Collège des Jésuites en Ile ou collège des jésuites wallons, deux appellations également familières à nos ancêtres: Jésuites en Ile parce que les Pères résidaient au quartier de l'Ile, au bord de la Meuse; Jésuites Wallons pour les distinguer des PP. Jésuites Anglais établis sur les hauteurs où, de nos jours, l'Hôpital des Anglais conserve et leur immeuble et leur nom.
Un précédent numéro de cette revue a raconté l'histoire de nos hôtes d'Angleterre. Rappelons aujourd'hui les fastes du collège wallon, le vrai prédécesseur de notre Saint-Servais (1).
La Préhistoire.
L'hérésie qui travaillait les Pays-Bas espagnols et allait y déchaîner la terrible Révolution du XVIO siècle menaçait de forcer bientôt les frontières de la Principauté ecclésiastique de Liège. Emus du danger, les Princes-Evêques cherchaient un obstacle efficace à opposer à l'invasion.
Les merveilles opérées dans les Pays-Bas par la Compagnie de jésus naissante attirèrent l'attention du prince Robert de Berghes et lui inspirèrent une confiance avivée encore par le rare talent et le zèle conquérant des premiers jésuites de passage à Liège: un Canisius en 1546, un Ribadeneira en 1556, un Lainez en 1562. A plusieurs reprises, il sollicita du P. Général la fondation d'un collège; mais ses lettres demeurèrent sans résultat: les sujets et l'argent manquaient pour de nouvelles fondations.
Gérard de Groesbeeck reprit les projets de son prédécesseur, y intéressa le chapitre de la Cathédrale, constitua des revenus à la future institution, obtint du Provincial quelques Pères pour prêcher des missions dans le Nord de la Principauté entamé par l'hérésie: Maeseyck, Hasselt, Tongres, Maestricht.
Enfin, au début de 1569, les Jésuites, cédant à ses instances, vinrent au nombre de six établir leur résidence à Liège. Une maison leur fut offerte, près de l'église Saint-Servais, par MM. Fabricius et Lintermans. Le chapitre de Ste-Croix mit à leur disposition une chapelle de sa collégiale. Le P. Henri Sommalius, Supérieur, attira une grande foule à ses sermons et à ses catéchismes.
La résidence de la rue Souverain-Pont.
L'année suivante, un chanoine de la Cathédrale, le fameux Liévin Torrentius, premier évêque d'Anvers en 1587, leur abandonna son hôtel de la rue Souverain-Pont, en face de la rue Chapelle-des-Clercs, à l'emplacement des numéros 23 et 25 actuels. Les Pères, déjà au nombre de douze, vinrent s'y établir aussitôt. Le chapitre de St-Denis, rivalisant de zèle avec celui de Ste-Croix, attribua, lui aussi, à ses nouveaux voisins une chapelle de son église, et, quelques années plus tard, obtint de Grégoire XIII la suppression progressive des offices de chapelains pour en affecter les bénéfices au couvent des PP. Jésuites.
Le succès des religieux dans leurs prédications, les fruits merveilleux de leur ministère avivaient de jour en jour chez les Liégeois le désir d'un collège de la Compagnie. Membres du Conseil de la Cité et jurisconsultes adressent des suppliques au Prince-Evêque et au Chapitre cathédral. Leurs instances se font d'autant plus pressantes que le Provincial de Belgique est alors un Liégeois, le P. Baudoin Ab Angelo.
La dotation d'un collège.
Restait toujours la question des revenus. L'enseignement était gratuit en cet heureux temps. Pour entretenir les professeurs, pas de minerval..., pas même de budget de l'instruction publique! La prudence faisait donc aux Supérieurs une loi d'exiger, avant l'ouverture d'une maison nouvelle, qu'elle fût suffisamment dotée pour subsister par elle-même. Or qu'était-ce que les 400 florins de rente annuelle octroyés par Gérard de Groesbeeck ?
L'évêque ne se laissa pas rebuter. Il obtint du Pape l'autorisation d'incorporer au couvent des jésuites le prieuré de Saint-Séverin en Condroz et la seigneurie de Muno-lez-Bouillon, domaines de la principauté.
Toute difficulté semblait aplanie. Mais au moment où les nouveaux propriétaires allaient prendre possession de Muno, le gouvernement des Pays-Bas prétendit que cette seigneurie dépendait non du duché de Bouillon mais de celui de Luxembourg, et s'opposa à l'incorporation. D'où conflit, procès, et... ajournement de la fondation.
La peste.
Ces contretemps ne firent pas chômer l'activité des apôtres. La peste ravageait Liège en 1579. Jour et nuit au chevet des moribonds, plusieurs Pères tombèrent glorieusement, victimes de leur dévoûment. Le peuple émerveillé leur fit célébrer des obsèques dans toutes les églises de la ville, à l'humble Frère Coadjuteur Louis, comme au Supérieur Nicolas Minutius.
Plus d'une fois dans la suite, les jésuites donnèrent au peuple Liégeois de semblables exemples d'abnégation.
Les trois derniers survivants acceptèrent enfin un refuge en Royau (rue des Anglais) chez le chanoine Gilteau, leur grand bienfaiteur. Ils y attendirent plusieurs mois la fin du fléau.
Les Hiéronymites.
Depuis plus d'un siècle, l'instruction moyenne était donnée, à Liège, par les Frères Hiéronymites ou Frères de la Vie commune. Leur couvent occupait, sur l'ancienne île dite Hochet, l'emplacement des bâtiments centraux de l'Université actuelle.
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Hotel Torrentius - 1ère résidence des Jésuites wallons en rue Souverain Pont
(angle supérieur droit en face de la Chapelle des Clercs 75) |
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Ancien couvent des Frères Hieronymites devenu le collège des Jesuites en Ile
(au dessus de la tour en Bêche) |
Après une ère de vraie splendeur, leur enseignement était tombé très bas, et la communauté ne comptait plus que quelques membres. Les jésuites, enfin reconnus légitimes seigneurs de Muno, s'occupaient d'organiser leurs classes à Liège. L'idée de reprendre les locaux des maîtres, qu'ils venaient en somme remplacer, s'offrit tout naturellement à eux. Les Hiéronymites consentirent à conclure marché: le 10 novembre 1581, les Pères quittaient la rue Souverain-Pont pour prendre possession de la demeure où ils allaient prospérer pendant près de deux siècles.
Le P. Jean Lambert fut nommé Vice-Recteur. On ouvrit solennellement l'église le 1er janvier, et, le 30 avril suivant, eut lieu l'inauguration des cours.
Située à l'extrême pointe Nord-Est du quartier de l'Ile, la propriété était baignée, au Sud-Est, par le lit principal de la Meuse; au Nord, par un bras du fleuve, qui devait être comblé au XIXe siècle et faire place au Boulevard de la Sauvenière, à la Place du Théâtre, à la rue de l'Université et à la place Cockerill. C'est à ce dernier endroit que les deux bras se rejoignaient.
Tout à l'extrémité de la presqu'île, apparaissait l'église. Le voyageur français Philippe de Hurges, en 1615, la trouvait ample et bien compassée, abondante en toutes sortes d'agencements. Quant aux écoles, il les déclare « des plus belles que l'on puisse voir».
Agrandissements.
Aussi bien, venait-on d'agrandir les locaux. Au-dessus du rez-de-chaussée, où se tenaient les classes, les Pères avaient bâti une vaste salle destinée aux solennités académiques. Philippe de Hurges en admire les amples dimensions: 350 pieds de longueur, 120 de largeur, 36 de hauteur.
Le collège, l'église et le pont des jésuites vus du quai des pêcheurs par E. Fayn en 1783.
Un demi-siècle plus tard, nouveaux agrandissements. On construira une autre église, on renversera successivement tous les anciens bâtiments et on les remplacera par le bel édifice que représentent nos deux gravures.
La nouvelle église.
Depuis un siècle, l'affluence des fidèles aux offices faisait rêver d'un temple plus spacieux.
En 1651, un généreux bienfaiteur, Godefroid d'Anthines, fit faire au projet un grand pas. Son testament léguait aux Pères, avec une rente annuelle de 500 écus, le terrain où s'élèverait l'église. Il s'étendait, devant l'ancien sanctuaire, jusqu'à la place des jésuites (place de l'Université). Le Prince-Evêque, Maximilien-Henri de Bavière, accorda une subvention de 500 écus; d'autres aumônes complétèrent ces largesses.
En possession des fonds, les Pères commencèrent les travaux.
Le 25 juin 1669, au bruit de quantité de « boettes à feu », le chancelier Lambert de Liverloo au nom du Prince-Evêque, l'archidiacre de Hesbaye Arnold de la Haxhe au nom du comte de Furstenberg, et les bourgmestres Edmond Van der Heyden a Blisia et Jean Philippe de Fabry au nom du Conseil de la Cité posaient solennellement les premières pierres. Hélas! Qui se serait douté que quarante interminables années devaient s'écouler avant l'ouverture du temple! On se vit d'abord forcé par la nature du sol à établir des fondations sur pilotis, que l'on enfonçait péniblement et lentement jusqu'à 8 ou 10 pieds. En 1675, les murs dépassaient à peine 9 mètres d'élévation! Un grave accident, quelques années plus tard, suspendit la marche des travaux. Le dernier jour de mai 1689, quatre piliers s'effondraient. Mauvaise qualité du mortier, pensa-ton. Et, pour prévenir un second malheur, les autres colonnes furent jetées bas et reconstruites à nouveaux frais.
En 1691, le maréchal français marquis de Boufflers, établi sur les hauteurs de la Chartreuse, bombarde à boulets rouges le centre de la ville et endommage sérieusement la bâtisse. La guerre se prolonge pendant plusieurs années et les travaux continuent à languir.
En 1700 seulement, on put consacrer le sanctuaire. Encore n'était-il pas complètement terminé: le clocher ne profila ses gracieuses courbes qu'en 1703; le frontispice, décoré d'anges adorateurs de Cornélis Van der Weert, resta inachevé.
Clocher découpé en balustre et lanterne, façade plantureusement ornée, murs tout en pierre de taille, fenêtres en cintre surbaissé, deux cents pieds de longueur, à l'intérieur trois autels en marbre, chacun de soixante pieds de haut sur 40 de large, tout, dans le style, trahissait le goût de l'époque et se révélait l'oeuvre d'un architecte italien.
Les dons de nombreux bienfaiteurs, princes-évêques, bourgmestres, bourgeois, enrichirent progressivement le mobilier et l'ornementation. Entre autres oeuvres d'art, citons le tableau du maître-autel, Descente de Croix attribuée à un élève de Rubens, et la statue de l'Ange Gardien, en pierre grise d'un seul bloc, due au ciseau de l'Italien Gabriel Grispellus.
L'Inauguration solennelle.
Après une si longue attente, on tint à entourer d'un éclat extraordinaire la consécration du temple. Il était dédié au Saint-Sacrement: AEDES SACRAMENTO SACRA disait le chronogramme gravé dans le marbre noir au dessus de la porte.
Dès 1699, un avis avait annoncé les solennités projetées. Une importante procession devait se dérouler à travers les rues de la ville, pour porter de l'ancien temple au nouveau les reliques et le Très Saint Sacrement. « C'est la pratique de l'Eglise » disait-on, « de faire ce Religieux Transport avec un air de piété & quelque éclat. Pour cela donc, après qu'au matin, vers les huit heures, Monseigneur le Suffragan de Nôtre Sérénissime Prince Son Altesse Electorale aura béni la nouvelle Église, la Procession se commencera l'apres midy & ira par la Rue des Soeurs de Hasque, par le Pont d'Isle, par la Place aux Chevaux (place du Théâtre), par S. Lambert, par le Palais, par le Marché, par la Rue du Pont, & enfin par le long de la Meuse à la nouvelle Eglise».
Dix groupes historiques et symboliques devaient former le cortège. « 1. S. Michel... marchera avec quelques Princes des Armées Célestes à la tête de la Cavalcade, parmi les Etendards, les Trompettes & Tymballes; 2. La Noblesse Allemande à cheval trainera en triomphe le pieux Empereur Rodolphe... élevé sur le Trône Imperial pour sa rare pieté envers le Très-Saint Sacrement ; 3. La Noblesse Liégeoise, les armes à la main pour la défense du Mystère, qui fait l'attachement de toute la Ville... suivra dans un bel ordre, & mènera aussi en triomphe son vertueux Evêque & Prince Robert de Langres qui eut le bonheur d'estre le premier qui l'An 1247 ordonna la Fête du Très-Saint Sacrement...; 8. La fleurissante jeunesse de Liège, toujours si distinguée par son grand air de piété, enrôlée dans la Congrégation de la Sainte Vierge sous le Patronage de S. Casimir, marchera en son rang & portera la Statue du Saint Ange Gardien, l'amour & le Protecteur de la jeunesse. Le Saint Sacrement une fois posé sur l'autel de la nouvelle église, on chantera le Te Deum puis on donnera la Bénédiction « parmi les fanfares des trompettes, les bruits des boettes, les illuminations, les feux d'artifices, & d'autres semblables marques d'une sainte réjouissance ».
Le « Dévot Peuple de Liège » était prié « d'accompagner l'objet de leurs coeurs avec leurs flambeaux en main à la Procession, de nettoyer & d'orner les Rues, & de faire leur dévotion pendant l'Octave. Car, huit jours durant, les solennités se prolongeraient en grand'messes et sermons, par différents dignitaires de la ville.
Nous nous sommes complus à narrer avec quelque détail ces festivités: elles font voir combien la ville entière participait à la vie du collège, comme le collège vivait de la vie de la Cité.
N'était-il pas, d'ailleurs, l'enfant des Princes-Evêques? Ils l'avaient péniblement engendré, l'avaient doté, lui avaient donné ses premiers locaux et ne cessaient de le combler de leurs faveurs.
Le Pont des Jésuites.
Afin d'épargner tant aux élèves qu'aux fidèles du quartier du centre la traversée quotidienne de la Meuse en barque, Ernest de Bavière fait construire un pont (1595 que l'on ne tardera pas à nommer en ville Pont des jésuites. Il en pose lui-même la première pierre. Les Pères assistent avec leurs élèves à la cérémonie, et ces derniers y déclament en l'honneur du Prince des poésies de circonstance.
Libéralités communales.
Les Bourgmestres, eux aussi, intervenaient fréquemment dans les dépenses du collège. Non seulement ils font paver la place qui s'étend devant l'établissement; non seulement ils contribuent à réparer les dégâts du bombardement de 1691; mais, chaque fois que les Pères agrandissent leurs locaux, la Cité prend sa part des frais. Nous relevons dans les comptes communaux ici 750 florins, là 1500 pour aménager la salle du théâtre; 39 fl. pour le rideau du théâtre, ou encore 100 fl. pour la translation des reliques des S.S. Théodore et Denis; c'est la Cité qui, chaque année, fournit les livres pour la distribution des prix. Autres temps, autres moeurs!
Les Pères, en retour, ne leur ménageaient pas leur reconnaissance. A toutes les solennités de la maison, les Bourgmestres étaient invités; on leur dédiait les séances littéraires; à leur entrée en charge, on les recevait au collège et les élèves obtenaient un congé en leur honneur. Heureux élèves: les deux Bourgmestres n'étaient élus que pour un an
Oh ils aiment les congés déjà alors les collégiens! Ils s'entendent à les soutirer! Le Provincial doit même défendre aux recteurs d'en accorder « à l'inauguration des abbés de la ville, non seulement réguliers mais même séculiers, des archidiacres, voire des chanoines, comme la coutume s'en introduisait! »
A bas les Jésuites
Au cours de leurs deux siècles d'existence à Liège, les Pères jouirent presque sans interruption des sympathies des petits aussi bien que des grands. Ils avaient su se placer en dehors des incessantes rivalités politiques.
Mais, vers le premier tiers du XVIIe siècle, les luttes de parti prirent une acuité extrême. Les Grignoux, insatiables d'émancipation communale, et les Chiroux, tenaces défenseurs des droits du Prince, ensanglantaient la ville de leurs dissensions. Malgré leur prudente modération, les jésuites, toujours favorisés par le Prince-Evêque, étaient fatalement devenus suspects aux Grignoux. La populace les accusait de comploter avec le Prince la ruine des libertés du peuple et l'abandon de la « neutralité » en face de l'étranger. Aux jours d'émeute, après avoir manifesté au Palais épiscopal, on courut plus d'une fois aux jésuites.
Un jour déjà, en 1576, rue Souverain-Pont, les religieux n'avaient pu apaiser la populace menaçante qu'en se prêtant à des perquisitions. Ils recélaient des armes, affirmait-on. (Déjà alors!?)
Une autre fois, le Collège en Ile est attaqué. Aux cris de la populace, les élèves quittent brusquement leurs classes, se précipitent vers la porte d'entrée et, faisant projectile de tout ce qui leur tombe sous la main, mettent en déroute la horde des assaillants.
Plus graves furent les hostilités en 1637. Le 16 avril, Sébastien La Ruelle, ex-bourgmestre Grignoux, l'idole du peuple, est traîtreusement assassiné dans un festin par son hôte, le comte de Warfusée, qui s'imaginait par là se concilier les bonnes grâces du Prince-Evêque. La foule exaspérée saccage d'abord l'hôtel du comte et le pend avec ses complices, sans autre forme de procès. Puis, prétendant que les jésuites sont les instigateurs du forfait, elle court le lendemain au collège, trouve la porte fermée, refoule dans l'église, y rencontre le P. Ministre, se jette sur lui, le traîne dans la cour, le frappe, le couvre de blessures, décharge sur lui des coups de pistolets et le laisse pour mort. Mais c'était sur le recteur, le P. Louis d'Anthines, que s'étaient concentrées toutes les haines. Les émeutiers le trouvent dans un corridor près de la chapelle. En un instant il est renversé, piétiné, déchiré de cinq coups de poignard, remis tout sanglant sur ses pieds, poussé dehors... Un brave tailleur, dont le fils était domestique au collège, parvint à grand'peine à soustraire les deux victimes à la rage des énergumènes. On voulait, à demi-morts, les traîner an Marché et les pendre comme des malfaiteurs au même gibet que Warfusée. Transportés dans une maison voisine, ils y reçurent les premiers soins. Le soir, la bourrasque passée, on put les ramener au collège. Mais le P. d'Anthines expira le lendemain, pardonnant à ses meurtriers et refusant de les dénoncer.
Ce n'était point tout. Trois Pères furent menés prisonniers à l'Hôtel de Ville. D'autres, entraînés par une bande armée jusqu'au haut de St-Gilles, n'échappèrent à la mort que grâce à l'intervention de quelques amis. Tous furent expulsés du collège et de la ville, sauf le P. Bosman et deux coadjuteurs. Par un étrange retour d'humanité, cette foule déchaînée décida d'une voix unanime que ces trois-là resteraient: ils s'étaient signalés l'année précédente au service des pestiférés...
Puis la même foule se mit à piller et à saccager la maison: les dégâts montèrent à 4000 florins.
Les bourgmestres, un moment débordés, firent ce qu'ils purent en faveur des Pères. Ils renvoyèrent sous bonne escorte les trois religieux prisonniers. Ils postèrent une garde au collège et décrétèrent la peine de mort contre quiconque s'attaquerait aux jésuites. Bien plus, le 26 avril, ils députèrent un des religieux vers le Provincial, le suppliant de permettre le retour des émigrés. Et quand les bannis revinrent de Huy, où ils s'étaient réfugiés, on les reçut presque en triomphe, au bruit des feux de joie.
Ce brusque revirement ne pouvait pas durer. Pendant la dizaine d'années qui suivit, les jésuites continuèrent d'être en butte aux tracasseries des Grignoux. Les prétextes les plus futiles ameutent la populace. Les confesseurs sont accusés d'exciter leurs pénitents contre la « neutralité » de la ville. C'était le grand mot du jour! Force est d'interrompre pendant plusieurs mois les réunions des Congrégations de la Ste Vierge, « foyers de conspiration ». Les prédicateurs Jésuites de Saint-Paul et de Saint-Lambert sont à plusieurs reprises cités à l'Hôtel de Ville pour y rendre compte de telle ou telle de leurs phrases prétendument séditieuse.
(note du webmestre: Pour avoir rêvé une université liégeoise, les uns furent malmenés par la populace, les autres encloîtrés par leur ordre - voir Documents inédits... une province liégeoise de la compagnie de Jésus, Halkin sur ce site)
Grève des collégiens.
Un moment, le Magistrat - toujours sous prétexte de neutralité - alla jusqu'à exiger l'éloignement des religieux étrangers à la Principauté. Mais nos jeunes ancêtres ne se laissèrent pas, sans protester, arracher des maîtres qu'ils aimaient En bandes houleuses, ils se portèrent sous les fenêtres du Recteur et réclamèrent à grands cris leur Préfet qu'on voulait leur enlever. C'était le P. Christian Baullin, en charge depuis vingt ans. De là ils se rendirent chez les Bourgmestres et, après un violent charivari, déclarèrent qu'ils ne rentreraient pas en classe avant d'avoir obtenu satisfaction. Véritable grève de collégiens En vain les Pères s'interposèrent-ils; les magistrats n'eurent raison de cette bouillante jeunesse qu'en enjoignant aux parents, sous peine d'une forte amende, de retenir leurs enfants à la maison. Au bout de cinq ou six jours les élèves rentrèrent paisiblement en classe, où les reçut le nouveau préfet.
A la longue les tracasseries communales se dissipèrent, le ciel se rasséréna, et la faveur populaire reparut à l'horizon.
L'orage d'ailleurs n'avait pas ralenti les oeuvres des jésuites.
La gent écolière
Leur collège n'avait cessé de prospérer. Dès le jour, déjà lointain, de l'ouverture des classes (30 avril 1582), ils avaient vu accourir d'emblée 200 élèves. Dans la semaine qui suivit, 100 autres s'adjoignirent aux premiers. En 1585 le chiffre s'élevait à 500, en 1595 à 700, en 1601 à 1200, et dès lors il oscille autour de 1100.
Les classes, d'abord au nombre de trois seulement, Rhétorique, Poésie et Grammaire, furent successivement portées à quatre, cinq et six. On institua aussi un cours de Philosophie, mais l'opposition de l'Université de Louvain décida les supérieurs à le supprimer (1613).
Au XVIIIe siècle, les Bourgmestres, d'accord avec l'Evêque, sollicitèrent l'adjonction d'un pensionnat au collège. L'innovation aurait rendu service aux nombreux élèves originaires de la campagne ou des petites villes voisines; elle n'aurait pas moins souri à maints parents liégeois, qui, tout comme de nos jours, « passaient une bonne partie de l'année dans leurs maisons de campagne. » L'insuffisance des locaux empêcha l'idée d'aboutir. Les campagnards durent continuer à se faire héberger dans des familles de la ville. On signale, Place des jésuites et dans les rues adjacentes, de nombreuses maisons qui tenaient en pension des élèves du collège.
Solennités littéraires.
Le chiffre des élèves proclame assez haut l'estime dont jouissait l'enseignement des Pères. « On ne peut nier », a écrit M. Polain, archiviste de l'Etat, « que cette école ait fait un grand bien à la Cité. Les études philologiques y étaient en honneur, comme dans les autres établissements du même Ordre, et c'est là que se formèrent presque tous les littérateurs distingués qu'a vu naître le pays de Liège pendant les deux derniers siècles ».
Quelques programmes de solennités littéraires conservés des années 1760 à 1763 et obligeamment mis à notre disposition par M. Léon Lahaye, nous donnent une idée des matières enseignées et du genre d'exercices en honneur au collège.
On entourait ces exhibitions d'une grande solennité. L'élite de chaque classe y paraissait. Des programmes imprimés, parfois même de grands placards ornementés, détaillaient les matières sur lesquelles les champions de la grammaire et de la littérature étaient prêts à affronter l'assaut des questions.
Nos modernes collégiens pourraient s'édifier à l'imposante énumération. Outre les questions de préceptes, les élèves de grammaire supérieure (troisième) sont interrogés, en 1762, sur un livre et demi des Tristes d'Ovide, dix de ses Elégies et l'ensemble des fables de Phèdre. En 1763 les « Poètes » expliquent 6 Eglogues de Virgile, 2 livres des Géorgiques, 3 livres de l'Enéide.
« Musae Leodienses ».
Quant aux compositions des jeunes humanistes, elles sont graduées d'après les classes. En grammaire inférieure, on s'ingénie à imiter les dialogues du P. Vantorre ou les « Pensées de Cicéron », qui servaient de libri textus; les « petits syntaxiens » s'adonnent à l'art épistolaire; les « grands syntaxiens » à la dissertation; les « humanistes » et les « rhétoriciens » à la poésie lyrique. C'est à peu près la même distribution des matières qu'aujourd'hui.
La plus grande variété dans les sujets traités. Quelques titres suggestifs et bons à mettre sous les yeux à notre époque où l'on croit avoir inventé la méthode d'observation directe. A côté des thèmes classiques: l'ami qui revient de la guerre; le poète qui soupire après le retour du printemps; en quoi consiste la vraie félicité, etc., nous rencontrons en grand nombre des sujets d'actualité. Omettons, si vous le voulez, les compliments, odes, fables, en l'honneur de l'avènement, du passage, de la mort d'un personnage princier. N'insistons pas même sur les Dissertations pour et contre la guerre avec la Prusse, où la Paix et Bellone pourraient bien parler un langage trop livresque. Mais que dire de la description du trajet de Huy à Liège? Du tableau des agréments accumulés au jardin des Pères Jésuites Anglais? Celui-ci raconte, sous forme de lettre, les préparatifs faits au collège pour la visite du R. P. Provincial. Un autre, en strophes alcaïques, exalte les plaisirs champêtres de ses vacances passées au hameau de Rieudotte: promenades, jeux de volant, pêche, tenderie aux grives:
Fallacis escae nunc avidos juvat
Turdos tenaci stringere vinculo
Multaque onustos ferre corbes
Et socios superare praeda.
(Joan. Henr. Nic. BOURDON, Leodius, Rhetor.)
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Parfois même on brandit le glaive de la polémique, témoin cette Ode du rhétoricien jean François de Couna à M. de Voltaire, sur ses pervers écrits. Les essais de jeunes talents qui s'éveillent ne furent pas jugés indignes de la presse et, pendant plusieurs années du XVIIIe siècle, les meilleurs furent réunis en un recueil sous le titre de « « Musae Leodienses ».
Le Théâtre.
Au risque d'étonner, voire de scandaliser, nous dirons que l'unique théâtre de Liège, au XVIIe siècle, était en somme la salle des jésuites. Les Chambres de Rhétorique, suspectes d'hérésie, étaient réduites au silence, et Gamba Curta n'établit sa « Baraque » au quai de la Batte qu'au commencement du XVIIIe siècle.
Aussi les Liégeois faisaient-ils leurs délices des représentations offertes par les élèves des jésuites. Le magistrat subventionnait ce théâtre... le théâtre officiel de l'époque.
On y exécutait comédies et drames composés par les élèves, aidés de leurs professeurs. L'histoire religieuse en fournissait le plus souvent le sujet: la conversion de S. Ignace de Loyola, la lutte de S. Michel contre les anges rebelles, etc. Au XVIIIe siècle, on jouait la comédie en français. Les titres et les noms des personnages, à défaut du sommaire des pièces, suffiraient à nous édifier sur leur caractère moralisant et plus naïf que ne le supporterait notre goût moderne.
Très cultivés aussi les « plaidoyers ». Deux ou trois personnages plaident le pour et le contre d'une thèse: la prééminence des 4 âges de la vie; l'avantage et les inconvénients de l'usage du vin; laquelle des deux éducations, la particulière ou la publique, est plus propre à former la jeunesse.
Les Ballets.
Autre sujet de scandale pour les Tartufes! Savez-vous qui a, sinon inventé, du moins développé et popularisé les ballets? Les Révérends Pères jésuites! - Horreur!... Oui! Les programmes en font foi: pas de comédie, pas de tragédie, sans ballet comme intermède! Et les bons Pères s'étudiaient à exprimer, par les mises en scène et les combinaisons chorégraphiques les plus ingénieuses, les idées et les sentiments les plus variés. La perfection de l'art résidait dans le rapport intime entre les différentes parties du ballet et les différents actes de la pièce. Et l'on vit des religieux consigner dans de véritables traités les règles et la théorie du ballet. C'est qu'en ce siècle où l'élégance et la distinction des manières avaient leur prix, l'art de la danse, sainement entendu, passait pour le complément nécessaire de toute bonne éducation.
Fin d'année.
La distribution des prix fournissait une occasion annuelle de monter des représentations théâtrales. On donnait alors deux exécutions: l'une pour les Bourgmestres et les Messieurs, l'autre pour les Dames. Les livres des prix, nous l'avons dit, étaient ordinairement dus à la munificence de la Cité et marqués à ses armes. Par une charmante coutume que nous avons perdue, au moment où l'on remettait le volume au lauréat, un de ses condisciples lui récitait un distique latin.
Perge tuam assiduo mentem formare labore
Praemia sic posthac nobiliora feres. |
C'est le distique adressé en 1686 à Edmond Laurens, de Visé. Nous l'avons retrouvé calligraphié sur la feuille de garde de son livre de prix: un recueil d'exercices oratoires en latin! Un autre élève reçut un traité des institutions romaines, un autre des études littéraires de Juste Lipse, toujours en latin.
Récompense austère! Nos jeunes gens du XXe siècle s'accommodent mieux peut-être d'un Jules Verne ou d'un Paul Féval! Est-ce un progrès?
En bien des points pourtant, les collégiens d'alors ressemblaient parfaitement à ceux d'aujourd'hui!
A l'aurore du XVIIe siècle, se posait déjà pour les maîtres ce grave problème: Comment retenir les rhétoriciens sur les bancs jusqu'au bout de l'année? On institua une solennité religieuse et dramatique qui clôturait les cours: Messe solennelle suivie de remercîments au R. P. Recteur et aux Professeurs l'après-midi, drame. Au XVIIIe siècle, on fit précéder cette clôture d'une retraite de trois ou quatre jours, et l'on délivra aux rhétoriciens l'équivalent de notre certificat d'humanités. Nous reproduisons un type de ces certificats ainsi qu'un diplôme de sodalité.
Les oeuvres.
L'instruction de la jeunesse n'était pas le seul apostolat des jésuites. La longueur déjà démesurée de cette notice ne nous permet guère d'entretenir le lecteur des congrégations établies au collège pour ecclésiastiques, pour hommes lettrés, jeunes gens lettrés, élèves, marchands mariés, jeunes ouvriers, et même pour petits enfants non encore en âge d'école. En 1630 ces sept congrégations groupaient 2.400 membres. C'était pour les Pères une des formes d'apostolat les plus fécondes, car à cette époque les congrégations constituaient le foyer où s'alimentaient toutes les oeuvres chrétiennes.
Les cérémonies de l'église étaient des mieux fréquentées. Le nombre des communions aux jours de fêtes alla continuellement en croissant, depuis 800 en 1582 jusqu'à 7 et 8000 en 1711. Dans la seule année 1644, on distribua aux fidèles 117.000 hosties; en 1664, 125.000. Aujourd'hui, après tous les décrets sur la communion fréquente, dans l'église de notre collège St-Servais on n'a guère dépassé le chiffre de 66.000.
Les Pères donnaient le catéchisme dans plusieurs paroisses de la ville; en certaines années, dans douze ou quatorze paroisses différentes.
Dès 1595, le chapitre de la Cathédrale les avait choisis pour prédicateurs hebdomadaires à St-Lambert.
Mentionnons enfin les missions prêchées dans les campagnes environnantes et dans toutes les villes de la Principauté, missions auxquelles le pays dut en grande partie d'échapper à l'hérésie calviniste.
Que de noms glorieux on aimerait à citer parmi ces missionnaires, ces prédicateurs, ces professeurs Beaucoup brillèrent en leur temps; leurs ouvrages ascétiques, philologiques, historiques furent lus et appréciés. Aujourd'hui l'oubli couvre leur mémoire. Rappelons au moins les PP. Fisen et Foullon, tous deux auteurs d'une Histoire de Liège encore utilement consultée.
La suppression.
On sait comment finit brusquement, en pleine prospérité, l'apostolat fécond du collège wallon. Par un bref du 21 juillet 1773, Clément XIV, cédant aux exigences des cours de France, d'Espagne et de Portugal, supprimait l'Ordre des jésuites. Aux évêques incombait la mission ingrate de publier le bref dans chaque maison et de prendre possession des biens au nom du Saint-Siège. Ce sera l'honneur du Prince-Evêque Velbruck d'avoir procédé à Liège à cette publication, avec une correction et une délicatesse qui ne se rencontrèrent point partout ailleurs.
Après.
Les Pères furent remplacés dans le « Grand Collège » par des prêtres séculiers, à la nomination de l'évêque. En 1786, le séminaire épiscopal y fut transféré. Pendant l'occupation française, l'immeuble servit de magasin de vivres et de boulangerie militaire.
La superbe bibliothèque, dont les représentants du peuple font eux mêmes l'éloge, souffrit lamentablement du vandalisme des révolutionnaires. Conservée intacte après la suppression des jésuites, on avait cru la sauver lors de l'invasion en cachant les livres et les manuscrits dans les combles de l'église. Mais ils eurent à y essuyer d'abord le bombardement de juillet 1794 et les injures de la pluie et de l'humidité. Puis les républicains les y découvrirent, les entassèrent pêle-mêle dans des mannes, les partagèrent sans discernement, chacun prélevant ce qui lui convenait. Une partie servit à faire des cartouches et à allumer les fours de la boulangerie! Une très minime portion en fut transportée à l'Hôtel de Ville et constitua dans la suite le premier fonds de la Bibliothèque publique de l'Université.
L'ancien collège des Jésuites au clocher si particulier, le pont des Arches et la tour en Bêche
Après ces beaux exploits, la République, toujours protectrice des Lettres, installa, dans une partie des anciens bâtiments, une École centrale qui végéta; on la remplaça en 1808 par le Lycée impérial, en 1814 par le Gymnase, enfin par l'Université en 1817.
Des bâtiments élevés par les Pères, quelques parties subsistent, reconnaissables à leurs plafonds voûtés. Le centre et l'aile droite de l'ancien corps de logis principal sont conservés. On distingue encore au milieu du tympan le fond de pierres jaunes où resplendissait jadis le monogramme du Christ.
Le bâtiment, perpendiculaire au précédent, dont notre gravure ne laisse apercevoir que le toit en pointe, contenait probablement la chapelle de la communauté; on y installa la salle de lecture de la Bibliothèque.
L'église fut démolie en 1821 pour être remplacée par la salle académique, Les colonnes du temple ornèrent la façade du nouveau monument jusqu'en 1890, où celui-ci fut masqué par l'imposante construction qui borde aujourd'hui la place de l'Université.
Ainsi périt peu à peu le souvenir et disparaissent les vestiges du collège des jésuites wallons. Mais le bien qu'il a rayonné pendant deux siècles sur la Cité et le Pays est de ceux qui ne peuvent périr. Il a préparé aux luttes de la vie des escouades de chrétiens, qui, après avoir rempli à leur tour leur mission bienfaisante à travers l'humanité, ont atteint, grâce à leurs maîtres, le but suprême et définitif de toute existence ici-bas.
(1) Principaux ouvrages consultés: Les Rues de Liège, par M. Théod. Gobert. - Sébastien La Ruelle et les jésuites de Liège, par le P. Alf. Poncelet. - S. J. Litterae annuae Societatis Jesu, imprimées et manuscrites. Nous remercions encore ici ceux qui nous ont donné de vive voix de précieux renseignements.