aussi que, le 17 septembre de l'an 705 ou 706, le vénérable pontife fut impitoyablement massacré avec les serviteurs qui l'accompagnaient (1).
Son successeur saint Hubert, pour répondre aux voeux des nombreux pèlerins qui venaient rendre un culte à l'évêque martyr au lieu même de son immolation, y fit construire une église dédiée à sa mémoire. Il y transféra ensuite, probablement le 24 décembre 718, le corps de saint Lambert, qui avait été d'abord inhumé près de Maastricht dans son village natal. Ce premier sanctuaire fut remplacé par celui que Notger fit édifier sur un plan plus vaste et qui fut consacré en l'an 1015. Après l'incendie de l'an 1185, une nouvelle basilique, celle qui devait si misérablement disparaître à la fin du XVIIIe siècle, fut érigée au même endroit.
Il est donc incontestable que c'est à saint Hubert qu'il faut attribuer l'honneur d'avoir vraiment fondé la ville de Liège, en transformant le petit village mérovingien qui s'y trouvait alors en un lieu de pèlerinage très fréquenté et en y opérant le transfert du siège épiscopal lui-même. Mais d'autre part, les fructueuses fouilles de 1907 ont permis d'établir que, plusieurs siècles avant cette date, cet emplacement avait déjà été occupé à différentes reprises par des bourgades d'une certaine importance.
Pour conserver pieusement ces reliques d'un passé plusieurs fois millénaire et en faciliter la visite, le Conseil communal décida en 1907 de faire aménager un caveau, couvert d'un plafond en béton armé et reposant sur les fondements de l'ancienne cathédrale, où seraient abrités le fond de cabane néolithique (qu'on a dû malheureusement remblayer), l'hypocauste belgo-romain avec son foyer, les quelques tombeaux du Moyen-Age qui y étaient englobés, ainsi qu'une partie du pavement de l'église notgérienne. Des murs de soutènement furent construits en 1908 et 1909, afin de pouvoir présenter à leurs niveaux respectifs ces diverses catégories de monuments. On n'a laissé en place qu'un petit nombre d'objets appartenant aux couches explorées; la plupart d'entre eux ont été transportés au Musée Curtius, où ils figurent dans les collections préhistorique et belgoromaine.
Où les Liégeois du XXe siècle pourraient-ils mieux qu'en cet hypogée éclairé à la lumière électrique et où viennent mourir les mille bruits de la grande ville, se pénétrer de ce sens historique qui doit relier entre elles à travers les âges les différentes générations qui se succèdent sur un même sol? En tout cas, ils chercheraient vainement ailleurs, réunis dans un espace aussi exigu, un ensemble plus impressionnant de souvenirs relatifs au passé le plus lointain de leur glorieuse cité.
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L’Hypocauste de la villa belgo-romaine lors de sa découverte (fouilles de 1907).
(d'après une photo des Archives du Musée Curtius.)
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HORAIRE DES VISITES
La visite de I'hypocauste est permise tous les dimanches pendant les mois de juin à septembre, de 10 h à midi. Le Musée Curtius, quai de Maastricht, est ouvert gratuitement au public tous les jours de la semaine, de 10 h à 12 1/2 h et de 2 1/2 h à 6 h (le samedi, le matin seulement); le dimanche, de 10 h à 2 h.
BIBLIOGRAPHIE
Pour se documenter plus complètement au sujet des découvertes archéologiques faites sur la Place Saint-Lambert, on doit d'abord consulter les publications suivantes, dont les auteurs ont participé personnellement aux travaux des fouilles:
Eug. POLAIN, Chronique archéologique du Pays de Liège, 1907, pp. 64, 84, 98. - Max LOHEST, Bulletin de la Société Géologique de Belgique, 1908, p. 62. - Marcel DE PUYDT, Annales du Congrès de Liège, 1909, t. Il. p. 33. - Paul LOHEST, Ibid., p. 411 et Bulletin Administratif de la Ville de Liège, 1907, p. 1684. - Voyez aussi: C. BOURGAULT, Chronique archéol. du Pays de Liège, 1910, p. 123; 1911, p. 41 et 1912, p. 122. - H. COLLEYE, La Terre Wallonne, t. V, 1922, p. 270. F. HUYBRIGTS, Annales du Congrès de Tongres, 1923, t. I. p. 32 et t. Il, p. 50. - Th. GOBERT, Liège à travers les âges, t. I, 1924, p. 1 et t. III, 1926, p. 451. - Ph. LECOUTURIER, Liège: Etude de géographie urbaine, 1930, p. 61. - Eug. P0LAIN, Revue du Nord, 1932, n° 71 et Annales du Congrès de Liège, 1932.
(1) Comme le domaine rural où se trouvait cette résidence épiscopale était d'abord devenu la propriété des rois francs, avant d'être donné par eux aux évêques de Tongres-Maastricht, il avait reçu l'appellation de vicus leudicus ou villa leudica; l'adjectif latinisé leudicus, dérivé du germanique, était synonyme de publicus et servait alors à désigner les biens de la couronne. Godefroid Kurth a eu le mérite de démontrer que c'est dans ce terme leudicus qu'il faut chercher l'étymologie du nom de notre ville; en évoluant à travers les siècles, il a en effet pris les formes suivantes: Leodium ou Legia (en latin), Lidje (en wallon), Luik (en flamand), Lüttich (en allemand) et Liège (en français).