Les Origines.
Ce qui constituera un jour le diocèse, puis la principauté de Liège, ne doit pas être distingué, pendant des siècles, des territoires qui, bornés à l'ouest par l'Océan, au sud par la Marne et la Seine, à l'est par le Rhin et au nord par le Wahal, formèrent ce qu'on a appelé le Belgium ou la Gallia belgica, c'est-à-dire, en termes ordinaires, la Belgique ancienne.
Celle-ci, beaucoup plus étendue que la Belgique contemporaine, n'était elle-même que la partie septentrionale d'une immense région, bien délimitée par des frontières naturelles, la Celtique ou Gaule, celle que décrit son conquérant, le général romain C. Julius César.
§ 1. Périodes préhistoriques (1).
On sait pertinemment, aujourd'hui, par de multiples fouilles faites dans les grottes (ou abris sous roches) des provinces de Hainaut, de Namur et de Liège, que l'Homme a paru dans nos contrées belges dès les temps que les géologues dénomment quaternaires. Cette époque peut se chiffrer par des milliers d'années. Les savants, pour en faciliter l'étude, l'ont divisée en trois âges, d'après la matière principale successivement employée par l'homme dans la fabrication de ses armes d'attaque et de défense, de ses instruments et outils usuels. Ce sont les âges de la pierre, du bronze et du fer.
L'âge de la pierre a été lui-même partagé en deux périodes, et l'on a pris, comme base de cette division nouvelle, les procédés qui ont été tour à tour adoptés par l'être humain pour obtenir et façonner le silex, pierre à la fois très dure et très cassante, résistante et susceptible de recevoir un tranchant fort acéré (2).
De là:
a) La période paléolithique, c'est-à-dire de la pierre taillée ou éclatée, celle-ci obtenue par percussion ou pression et travaillée par martèlement, période pendant laquelle on emploie aussi l'os, la corne, l'ivoire et le bois comme matières premières pour la fabrication des outils et des armes.
b) La période néolithique, où l'industrie humaine révèle un progrès sensible par la taille toujours plus affinée de la pièce, mais surtout par le polissage, réellement admirable, des différents objets de silex.
Au point de vue anthropologique, les habitants de notre pays se caractérisent pendant la période paléolithique par un front bas et fuyant: ce sont ceux que les savants appellent dolichocéphales (ce qui veut dire à la tête allongée); par des arcades sourcilières saillantes, par des mâchoires fortement avançantes (prognathisme). C'est la race de Spy (village sur I'Orneau, affluent de gauche de la Sambre, province de Namur). Les hommes sont petits de taille et trapus (comme les Lapons). Ils vivent, au début de la période paléolithique, en plein air, puis, par suite du refroidissement du climat, dans des cavernes (de là le nom de troglodytes) (3) ; ils se nourrissent du produit de leur chasse ou de leur pêche. Ils ont appris à connaître le feu, et la façon dont ils savent déjà se vêtir, se loger et se nourrir, de même que leurs progrès dans la fabrication de leurs armes et outils, atteste une civilisation en continuelle évolution.
Cependant, celle-ci va s'accentuer encore par l'apparition, à une époque difficile à préciser, mais en plusieurs poussées et à travers de nombreux siècles (10.000 à 8.000 ans peut-être), d'une nouvelle race d'hommes venus du Sud, originaires sans doute d'Asie et arrivés par le Danube, hommes caractérisés par une tête ronde et courte, par un front élargi vers le haut, par une face harmonique, quoique gardant toujours une mâchoire supérieure avançante, par une taille encore petite ou moyenne. Ce sont ceux que les préhistoriens appellent brachycéphales. Ils forment la race des néolithiques. Ses représentants ne vivent plus exclusivement de la chasse; ils ont domestiqué les animaux (cheval, porc, mouton, chèvre) et, autre progrès immense, ils pratiquent l'agriculture, tissent des étoffes, fabriquent de la poterie. Leurs armes et outils, polis par le frottement, deviennent souvent d'un travail remarquablement fini.
Ils n'habitent plus les cavernes. Le climat étant devenu doux et tempéré, les hommes s'installent, groupés en véritables villages, faits de huttes ou cabanes, sur les terres fertiles des plateaux ou les pentes doucement inclinées des vallées; on en trouve d'autres logés sur le bord des rivières ou des lacs, dans des rangées de cases élevées sur pilotis. C'est ce qu'on a appelé des cités lacustres (4).
C'est probablement à l'époque où dominèrent les populations néolithiques qu'il faut faire remonter l'érection de ces monuments dits mégalithiques, à cause de leur composition, faite de pierres brutes de dimensions énormes (5). On les désigne sous les noms de menhirs (ou peulvans), de cromlechs ou de dolmens (ou allées couvertes), dont plusieurs, recouverts d'amas de terre et de pierrailles, formeront les tumuli. On connaît les dolmens de Wéris (Barvaux-sur Ourthe) et les tumuli de la Hesbaye.
Ce sont les pays de Meuse qui, par les richesses paléontologiques que leur sous-sol a fournies aux recherches de nos savants (MM. Houzé, Fraipont, Rutot, De Puydt, etc.), ont pu nous permettre de suivre la longue et lente évolution de nos ancêtres les plus lointains à travers les multiples siècles de notre préhistoire. La seule énumération des grottes ou cavernes explorées dans le bassin de notre fleuve et de ses affluents serait trop considérable pour être donnée ici, et rien ne vaut une simple visite des sections préhistoriques des musées du Cinquantenaire, à Bruxelles, et des musées principaux de Namur, Liège, Mons, etc. Disons cependant que, sur le territoire même de la ville de Liège, se sont révélées des traces du séjour ou du passage de l'homme de l'âge paléolithique.
Quant aux néolithiques, nos savants belges ont pu se rendre compte des progrès réalisés par eux dans l'ordre matériel et intellectuel grâce à l'étude si complète qui a été faite des fonds de cabanes du plateau hesbayen, pour ne parler que de ceux qui ont trait directement au passé du pays liégeois.
On sait de plus, depuis les fouilles, retentissantes à plusieurs égards, qui ont été entreprises à la fin de 1907, dans le sous-sol de la place SaintLambert, au coeur même de la grande cité de la Wallonie, que, là aussi, des hommes ont vécu, isolés ou vraisemblablement groupés en un village à la façon de leurs congénères de la Hesbaye (6).
Cette découverte présentait un intérêt capital, car elle permettait de faire remonter l'origine d'un village à Liège « au delà de notre ère, dans les ténèbres d'un âge qui n'a pas eu d'histoire » (Kurth); elle faisait « que notre cité peut s'enorgueillir d'avoir à montrer aujourd'hui, dans un espace de quelques centaines de mètres carrés, les restes d'un passé remontant à plusieurs milliers d'années peut-être ».
Du reste, cet âge néolithique, révélé de la sorte, ne présente pas seulement un puissant intérêt par son antiquité même, presque fabuleuse, mais aussi parce que c'est en ses habitants qu'il faudrait voir le fond primitif de nos populations wallonnes, si l'on adopte les vues de savants aussi compétents que MM. Houzé, J. Fraipont et L. Fredericq.
D'après eux, le type dit brachycéphale des néolithiques se marque par des caractères anthropologiques semblables à ceux des Wallons actuels: le crâne de notre ancêtre néolithique est identique au crâne de ces derniers. Malgré les croisements, malgré les métissages à tous les degrés de toutes les races établies sur notre sol depuis l'ère quaternaire jusqu'à nos jours, les formes ancestrales du type brachycéphale se sont conservées prépondérantes dans les régions méridionales de notre pays.
Sur ce fond préhistorique vinrent se superposer d'autres éléments.
§ 2. Période celtique.
En effet, à partir des 14e et 13e siècles (avant notre ère), dans la plus grande partie de l'Europe centrale, et du 9e siècle (ou vers le 7e ou le 6e siècle) dans nos régions, de nouvelles peuplades apparurent, envahissant les plaines basses de la Campine et de la Flandre, s'acheminant aussi par la vallée de la Meuse. Ces nouveaux envahisseurs étaient de plus haute taille que les néolithiques; ils avaient la tête allongée, - c'étaient donc derechef des dolichocéphales - la face étroite, mais harmonique, le nez mince, l'occipital saillant, les yeux et les cheveux clairs. Ils formaient des tribus pastorales et agricoles et connaissaient l'usage du bronze et déjà celui du fer. Nous entrons avec eux dans l'âge du fer. Ils possédaient par conséquent une civilisation plus avancée que les néolithiques.
Ils constituent, pour les anthropologistes, le type de Hallstadt: c'est la race ou variété dite germanique. Pour les historiens, pas toujours d'accord dans leurs dénominations avec les paléontologues et les anthropologistes, il faut voir en ces nouveaux occupants du sol les Gaulois de César, les Germains de Tacite, les Indo-Européens, les Kymris d'Amédée Thierry, enfin les Celtes de Bertrand et d'Arbois de Jubainville. Quelles que soient leurs dénominations, ce sont eux qui, à un moment donné, englobèrent les populations antérieures pour former avec elles un peuple nouveau, celui qui porte maintenant le nom de Celtes (7).
Les derniers venus constituèrent cette aristocratie militaire et religieuse dont César parle à maintes reprises, tandis que les habitants primitifs formaient désormais le bas peuple des artisans, des agriculteurs et des soldats.
Là où les descendants des brachycéphales néolithiques résistèrent le mieux à l'influence des envahisseurs du type « germanique », ce fut en Wallonie, grâce à la topographie même de la région. Il y eut juxtaposition de deux types ethniques plutôt que mélange, comme du reste dans la zone actuellement flamande de la Belgique, où la population brachycéphale resta fort dense également. Les Celtes continuèrent donc d'occuper toute la Belgique, y formant la grande majorité des habitants. De la sorte, s'il y eut à cette époque un type dit flamand, résultat du mélange de la variété néolithique avec la variété germanique, mais avec forte prédominance de celle-ci, comme ce fut le cas dans le Limbourg, on a pu établir aussi, par opposition, un type dit wallon, chez lequel prédominent les caractéristiques de la race néolithique (à tête ronde).
C'est donc à l'âge du fer que nous trouvons la race celtique établie dans les pays situés entre le Rhin et la mer du Nord, ainsi que dans l'immense territoire qui s'étendait de là jusqu'aux Pyrénées et à la Méditerranée. Cette race domina d'ailleurs, pendant longtemps, sur toute l'Europe du nord-ouest et du centre.
§ 3. Les Belges.
Or, dans le cours du 4e siècle, la Gaule septentrionale fut envahie et occupée par des peuplades venues d'Outre-Rhin, que tous les historiens, à la suite de César, ont qualifiées de Belges (Belgae).
Les Celtes avaient étendu leur aire d'occupation dans ce qu'on appelle, au sens géographique, la Germanie. On a présumé, avec beaucoup de vraisemblance, qu'un soulèvement des Germains, ceux de l'histoire, força une partie de ces Celtes de Germanie à émigrer en Gaule, où ils s'installèrent jusqu'à la Marne et la Seine. C'est cette« invasion belge » (Bloch, C. Jullian) à laquelle César fait allusion (II, 4). Le passage du Rhin a dû se faire en plusieurs fois, chaque essaim de peuplades se trouvant refoulé plus avant vers l'intérieur de la Belgique. On aurait ainsi l'installation des Trévires et des Nerviens, puis celle des Condruses, des Segni, des Poemani (Famenne), et des Eburons, enfin celle des Aduatiques.
Le conquérant romain appelle Germani les Eburons, les Aduatiques, les Condruses, les Poemani, toutes peuplades échelonnées dans les pays de Meuse. Mais les allégations de César sont sujettes à caution, et il est fort probable que César a confondu l'origine géographique, - les Belges étant venus d'Outre-Rhin - et l'origine ethnographique.
Les noms de toutes les peuplades belges, à l'époque de la conquête romaine, s'expliquent par la linguistique celtique; les noms propres s'éclairent par leur rapprochement avec le vocabulaire celtique. « Si l'élément celtique avait été supprimé, tant de ses vocables n'auraient pas traversé les générations subséquentes: or, les noms des cours d'eau, des ruisselets ont gardé une forme qu'on reconnaît. Même la période belgo-romaine offre des noms mixtes, celto-romains.» (Demarteau). La phonétique et la toponymie ont donc servi à élucider fort heureusement le problème historique de l'origine de nos pères.
§ 4. Période belgo-romaine.
DIPLOME ROMAIN DU GUE DE FLEMALLE GRANDE
Au moment où les anciens Belges virent arriver les légions de César, ils se divisaient en une quinzaine de peuplades, dont les principales portaient des noms qui nous sont familiers, mais dont les territoires s'étendaient jusqu'à des limites assez peu précises.
Nous ne citerons que pour mémoire les Morins, les Ménapiens, les Nerviens et les Trévires. Ceux-ci avaient entre autres pour clients les Condrusiens (ou Condruses), qui laissèrent leur nom au Condroz (entre Meuse et Ourthe) et les Pemanes, dont le pays correspondait, pense-t-on, à la Famenne actuelle. Les Aduatiques occupaient, dans la province de Namur, l'Entre-Sambre-et-Meuse. Enfin, et c'est le peuple qui doit nous intéresser spécialement, les régions de plaines, allant du Rhin aux bouches de l'Escaut, c'est-à-dire le Limbourg (et une partie de la province d'Anvers), la province de Liège jusqu'au Condroz et le Brabant oriental, par conséquent la majeure partie du futur diocèse et de la future principauté de Liège, formaient le territoire des Eburons.
Le mot d'Eburo est commun en Gaule dans tous les pays celtiques. Il signifierait « le pays des ifs » (if, en celtique eburos; cfr. l'irlandais iubhar). - Le mot de Condrusi est reconnu aussi comme celtique, comme étranger en tout cas au vocabulaire germanique. Il en est de même du vocable Aduatuci (ou Advatici). Quant au mot de Poemani, les celtisants y reconnaissent cependant aujourd'hui un nom plutôt germanique.
Récemment arrivés en Belgique, les Aduatiques, dont on estime le nombre à 60.000 environ, avaient imposé le tribut aux Eburons, après leur avoir enlevé une partie de leur territoire. Quant à la population éburonne, elle est estimée à un chiffre égal à celui de leurs maîtres.
Comme tous leurs autres frères belges, les Eburons se distinguaient par leurs instincts belliqueux (sens du mot de Bolgs, Belgae), mais aussi par un profond amour de la liberté. Leur organisation, tant sociale que militaire et administrative, était plutôt rudimentaire, et rien, sous ces rapports, comme dans le domaine des conceptions et des pratiques religieuses, ne devait les différencier de toutes les autres tribus celtiques. Etudier leur civilisation rentre donc dans le cadre d'une histoire générale de la Belgique.
Quant à l'aspect et à la nature du pays qu'habitaient les Eburons, Aduatiques, Condruses et Pémanes, au nord-est se déployaient les landes sablonneuses de la Campine, à l'ouest, dans ce qui sera bientôt appelé la Hesbaye (Hasbania, ce qui signifie la contrée située autour de la rivière forestière, la Petite-Gète), le sol limoneux et fertile, entrecoupé de grasses prairies, fournissait déjà tous les éléments de la richesse agricole, tandis que, partout ailleurs, jusqu'aux portes de la future Liège, la forêt étendait ses ombrages peuplés de fauves, abri pour des peuplades rudes et farouches: c'est la forêt d'Ardenne, Arduenna Silva, grand être mystérieux, à qui sont élevés des autels, que l'on adore comme un génie, à l'égal des montagnards des Vosges vénérant leur Vogesus silvestris.
§ 5. - Les campagnes de César.
Ce n'est donc point dans un pays facile d'accès ni contre des peuplades aisées à assujettir que le célèbre triumvir romain, C. Julius Caesar, s'avança en l'an 54, après avoir, dans des campagnes précédentes, ruiné la puissance des Nerviens et anéanti le peuple des Aduatiques (en l'an 57); après avoir en vain tenté de dompter la résistance des Ménapiens et obtenu au prix de mille difficultés la soumission des Morins, voisins des précédents (en l'an 56 et 55).
Quant aux Trévires et aux Eburons, ils avaient d'abord séparé leur sort de celui des Nerviens et des Aduatiques et accepté le titre d'alliés des Romains.
Mais ils eurent vite assez de la tutelle humiliante en laquelle ceux-ci les tenaient, et, à l'instigation de leurs chefs, le Trévire lndutiomar et les Eburons Ambiorix (Ambio-rix = roi, plus un préfixe celtique) et Cativolc (de catu, bataille), ces deux grands peuples organisèrent un vaste mouvement de révolte.
On en connaît les épisodes principaux et la double issue malheureuse. Indutiomar fut d'abord fait prisonnier avec 200 otages. Mais, ayant recouvré la liberté, il voulut assiéger le camp de l'un des lieutenants de César, Labienus (entre Bastogne et Arlon): il y trouva la mort au cours d'une sortie faite par l'ennemi. L'objectif d'Ambiorix était d'exterminer une autre légion, celle de Sabinus et Cotta, campée dans un endroit appelé Aduatuca, que l'on croit être Tongres. Il y réussit. Il pousse alors à la révolte les Nerviens et les Aduatiques, s'attaque au légat Cicéron, dont les soldats se trouvaient en cantonnement près de la ville actuelle de Binche. César, prévenu du péril que couraient ses troupes, vola au secours de son lieutenant. Les Belges sont mis en déroute. Le proconsul ne pensa plus désormais qu'à tirer vengeance de la trahison des Eburons. Il met leur pays à feu et à sang. Assailli à l'improviste dans sa demeure, Ambiorix ne trouve de salut que dans une fuite qui ne s'arrêta qu'en Germanie, tandis que Cativolc s'empoisonnait.
Les légions romaines ne respectèrent rien dans le pays, et rarement l'on vit une destruction aussi complète d'une population tout entière. L'Eburonie devint un désert; le nom même de la vaillante nation éburonne disparaît (en l'an 53).
En 50 s'achevait la pacification de la Gaule. Une nouvelle existence commençait pour les peuples celtiques: nos ancêtres allaient pour des siècles, en partageant les destinées du peuple romain, jouir du bienfait de sa langue, de ses lois, de son administration, bénéficier de l'activité intelligente de ses fonctionnaires, profiter, en un mot, de tout ce qui constituait la supériorité d'un peuple plus avancé en civilisation.
§ 6. Domination romaine.
Les peuplades belges se fusionnèrent rapidement dans le cadre de nouvelles unités provinciales, n'y formant plus qu'une seule population, celle des Belgo- Romains.
L'empereur Octave-Auguste divisa la Gaule en quatre immenses provinces: la plus septentrionale s'appela la Gallia belgica ou la Belgica.
La Meuse la coupait diamétralement du sud au nord; l'ancienne Eburonie en occupait à peu près le centre.
De cette Belgica, le gouvernement impérial fit un jour, au début du IVe siècle, non seulement une Belgique première, avec Trêves pour métropole et une Belgique seconde, avec Reims pour métropole, mais une Germanie supérieure, dont Cologne était la métropole et qui avait pour « cité », c'est-à-dire pour subdivision, Tongres, Atuatuca Tungrorum, avec le pays des Condruses et la Famenne (pagus Condrustis, pagus Falminiensis).
On a justement fait remarquer que la ligne transversale, séparative des provinces de Trêves et de Tongres-Cologne, fut précisément celle qui délimita plus tard l'évêché de Tongres-Liége et l'archidiocèse de Trêves; de même qu'au vaste territoire de la civitas Tungrorum, qui embrassait toute la partie orientale de notre Belgique jusqu'à la Semois, avec des parties considérables du Brabant septentrional, du Limbourg hollandais et de la Prusse rhénane, correspondit un jour celui du diocèse de Liège.
La domination romaine dura près de cinq siècles (8). Le futur pays liégeois, à l'égal de tous les pays situés entre le Rhin et la mer, subit pendant cette longue période des changements profonds dans tous les domaines.
L'administration de l'empereur Auguste pourvut d'abord sans tarder au repeuplement des régions dont la guerre contre les Eburons avait fait un véritable désert. Par les soins de Tibère et de son frère Drusus, des Germains, - 40.000 prisonniers suèves et sicambres -, furent transportés dans l'Eburonie (l'an 8 avant notre ère): avec les rares survivants de la race vaincue, ils formèrent un nouveau peuple, les Tongres, Tungri, dont le nom a passé à la cité qui sera bientôt son centre politique et militaire. A côté d'eux, dans la Campine actuelle, s'établirent encore les Toxandres.
On sait que le régime romain a marqué d'une empreinte presque ineffaçable tous les pays qui lui furent soumis. Ce fut le cas pour nos régions mosanes. Ici, comme partout ailleurs, et plus qu'ailleurs peutêtre dans les pays du nord de la Gaule, la civilisation de nos conquérants s'imposa immédiatement aux populations nouvellement assujetties (9). Les idées, les usages et la langue des maîtres furent adoptés avec la plus grande facilité. Les dialectes wallons (10) qu'emploient aujourd'hui les populations méridionales de la Belgique, se sont formés principalement d'éléments latins combinés avec des débris de racines teutoniques ou celtiques.
Ce que la conquête et la domination romaines ont valu à nos anciennes populations, ce fut, dès les premiers temps, la facilité des communications. Nos régions mosanes eurent le privilège de se voir traversées par les plus grandes et les plus importantes des voies militaires de la Gaule belgique. La mieux connue est la chaussée (50 ans après J.-C.) qui, partant de Cologne, passait par Maestricht (Mosae trajectus ou Pons Mosae) et Tongres, côtoyait la Meuse et la Sambre à travers les riches plaines limoneuses de la Hesbaye, pour atteindre, par Gembloux et Binche, Bavai et de là Cambrai, Reims ou Boulogne. De Tongres, devenu un centre de routes, une voie se dirigeait au sud vers la Meuse, qu'elle franchissait à Ombret (Umbrosa), puis plongeait vers le midi à travers le Condroz et la Famenne, pour atteindre à Anon (Orolaunum) la grande route de Reims à Trêves et à Cologne. Il va sans dire que ce n'étaient là que les artères principales intéressant les pays du bassin de la Meuse et que de multiples chemins partaient de ces dernières, se croisant eux-mêmes en tous sens. On a pu relever leurs traces pour ainsi dire dans tous les cantons des provinces wallonnes et jusque dans les endroits les plus sauvages, les plus inaccessibles, semblait-il, par exemple sur les sommets fangeux des Hautes-Vennes ou Fagnes.
Grâce à ces routes, la plaine de la Hesbaye comme les plateaux du Condroz ou la forêt de l'Ardenne elle-même, soumis aux effets de déboisements importants et continus, connurent une vie nouvelle des relais et des stations à l'usage des postes publiques (mansiones), des forts pour la protection de la circulation, des habitations particulières de propriétaires ruraux, ceux-ci souvent doublés d'un maître de forges, jalonnèrent en tous points cet admirable réseau de voies de communication, militaire et commerciale. C'est près d'elles que s'élevèrent ces somptueuses villas (villae), dont on a retrouvé tant de substructions dans le bassin de la Meuse (11).
La plus récemment découverte ne l'a-t-elle pas été, en 1907, à Liège même, à l'endroit où le sous-sol venait de révéler la présence d'une cabane néolithique? Le territoire de la ville avait déjà fourni, en 1898, quelques vestiges archéologiques datant de l'époque romaine (12). Mais, après les fouilles de la place Saint-Lambert, il n'y avait plus de doute à concevoir quant à l'existence d'une villa authentique. Or, chaque villa n'était que le centre d'un vaste domaine agricole, donc d'un groupement d'hommes plus ou moins considérable. L'origine romaine d'une sorte de village, à l'emplacement de la future cité épiscopale, était désormais incontestée.
Il serait, au surplus, presque impossible de citer seulement les localités de la province de Liège et de celles qui composèrent l'ancienne principauté, où l'on a mis au jour des vestiges de l'occupation romaine: vases de verre ou de bronze, statuettes, poteries, bijoux de toutes formes, armes, médailles d'une abondance incroyable, sarcophages, mobiliers funéraires, ustensiles de ménage, vestiges de multiples villas, castella (camps ou simples retranchements) ou de cimetières. Chaque jour, pour ainsi dire, apporte de nouvelles preuves de la romanisation complète des pays mosans. (Fr. Cumont, La Romanisation de la Belgique.)
Toutefois, bien que les lieux habités fussent disséminés un peu partout, on n'y rencontrait pas de villes au sens moderne du mot. Tournai (Turnacus) et Trêves n'appartenaient pas à nos régions wallonnes; Gembloux (Geminiacus) (13) ne fut jamais qu'une modeste bourgade.
Une seule cité, digne de ce nom, a le droit de retenir l'attention, c'est Tongres, Aduatuca Tungrorum.
Au milieu du IVe siècle, l'historien Ammien Marcellin qualifiait Tongres de « ville grande et riche », attestant ainsi son étendue et son importance, que révèlent du reste encore aujourd'hui ses vastes enceintes et ses nécropoles, champ inépuisable de trouvailles pour les archéologues.
Si le sous-sol est resté riche en vestiges de son passé, il n'est malheureusement rien demeuré des splendeurs monumentales de la Tongres romaine. La ville, qui était non seulement le chef-lieu d'une civitas ou Etat, mais avait formé elle-même, dès le second siècle, une unité administrative, un municipe, ayant ses édiles et sa curie ou conseil, qui était le siège d'une nombreuse garnison, atteignit son apogée sous le règne des Antonins (96 à 192): elle devait abriter dans ses murs, outre une foule de fonctionnaires civils et militaires, une population tout à fait romanisée; elle devait posséder, par conséquent, des édifices publics importants, comme de riches habitations particulières.
Ce qui montre l'importance que Tongres avait su acquérir, c'est qu'on en avait fait le centre d'un véritable réseau de voies de grande communication de son castellum et d'une borne routière devenue célèbre partaient dans toutes les directions au moins seize chaussées, dont le tracé est parfaitement connu et dont la carte a pu être exactement levée (14)
On retrouve actuellement un peu partout, dans les environs, les vastes substructions de nombreuses villas, qui, elles, attestent l'affluence et l'opulence des citoyens installés dans la région. On pourrait tirer aussi argument de l'importance des nécropoles (cimetières) découvertes contre ou dans l'enceinte de la ville, ainsi que de la quantité des monnaies retrouvées au cours des fouilles entreprises depuis nombre d'années.
Tout cela dénote à l'évidence un état de civilisation remarquable à Tongres et dans toute la partie nord-est de la Belgique.
Vers la fin du IIe siècle, probablement à l'époque où régnait SeptimeSévère (193-211), - ou en 170 -,le pays eut cependant à subir une désastreuse invasion, - c'était la première -, des Germains du Nord les: Chauques, tribu franque, campée vers l'Elbe, passèrent inopinément le Rhin et ravagèrent tout jusqu'au delà de la Meuse. Tongres vit sa population considérablement réduite et il lui fallut attendre la seconde moitié du IIIe siècle pour pouvoir recouvrer sa prospérité d'autrefois. Ce n'est qu'à cette époque que nos contrées se sont vues réoccupées progressivement.
Après un temps d'arrêt, la civilisation refleurit donc dans le nord de la Gaule, et l'époque de Constantin le Grand (306-337) est le point culminant de ce nouveau stade de notre histoire sous la domination romaine.
Mais ce ne fut plus cette fois pour de longues générations: la Belgique tout entière est à la veille de se voir envahie et occupée par les « Barbares » Germains, Saxons, Frisons et surtout les Francs, peuplades campées le long du Rhin, de la Batavie à Mayence.
§ 7. Invasions germaniques (15).
Vers 287, des groupes de Francs occupent les deux Flandres. En 341, d'autres barbares s'établissent dans les plaines sablonneuses de la Toxandrie, c'est-à-dire du Brabant hollandais et de la Campine limbourgeoise. Venus en conquérants, ils se maintinrent à titre de colons. En effet, vers 360, Julien l'Apostat, alors gouverneur de la Gaule, dut refouler les Francs dits Saliens (de Sala, l'Yssel) qui menaçaient d'envahir déjà la Hesbaye. Mais il fut contraint de les laisser en Toxandrie et même il en fit entrer une grande partie dans ses légions, en qualité d'alliés (les têtes, laeti). Toutefois, grâce à l'anarchie sévissant à l'intérieur de l'empire, les troupes montrèrent de moins en moins d'énergie à défendre les frontières du Rhin, et, vers la fin du IVe siècle, la Germanie inférieure, dépourvue de garnisons assez solides pour résister, se trouva ouverte de tous côtés aux incursions étrangères. Dès ce moment, l'administration romaine en Tongrie était pour ainsi dire annihilée. Les Francs Saliens purent s'y installer sans difficulté; l'élément germain nouveau s'y mêla de plus en plus aux populations préexistantes.
Le régime impérial est près de sa fin (16). C'est un événement d'ordre général que l'invasion de toute la Gaule du nord et du centre par de véritables essaims de peuples, Alamans, Alains, Suèves, Hérules, Vandales, Burgondes, Goths, en 406. Ce fut comme une avalanche, après laquelle il ne resta que des ruines. Tongres comme Tournai sont détruites de fond en comble, les populations rurales décimées. Et, tandis que les Saliens, une fois le flot passé, purent à leur aise s'emparer d'une grande partie des pays de la basse et de la moyenne Belgique, les Francs ripuaires (Francs d'arrière-garde restés sur les rives, ripae, du Rhin) occupaient Cologne et Trêves et, à leur tour, prenaient possession des pays de la rive gauche du fleuve germain, ce qu'on appelle aujourd'hui la Prusse rhénane. Cependant, les uns et les autres n'allèrent guère au delà des plaines de la Hesbaye, car, la forêt dite charbonnière (17), en même temps que le massif si peu praticable de l'Ardenne, s'ils ne les ont pas arrêtés absolument, ont néanmoins dû enrayer sensiblement leur extension vers le sud. De la sorte, les régions du bassin de la Meuse restèrent occupées par des Belgo-Romains, ancêtres de nos Wallons, alors que la Tongrie se vit totalement germanisée par l'afflux répété de Francs Saliens ou Ripuaires.
De ces mouvements de peuples, de ces invasions, d'une part, et de ces résistances, appuyées sur la nature du terrain, d'autre part, résultèrent deux faits d'une importance capitale: la juxtaposition de deux groupes raciques d'origine différente et le bilinguisme des populations belges. La future cité épiscopale wallonne se trouva proche voisine de la Tongres germanique; de même le diocèse de Tongres s'étendit sur autant de cantons thiois (duitsch, deutsch) que wallons; de même la principauté de Liège eut autant, et même plus de villes flamandes que de françaises.
§ 8. Débuts du christianisme.
Ce ne fut pas seulement la civilisation romaine dans ce qu'elle avait produit de matériel, qui disparut de nos provinces à la suite de la grande invasion barbare du début du Ve siècle. La religion chrétienne, implantée péniblement et lentement au sein des populations païennes, subit également alors comme une véritable éclipse.
Le nom de Tongres, encore une fois, reste intimement attaché l'histoire des débuts du christianisme en Belgique.
Dès la seconde moitié du IIe siècle, des communautés chrétiennes existaient certainement dans les deux Germanies, dont les métropoles étaient Mayence et Cologne. Mais les invasions si dévastatrices de la fin du siècle entravèrent sérieusement la diffusion des principes de l'Evangile. Cependant, il y avait déjà des évêques (Euchère et Valère, vers 270) à Trêves, et leur action s'étendait sur les cités de Cologne et de Tongres. Le règne de Constance Chlore et surtout celui de son fils Constantin le Grand (324-337), grâce à l'édit de Milan de 313, amenèrent la fin de l'ère des persécutions et des difficultés. Bientôt s'organisa en Gaule Belgique une Eglise, partagée en de vastes diocèses. Cologne devint le siège de celui de la Germanie inférieure, et le premier qui l'occupa fut saint Materne (premier quart du IVe siècle). Le nombre des adeptes de la nouvelle religion s'accrut d'une façon extraordinaire dans les régions de la Gaule septentrionale, et c'est alors, du vivant même de l'évêque Materne ou à son décès, on ne sait au juste, que Tongres, en raison de son importance administrative et économique, devint à son tour une résidence épiscopale.
§ 9. Le diocèse de Tongres; sa haute antiquité. Saint Servais, Saint Monulphe, Saint Lambert.
Le nouveau diocèse se trouva être identique, au point de vue de l'étendue, à la cité (civitas) romaine de Tongres, qui était elle-même l'une des subdivisions de la Germanie seconde (18). Il comprenait donc toute la Belgique jusqu'à la Semois inférieure avec des parties considérables des provinces limitrophes, c'est-à-dire du Brabant septentrional, du Limbourg hollandais, de la Prusse rhénane et du GrandDuché de Luxembourg. (Paquay, Aperçu historique sur la ville de Tongres.) On voit par là quelle a été la haute antiquité du diocèse de Tongres, qui, on le sait, ne fut autre, quatre siècles plus tard, que celui de Liège.
Saint Servais est le premier évêque connu de la Belgique: il était certainement en possession de son siège en 344 ou 345. Il est mort et a été inhumé à Maestricht, probablement en 384 (19).
On ne connaît que peu de choses de l'épiscopat de saint Servais. On ne possède pas de renseignements sur ses premiers successeurs. Le flot des invasions germaniques dut certainement faire disparaître toute trace de groupements chrétiens organisés, car, jusqu'à la fin du IVe siècle, les listes épiscopales de Tongres sont vierges de noms de prélats.
Le Ve siècle est celui qui voit s'édifier dans les pays d'entre Rhin et Escaut la domination des chefs francs, Clodion (428-447), Mérovée (447-457) et Childéric (457-481), les prédécesseurs immédiats de Clovis (481-511).
Celui-ci est le véritable fondateur de la monarchie franque. Bien que son règne appartienne à l'histoire générale, il n'en intéresse pas moins spécialement celle de notre pays, où l'invasion germanique avait eu pour effet de ruiner pour ainsi dire la religion nouvelle, à peine établie. Or, la conversion de Clovis (20) eut ce résultat qu'elle favorisa singulièrement chez nous la renaissance chrétienne. Grâce au retentissement qu'eut partout ce grand acte autant politique par ses conséquences que religieux, l'Evangile put de nouveau être prêché librement: à l'exemple de leur chef, les Francs envahisseurs se convertirent en masse, et bientôt la religion des Belgo-Romains devint celle des vainqueurs eux-mêmes. L'ardeur évangélisatrice, s'exerçant sur des masses nouvelles, se réveilla plus active que jamais.
On voit alors réapparaître des noms d'évêques à Tongres: Falcon (vers 530), Domitien (535 à 538) (21); d'autres encore, puis saint Monulphe (558-597). C'est ce dernier qui éleva sur le tombeau de saint Servais, à Maestricht, une église spacieuse devenue avec le temps l'un des centres de dévotion les plus vénérés de tous les pays d'alentour (22).
Dès cette époque (23), la résidence réelle des évêques tongrois, penset-on, fut aussi bien Maestricht, où les prélats eurent en l'église NotreDame comme une seconde cathédrale, que l'antique Tongres qui resta cependant le siège officiel de l'évêché, mais où les chefs du diocèse ne séjournèrent plus que passagèrement. Si les successeurs de Monulphe ont donc pu, à une certaine époque, être appelés, et cela assez improprement, évêques de Maestricht, il est un fait absolument certain et qu'il est curieux de constater, c'est que jusqu'au Xle siècle, les évêques de Liège continuèrent à s'intituler « évêques de l'église de Tongres » ou « des Tongrois » ou bien encore « évêques de Tongres et Liège », et autres variantes.
On a peu de données sur la vie et sur l'administration épiscopale des saints personnages qui succédèrent à Monulphe. Ils s'appelaient saint Gandulphe, saint Perpète (mort à Dinant), saint Ebergise, saint jean l'Agneau (627-647), élu au temps où Clotaire II et son fils Dagobert I étaient rois d'Austrasie; saint Amand (647-c. 650), l'évangélisateur des populations des environs de la future cité gantoise, l'ami de saint Bavon de Gand, le conseiller religieux de la famille de Pépin de Landen: saint Remacle (650-c. 662), le fondateur des monastères de Malmedy et de Stavelot, dont il fut le premier abbé; le conseiller et le directeur spirituel de saint Trudon, celui qui éleva à son tour une maison religieuse à Sarchinium, c'est-à-dire dans le domaine qui devint l'abbaye et la ville de Saint-Trond. Remacle résigna ses fonctions et termina ses jours à Stavelot.
Son successeur fut saint Théodard (C. 662-668 ou 669), antérieurement chef des deux monastères ardennais, Il mourut assassiné en Allemagne. Son corps ne put être ramené qu'assez tardivement dans son diocèse. Son successeur sur le siège de saint Servais assura à sa dépouille une sépulture convenable dans un modeste oratoire dédié à Notre-Dame et situé au milieu d'un humble village de la vallée de la Meuse, à quelques lieues en amont de Maestricht. Cet homme était saint Lambert; ce village allait bientôt se transformer en une cité, destinée à devenir célèbre dans notre histoire nationale, Liège.
§ 10. Naissance du village de Liege.
SITE DE LIEGE - Lecouturier
La Meuse, la Légia.
Le berceau de la future capitale de la principauté ecclésiastique liégeoise doit être cherché à l'endroit précis où, en face du confluent de la Meuse et de l'Ourthe, vient se perdre dans les eaux du fleuve aux multiples bras un clair ruisseau descendu des hauteurs boisées (24) de l'ouest.
Le village néolithique.
C'est aux abords de ce ruisseau (25), la traditionnelle Légia, non loin de son confluent, que s'est révélée, on l'a vu, l'existence d'un groupe d'hommes de l'époque néolithique, réunis en une sorte de village, comme en Hesbaye. « Ils y passèrent des siècles peut-être, sans annales et sans avenir, en lutte avec les bêtes sauvages de la forêt voisine jusqu'au jour où enfin pénétrèrent dans le pays les premiers conquérants celtiques. » (Kurth, La Cité de Liege au Moyen Age.) Avec ces derniers « commence l'histoire, mais celle-ci reste plongée dans un demi-jour crépusculaire ». Quelques noms géographiques seulement, comptant parmi nos plus anciens noms de lieux (Glain, Glanis; Jupille, Jopila; Angleur, Angledura; Nivelle-sur-Meuse, Nivigella) nous permettent de penser que la banlieue liégeoise, tout au moins, était occupée au temps des Belges, nos ancêtres pré-romains.
La villa romaine.
Mais, en ce qui concerne la future ville, il faut attendre la domination des empereurs pour voir surgir de nouveau la preuve que « la civilisation romaine avait certainement effleuré les pacifiques habitants de la vallée (Kurth). La découverte des vestiges d'une vaste et riche villa, ainsi que d'un monument public, a autorisé à penser qu'un vicus, c'est-à-dire une sorte de bourg rural, a existé autour de ces édifices. (Voir plus haut).
Le village romain.
Il y eut donc dès les premiers siècles de notre ère un village (26), une bourgade groupant des esclaves et des colons au service d'un grand propriétaire, peut-être un Tongrois, sorte de landlord du temps, qui aurait eu là sa demeure rurale. C'est du moins ce que l'on peut supposer sans trop d'invraisemblance, puisque l'on sait que tout le sol de la Gaule avait été partagé en fundi ou domaines territoriaux possédés par de riches citoyens.
Ce qui est encore plus facile à admettre, c'est que la villa des bords de la Légia n'a pu échapper aux désastres qu'entraînèrent les incursions répétées des Francs à partir de la fin du IVe siècle. Et si même elle avait pu subsister, la tourmente de 406 a dû certainement la faire disparaître, comme disparurent par l'incendie toutes les villes de la région tongroise et Tongres elle-même.
On doit se rappeler ici que le flot des invasions germaniques est venu comme expirer un peu en aval de Liege, à quelques lieues au nord et à l'est de la ville future; que « couverts sur leurs flancs nord et ouest par la Charbonnière, les Wallons, les Celtes romanisés (les Wala des Germains) ont été protégés à l'est par le massif plus impénétrable encore de « l'Ardenne ». (Pirenne, Histoire de Belgique.) « La frontière actuelle des provinces de Liège et de Limbourg coïncide à peu près avec celle qui, au Ve siècle, sépara les immigrants, envahisseurs et conquérants, des indigènes. » (Kurth.) - Au sud de cette ligne, la population resta belgo-romaine, romane, ou tout au moins elle sut rester l'élément prépondérant à côté des barbares qui, en groupes plus ou moins denses, ont dû inévitablement s'introduire parmi elle. La langue latine y resta également maîtresse, quoique, elle aussi, ne pût empêcher, à ce moment et depuis lors, foule de vocables germaniques de s'y mêler et d'influencer dans une certaine mesure sa phonétique comme son vocabulaire.
Le vicus publicus ou leudicus.
Le fundus dont faisait partie le domaine sis au confluent de la Légia et de la Meuse conserva sa population précédente, mais il va changer de propriétaire ou du moins il n'aura plus de propriétaire particulier. il restera dans le lot des rois francs qui, à l'imitation des empereurs dont ils se considéraient les héritiers, posséderont désormais des domaines dits « publics »: la villa de Liège devint ainsi une villa publica ou, selon l'expression qu'emploieront les fonctionnaires barbares, une villa leudica (leudicus, de leod qui signifie peuple; d'où le sens de public; cfr leudes, en all. Leute) ou encore vicus leudicus. Les domaines circonvoisins s'appelèrent aussi leudiques.
Le nom de « Leodium » ou « Liége »
C'est de ce qualificatif, devenu un neutre leudicum, que sont sans doute sortis les mots de Leiodium, Leo-dium, Leudium, Legium, Legia, Lige (en wallon), Liege (en français moderne). (D'après Kurth, Les Origines de la ville de Liège.)
Nouvelle transformation dans la situation territoriale et juridique du « domaine public » des bords de la Meuse: il cessa un jour d'appartenir à ce qu'on pouvait appeler l'Etat pour devenir terre d'Eglise.
C'est un fait historique bien connu que les rois mérovingiens se répandirent en libéralités en faveur de leurs serviteurs, compagnons d'armes ou fonctionnaires. L'Eglise fut particulièrement avantagée à cet égard, et si les diocèses, ceux du nord entre autres, qui avaient été comme anéantis momentanément sous l'effet des invasions, purent en un laps de temps plutôt court se relever de leurs ruines et se réorganiser, c'est grâce à l'appui moral et matériel que leur prêtèrent les princes laïcs.
Le domaine immunitaire de l'Eglise de Tongres.
L'Eglise de Tongres avait vu de la sorte se reconstituer son antique patrimoine et ses possessions se détacher du fisc royal: la ville même de Tongres et divers autres domaines plus ou moins grands situés dans les environs furent attribués à l'évêque et formèrent, en vertu d'une autre libéralité royale, une immunité, c'est-à-dire un territoire où seuls les agents du seigneur ecclésiastique avaient le droit d'exercer des actes quelconques d'administration publique.
Les domaines épiscopaux s'augmentèrent continuellement du fait de la générosité des rois francs, des prélats eux-mêmes et des fidèles. C'est ainsi, sans qu'on sache la date précise à laquelle les évêques tongrois entrèrent en sa possession, que saint Lambert était déjà bénéficiaire du vicus leudicus de Liège dès les premiers jours de son épiscopat et qu'il le faisait administrer par un juge privé (Vita Lamberti). La population du domaine y vivait paisible et laborieuse, dans une condition des plus tolérable, car les occupants du bourg jouissaient déjà, paraît-il, de la liberté personnelle (Kurth.)
Avec saint Lambert, la destinée de Liège va se préciser; on peut même dire qu'avec lui va se clore la période restée toujours plus ou moins obscure de ses origines et que Liège va apparaître désormais dans la claire lumière de l'histoire.
MOULAGE DU SCEAU DE LA CITÉ REPRÉSENTANT SAINT LAMBERT
Episcopat de saint Lambert.
Saint Lambert était Maestrichtois de naissance. Il était issu de parents riches et nobles qui le vouèrent à l'état ecclésiastique et le confièrent à la direction de l'évêque Théodard (CA 662-668). Il sut si bien gagner l'affection de chacun qu'à la mort de ce prélat, le roi d'Austrasie, Childéric II (660-673), écoutant le voeu populaire, le fit monter sur le siège de saint Servais, vers l'an 668. Son administration souffrit beaucoup des luttes violentes qui surgissaient à tout instant entre les Austrasiens et les Neustriens. Lui-même pâtit de ses relations avec Childéric, et après l'assassinat de ce dernier (673), il fut destitué de sa dignité épiscopale. Il se retira à Stavelot où il vécut sept ans dans une profonde et édifiante retraite.
Les circonstances ayant appelé à la mairie du palais en Austrasie le célèbre Pepin le Gros ou d'Herstal (679-714), sous le règne de Thierry III (roi en 695), Lambert fut tiré de son exil. C'est alors qu'il put mériter le titre d'apôtre de la Toxandrie, c'est-à-dire de la Campine, par le zèle qu'il mit à extirper définitivement de cette pauvre région, restée isolée et sauvage, le paganisme toujours vivace et renaissant. Son activité apostolique, son ardeur évangélisatrice suscitèrent de nombreuses vocations, et sous son influence l'on vit naître les maisons religieuses de Munsterbilsen (sainte Landrade), d'Amay (sainte Ode), d'Andenne (sainte Begge), ainsi que le monastère de Chèvremont près de Liège.
Liége, son lieu de sejour préféré.
L'évêque parcourait sans cesse son diocèse, et parmi les endroits où il se reposait de ses labeurs, il affectionnait particulièrement le vallon verdoyant et paisible de Liège. Dès les débuts de son épiscopat, n'y avait-il pas transporté les restes de son prédécesseur, Théodard? Lui-même avait fini par y habiter une grande maison, construite à côté de l'église la plus ancienne de notre cité (dédiée, on l'a vu, à la Vierge), où il vivait, l'été, entouré d'un groupe de jeunes clercs.
C'est dans cette demeure, centre d'une bourgade ignorée encore de l'histoire, que le saint évêque subit un martyre qui entraîna pour la résidence épiscopale des conséquences d'ordre politique et religieux bien inattendues et de première importance.
Le martyre de saint Lambert.
Des difficultés surgissaient à chaque instant entre I’Eglise de Tongres et l'administrateur des domaines royaux, le domesticus Dodon. En ce temps-là, les seigneurs, les grands, avides d'augmenter leurs terres, ne se faisaient point faute d'attenter aux propriétés de l'Eglise, puissance domaniale, à la fois riche et désarmée. Il est fort à présumer que le chef de l'Eglise de Tongres eut à se défendre contre les entreprises de ce Dodon, car de nombreuses rencontres à main armée surgissaient entre les gens de Lambert et ceux du domesticus. Au cours d'une de ces rixes, deux parents de ce dernier, Gail et Riold, trouvèrent la mort. Dodon résolut de les venger. Comme l'évêque résidait fréquemment à Liège, c'est là que son ennemi voulut l'atteindre. Ses hommes allèrent un jour, - c'était soit en 696, soit vers l'année 705 - l'y assaillir. Malgré une courageuse résistance, les compagnons de l'évêque furent impuissants à le sauver, et lui-même tomba, mortellement frappé au crâne.
D'après une autre tradition, très ancienne également, le bras de l'assassin Dodon aurait été armé par le ressentiment de sa soeur Alpaïde, jeune Franque d'une grande beauté, que Pepin de Herstal avait prise à la cour. Pour l'épouser, Pepin avait déjà répudié sa femme Plectrude, malgré les exhortations de saint Lambert. Ce dernier aurait osé adresser de nouvelles remontrances publiques au puissant maire du palais. Alpaide se serait vengée en faisant assassiner le vénérable prélat (27).
Sa dépouille mortelle fut pieusement recueillie par les habitants et déposée dans une église de Maestricht.
Ses conséquences sur les destinées de Liége.
Cette fin tragique, qui n'avait pu rester sans provoquer une vive émotion dans tous les pays d'alentour, eut pour le petit village liégeois des suites immédiates. Le prélat devenu un martyr, le lieu de sa passion s'entoura comme d'une auréole de vénération, et désormais les fidèles allèrent en foule y prier, faisant de l'endroit où s'était consommé l'attentat un véritable lieu de pèlerinage, qui fut même assez souvent appelé Saint-Lambert.
Bientôt une chapelle fut érigée sur l'emplacement de la maison du défunt. Dès 714, l'oratoire fut converti en une église relativement spacieuse, mise sous l'invocation du prélat défunt: ce fut à la première église Saint-Lambert, qui ne disparut que vers l’an mil, pour faire place à l'édifice plus vaste et plus somptueux encore que bâtit Notger et dont on a mis à jour les substructions 1907.
La dépouille du saint ramenée à Liège par saint Hubert.
Quatre ans après, en 718, sur le vœu sans doute des habitants, la dépouille de l'évêque défunt fut ramenée en grande pompe à Liège et déposée dans la nouvelle basilique. On devait cette faveur, que commémora dorénavant la fête de la translation, le 17 septembre de chaque année, au successeur de saint Lambert, saint Hubert, un de ses plus fervents disciples (706-727).
Le siège de l'évêché transféré de Tongres à Liége.
Ce transfert, simple acte religieux, eut comme conséquence un fait important dans l'histoire liégeoise: il amena le déplacement du siège de l'évêché de Tongres-Maestricht à Liège. Cédant probablement à l'entraînement général, poussé sans doute aussi par le culte pour le souvenir de son maître disparu, ne se sentant peut-être pas non plus à son aise à Maestricht, dont il ne possédait que la moitié (Kurth), il décida de faire du tombeau de saint Lambert le nouveau centre religieux et administratif du diocèse. En fait, à partir de saint Hubert, Liège devint la résidence épiscopale, la vraie capitale diocésaine. « L'humble village sans murailles, sans monuments, sans souvenirs, eut plus de charmes pour les évêques que la vieille cité romaine qui avait vu naître la foi chrétienne, que la belle ville mosane sur laquelle planait le souvenir de saint Servais » (Kurth.) Et du jour où elle fut promue au rang de métropole religieuse du pays, la modeste agglomération des temps antérieurs s'éleva bientôt, et pour toujours, au rang de ville. Le village de Liège va devenir une cité, en même temps que le diocèse de Tongres va se muer, d'une manière à peu près inconsciente, en diocèse de Liège.
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Liège, cité épiscopale. - De Saint Hubert à Notger (VIII au Xe siècle).
Premiers développements de la population.
La présence du nouvel évêque et de son clergé ne pouvait être qu'un élément de progrès pour les habitants groupés au pied de la colline de Publémont. La population qui ne s'était guère composée jusque-là que de petits agriculteurs et de bateliers, vit se développer en son sein une existence sociale inconnue. De nouveaux éléments, artisans et serviteurs des clercs, s'installèrent à côté des anciens. Les maisons gravirent la pente de Publémont (publicus mons), et, à l'extrémité de la colline, tout proche du sanctuaire de Saint-Lambert, se dressa bientôt une seconde église que l'évêque dédia à saint Pierre. Liège eut dès lors trois édifices religieux, car la vieille église du VIle siècle subsista sous le nom de Notre-Dame-aux-Fonts, avec le caractère d'église paroissiale pour toute la cité.
Première organisation publique sous saint Hubert.
Hubert travaillait donc à faire de Liège une résidence capable de figurer dignement à côté des châteaux royaux (palatia) de Jupille et de Herstal. Il y séjourna régulièrement, y exerçant non seulement ses fonctions pastorales, mais celles d'un seigneur immunitaire (28). Un diplôme du roi Clovis III (691-695) faisait de l'Eglise de Tongres la propriétaire immunitaire de tous les biens dont celle-ci avait été, on l'a vu, gratifiée au cours du siècle, et ce privilège, politique et judiciaire, donne toute sa valeur au texte de l'historien liégeois Anselme (1052-1056), qui nous apprend que « saint Hubert donna aux habitants leurs coutumes urbaines, assujettit leur vie et leurs moeurs au frein des lois, fixa sagement les poids et mesures de capacité qui sont encore en usage chez nous » (les livres pour les matières solides et pour les matières liquides, le muid pour les grains), ce qui était en effet dans l'ordre des attributions que les capitulaires carolingiens confièrent aux évêques.
Hubert, évêque et seigneur territorial.
Si même il n'est guère possible de fixer l'étendue des domaines immunitaires, biens de l'Eglise de Tongres-Maestricht, il est un fait avéré: Hubert a été le premier en qui nous apercevons une double personnalité, celle d'un évêque et celle d'un seigneur territorial, exerçant une réelle autorité publique, par une sorte de délégation du pouvoir royal extérieur. « Sans être encore des princes, au vrai et plein sens juridique et politique du mot, les évêques étaient, grâce à leur immunité, bien plus que de simples grands propriétaires; ils devenaient des privilégiés jouissant d'une autorité presque illimitée sur la vie publique de la population qui dépendait d'eux. » (Hanus, Histoire populaire des libertés liégeoises, d'après Kurth, Notger.)
Il y avait un évêché de Liège: une principauté de Liege y était en germe.
Les seules données certaines de l'histoire sur l'épiscopat de Hubert sont sommaires, mais elles sont d'un intérêt considérable, on le voit.
Le prélat mourut au cours d'une tournée épiscopale, à Tervueren dans le Brabant, région qu'il voulait achever d'évangéliser, ainsi que la Toxandrie et la Campine. Son corps fut, comme celui de saint Lambert, ramené à Liège et déposé dans l'église SaintPierre (727) (29).
L'Eglise de Tongres-Liège n'avait eu qu'à se louer en général des rois mérovingiens de l'Austrasie. Il en fut encore ainsi, et dans une mesure beaucoup plus large, des rois de la nouvelle dynastie, celle des Carolingiens, qui venait de s'élever au pouvoir en France (30). L'histoire nous a menés, en effet, à l'avènement de Pepin le Bref (741-768).
Nombreuses libéralités faites à l’église de Liège par les princes carolingiens.
Liege, si voisine des palais royaux de jupille et de Herstal, se ressentit bientôt de la bienveillance des nouveaux maîtres. Pepin confirme à l'Eglise liégeoise ses privilèges d'immunité, et son exemple fut suivi par Charlemagne, par Lothaire I (entre 840 et 869), par Charles le Chauve (entre 869 et 877). A ces octrois se rattachaient sans doute des donations de propriétés, et c'est de cette époque qu'aux terres possédées à Tongres, à Maestricht, à Liège, à Dinant peut-être, s'en ajoutèrent d'autres sises à Namur, à Celles, à Ciney. (Hansay, Origines de l'Etat liégeois). Le diocèse prit donc de plus en plus forme vers la fin du VIlle siècle, alors que régnait en Occident cette grande figure historique qu'est Charlemagne (768-814) (31).
Evêques de Liège du VIlle siècle.
La personnalité des évèques qui passèrent alors sur le trône de saint Lambert offre peu de relief: sous Floribert (728-746), Fulchaire (746-765 ou 769), Agilfrid (765 ou 769-784 ou 787), Gerbald (784 ou 787-809), Walcaud (810-832), l'histoire n'enregistre rien de saillant, si ce n'est le développement et l'affermissement de la vie religieuse dans les pays mosans.
Création de nouvelles maisons pieuses, comme celle d'Eyck (près de Maeseyck), fondée par les saintes Harlinde et Relinde (donnée à à Eglise de Liège en 949); importance sans cesse croissante des abbayes de Stavelot, Saint-Trond et Lobbes (près de Thuin).
L'intérêt pour l'histoire gît dans la situation que la création d'un vaste empire et la haute puissance acquise par le pouvoir souverain valurent aux Eglises chrétiennes disséminées dans les Etats de Charlemagne et de ses successeurs.
L'Eglise de Liège eut ce privilège, avec tous les pays situés entre le Rhin et l'Escaut, d'occuper une position vraiment centrale, ce qui en fit bientôt l'une des parties les plus vivantes de la monarchie (Pirenne).
SCEAU DE CHARLEMAGNE
Relations entre les évêques de Liege, Charlemagne et ses successeurs.
Les biens de la famille des Pepins, seigneurs originaires du pays de Liège, se partageaient entre la Hesbaye, l'Ardenne et les pays rhénans: Herstal et Jupille étaient les résidences favorites du grand empereur; Aix-la-Chapelle, qui dépendait déjà de l'évêché de Liège, fut promue au rang de capitale. Les souverains carolingiens peuvent ainsi, à bon droit, apparaître comme de vrais enfants du pays liégeois. Celui-ci n'aurait donc pu manquer d'être l'objet de la sollicitude particulière de l'empereur: le contraire eût été plutôt étonnant. De même, vivant dans le voisinage du chef de l'Etat, ayant toute sa confiance (Gerbald devint l'un de ses exécuteurs testamentaires), les évêques liégeois se trouvèrent dans les conditions les plus favorables pour intéresser Charlemagne. On sait pertinemment que celui-ci confirma les libéralités paternelles faites en faveur des successeurs de saint Lambert, et ce fut même pendant des siècles une croyance bien enracinée dans les esprits que la grande cité wallonne lui devait son étendard national, comme son affranchissement même et la naissance de ses institutions publiques.
Bénéfices que les évêques en retirent.
Ce qui est aussi indéniable, c'est que « le pays de Liege dut bénéficier, plus que les autres, de la sécurité rétablie, des développements du commerce et des relations internationales, des efforts faits pour répandre l'instruction ». Heureux effet de l'impulsion venue de haut, la vie artistique et littéraire faisait une première apparition à Liège. Sous les évêques Hartgar (840-852 ou 855) et Francon (856-901 ou 904), un savant irlandais, Sedulius Scottus, vint y faire un long séjour, célébrant dans ses vers, conservés jusqu'à nos jours, les vertus de ses protecteurs, comme la beauté intérieure du palais épiscopal aux salles décorées de peintures et de vitraux artistiques (Pirenne).
Progrès de la vie sociale au IXe siècle.
Il n'est pas jusqu'au commerce et à l'industrie qui ne s'affirmaient déjà vivaces et en progrès, résultat, encore une fois, de la position centrale du pays et de sa situation géographique. La Meuse devint une voie de communication de grande importance; Maestricht fut, dès cette époque reculée, un centre actif de batellerie; Huy et Dinant étaient d'autres relais pour le transit fluvial.
La première moitié du IXe siècle a donc été un moment important dans l'histoire générale du pays de Liege. Malheureusement, le vaste empire carolingien et l'organisation politique et sociale tentée par son fondateur ne survécurent guère à sa mort, survenue en 814. On sait quels furent les désordres intérieurs que provoquèrent la faiblesse de son fils et successeur, Louis le Pieux (ou le Débonnaire) (814 à 846) et les révoltes de ses petits-fils. On sait aussi qu'en 843, par le célèbre traité de Verdun, conclu entre Lothaire I (840-855) Louis le Germanique (840-876) et Charles le Chauve (840-877), l'empire se trouva partagé définitivement en trois tronçons qui ne furent plus jamais réunis (32).
L'aîné des fils du Débonnaire, Lothaire, eut, entre autres, dans sa part les territoires compris entre le Rhin et l'Escaut. De même que ce dernier fleuve divisait la Belgique en deux portions d'inégale étendue, la Meuse moyenne partageait à peu près par moitiés les domaines septentrionaux de Lothaire.
Le pays de Liége, partie des deux royaumes de Lotharingie.
A la mort de celui-ci (855), son fils aîné, Lothaire II (855-869) hérita des pays qui s'étendaient de la mer du Nord au jura. Ce royaume, le regnum Lotharii, la Lotharingia comprenait les grands diocèses de Trêves et de Cologne, avec toutes leurs dépendances. Désormais, le pays de Liege fit partie de la Lotharingie, bien qu'il fût coupé un instant en deux par le traité de Meersen (870) qui partagea le royaume de Lothaire entre ses oncles le Germanique et Charles le Chauve, roi de France. Dès 879, la Lotharingie fut de nouveau unifiée, mais pour être rattachée, cette fois, à l'Allemagne, sous Louis III le jeune ou de Saxe (876-882), fils de Louis le Germanique.
Le fils de Louis Ill, Charles le Gros (882-888), ayant été déposé (887) pour son impuissance à protéger contre les Normands l'empire de Charlemagne, un moment reconstitué sous son sceptre, les grands élurent roi de Germanie, son neveu, Arnulf de Carinthie (888-899). C'est ce dernier qui recréa, au profit de son fils illégitime Zwentibold (895-900), un royaume de Lotharingie. Mais ce ne fut point pour longtemps. Ce prince périt, en 900, dans la lutte contre la puissante et remuante féodalité lotharingienne, dirigée par Regnier au Long Col, comte de Hainaut, propriétaire d'immenses domaines en Hesbaye, en Ardenne et le long de la BasseMeuse.
La Lotharingie vécut d'une vie pour ainsi dire autonome, sous l'autorité plutôt nominale de princes qui ne purent jamais prendre racine chez nous: Louis IV l'Enfant, fils d'Arnulf (900-911), Charles le Simple, roi de France (911-924). Quand celui-ci tomba sous les coups que lui portèrent à la fois le puissant Giselbert, fils de Regnier, et Robert, comte de Paris, les seigneurs lotharingiens offrirent alors la souveraineté de leur pays au roi germain Henri I l'Oiseleur (919-936).
L'Eglise de Tongres-Liege devient terre d’empire.
A partir de ce moment, 925, la Lotharingie resta rattachée politiquement, féodalement, à l'Allemagne; elle devint une terre d'Empire. Il en fut par conséquent de même des domaines qui constituaient déjà I'Eglise de Tongres-Liége et se trouvaient enclavés dans les terres passées petit à petit entre les mains des seigneurs locaux.
Chose plutôt faite pour étonner, l'autorité des évêques de Liège n'eut pas à souffrir de ces perpétuels changements de domination: bien au contraire, comme on va le constater. Par contre, les pays du bassin de la Meuse eurent terriblement à souffrir des invasions des Normands.
Les invasions normandes.
En 882, la ville de Liège fut entièrement livrée aux flammes et les alentours ravagés de fond en comble, malgré la résistance que leur opposèrent les évêques Hartgar (ou Hartgaire) et Francon. Les barbares avaient un de leurs principaux établissements non loin de la cité épiscopale, à Elsloo, près de Maestricht. De là ils rayonnaient dans toute la région.
Arnulf de Carinthie, soutenu par l'évêque liégeois et les princes voisins, parvint peu à peu à les rejeter du pays (combats à Liège même), et il en débarrassa la Belgique par la grande victoire remportée sur eux près de Louvain (891).
La résidence épiscopale se releva encore assez promptement de ses ruines et la vie sociale y reprit son cours régulier, grâce aux règnes réparateurs d'Etienne (901 ou 904-920) et de Richier ou Richaire (920-945) (33).
Nouveaux accroissements des domaines de l'Eglise de Liège aux IXe et Xe siècles.
Quant aux domaines formant le territoire de l'évêché, ils n'avaient fait que se développer à la suite de nouvelles libéralités des souverains carolingiens. Ainsi, en 884, l'empereur Charles le Gros donnait à l'Eglise de Liège le domaine de Madière (évêché de Metz); en 889, Arnulf de Carinthie accordait à Francon, son fidèle allié, la réunion à son évêché de l'abbaye de Lobbes, d'où dépendait la ville de Thuin. Quelques années après, en 898, Zwentibold, pour récompenser le même prélat de l'avoir soutenu contre son rival, Charles le Simple, lui faisait donation du domaine royal de Theux et de l'abbaye de Fosses. L'évêque Etienne obtenait en 907 de Louis IV, outre une abbaye dans le diocèse de Metz, confirmation de celle de Fosses, avec le tonlieu dans la même localité, et, ce qui était nouveau et bien important, le marché et la monnaie (c'est-à-dire le droit de battre monnaie) à Maestricht (34), comme il l'avait déjà à Huy. De Charles le Simple, Etienne obtenait encore la ratification d'une donation faite par un seigneur du prieuré d'Hastière et de l'abbaye de Saint-Rombaut à Malines, ainsi que d'une vaste forêt dépendant de Theux. Les évêques recevaient donc de toutes mains, de France aussi bien que d'Allemagne (Hansay).
Premières attributions politiques coneédées aux évêques.
Ces biens, dus aux largesses de plusieurs générations de princes étrangers, se trouvaient disséminés, et c'était là un danger. Par compensation, l'unité leur était assurée par la personnalité du propriétaire et par le caractère juridique de l'immunité dont celui-ci jouissait. On a vu en quoi consistait ce privilège. Il faut rappeler aussi que l'évêque exerce déjà dans la limite des terres de son Eglise des pouvoirs de juridiction (le juge privé de Saint-Lambert, origine de l'avoué et du grand maïeur) et d'administration. Le voilà, dès 907, en possession de la faculté de frapper de la monnaie et de percevoir des tonlieux sur les marchés et la navigation. C'étaient là de naissantes attributions politiques qui dépassaient de beaucoup la portée de l'immunité: elles conféraient aux prélats liégeois, à côté de cette immunité préexistante, le comitatus, les droits comtaux. Tout préparait donc à cet égard le prochain principatus de Notger.
Ces faveurs n'étaient pas, il est vrai, sans avoir leurs avantages pour les souverains qui les conféraient. Ceux-ci, en effet, dès la fin du IXe siècle, s'entendirent à merveille pour ne laisser arriver aux dignités ecclésiastiques que des hommes sur lesquels ils pussent compter. A la mort d'Etienne, l'on voit pour la première fois surgir de ces compétitions, comme il s'en produira désormais jusqu'à la fin de l'histoire même de la principauté: Richaire ne fut élu que grâce à l'intervention de Charles le Simple.
Influence exercée par les rois sur l'élection des évêques.
Une fois consacré, l'évêque était soumis à l'influence royale et en retour de la façon dont il s'acquittera de toutes ses obligations féodales vis-à-vis du pouvoir extérieur, il sera protégé et recevra terres et privilèges de toute nature.
C'était de la part des évêques comme des rois une politique fort avisée. Si les dignitaires ecclésiastiques avaient intérêt à chercher un appui au-dehors contre les entreprises incessantes de leurs propres vassaux ou des seigneurs voisins, les rois avaient un égal besoin de s'appuyer sur des princes de l'Eglise tout dévoués à leur cause: « La communauté d'intérêts cimenta l'union du roi avec les évêques et les abbés » (Hansay).
Quand, en 925, se réalisa l'union définitive de la Lotharingie à l'Allemagne. « la politique liégeoise devient décidément allemande » (Hansay.) Les nouveaux empereurs, les Ottoniens d'abord, les Franconiens ensuite, vont nommer les évêques, en les choisissant autant que possible dans les rangs de leurs fonctionnaires de cour; ces prélats sortiront de familles allemandes, en tout cas non apparentées à celles des grands et dangereux dynastes des principautés lotharingiennes (maisons d'Ardenne, de Louvain, de Limbourg).
L'Eglise de Liège, type d'Eglise impériale.
L'Eglise de Liège sera, par excellence, au cours du Xe siècle, une Eglise impériale. Ses chefs seront les conseillers écoutés des souverains régnant en Allemagne; ils leur rendront des services éminents en Lotharingie, dans l'Empire, en italie même. Notger sera le modèle de l'évêque impérial; son épiscopat marquera l'apogée du système qu'Otton I, le nouveau chef du Saint-Empire (936-973), inaugurera dans les Etats de l'Eglise, aussi bien à Cambrai et à Utrecht qu'à Liège, et dont il confiera la réalisation première à son propre frère, saint Brunon, archevêque de Cologne (953-965). C'est ce célèbre personnage, « l'âme de l'épiscopat impérial », qui, pour mieux contenir les seigneurs, partagea l'ancien royaume, devenu le duché de Lotharingie, en Haute-Lotharingie (ou Lorraine) au sud, et en Basse-Lotharingie, qu'on dénomma Lothier, au nord (959). Le pays de Liège était compris dans le Lothier.
FRAGMENT DU GISANT D'ERACLE
Rather, Baldéric, Eracle.
Brunon avait appelé au siège épiscopal mosan Rathier ou Rather (953-956). Appuyé sur ce dévoué vassal, il entreprit de s'attaquer aux forteresses des seigneurs et de réagir de toutes manières contre la toute-puissance féodale. Mais une émeute éclate, la première à Liège: la noblesse du pays parvient, - le fait était bien nouveau -, à forcer l'évêque de quitter son siège, et elle eut cette autre satisfaction de le remplacer par un de ses membres, appartenant à la puissante famille de Regnier au Long Col, Baldéric I (956).
La revanche de Brunon fut prompte. A la mort de l'évêque des seigneurs, il put donner l'évêché à l'un de ses propres compatriotes, le saxon Everachar ou Eracle (959-971). Mais le règne de cet étranger fut derechef marqué par une émeute, et tout semble indiquer que, malgré la haute protection de l'archevêque de Cologne, l'autorité de son protégé resta toujours bien précaire.
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Notger et son siècle. - L'évêché devient une principauté (35).
SCEAU DE NOTGER
Importance considérable du règne de Notger.
La situation des évêques liégeois devait changer complètement avec l'avènement de Notger (Notker), en 972: le pouvoir impérial allait trouver en ce prélat son plus dévoué défenseur, le pays de Liege son protecteur le plus énergique contre les seigneurs (36), enfin, - et c'est surtout en cela que son règne marque une époque décisive dans le développement de l'histoire liégeoise - les successeurs de saint Lambert qui n'avaient été avant lui que des dignitaires de l'Eglise, de grands seigneurs immunistes, devinrent les chefs d'une véritable principauté. Après Notger, Liège aura ses princes-évêques, elle sera la capitale d'un Etat nouveau, d'une unité territoriale et politique nouvelle.
Comment s'est accomplie cette transformation ?
Possessions del’Eglise de Liège confirmées.
Les empereurs 0tton II (973-983), 0tton III (983-1002) et Henri II (1002-1024) commencèrent par confirmer les possessions de l'Eglise de Liège et par renouveler ses privilèges d'immunité (37). Puis ils cédèrent à Notger de riches abbayes royales, comme celle de Gembloux, en 987; en 1006, celles de Saint-Hubert en Ardenne, de Brogne (Saint-Gérard) dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, et de Malonne (près de Namur) ; en outre des domaines royaux (38).
Le prélat se voit de plus assuré d'un véritable ensemble de droits régaliens nouveaux, comme, par exemple, en 974, le droit de tonlieu, de marché, de monnaie et d'accise sur la bière à Fosses: en 980, la confirmation du tonlieu pour les possessions antérieures de l'Eglise de Liège; en 983, le tonlieu et le marché de Visé; en 985, ceux de Maestricht.
Territoires tout entiers acquis avec la jouissance des droits régaliens.
Mais le commencement de cette politique de libéralités et de donations, ce fut l'acquisition, pour Notger et ses successeurs, en pleine propriété, non plus d'une terre ecclésiastique ou d'une prérogative fiscale, mais de comtés entiers, avec la jouissance de tous les droits souverains. C'est, en effet, à partir de 985 que le comté de Huy, à partir de 987 que celui de Brugeron, s'étendant de Tirlemont à Louvain, puis encore certaines propriétés en Hesbaye deviennent des terres liégeoises, soumises directement à l'autorité de l'évêque.
De la sorte était créé le noyau du territoire temporel de I'Etat liégeois. Dès lors aussi les prélats, chefs spirituels d'un diocèse, vont régner sur des domaines territoriaux compacts; et comme toutes les immunités antérieures, confirmées solennellement, comme les comtés nouveaux avec leur population tant libre que servile sont donnés à leur Eglise, devenue ainsi une personne civile, juridique, et non à leur personne, la perpétuité et l'indivisibilité du patrimoine ecclésiastique sont assurées. Ainsi l'on a pu justement dire qu'avait été signé l'acte constitutif de la principauté.
L'évêché devient principauté.
Celle-ci, résultat de la fusion de deux éléments, un territoire et des droits de souveraineté (Hansay), sera indépendante de fait et l'évêque y exercera la juridiction, non plus sur les seules populations vivant sur des terres d'Eglise, mais sur tous leurs habitants indistinctement.
Suzeraineté impériale, mais complète autonomie intérieure.
Le « Prince » devait toutefois reconnaître la haute suzeraineté de l'Empereur, à qui il avait à prêter serment de fidélité et à fournir le service militaire et le « conseil ».
Mais il n'en fut et n'en resta pas moins désormais libre, administrant et réglant en toute liberté ses affaires intérieures. Il en fut ainsi jusqu'à la fin du XVIIle siècle, et c'est un beau spectacle que celui que nous donne ce petit Etat qui sut, à travers toutes les vicissitudes des siècles, maintenir son autonomie, garantir en général son intégrité territoriale, alors que les provinces voisines subirent une succession d'humiliantes et désastreuses suzerainetés étrangères.
A l'augmentation de puissance politique et de prestige que valut à Notger et à ses successeurs leur promotion au rang de seigneurs temporels et de princes d'empire, devait correspondre un développement considérable de la résidence épiscopale ellemême, sa transformation de bourg semi-urbain en une cité digne d'apparaître comme une vraie capitale.
Transformation et embellissement de la ville de Liège.
Notger fut l'agent le plus actif de cette transformation, et en cela il a mérité sans exagération d'être proclamé le « second fondateur de Liège ». Ce n'est pas toutefois que la ville eût jamais cessé de progresser ni de reprendre une vie nouvelle, malgré les désastres accumulés sur elle par l'invasion et l'occupation normandes.
Le peuple des campagnes se sentait attiré vers elle: foule de paysans, gens de condition servile pour la plupart, s'y établirent, et cela explique probablement l'extension de la cité au delà du vallon de la Légia et l'érection par l'évêque Richaire de l'église Saint-Servais (en 935 ou 941), comme son extension tant sur la colline même de Publémont que dans les terrains dits de I'Isle disséminés entre les divers bras de la Meuse. Eracle dut bâtir l'église Saint-Martin, en Publémont (en 963) et il jeta les fondements de l'église Saint-Paul, dans I'Isle (39). Chacune de ces églises fut desservie par un collège de chanoines.
Notger fut le digne successeur de ces prélats. Bien plus qu'eux, il peut être appelé I' « évêque bâtisseur » : « comme avec une baguette de magicien, il fit sortir de terre tout un merveilleux ensemble d'églises, de cloîtres, d'hospices et de palais qui devaient frapper de stupeur les indigènes et les étrangers » (Kurth).
Constructions nouvelles.
On sait que c'est à lui que l'on doit la construction d'une nouvelle et superbe basilique, qui remplaça la cathédrale de saint Hubert. Elle était flanquée de cloîtres pour les chanoines de Saint-Lambert, tandis que, dans ses autres dépendances, s'élevaient des écoles et un hospice pour pèlerins et pauvres.
En face de la cathédrale, Notger fit édifier un nouvel et vaste palais épiscopal, complément nécessaire du temple, centre religieux du diocèse; Saint-Martin et Saint-Paul, commencées par Eracle, furent achevées; Sainte-Croix et Saint-Denis furent bâties sous les auspices de l'évêque par des dignitaires de Saint-Lambert; Saint-Jean dressa ses tours élevées au delà du bras de la Meuse qui longeait la butte de Publémont; Notre-Dame-aux-Fonts, accolée à la cathédrale et rebâtie alors, l'église Saint-Adalbert, construite dans l'lsle auprès de Saint-Jean, servirent d'églises paroissiales, prenant ainsi modestement place à côté des nombreuses collégiales et de la basilique de Saint-Lambert.
LIEGE SOUS NOTGER ET REGINARD - Nagelmakers
L'enceinte notérienne.
L'oeuvre la plus considérable peut-être de Notger, en matière de constructions, fut cependant le tracé d'une enceinte qui devait, tout en délimitant exactement le territoire de la cité, pourvoir aisément à sa sécurité: d'une bourgade ouverte et exposée aux moindres attaques, Notger fit une ville bien emmuraillée, capable de résister longuement.
On a beaucoup discuté à propos du tracé de l'enceinte notgérienne, premier système de défense de notre ville: le pourtour peut cependant en être déterminé dans ses grandes lignes. « Les murs (de Notger) partaient de la station du Palais, se rattachaient au Palais qu'ils suivaient le long de la rue de ce nom, se prolongeaient directement en laissant à l'extérieur la rue Hors-Château jusqu'à peu de distance de la rue de la Rose. Obliquant ensuite à droite, les remparts passaient au-dessus de la rue Féronstrée, au moyen de la porte Hasseline, et se dirigeaient vers la Meuse à travers les propriétés séparant les rues de la Clef et Sur-le-Mont du quai de la Goffe. Ils remontaient le fleuve par le côté gauche des rues de la Cité et Sur-Meuse (40) pour gagner la porte du Vivier à l'intersection des rues Souverain-Pont et Chéravoie. Par une nouvelle courbe, la ligne fortifiée aboutissait à une autre branche de la Meuse qu'elle côtoyait le long de la rue de la Régence, de la place du Théâtre et de la rue Basse-Sauvenière, jusqu'aux degrés des Bégards. Là, elle escaladait la colline, passait derrière l'église Saint-Martin pour redescendre vers Saint-Séverin et revenir au point de départ en face de la rue Saint-Pierre. » (Gobert, les Rues de Liege, art. Rempart.)
Particularité intéressante, cette enceinte, ornée de multiples tours, s'appuyait sur un certain nombre d'édifices, qui constituaient comme autant d'utiles moyens de défense supplémentaire: ainsi en était-il de la basilique de Saint-Martin, du Palais que baignait la Légia, elle-même utilisée pour la protection du quartier du Palais, de Saint-Lambert, de Saint-Denis, de Sainte-Croix, de Saint-Jean, « bastions » encastrés dans la muraille ou excellents observatoires pour suivre ou prévoir les mouvements d'un ennemi (Kurth).
Erection de châteaux-forts dans la principauté.
Liege prenait donc l'aspect d'une grande ville. Et, de même qu'il fortifiait sa propre résidence, l'enfermant derrière des remparts, creusant ou plutôt redressant le bras principal de la Meuse (la Sauvenière) pour le faire contribuer à la défense de la cité, Notger pourvut à la protection des frontières de la principauté en érigeant de véritables châteaux-forts à Thuin, à Fosses, à Malines et ailleurs. Avec celui de Dinant, ils en furent les remparts avancés.
Prise du château de Chèvremont: légende et vérité.
Dans un semblable but de sécurité, Notger travailla a faire tomber les forteresses proches de Liege, qui donnaient asile à des seigneurs remuants et tyrans, « bastilles » dont les maîtres se soustrayaient facilement à l'autorité de l'évêque, tout en terrorisant les populations d'alentour. L'un de ces repaires, danger permanent pour la ville, était celui qu'occupaient les sires de Chèvremont, à quelques kilomètres seulement de la capitale. Une légende, qui a eu longue vie, a voulu que l'évêque ait usé d'un stratagème, véritable acte de perfidie, pour s'en emparer. La critique moderne a pu établir en toute certitude que Chèvremont a été détruit après un siège en règle avec l'aide de l'armée même de l'empereur Otton Ill (41). Au surplus, l'événement n'a d'intérêt que parce qu'il nous montre en Notger un prélat décidé à soumettre quiconque à la loi commune c'est-à-dire au respect de son autorité, prêt à soutenir dans la mesure de ses moyens la politique impériale qui tendait à réduire la puissance des seigneurs.
Fondation de l’église Saint-Croix.
C'est la même pensée qui, au dire du vieux et véridique chroniqueur Anselme, l'aurait fait agir avec tant de décision et d'habileté à l'égard d'un important seigneur qui avait sollicité de lui l'autorisation de bâtir un château (légende du prétendu château Sylvestre) vers l'extrémité de la colline de Publémont, sur la hauteur formant la ligne de faîte entre le vallon de la Légia et la vallée de la Meuse. On sait qu'au lieu des tours et des murs d'un donjon féodal, on vit s'élever les tours et le clocher d'un sanctuaire, l'église Sainte-Croix, dont le prudent évêque avait fait creuser hâtivement les fondations, rendant ainsi vaine toute sollicitation ultérieure.
L'activité de Notger était donc remarquable. Elle lui faisait porter sa sollicitude sur tout ce qui pouvait contribuer à jeter de l'illustration sur sa ville et sur son diocèse.
Notger, propagateur de l'instruction.
En effet, il nous apparaît encore, non plus comme un administrateur ou un bâtisseur, mais comme un propagateur de l'instruction. Se souvenant sans doute d'un passé littéraire qui n'avait pas été sans éclat, il mit tous ses soins à maintenir la réputation que Liége avait pu acquérir: il favorisa l'ouverture, dans les collégiales, d'écoles où se donnait l'enseignement moyen; mais il s'occupa surtout de perfectionner les études dans l'école établie à la cathédrale Saint-Lambert, et celle-ci prit grâce à ses soins des aspects d'université et de grand séminaire, pépinière du lcergé. Il y stimulait en personne le zèle des maîtres et des élèves; il savait surtout y attirer de l'étranger les uns et les autres, et il y admettait des nobles, comme de simples hommes libres et même des serfs.
Les écoles de Liège.
De l'école de Notger sortirent foule d'hommes qui occupèrent brillamment des sièges épiscopaux à Rouen, Cambrai, Verdun, Toul, Utrecht, Salzbourg, à Liège même, tels Wazon, le digne successeur de Notger, et Durand.
Si la capitale de la Wallonie, au XIe siècle, a pu être intitulée « la mère nourricière des hautes études », « la fleur des Gaules », « l'Athènes du Nord », il est certain qu'elle le doit en bonne part à Notger qui a été le promoteur d'un mouvement de rénovation littéraire et scientifique vraiment remarquable.
Les écoles des abbayes du diocèse.
Dans les écoles de Liège, dans celles qui fleurissaient au sein des riches abbayes du diocèse, Lobbes, Saint-Trond, Saint-Hubert, Gembloux, accoururent des étudiants venus de tous les pays voisins, même des pays slaves, qui allaient dans la suite porter à l'étranger les trésors des connaissances amassées auprès des maîtres liégeois. C'est l'époque où brillèrent un Folcuin de Lobbes, un Sigebert de Gembloux; où, parmi les professeurs, on peut signaler le mathématicien Francon, le pédagogue Egbert, l'auteur d'un célèbre traité de morale pour écoliers, le Fecunda ratis, le poète Adelman, le philosophe Gozechin, les théologiens Alger et Rupert, d'autres encore.
Eclat de la science liégeoise.
Les relations multiples des maîtres liégeois avec l'extérieur, dit l'historien Pirenne, les tenaient au courant de toutes les doctrines qui se manifestaient en Occident. Les diverses tendances scientifiques de l'époque avaient leurs représentants dans cette espèce d'université internationale qu'était alors la cité mosane.
GISANT DE BALDERIC II
Les successeurs de Notger.
L'impulsion imprimée par Notger à la prospérité de Liege fut telle qu'elle fit sentir ses effets sous le règne de ses successeurs. Comme de son vivant, les édifices religieux se multiplient, marquant ainsi le progrès de la population, l'extension continuelle des limites habitées de la ville. C'est sous le règne de Baldéric II (1008-1018) (42) la consécration de la collégiale de Saint-Denis et celle de SaintBarthélemy (1017); c'est, en 1016, la fondation de l'abbaye de Saint-Jacques (43), à la pointe orientale de I'Isle; peu de temps après (en 1034), sur les hauteurs extrêmes de Publémont, s'achevait la grandiose abbaye de Saint-Laurent, commencée par Eracle, continuée par Notger, consacrée par l'évêque Réginard (1025-1038).
Nouveaux quartiers, nouvelles industries.
Tout un quartier nouveau, novus vicus, Neuvice, se forme entre le Marché et la Meuse. Bientôt le fleuve lui-même sera franchi par le premier pont connu à Liege, le Pont des Arches, édifié en 1033, tandis que sur ses bras, l'on jette le pont d'Avroy, le pont d'Amercœur, et peut-être déjà le pont d'lsle.
Alentour de la cité, enfin, on voyait surgir, disséminés dans les campagnes cultivées, de nouveaux sanctuaires, tels Saint- Remacle au Pont, en Amercoeur, Sainte-Véronique (reconstruite), dans le quartier d'Avroy, Saint-Gilles, plus loin et plus haut que Publémont, Saint-Léonard au nord de la ville, Saint-Vincent, à l'est. Ainsi se formaient petit à petit, dans I'Isle et sur ses confins ou contre les murailles mêmes de l'enceinte, des vinâves (44) nouveaux, où, avec le temps, avec le développement du commerce, le progrès de l'agriculture, l'apparition de l'industrie, autres caractéristiques du Xle siècle liégeois, se groupera une population remuante, laborieuse, qui ne tardera plus longtemps à manifester sa volonté de prendre sa place dans « la cité des prêtres et des nobles ».
Le Tribunal des Echevins.
Dans cette ville qui progressait à vue d'œil et groupait toujours plus des populations d'origine et d'occupations diverses, la vie civile devait évidemment aussi évoluer et finir par trouver son organe autorisé. Elle le trouva, au cours du XIe siècle, dans le tribunal des Echevins.
L'avoué de Liège.
C'est aussi à Notger, ce fécond initiateur, que l'on fait remonter l'institution de l'avoué de Liège, qu'il ne faut point confondre avec l'avoué, protecteur de l'Eglise épiscopale, l'avoué de Saint-Lumbert (1027), appelé plus tard l'avoué de la Hesbaye.
L'avoué de la cité remplaça vraisemblablement ce juge privé que l'on a vu exister déjà au temps de l'évêque Lambert (45). Lui-même perdra, du reste, plus tard ses fonctions devenues d'ordre public. Le maïeur finira par le remplacer à la tête du tribunal local. Les membres de ce corps judiciaire étaient choisis par le prince au sein des grandes familles, parmi ses ministériaux, ministériales, dans ce patriciat urbain chez qui se recrutèrent pendant des générations les fonctionnaires principaux du nouvel Etat liégeois. Ils étaient au nombre de 14, et leur juridiction s'étendait à tous les habitants de la ville qui n'appartenaient pas à l'un des groupes privilégiés de la noblesse ou du clergé et de leurs serviteurs, parce que ces corps avaient leurs juridictions spéciales. Leurs fonctions étaient viagères, mais en fait ils parvinrent à les constituer à l'état de véritables monopoles pour leurs familles.
La masse de la population, que ne tourmentaient pas encore des désirs d'autonomie et de liberté sociale, vivait donc sous des lois lui garantissant la meilleure justice possible en ces temps éloignés, de même qu'elle trouvait en ses évêques des souverains capables de lui assurer la sécurité matérielle et de maintenir l'ordre public.
En résumé, tout avait conspiré à faire de la principauté de Liège, au siècle de Notger, un Etat déjà solidement constitué, et de ses chefs des personnages dont la puissance politique était appréciée au-dehors à sa valeur.
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De Wazon à Otbert (XIe et XIIe siècles).
Liége, Eglise impériale, et les seigneurs lotharingiens.
La querelle des Investitures dans le diocèse de Liège.
L'historien doit détourner quelque temps ses regards de ce qui intéresse la ville même, pour examiner le rôle que les événements si troublés qui se déroulèrent en Lotharingie, firent jouer à nos princes-évêques.
On a vu précédemment ce qu'il faut entendre par Eglise impériale dans les pays situés entre le Rhin et l'Escaut, dans cette vaste « marche » de la Germanie occidentale. Des prélats, tels que ceux de Liège, ont pu à bon droit être considérés comme de véritables « gouverneurs impériaux » : un Notger, un Gérard de Cambrai en sont de vrais prototypes.
Mais, malgré le dévouement, la loyauté, l'intelligence, la puissance de ses représentants, l'épiscopat lotharingien ne parvint pas en fin de compte à soutenir le rôle qu'il était appelé à jouer, à réaliser pour longtemps la mission qu'on lui avait confiée.
Luttes entre les princes lotharingiens et les empereurs.
La Lotharingie, en effet, fut toujours une province mal soumise a l'influence politique allemande; ses nombreux seigneurs ne voulaient accepter de la part des empereurs, étrangers au pays, qu'une suzeraineté toute nominale qui leur laisserait les coudées franches et toute liberté pour attirer et retenir à eux les populations laïques. C'est ainsi qu'on vit se former des dynastes locaux, ancêtres des comtes de Namur, des comtes de Hainaut, des ducs de Brabant, des comtes de Hollande, des ducs de Luxembourg; c'est cet esprit d'autonomie particulariste qui suscita des luttes ardentes entre les descendants de Regnier au Long Col et de Giselbert, les Regnier de Hainaut et les Lambert de Louvain, d'une part, et les premiers des princes de la maison d'Ardenne qui avaient été pourvus de la dignité et du titre de ducs de BasseLotharingie (46)
La bataille de Florennes, en 1015, où le duc Godefroid le Pacifique vainquit une coalition des princes nationaux, est l'un des épisodes les plus marquants de ces guerres au cours desquelles la communauté des intérêts et des buts, c'est-à-dire la défense de l'autorité impériale, avait maintenu étroite l'alliance des évêques et du représentant de l'Empire, Henri II (1002-1024).
Dangers que court la principauté.
Aussi est-ce l'Eglise impériale que la féodalité va essayer d'atteindre tout d'abord, quand le neveu du vainqueur de Florennes, Godefroid le Barbu, duc en Haute-Lotharingie, fomenta lui-même une formidable révolte, pour déposséder son frère de la Basse-Lotharingie. Le vassal rebelle eut cette fois derrière lui l'aristocratie lotharingienne, car la cause du duc se confondait à présent avec la leur et comme la puissance acquise par les évêques faisait obstacle à ses ambitions, c'est elle que l'on va s'acharner à ruiner. « On travaille systématiquement à détruire en l'Eglise le boulevard de l'Empire » (Pirenne).
Godefroid prit sur lui la tâche de vinculer toute résistance, dans les évêchés de Verdun et de Liège. Dans ce dernier évêché régnait Wazon (1042-1048).
Notger avait eu pour successeurs Bldéric II, puis Wolbodon, Durand et Réginard, dont le règne n'offre rien de remarquable. Nithard reçut de l'empereur Henri III la Hesbaye actuelle, partie détachée de l'ancien Pagus Hasbaniae. (Voir plus loin, page 44.)
Wazon résiste à la politique d'absorption des seigneurs.
Wazon, homme énergique, serviteur loyal et fidèle de son imperial suzerain, Henri III (47), sut courageusement tenir tête au Barbu et à ses alliés. Appuyé sur une population attachée à ses princes, il arma tous ses sujets, mit la ville en état de défense, et présida lui-même aux opérations militaires. Grâce à lui, la place resta imprenable, tandis que Verdun était livrée aux flammes et le diocèse d'Utrecht mis au pillage.
Wazon apparaît donc, digne émule de Notger, comme le représentant le plus parfait du loyalisme monarchique des évêques mosans. La fidélité de ceux-ci à défendre les chefs de l'Empire ne se démentira pas pendant longtemps encore, et elle sera la caractéristique des prélats qui régnèrent à l'abri de toute puissance impériale, de Notger à Otbert.
Ce dévoûment fut poussé si loin à la longue qu'il amena au sein de la principauté une situation telle qu'elle y mit en péril la paix religieuse et faillit compromettre la puissance même des évêques.
Réforme monastique venue de Cluny.
Sans parler de cette première renaissance monastique due a Gérard de Brogne (près de Namur) et qui tendait déjà à rétablir dans une foule de maisons religieuses la pureté primitive de la règle de saint Benoît (923), il faut, pour apprécier la suite du récit, savoir qu'au début du Xle siècle, un autre mouvement de réforme de la discipline monastique, parti de la grande abbaye de Cluny en France (près de Mâcon), se propagea dans nos provinces répandant partout des tendances purement ascétiques (48). Le célèbre abbé de Stavelot et de Trèves, Poppon, s'en fit le propagateur dans les régions du bassin du Rhin et de la Meuse: les monastères de Florennes, Lobbes, Gembloux adoptèrent les règles clunisiennes (1010) et bientôt « l'esprit nouveau triompha partout d'une manière irrésistible » (Pirenne).
Ses conséquences politiques.
Or, cette réforme emporta des conséquences dans l'ordre politique, qui, seules, nous intéressent ici. Par une suite logique de leurs principes, les Clunisiens ne pouvaient en effet admettre qu'un évêque, qu'un abbé pût être nommé par l'Empereur et dût à une investiture émanant d'un laïc son autorité spirituelle. L'Eglise impériale ne pouvait donc être approuvée par les réformateurs: elle était considérée par eux comme composée de prêtres simoniaques (49). On y voyait alors trop de titulaires d'évêchés, créatures du pouvoir impérial, se comporter plus en seigneurs féodaux qu'en dignitaires de l'Eglise. L'ignorance, l'incontinence, l'abus du mariage étaient d'autres vices qui atteignaient ceux-ci, tandis que la foi et les moeurs baissaient au sein de la masse des fidèles.
Les décrets de Gregoire VII.
Tel était le spectacle que donnait l'AIlemagne religieuse, quand un moine nourri des idées professées à Cluny, ancien pensionnaire de l'abbaye française, ceignit la tiare pontificale sous le nom, devenu fameux, de Grégoire VII. En lui, la réforme va trouver son défenseur le plus ardent, le plus énergique, le plus irréductible. Les décrets retentissants qu'il fulmina en 1075 contre les prêtres et évêques mariés et contre les investitures laïques durent, on le conçoit, semer le trouble dans bien des consciences et agiter profondément les esprits dans les diocèses dont les chefs, comme à Cambrai et à Liege, devaient leur autorité et leur prestige à la protection des empereurs.
Le régime politico-religieux inauguré par saint Brunon se voyait donc battu en brêche autant par la réforme religieuse que par la résistance des princes laïques. Aussi n'est-il pas étonnant qu'à mesure que l'Empire et Rome se dressaient en face l'un de l'autre dans une attitude de combat, les évêques lotharingiens hésitèrent sur la politique à adopter, ne sachant trop quelle position prendre.
Attitude des évêques liégeois.
Wazon, lui, sut habilement combiner son penchant pour les doctrines religieuses nouvelles avec le dévouement absolu à la cause de la légitimité impériale. Théoduin (1048-1075) se vit rappelé à l'ordre par le pape lui-même, mais resta impérialiste. Son successeur, Henri de Verdun (1075-1091), nommé par l'empereur Henri IV, prend part tout d'abord à l'assemblée de Worms qui ose proclamer la déchéance de Grégoire VII, mais sur le terrain religieux, ii réalise les réformes réclamées par le pape.
Règne d'Otbert.
Avec Otbert (1091-1119), on voit monter sur le trône épiscopal de Liège un nouveau type de prélat impérialiste, bien plus, de prélat simoniaque, car l'empereur n'avait-il pas exigé de son candidat une somme énorme d'argent (Pirenne)? Grâce à lui, « Liège fut alors un des derniers boulevards de l'Egiise impériale ».
La lutte y tut ardente entre impériaux et grégoristes. Aux écrits de Sigebert de Gembloux, qui combattent vigoureusement les théories papistes, répondent les persécutions dont les prêtres mariés, les évêques et abbés simoniaques sont l'objet de la part des moines, du peuple excité par eux, et aussi de la part des princes, de cette aristocratie laïque qui trouva dans ces conflits religieux un admirable terrain d'attaque contre l'autorité des chefs des diocèses et celle de l'empereur.
Otbert, il faut lui accorder cette justice, n'hésita pas sur ce qu'il croyait être son devoir. Il sacrifia ses obligations de pasteur des âmes, de serviteur de l'Eglise romaine à celles de vassal du chef du Saint-Empire romain. Il s'attira l'excommunication, mais il sut se maintenir à Liège. Il n'abandonna jamais son empereur. Par son énergie, il entraîna les Liégeois à combattre le fils de son maître, le futur Henri V, au pont de Visé, et lui infligeait une humiliante défaite. Et quand, pourchassé, vaincu finalement, Henri IV dut chercher un refuge à l'étranger, c'est à Liege, à la cour d'Otbert, qu'il trouva un asile, qu'il passa ses dernières années dans le calme et la sécurité; c'est dans la cathédrale Saint-Lambert qu'il fut inhumé, en 1106.
Le Concordat de Worms.
Mais ce fut là comme la dernière victoire de la politique allemande en Lotharingie. On ne revit plus un second Otbert, parce que la chose n'était plus possible. Le Concordat de Worms, signé en 1122 par Henri IV et lepape Calixte, réglait une fois pour toutes la question des investitures ecclésiastiques. La réforme clunisienne l'emportait partout, mais, en Lotharingie particulièrement, sa victoire était en même temps celle de la féodalité princière. Partout celle-ci affermit définitivement ses positions, et la dignité de duc de Lotharingie ne fut plus qu'un nom: l'autorité réelle est entièrement passée entre les mains des comtes et des ducs. « Le terrain gagné depuis un siècle par l'Eglise impériale est perdu en quelques années; l'ancien régime craque et s'écroule sous l'action combinée de la féodalité et de la réforme religieuse » (Pirenne).
Evêques élus sous l'influence des princes des Etats voisins.
Cette résolution devait avoir tout naturellement sa répercussion sur la situation faite aux évêques de Liège, comme d'ailleurs. D'abord, une fois Henri IV et Otbert disparus, les chefs du diocèse mosan ne furent plus, à peu d'exceptions près, que des membres de familles souveraines appartenant au pays. Puis, par le fait même, ils tombent sous l'influence de ces princes laïques; enfin les élections épiscopales seront l'occasion de rivalités d'ambition entre les dynasties locales et la cause de troubles continuels.
Ainsi le successeur immédiat d'Otbert fut Frédéric (1119-1121), frère du comte de Namur; il eut pour compétiteur Alexandre de Juliers, que soutenaient l'empereur et le duc de Lotharingie, Godefroid I le Barbu ou de Louvain (1095-1140). Il l'emporta, mais il mourut bientôt, empoisonné à l'instigation de son adversaire.
Pendant deux ans, on ne put trouver de titulaire à la dignité épiscopale. Un frère du duc de Brabant (Godefroid I), Albéron de Louvain (1123-1128) fut alors élu grâce au grand crédit de son parent.
Après Alexandre de Juliers (1128-1135), protégé du même duc, le siège est occupé par Albéron Il de Namur (1136-1145), beaufrère du duc de Brabant, et allié à plusieurs autres familles lotharingiennes, puis par Henri de Leyen (1145-1164), frère du duc de Limbourg.
L'évêque suivant, Alexandre d'Oeren (1165-1167), d'origine allemande, fut choisi, lui, sous l'influence de l'empereur Frédéric I Barberousse. A sa mort, le chapitre élut Raoul de Zaehringen (1167-1191). De nouveau, le prélat devait son élection à l'intervention de ses parents, Henri de Namur et Luxembourg et Baudouin, comte de Hainaut.
L'évêque saint Albert de Louvain. Son assassinat.
L'élection et le règne de son successeur, saint Albert de Louvain (1191-1192) sont encore plus caractéristiques des conditions dans lesquelles étaient alors promus les évêques nouveaux, ainsi que des compétitions qui surgissaient au sein des villes épiscopales à propos de leur nomination.
Quand on apprit la mort de Raoul de Zaehringen, on vit aussitôt arriver à Liège toute la noblesse des pays voisins, entre autres Henri de Limbourg, Henri I duc de Brabant (dit le Guerroyeur), Baudouin VIII, comte de Hainaut, Albert, comte de Moha, venus tous avec une nombreuse suite, pour peser sur le vote des membres du chapitre de Saint-Lambert, de sorte que, a pu dire un auteur (Daris), la cité ressemblait à une place de guerre .
L'archidiacre Albert, frère du prince brabançon, était appuyé par ses oncles de Limbourg et de Moha, tandis qu'un autre candidat, Albert de Rethel, l'était par le comte de Hainaut et par sa nièce, l'impératrice Constance elle-même, femme de Henri VI. Albert de Louvain l'emporta à une majorité imposante, ce qui n'empêcha pas son compétiteur de solliciter, lui aussi, de l'empereur l'investiture de la principauté. Le monarque suspendit sa décision puis, redoutant l'influence toujours grandissante de la famille d'Albert, il fit déclarer l'élection douteuse. Bien plus, il finit par la rejeter et conféra d'office le siège épiscopal à son protégé, le chanoine Lothaire de Hochstaden. C'était un cas de pression, compliqué de simonie, qui provoqua un appel du chapitre cathédral au souverain pontife. Celui-ci ratifia l'élection faite valablement et régulièrement en faveur d'Albert, alors que l'empereur continuait à maintenir par tous les moyens son favori, que soutenait également le comte de Hainaut. Albert se faisait cependant sacrer par l'archevêque de Reims. Sa cause paraissait néanmoins perdue, son frère même ayant dû l'abandonner. Il vivait plutôt pauvrement à Reims, quand trois chevaliers allemands, voulant faire leur cour à l'empereur, allèrent lâchement l'y assassiner (1192). Un véritable guerre féodale s'ensuivit; une coalition se forma, qui ne tendait à rien moins qu'à s'en prendre à l'empereur même que l'on rendait responsable du meurtre commis. Le chef de l'Empire, comprenant sans doute le danger, finit par abandonner son protégé et Lothaire, excommunié déjà par le pape et privé de ses bénéfices, perdit la partie.
L'échec était surtout sensible pour Henri VI, car c'est la féodalité lotharingienne qui, en réalité, se trouvait victorieuse dans un conflit qui l'avait, une fois de plus, mise en face du pouvoir souverain. Les temps étaient bien changés depuis un siècle!
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Nouvelles acquisitions de la principauté.
L'Etat liégeois aux XIIe et XIIIe siècles.
Influence grandissante des évêques liégeois.
L'intérêt que les empereurs avaient à maintenir leur crédit au sein de la principauté, comme celui que les seigneurs avaient à voir à sa tête un membre de leurs familles ou une personnalité ayant leur confiance se comprenaient assez, si l'on songe que l'Etat liégeois acquérait avec les années une importance territoriale et une puissance politique et économique considérables. Il n'avait cessé, en effet, depuis Notger, de s'agrandir dans toutes les directions et d'être l'objet de nouvelles faveurs impériales.
Acquisition d'une partie de la Hesbaye.
Nithard (1038-1042) reçut, par exemple, de l'empereur Henri III, en 1040, le comté d'Hasbinga, c'est-à-dire le pays de Waremme, la Hesbaye, avec tous les droits de monnaie et de tonlieu.
Théoduin.
Théoduin (1048-1075) vit l'empereur Henri IV confirmer à l'Eglise de Liège, en 1070, toutes ses possessions antérieures, auxquelles s'ajouta celle du château d'Argenteau. II put désormais aussi exercer à Dinant, dont le château serait reconstruit, les droits de monnaie et de tonlieu « pour être tenus librement en fief de l'Empire». Il pouvait aussi forger de la monnaie épiscopale à Thuin.
L'inféodation du Hainaut.
C'est sous le règne de ce prélat que la comtesse Richilde et son fils Baudouin de Hainaut placèrent « sous la mouvance de l'église de Liege », en d'autres termes lui inféodèrent leur comté (50) (les châtellenies de Mons et de Beaumont, la marche de Valenciennes, les abbayes de Sainte-Waudru, de Maubeuge, de Saint-Ghislain, de Hautmont, etc., avec tonlieux, monnayages, etc.). Cette inféodation ne prit fin qu'en 1408, après la défaite des Liégeois à Othée.
Henri de Verdun.
Henri de Verdun (1075-1091) incorpora définitivement à la principauté le château et le pays de Waremme (1078) et acquit à prix d'argent, de Richilde de Hainaut, le château de Mirwart, près de Saint-Hubert (entre 1078 et 1082) (51)
Otbert: acquisition des terres de Couvin et de Bouillon.
A Otbert (1091-1119) l'Etat liégeois est redevable de sérieux accroissements. Comme la première croisade se préparait et que les seigneurs cherchaient, en vendant leurs domaines, à se procurer l'argent nécessaire à leur voyage en Terre-Sainte, l'évêque sut habilement profiter des circonstances: il acheta de la sorte, en 1096, au duc de Lothier, Godefroid (de Verdun ou de Bouillon), le château et la terre de Bouillon (pour 1500 livres d'argent) et au comte Baudouin de Hainaut le château et la terre de Couvin, dont les dépendances s'allongeaient de la Meuse à Chimay. Il s'empara également du château de Clermont-sur-Meuse dont les seigneurs molestaient les marchands de la vallée (52),
Henri de Leyen.
La série des acquisitions continue (53) sous Henri de Leyen (1145-1164). En l'année 1154, il fit celle des châteaux de Rolduc, de Sichen, Sussen, Diepenbeek et Duras, dans le comté de Looz (54). C'est ce princeévêque, devenu l'un des vassaux les plus fidèles et les plus dévoués du grand empereur Frédéric I Barberousse, qui obtint de ce dernier, en 1155, après celle que venait déjà de lui donner le pape Adrien IV, la confirmation solennelle de toutes les possessions de I'Eglise de Liege (55). (Daris, Histoire du diocèse et de la principauté depuis leur origine jusqu'au XIIIe siècle).
Raoul de Zaehringen.
Sous l'épiscopat de Raoul de Zaehringen (1167-1191), le comté de Looz, croit-on, est devenu un fief de l'Eglise de Liège (1180 ou 1190). Ce n'est en tout cas que beaucoup plus tard, en 1365 on 1366, que ce vaste territoire sera incorporé définitivement à la principauté (56).
Hugues de Pierrepont.
Hugues de Pierrepont (1200-1229) obtint le comté de Moha (1206); en outre, il acheta à l’évêque de Metz tous les droits seigneuriaux que celui-ci possédait en propre dans la ville de Saint-Trond, ce qui valut à l'Eglise de Saint-Lambert la souveraineté sur la cité entière, en même temps que sur l'abbaye même, antique possession de l'évêché messin. C'était en 1227. Cette année encore, les abbayes de Waulsort et de Hastière devenaient des dépendances de l'évêché de Liège. Le comte de Looz fait hommage à Hugues des forts de Montenaeken, Brusthem, Halle et Lummen. La terre de Waleffe, enfin, devient liégeoise (57).
A peu de choses près, la principauté avail donc atteint vers le milieu du XIIIe siècle un développement qu'elle ne dépassa plus guère.
Primitivement composée des domaines appartenant en propre à l'Eglise de Tongres, elle s'était, en résumé, formée par l'accumulation de terres dont la protection intéressée des empereurs avait comblé ses souverains: comtés vacants ou confisqués sur des rebelles, châteaux, forêts, monastères, alleux de toute espèce; par l'octroi de droits régaliens qui avaient fait des évêques propriétaires des souverains temporels, assimilables en tous points aux seigneurs laïques.
Défaut de continuité des diverses parties de la principauté.
Ce qui différenciait toutefois notre pays des Etats voisins et ce qui résultait de la façon même dont il avait été constitué, c'était la forme irrégulière, étrange, de ses contours: allongé de la Basse-Meuse à la Semois, lançant comme des pointes avancées à l'est vers la Fagne, au sud-ouest vers la Haute-Sambre et le pays de Chimay, présentant à Dinant un étranglement extrême, ayant des parties enclavées dans des territoires étrangers, tels la seigneurie de Malines (58) et le duché de Bouillon, il était tout l'opposé d'une masse continue.
On comprend que plus d'un évêque, comme Baldéric Il, Wazon, et surtout Otbert, durent songer, à l'exemple de Notger, à couvrir les frontières si découpées de leur territoire de nombreuses forteresses ou à acquérir des châteaux, postes de défense contre les menaces d'empiètement de leurs puissants voisins.
Ses conséquences.
Cerné comme il l'était entre des territoires laïcs que leurs maîtres ne cherchaient qu'à étendre, il devait être en effet pour eux une proie bien tentante. Sa position géographique l'exposait à tous les dangers d'une invasion et d'un démembrement.
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Les évêques de Liege et les ducs de Brabant (59).
Parmi les souverains des principautés voisines, ce sont ceux du Brabant dont les évêques de Liège avaient le plus à redouter la politique d'absorption et d'expansion territoriale.
Domaine et puissance des ducs de Brabant aux XIe et XIIe siècle.
Dès le début du XIe siècle, les comtes de Louvain, devenus ducs de Brabant, régnaient sur tout le centre de la Lotharingie. Leurs domaines allaient du bas Escaut à la basse Meuse et touchaient à la Flandre, au Hainaut, au pays de Namur, à la principauté de Liège sur une vaste étendue à l'est, à la Hollande dans le nord. Avec la dignité de ducs de Lotharingie, leur prestige grandit en même temps que leur fierté ambitieuse. Chacun de leurs voisins eut à se garder de leurs velléités de domination.
Les princes flamands et hennuyers étaient difficiles à entamer.
Les évêques de Liège, au contraire, semblaient devoir offrir moins de résistance. Les élections épiscopales fournissaient déjà aux Brabançons de multiples occasions d'intervenir, et, en faisant triompher des candidats de leur choix, d'étendre leur influence au mieux de leurs intérêts. On a vu par quelques exemples qu'ils ne se firent pas faute d'user de ce moyen indirect pour soumettre l'Etat épiscopal liégeois à une sorte de tutelle.
Henri I le Guerroyeur.
C'est le duc Henri I le Guerroyeur (1190-1235) qui personnifia le mieux cette politique tendant à faire de son pays « un Etat compact et solide, capable d'imposer autour de lui son hégémonie, de sorte que la maison de Brabant devint le chef et l'arbitre de cet ensemble de territoires qui s'enchevêtraient les uns dans les autres entre le Rhin et l'Escaut » (Pirenne). De même qu'il intervint dans l'évêché de Cambrai, il visa aussi et surtout à atteindre notre principauté. En cela, tous ses prédécesseurs lui avaient déjà tracé la voie à suivre. Le diocèse de Liège s'étendait sur la plus grande partie des terres brabançonnes: il importait donc de soumettre politiquement à son pouvoir le chef de ce diocèse; il fallait, d'autre part, s'affranchir de la juridiction du Tribunal de paix, créé en 1082 par Henri de Verdun (60). Enfin, il se mêlait à ces considérations d'autres mobiles d'ordre économique, tout aussi importants, sinon davantage, aux yeux des ducs, souverains aux conceptions très réalistes.
Mobiles politiques et économique de son attitude a l'égard des princes-évêques.
A partir du milieu du XIle siècle, une grande voie commerciale, de communication terrestre, s'était établie de Cologne à Bruges, franchissant la Meuse a Maestricht, passant par Tongres, Saint-Trond, Léau, Louvain, Bruxelles et Alost, se dirigeant vers le golfe du Zwyn. L'industrie et le commerce dans les pays du Nord ayant fait des progrès considérables, Louvain, Bruxelles, Anvers prenaient une réelle importance et le Brabant se couvrait de localités nouvelles. Or, les terres de l'évêque de Liège s'interposaient vraiment entre les pays rhénans et le populeux Brabant: cette situation mettait en réalité les ducs sous la dépendance économique de leur voisin de l'Est. C'est à devenir maîtres de la route de l'Allemagne, c'est à délivrer leur pays de cette sorte de sujétion commerciale que ces puissants seigneurs vont consacrer une bonne partie de leur activité. La défense contre « l'ennemi national » (Kurth) va être, au Xllle siècle, la caractéristique de l'histoire liégeoise au point de vue des relations extérieures.
Pour réaliser ses plans d'agrandissement territorial et de domination économique, le duc Henri, « l'homme de toutes les violences, de toutes les intrigues, de tous les parjures » (Pirenne), profita du premier prétexte pour envahir le territoire liégeois.
Prétexte a un conflit.
Comme l'évêque alors régnant, Hugues de Pierrepont, venait de reconnaître la promotion à l'Empire du jeune Frédéric II de Hohenstaufen, que le pape opposait à Otton IV de Brunswick, et comme ce dernier avait dans le duc de Brabant non seulement un beau-père, mais momentanément un défenseur tout dévoué, l'ambitieux Brabançon se fit donner la mission de ramener les Liégeois à son parti et, en cas de refus, de châtier exemplairement leur ville. Celle-ci fut, en effet, prise et mise à sac (1212). Hugues résista vigoureusement et, aidé des comtes de Flandre et de Namur, il parvint à menacer à son tour l'assaillant jusque dans ses Etats.
Victoire des Liégeois à Steppes.
Mais, grâce à une nouvelle volte-face, Henri s'alliait au roi de France, Philippe- Auguste, et s'unissait à lui contre Ferrand de Portugal, comte de Flandre. Tandis que ce prince était occupé à parer les attaques du souverain capétien, le duc entra de nouveau en Hesbaye, brûlant et ravageant tout sur son passage. Il y eut alors contre ce turbulent et dangereux voisin comme une sorte de révolte patriotique. Les Liégeois se levèrent en masse contre l'ennemi brabançon. Henri n'osa plus tenter l'attaque de la capitale. Se retirant dans la plaine hesbignonne, il y fut poursuivi et les campagnes de Steppes, près de Montenaeken, virent alors la première défaite d'une armée féodale par des milices populaires (1213). « Celles-ci subirent brillamment l'épreuve, et l'élan de la cavalerie brabançonne vint se briser sur les lances fichées en terre des bourgeois de Liège, de Huy, de Dinant et de Fosses. Sur un théâtre plus modeste et à cent ans de distance, la journée de Steppes annonce celle de Courtrai » (Pirenne).
Echec des tentatives de Henri.
Les Liégeois usèrent hardiment de leurs avantages. Ils mirent à leur tour à feu et à sang les terres de leur ennemi. Celui-ci, menacé en même temps par un retour offensif de Ferrand de Portugal, dut à la fin céder et s'humilier devant ses adversaires.
Bientôt l'éclatante victoire remportée à Bouvines par PhilippeAuguste (1214) sur la coalition du roi d'Angleterre, jean sans Terre, du comte de Flandre, de Henri I de Brabant, retourné de nouveau contre le monarque français, et de l'empereur Otton de Brunswick, vint modifier profondément la situation. Le duc de Brabant se réconcilia avec le vainqueur et, trop heureux de prêter serment à Frédéric Il, le nouveau souverain allemand, et d'en recevoir en fief une partie de la ville de Maestricht, il ne tenta plus rien contre l'évêque de Liège.
Sa politique poursuivie par ses successeurs.
Les successeurs ne perdirent cependant jamais de vue le but qu'il s'était assigné. De Henri II à jean I le Victorieux, ils essayèrent par tous les moyens d'arriver à leurs fins: par exemple, ils construisirent un fort à Wyck en face de Maestricht, tentèrent de s'emparer de Saint-Trond, s'immiscèrent dans les élections épiscopales; enfin, comme ce dernier moyen devenait de jour en jour plus difficile, ils intervinrent dans les démêlés qui, durant tout le XIlIe siècle, allaient surgir continuellement entre le prince et les villes liégeoises, et cela afin de neutraliser les partis en présence et de les maintenir, si possible, dans leur dépendance.
Jean I et l'acquisition du Limbourg.
Il en fut ainsi jusqu'au règne de jean I (1261-1294). Ce prince est célèbre par l'acquisition qu'il fit, après sa victoire de Woeringen (Prusse rhénane) en 1288, de l'important duché de Limbourg (61).
Conséquences pour la principauté.
Or, cette bataille, en augmentant considérablement la puissance territoriale des ducs de Brabant, eut pour le pays de Liège des conséquences énormes, car elle rendit les descendants de jean I maîtres d'une section importante de cette route vers le Rhin, pour la conquête de laquelle ses ancêtres avaient si longtemps lutté. Résultat encore plus sensible pour les évêques de Liège, ceux-ci voyaient désormais leurs domaines enserrés dans ceux des souverains brabançons. Dorénavant, ce ne furent plus les ducs qui pouvaient avoir à redouter l'hostilité des évêques, ce furent ces derniers, au contraire, qui allaient avoir tout à craindre du double voisinage, à l'Est et à l'Ouest, d'un adversaire devenu tout puissant. Jamais, peut-on dire, un accord complet et cordial ne subsista entre les princesévêques et les ducs; des difficultés de toute nature, mais surtout d'ordre économique, s'élevèrent entre eux, et à la veille encore de leur disparition commune à l'extrême fin du XVIIIe siècle, le conflit multiséculaire de leurs intérêts politiques et commerciaux n'avait pu être aplani.
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Les Institutions publiques â Liège au XIIe siècle.
Les XIIe et XIlIe siècles n'ont pas été seulement l'époque où la principauté de Liège, arrivée à son plein épanouissement territorial, a dû lutter pour défendre son intégrité et protéger son indépendance; ils sont bien plus et avant tout ceux où la cité même de Liège sera le théâtre de perpétuels conflits d'ordre politique et social entre les pouvoirs constitués et le peuple, ceux où s'organisera une véritable Commune liégeoise, où s'épanouiront avec la Charte d'Albert de Cuyck les premières libertés publiques.
Pour bien apprécier l'intérêt de ces luttes intérieures en l'évolution desquelles va consister longtemps l'histoire du pays de Liège, il importe d'examiner quelles étaient les institutions publiques au Xlle siècle.
§ 1. Le prince-évêque et le Chapitre cathédral.
Le mode d’élection des évêques.
A la tête de I'Etat se trouvait le prince-évêque. Depuis le concordat de Worms de 1122, qui mit fin à la Querelle des Investitures et ruina l'influence de l'Eglise impériale en Lotharingie, l'élection des chefs du diocèse, soustraite à l'ingérence directe et trop exclusivement prépondérante du pouvoir central, avait été donnée aux chanoines du chapitre cathédral de Saint-Lambert, au nombre de 60. L'empereur ne conservait plus que l'investiture laïque, c'est-à-dire le droit de remettre à l'évêque, prince d'Empire, le sceptre et l'épée, symboles de son pouvoir temporel. Le pape conférait à l'élu l'investiture spirituelle, par la crosse et l'anneau. Sa reconnaissance par la cour de Rome et son sacre par un métropolitain lui donnaient seuls le droit d'exercer son saint ministère.
Les liens qui rattachaient à l'Empire la principauté de Liège, comme les autres Etats de la Lotharingie, se relâchèrent considérablement, dès le XIIe siècle, par suite de l'affaiblissement même du pouvoir impérial. Les évêques, loin d'en tirer avantage, se trouvèrent plutôt comme désarmés à la fois devant la féodalité princière qui contribua, on l'a vu, à les hisser au pouvoir, et devant le chapitre qui les nommait.
Le prince-évêque et le Chapitre cathédral.
Les chanoines de Saint-Lambert, électeurs du Prince, élevèrent bientôt des prétentions, s'érigèrent en contrôleurs de l'autorité de leur seigneur, s'arrogeant le droit d'approuver ou de désapprouver les édits. Le Chapitre devint vite une grande force dans l'Etat liégeois: en réalité, même, à partir de la fin du XIIe siècle, c'est lui qui gouverne, tandis que l'évêque règne, « si bien que le pays prend l'apparence d'une république ecclésiastique » (Pirenne).
Puissance du Chapitre.
Et cela se comprend assez. Les évêques sont pour la plupart étrangers au pays et ils appartiennent à des dynasties les plus différentes. Ils se succèdent parfois à de courts intervalles. Le Chapitre a pour lui, au contraire, la stabilité et la continuité qui fait tant défaut aux chefs de l'Etat. Il peut pratiquer une politique suivie et il finira par représenter les intérêts permanents de la principauté; il deviendra en face du pouvoir princier, dont il sera le contrepoids, un organisme constitutionnel prépondérant. II formera aussi bientôt un corps privilégié en même temps qu'un groupe politique à part, qui portera dans l'histoire liégeoise le nom d'Etat primaire.
Le Conseil de l'évêque.
L'évêque a également à côté de lui un conseil, élargissement du primitif synode diocésain, qui l'aide dans l'administration temporelle et spirituelle du territoire épiscopal, et se compose par conséquent de laïcs et d'ecclésiastiques.
Ses vassaux, les ministériales.
Le souverain exerce, au surplus, une autorité directe sur un grand nombre de vassaux, les chevaliers ou ministeriales, hommes d'origine servile, mais anoblis au service du suzerain. C'est dans cette classe d'hommes que se recruteront un jour les membres de l'Etat noble ou secondaire.
§ 2. Les Echevins.
SCEAU DE GILLES SURLET - ECHEVIN
Ancienneté et importance politique du corps des échevins.
C'est également dans ce même patriciat urbain que les évêques, avec la collaboration des chanoines de Saint-Lambert, choisirent les fonctionnaires de justice, ceux qui, dans les temps les plus anciens, représentèrent le droit, la coutume, ceux dont l'existence et l'action publique feront de la Cité, depuis Notger, une circonscription juridique à part, les Echevins. Il en a été question précédemment. Leur ancienneté même les rendait vénérables, car l'origine de leur tribunal remontait sans nul doute à l'époque carolingienne: alors déjà ils avaient à rendre la justice dans les terres de l'Eglise.
Leur juridiction et leur ressort.
Quand celles-ci devinrent une puissante principauté, leur rôle et leur compétence s'accrurent considérablement. Ils formèrent peu à peu une juridiction de première instance et sans appel pour toutes les causes civiles et criminelles de la ville et de la banlieue de Liège, sauf les exceptions en faveur de la noblesse et du clergé, qui avaient leurs tribunaux spéciaux; en appel, ils arrivèrent à juger les causes introduites d'abord devant une multitude de cours subalternes ou spéciales. Leur ressort est donc très étendu: il comprend aussi bien les parties flamandes que les parties wallonnes de l'évêché. Représentants de la coutume liégeoise, appliquant ainsi le droit de la cité, chef-lieu de la principauté, ils exercent une véritable « suzeraineté juridique »; de partout, sauf du duché de Bouillon et du comté de Looz, on vient en rencharge à Liege, c'est-à-dire que, dans les cas difficiles, on se fait dicter d'avance par l'échevinage de cette ville la sentence à rendre, pour échapper au danger de la voir cassée en appel.
Autres attributions que celles de la justice.
L'échevinage faisait aussi office de bureau d'enregistrement et de bureau d'hypothèques, car on passait devant lui des actes de vente, des testaments et des contrats de mariage, auxquels il donnait une valeur légale en les transcrivant sur des registres. Ces importantes attributions, il les exerça jusqu'à la fin de l'ancien régime.
L'échevinage, corps administratif.
Enfin, - et la chose est d'importance - le corps des échevins était en même temps un corps administratif. II avait à défendre les intérêts propres de la ville; par exemple, il devait veiller à la sécurité publique, gérer le patrimoine collectif, surveiller les transactions commerciales (62).
Les quatorze juges, le maïeur, les deux maitres des échevins.
Les échevins, au nombre de 14, étaient nommés à vie. Outre leur président appelé plus tard le maïeur (63), représentant attitré du prince, on distinguait parmi eux, de temps immémorial, deux maîtres des échevins, qui apparaissent dans les documents de l'époque comme spécialement chargés de gérer les intérêts financiers de leur collège et de surveiller ses comptes. II faudrait voir en eux, pense l'historien Kurth, le prototype des deux célèbres maîtres de la cité.
Le local des échevins.
Les échevins tenaient leurs séances en plein air, à la Chaîne en Gerardrie, non loin de la cathédrale; plus tard, ils eurent aussi un local couvert, le Destroit (c'est-à-dire la justice), situé au Marché, tout proche les degrés par lesquels on accédait au choeur de la cathédrale.
La puissance morale de l'échevinage.
Tel était ce corps échevinal (64) pendant la période qui précède celle des premières luttes civiles à Liège. Corps de magistrats en fait inamovibles, il va se comporter de plus en plus en force libre, contre l'extension de laquelle le prince tâchera le plus possible de réagir. Il verra celui-ci user de ménagements à son égard, tandis que le peuple et la bourgeoisie le considéreront comme le protecteur naturel de la loi. N'est-il pas appelé lui-même la Loi? Il est une puissance quasi autonome, comme le Chapitre, s'appuyant sur le patriciat local dont il sort et au sein duquel il se recrute constamment par une véritable cooptation, au point qu'il existera un certain nombre de familles, de lignages, qui en monopoliseront pour ainsi dire les charges si enviables.
§ 3. Le Clergé.
Le clergé en face de l'échevinage.
Cette puissance et ce prestige ne purent toutefois s'étendre d'une façon illimitée, car en face de l'échevinage se trouvait le clergé, représenté par les nombreux collèges de prêtres (ceux des collégiales) et en premier lieu par le Chapitre de Saint-Lambert, les tréfonciers, « coseigneurs du prince ». Ces deux corps, l'Echevinage et le Chapitre, ne tardèrent pas, et cela dès la fin du Xle siècle, à entrer en conflit pour de délicates questions de compétence, l'un et l'autre se disputant la juridiction sur les laïcs fort nombreux vivant sous la dépendance des clergés, cathédral et collégial. « Le Liege laïque, relevant des échevins, et le Liège ecclésiastique relevant des tréfonciers, se disputaient sur les confins de leurs domaines respectifs. »
Forces qu'ils représentent.
Il y avait là, sous ce conflit, comme deux forces qui s'entrechoquaient: l’Eglise, puissance conservatrice, voulant garder sa prééminence traditionnelle, et l'Echevinage, qui, symbolisant le Droit propre à la Cité, travaillait à étendre son champ d'action. Il en sera de même lorsque la Cité, ayant trouvé un jour à son tour dans les jurés du Conseil son organe propre, voudra soumettre aux règles du droit commun toute la population laïque et l'émanciper de la tutelle des échevins.
§ 4. La population et la ville au XIIe siècle.
La population de la ville n'avait cessé de s'accroître depuis l'époque de Notger. On voit, en effet, les paroisses se multiplier sur tout le pourtour de l'agglomération: si le sentiment religieux explique déjà cette multiplication des centres de piété, celle-ci ne saurait non plus se comprendre sans l'augmentation progressive du nombre des habitants.
Importance de la population.
De tous côtés, Liège avait « projeté ses faubourgs » elle remontait maintenant le vallon de la Légia vers Sainte-Marguerite et Sainte-Walburge, avait rempli l'espace compris entre les murs de l'enceinte et l'église Saint-Barthélemy, couvrait l'Isle de rues populeuses. Le quartier d'Outre-Meuse, relié à la Cité par le pont des Arches, devenait l'un des plus vivants de la ville agrandie. Un certain nombre d'églises nouvelles allaient satisfaire les besoins religieux de cette population faubourienne et ajouter aux deux paroisses les plus anciennes de Notre-Dame-aux-Fonts, pour la Cité proprement dite, et de SaintAdalbert, pour I'Isle, de multiples unités paroissiales.
Nombreuses paroisses.
On peut citer, à partir de la fin du XIle siècle, Saint-Jean-Baptiste, près de Feronstrée; dans la partie la plus ancienne de la ville, Saint-Nicolas-auxMouches, Saint-Clément et Saint-Trond (avant 1107), SaintHubert (fin du Xle siècle), Saint-Michel, Saint-André, SainteUrsule (avant 1185); dans le quartier de l' Isle, Saint-Martin-en-Isle, près de Saint-Paul, Saint-Nicolas-au-Tré ou Tréz (ad Transitum Mosae) (XIle siècle); dans le quartier du Nord, Saint-Thomas et Sainte-Foy; dans celui de l'ouest, Saint-Séverin (avant 1191); dans celui d'Outre-Meuse, les paroissses de Saint-Nicolas (déjà avant 1159) et de Saint-Pholien. Il y avait en tout 24 paroisses et ce chiffre ne varia plus jusqu'au commencement du XIXe siècle.
Elements divers dont se compose la population.
De quels éléments se composait leur clientèle religieuse? Depuis maintes générations, au fond primitif de la population s'étaient ajoutés des immigrants qu'attirait vers la capitale du diocèse la présence d'un palais épiscopal, d'une église cathédrale, de nombreux sanctuaires, d'une foule de maisons d'habitation, celles des chanoines ou de tous les serviteurs quelconques des membres du clergé: c'étaient des ouvriers, des artisans de toutes professions, comme il s'en trouva du reste bientôt dans n'importe quelle cité du moyen âge.
Industries spéciales.
On vit fleurir alors quelques industries spéciales, comme celles de la tannerie et de la pelleterie, ainsi que bon nombre d'autres qui se rencontraient indispensablement dans toute agglomération un peu dense. La fabrication des draps et des étoffes de laine y existait déjà aussi, mais c'est plutôt Saint-Trond et Huy qui excellaient dans ce genre d'industrie. L'agriculture occupait d'autre part une très grande quantité de personnes; la culture même de la vigne fut assez florissante pour amener la création au XIIIe siècle du métier des vignerons ou cotteliers.
Le travai des métaux; la dinanderie.
Cependant, ce qui semble bien avoir été la caractéristique de Liège, comme des autres villes mosanes, par exemple Huy, Dinant, ce fut le travail des métaux. Les ferronniers (les febvres), fondeurs et batteurs, s'y multiplièrent, et une spécialité, la fabrication des objets en cuivre ou en laiton martelé et repoussé, la dinanderie, acquit dans toute l'Europe occidentale une juste célébrité. C'est alors, entre 1107 et 1117, que Renier de Huy, « orfèvre » fit pour l'église Notre-Dame-aux-Fonts de Liège cette admirable cuve baptismale en cuivre qui le place au rang des plus grands artistes du moyen âge » (Kurth) (65).
Cette industrie du métal, localisée dans les cités liégeoises était probablement fort ancienne. Il y a lieu de croire que les gisements d'étain, de cuivre et de fer des bords de la haute Meuse étaient déjà exploités à l'époque romaine et que dès lors des forges avaient continué à travailler ces produits du sol ardennais. Mais le développement du commerce dans les pays rhénans et dans la contrée maritime belge donna une vive impulsion à cette industrie traditionnelle, au point qu'il fallut aller chercher au loin, jusqu'en Allemagne, puis plus tard en Angleterre même, les matières premières nécessaires. Une classe de marchands, d'exportateurs, vendit en même temps sur tous les marchés de l'Occident les produits de la dinanderie, de la taillanderie, de la pelleterie liégeoises.
Débuts de l'exploitation houillère.
L'exploitation houillère date également de cette époque et la houille (66) elle-même, si elle n'était pas encore utilisée, devait être connue, depuis un assez long temps avant 1195, date à laquelle se rapporte un passage célèbre du chroniqueur Renier de Saint-Laurent où l'on trouve la première allusion à ce produit du sol wallon, destiné à faire désormais la prospérité des pays de la Meuse (67)
Il se constitua ainsi, entre le Xe et le XI le siècle, à côté des classes privilégiées du clergé, des ministeriales de l'évêque et des nobles de naissance, un autre peuple, celui des manouvriers, des agriculteurs, des artisans, des marchands (mercatores), au sein duquel on peut déjà entrevoir des distinctions provenant de la diversité des occupations et de la jouissance d'une aisance plus ou moins grande.
Formation d'une population de marchands et d'artisans.
Ce populus, cette population laïque et roturière transparaît pour ainsi dire à travers certains documents du début du XlIe siècle. Ainsi Otbert, qui fut toujours soutenu vaillamment par les Liégeois, invite en 1103 et 1107, des cives, des bourgeois, à participer à ses actes en qualité de témoins; en la même année 1107, un diplôme bien instructif, émané de l'empereur Henri V en faveur du clergé de la cathédrale, exempte de la juridiction ecclésiastique, au profit de l'échevinage, les laïcs qui étaient des publici mercatores, « des marchands notoires », et par ce terme il faudrait entendre tous les gens connus comme exerçant un commerce ou un métier (Kurth).
Pour la première fois donc, en 1107, on constate l'existence d'un groupe social nouveau, qui allait, lentement et progressivement, prendre place à côté des autres, se créer son organe propre, le Conseil de la Commune, organiser par là même une Commune, aristocratique au XIIe et au XIIIe siècle, puis nettement démocratique au XIVe.
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Premiers développements des libertés publiques et origine de la commune de Liège.
§ 1. Origines des villes belges (68).
Nos villes datent, pour la plupart, du Xle et du XlIe siècle; quelquesunes seulement remontent au Xe siècle. Elles viennent souvent s'amorcer à des châteaux ou à des abbayes Mais le plus grand nombre sont une création du commerce: ce sont des marchands qui ont formé le noyau de la population urbaine, et l'agglomération qu'ils ont fondée constitue la ville.
Les villes naissent aux lieux de passage, aux points de convergence de différentes routes. Elles sont un des résultats de la renaissance économique qui commença au milieu du moyen âge. Les plus anciennes villes sont situées sur les grandes voies fluviales (Liege, Huy, Dinant, Bruges, Gand, Ypres, Valenciennes, Tournai, etc.); d'autres se forment plus tard sur la route reliant Bruges à Cologne (Louvain, Bruxelles, Tirlemont, Saint-Trond, etc.) (69).
Aux endroits où ces villes se sont élevées se trouvaient antérieurement soit des châteaux, soit des abbayes, soit des églises cathédrales ou collégiales (Liège), parce que ces endroits convenaient comme positions stratégiques et comme centres d'exploitations rurales. La ville marchande (le bourg, c'est-à-dire un groupement d'habitations entouré de palissades; d'où le mot bourgeois, burger; en Flandre poort, c'est-à-dire place de commerce, d'où poorters) s'établit à côté de ces centres d'exploitation rurale et de ces domaines ou de ces propriétés d'Eglise. Son territoire, d'abord restreint, finit par englober les terres adjacentes. Il est occupé par des « marchands », c'est-à-dire des marchands proprement dits et des artisans (70). Ceux-ci formèrent, au XIe siècle, des associations d'assistance mutuelle, des corporations qui s'appelèrent gildes ou hanses dans les pays germaniques, paix, frairies, fraternités et charités dans les contrées wallonnes. A Liège, pareilles corporations existaient très probablement à l'époque d'Otbert. (Kurth).
Cette population nouvelle, formée surtout d'immigrants, ne s'est fusionnée que lentement avec la population ancienne, composée de serfs (agriculteurs, ouvriers et petits marchands), de clercs et de minisleriales, personnalités au service du prince. Elle a fini par imposer à l'ensemble de l'agglomération urbaine son droit et ses institutions.
La communauté de résidence entre ces deux groupes de la population devait, en effet, amener inévitablement un rapprochement plus grand, puis leur fusion. Quand, la force étant née de cette fusion, les citadins cherchèrent à obtenir des privilèges pour leurs personnes et leurs biens, ils arrachèrent aux princes, de gré ou de force, des écrits ou chartes qui les enregistraient officiellement; quand tous purent enfin jouir de l'autonomie municipale, c'est-à-dire d'un gouvernement propre (le self-government des Anglais) et furent soumis à un droit urbain, c'est-àdire que la collectivité posséda ses coutumes, nées des conditions même de son existence et contenant un ensemble de garanties pour la liberté personnelle des bourgeois et pour le paisible développement du commerce et de l'industrie, alors il y eut Commune, seigneurie collective constituée, au profit des gens de la cité ou citains, au milieu des terres restées soumises au droit domanial et seigneurial.
§ 2. Origine de la commune de Liège.
A quelle époque et comment la ville de Liège obtint-elle son autonomie municipale et son droit urbain? Par quelle lente évolution se trouvera créée un jour la Commune liégeoise?
Le vieux droit franc devenu suranné.
Depuis des temps immémoriaux, remontant à l'époque mérovingienne et carolingienne, le vieux droit franc, celui que nos aïeux appelaient la Loi Charlemagne, avait régi les hommes vivant sous la houlette pastorale des successeurs de saint Lambert. Ces antiques coutumes, on les connaît: c'étaient les ordalies, les duels judiciaires, le droit de mainmorte, la confiscation, les traitements rigoureux infligés aux débiteurs insolvables, etc. Il est compréhensible que ces pratiques d'un autre âge n'étaient plus compatibles avec les moeurs civiles, nées de l'existence dans l'enceinte des villes d'une population entièrement nouvelle d'ouvriers et de marchands. Des besoins nouveaux et spéciaux exigeaient des satisfactions conformes aux progrès dans l'ordre économique; à un « idéal supérieur de vie publique et de justice sociale » devaient correspondre une évolution profonde des règles du droit et, par suite, des privilèges en faveur des nouveaux habitants.
Nécessité de son évolution.
Cette double évolution, juridique et politique, doit se placer dès le milieu du XIe siècle, en ce qui concerne le chef-lieu de la principauté aussi bien que les autres villes.
La charte de Huy.
C'est, on le sait, une cité de notre pays mosan, Huy, qui a eu l'honneur de posséder la plus ancienne charte connue en Belgique, et même, peut-on dire, dans l'Europe occidentale. Cet acte célèbre fut conféré aux Hutois, à prix d'argent, en 1066, par l'évêque Théoduin (mort en 1075).
Il vaut la peine d'en faire connaître le contenu (71), tant elle accordait d'avantages aux habitants.
1° Les Hutois (burgenses) pourront garder eux-mêmes leur citadelle pendant la vacance du siège.
2° Ils pourront affecter à leur sécurité les revenus de leur ville.
3° Ils ne sont tenus au service militaire envers l'évêque que huit jours après l'entrée en campagne des bourgeois de Liège.
4° Ils ne doivent être cités en justice que devant la juridiction du lieu où le délit a été commis.
5° Si l'évêque ou l'un de ses successeurs essayait d'enfreindre ces libertés, il doit consentir à ce que le duc de Lotharingie et toutes les personnes présentes à l'acte, clercs et laïcs (72), protègent les Hutois contre lui.
Il n'est pas imprudent de penser que, si la ville de Huy jouissait de pareilles libertés (allant jusqu'au droit légal à la résistance), la capitale du pays ne devait pas être moins bien lotie qu'elle; ses privilèges ne peuvent être postérieurs à ceux des Hutois.
Premiers progrès politiques conquis par la bourgeoisie.
Ce n'est pas bien longtemps après, en tout cas, que des actes officiels du plus haut intérêt historique enregistrent les premiers progrès connus des bourgeoisies des villes.
Vers 1080 à 1083, Henri de Verdun institua son célèbre Tribunal de la paix (73) pour tous les seigneurs et leurs vassaux dans toute l'étendue du diocèse. Mais il en exempte les villes, ce qui suppose, évidemment, pour les bourgeois de cette époque, le droit de ne dépendre que de leurs juges, de n'être jugés que par eux.
Dès le règne d'Otbert (1091-1119), d'autre part, la bourgeoisie avait acquis, semble-t-il, une certaine influence dans I'Etat, puisque l'on voit de ses membres assumés comme témoins dans des actes publics. Cela dut être vrai, car l'auteur de la Chronique de Saint-Hubert accuse formellement le prince-évêque de violer les droits de la Cité, d'enfreindre la coutume des ancêtres, en s'appuyant sur les grands, les riches, c'est-à-dire les marchands capitalistes, pour opprimer les petits. « Ce langage, a-t-on pu dire, montre l'existence de droits communaux et la division déjà établie entre la noblesse et la bourgeoisie ». (Balau, les Sources de l'histoire du pays de Liège au moyen âge).
Importance du diplôme impérial de 1107.
Ce fut sous Otbert également que, par un diplôme impérial de 1107, confirmant les immunités anciennes du clergé, les marchands, les publici mercatores (74), furent déclarés, par contre exempts de la juridiction ecclésiastique. Il existait par conséquent une corporation de marchands qui ne permettait pas de soustraire l'un de ses membres à sa propre juridiction, à savoir celle des échevins (75)
Ce même acte de 1107, d'un intérêt si grand pour l'histoire du développement des libertés liégeoises, contenait encore d'autres articles (les art. 5 et 7), absolument caractéristiques: par le premier, tout bourgeois de Liège jouissait du privilège de ne plus être soumis à l'épreuve judiciaire, appelée le jugement de Dieu, sauf dans certains cas bien spécifiés: il ne relevait ainsi que du tribunal scabinal; par l'autre, la compétence de ce tribunal était précisée exactement; elle s'arrêtait devant certaines catégories de lieux (la Sauvenière) et de personnes.
Conclusions.
De tout cela il résulte visiblement que Liège formait une unité territoriale distincte, ayant son organisme judiciaire et son administration, confondus dans l'Echevinage, puisque ce corps éminent était, on l'a vu (76), investi d'une partie notable de la direction des affaires publiques. A côté de l'autonomie judiciaire, on est ainsi en présence également d'une certaine autonomie politique. On a pu sans exagération écrire que « le diplôme impérial de 1107 (et non plus celui de 1208) ouvrait les annales publiques de la cité de Liège » (Kurth).
Avançons cependant de quelques lustres, et nous allons nous trouver en présence d'un nouveau document qui, en nous initiant la connaissance de la condition exacte des bourgeois, des publici mercatores, marchands et artisans, fera apparaître en pleine lumière les libertés liégeoises.
La charte de Brusthem de 1175.
Ce document est la charte donnée par le comte Gérard de Looz aux habitants de la bourgade neuve de Brusthem près de Saint-Trond, en 1175. Cet acte déclarait en termes formels que les privilèges accordés étaient « la loi, le droit, la franchise et la liberté dont jouissent les bourgeois de Liège (cives leodienses) et tels que les leur avaient fait connaître les personnes sages (les prudhommes) de cette ville. » Ces privilèges étaient la liberté personnelle, l'inviolabilité du domicile, la garantie de la propriété des biens, l'allègement de la situation des débiteurs, etc.
Cette charte de 1175 préludait ainsi en quelque sorte à l'admirable charte d'Albert de Cuyck, qui allait, vingt ans plus tard, confirmer en termes plus clairs et plus précis encore les libertés civiles du peuple liégeois.
§ 3. - La Charte d'Albert de Cuyck.
Avènement d'Albert de Cuyck.
En 1194 était élu prince-évêque Albert de Cuyck (1194-1200). Deux ans après seulement, il prenait possession de son siège, et cela dans des conditions assez particulières.
Il a été parlé précédemment de la destinée malheureuse de l'évêque saint Albert de Louvain, mort assassiné en 1192, alors que son compétiteur, Lothaire de Hochstaden, se maintenait à Liège contre tout droit. La majorité du chapitre donna néanmoins comme successeur à Albert, Simon de Limbourg (octobre 1193) et toutes les classes de la société prêtèrent leur appui moral au nouvel élu contre Lothaire et son protecteur, l'empereur Henri VI. Seul, un petit groupe d'impérialistes ne voulut pas reconnaître Simon et fit élire de son côté, en 1194, l'un de ses dirigeants, A. de Cuyck. Simon décéda bientôt, en août 1195.
Son rival, qui était allé à Rome pour faire annuler l'élection de son compétiteur, en revint avec le titre d'évêque de Liège.
Causes expliquant l'octroi de la Charte de 1196.
La défiance contre lui était des plus vive, et il est naturel de penser que le nouveau prélat dut songer à se rallier l'opinion publique. Il aura saisi avec empressement l'occasion de se rendre favorable la classe déjà importante de la bourgeoisie, en lui confirmant les libertés qu'aucun prince avant lui n'avait consacrées formellement. Tel est du moins ce que l'on croit pouvoir déduire des événements si troublés des années 1192 à 1196 (Kurth).
Que c'eût été, conséquemment, par pure habileté ou, comme on l'a cru aussi, à prix d'argent, il octroya aux citains de Liège, entre 1196 et 1198 (on hésite entre les deux dates) la charte mémorable qui porte son nom. Nous ne la connaissons du reste pas dans son texte original, mais par le diplôme de l'empereur Philippe de Souabe, qui, en 1208, la reproduisit d'une manière textuelle en la confirmant.
En voici, résumées, les principales dispositions (77).
Principales dispositions.
1) Les bourgeois (citains) de Liège ne sont tenus à aucune espèce de tailles, de corvées et de services militaires.
2) Ils ne doivent suivre l'évêque à la guerre que si celui-ci, aidé de ses chevaliers et alliés, est impuissant à repousser l'ennemi, ou si un château du pays est pris, et cela encore, après un délai de quinze jours seulement.
3) Nul ne pourra être arrêté ou détenu, si ce n'est d'autorité, c'est-à-dire par un jugement des échevins; car les bourgeois ne sont justiciables que du tribunal échevinal. (Cfr. la Constitution belge, art. 7 et 8.)
4) La confiscation des biens ne peut être prononcée, même à l'égard des condamnés à mort, car la propriété des biens est déclarée inviolable. (Constitution belge, art. 12.)
5) Celui qui acquiert un immeuble dans la cité et qui le possède pendant un an et un jour doit être maintenu dans sa possession.
6) L'héritage du serf qui habite la cité appartient à sa famille.
7) Le domicile est inviolable au point qu'il n'est permis ni au maïeur ni aux échevins d'entrer dans une maison, pour y appréhender un voleur ou opérer une saisie, sans le consentement de celui qui l'habite (Constitution belge, art. 10). Il est même défendu aux agents de la justice d'entrer dans une église, une taverne ou une maison pour sommer quelqu'un de comparaître devant le tribunal, faire une visite domiciliaire, ou pour tout autre motif semblable.
D'autres dispositions réglaient les rapports du clergé avec les citoyens; d'autres encore réglementaient la vente des denrées alimentaires, dont elles fixaient un maximum de prix, et même, dans certains cas, la quantité qu'on en pouvait détenir dans les boutiques.
Son haut intérêt historique.
La charte tenait donc à la fois de la constitution, du code de commerce, du règlement de police. Mais, pour la postérité, son intérêt le plus puissant réside en ce qu'elle garantissait à nos aïeux plusieurs de ces libertés publiques dont les Belges d'aujourd'hui jouissent seulement en vertu de la Constitution de 1831. Elle les assurait parfois même dans un sens plus large, telle l'inviolabilité du domicile avec ses corollaires.
Elle est devenue le vrai palladium de la cité. Elle a été constamment confirmée: en 1230, par le roi des Romains (l'Empereur) Henri VII; en 1298, par Albert de Habsbourg; en 1415, par I'Empereur Sigismond; en 1509, par l'empereur Maximilien; par CharlesQuint en 1521, par Ferdinand I en 1562. Un bourgmestre de Liège au XVIIe siècle résumait l'opinion de ses concitoyens, en proclamant que « la mettre en question, ce serait pour les Liégeois un crime aussi capital que pour les Musulmans discuter l'Alcoran » !
Appréciation.
La Magna Charta, la grande Charte, d'Albert de Cuyck ne conférait toutefois aux bourgeois de Liège que des droits civils. Il n'y est pas question d'institutions politiques, à proprement parler; il n'y est pas fait allusion à des partis politiques ni à des intérêts particuliers: elle légifère en quelque sorte pour toute la population vivant dans l'enceinte urbaine. Son but a été d'assurer à tous les Liégeois la pleine jouissance des libertés indispensables au jeu normal des facultés humaines. Elle est donc, en somme, la reconnaissance, indirecte mais formelle, de l'existence d'une collectivité vivante et agissante, ayant désormais des droits communs; elle est donnée à une Commune.
Cette commune existait dès ce moment; elle avait trouvé son expression dans un corps administratif nouveau, que l'on peut appeler, pour la facilité de la compréhension et du langage, le Conseil communal.
§ 4. - Le Conseil communal.
« C'est seulement à partir du jour où la vie communale aura son organisme distinct, le conseil, c'est-à-dire l'assemblée des jurés présidés par les maitres, que l'on pourra considérer qu'il y a une commune de Liège » (Kurth).
Etapes dans l'établissement de l'autonomie communale.
L'autonomie communale dans notre vieille cité n'a été obtenue que par une série d'étapes. Liège, comme d'autres villes d'ailleurs, a commencé par avoir pour administrateurs son maïeur et ses échevins (78). La première étape a consisté dans l'adjonction au tribunal scabinal, pour l'expédition des affaires administratives, d'un certain groupe de citoyens (cives), gens d'expérience, choisis naturellement par le maïeur et les échevins, en nombre indéterminé et d'une manière intermittente.
Les Cives, collaborateurs des échevins.
Qu'étaient ces hommes? De véritables représentants de la bourgeoisie, de cette classe moyenne, si décimée aux siècles antérieurs, qui, se replaçant pour ainsi dire entre le monde féodal et le monde agricole, entre le seigneur et le roturier, revendiquait son rang dans la société au nom des intérêts économiques, ceux du commerce et de l'industrie, qui étaient les siens propres.
On a vu apparaître de ces hommes, de ces cives comme témoins dans plusieurs actes d'Otbert c'est sur eux que ce prince-évêque impérialiste s'appuie pour défendre Henri IV contre son fils (bataille du pont de Visé).
On les retrouve sur le champ de bataille de Wilderen, quand Alexandre I doit se défendre contre le duc de Brabant; ils jouent un rôle militaire efficace sous Albéron Il et Henri de Leyen.
C'est à eux que ce dernier évêque, allant partir pour l'Italie avec son suzerain Frédéric Barberousse (1154), confiera la garde du pays. C'est parmi eux qu'il faut certainement aller chercher ces laïcs auxquels Théoduin faisait allusion dans sa charte aux Hutois, et aussi ces Grands dont parlait la chronique de SaintHubert, quand l'auteur de celle-ci reprochait â Otbert de les prendre sous sa protection (79).
Le document de 1176.
En 1176, unedécision échevinale, rendue au nom de la ville a propos de la léproserie de Cornillon, révèle d'une façon positive l'existence de ces bourgeois, associés à la gestion des affaires municipales: à la suite des échevins, il est fait mention de ceteri cives leodienses, ayant pris part à la décision intervenue.
Le document de 1183: apparition des premiers jurés.
Bientôt, grâce à un document découvert en 1907 seulement, c'est en pleine lumière qu'apparaît l'institution de mandataires spéciaux, attitrés, mais ayant leur place reconnue auprès des échevins. En 1185, sous Raoul de Zaehringen, les administrateurs communaux sont appelés à ratifier une donation faite à la léproserie ci-dessus mentionnée de Cornillon, qui appartenait déjà à la cité de Liège. Le sceau de la commune, le plus anciennement connu désormais, est apposé à l'acte après la signature des intéressés, le document mentionne alors la présence, en qualité de témoins, de trois maîtres, du maïeur, puis de dix personnes qualifiées de jurés, veri jurati, voirs-jurés, puis enfin de quatorze autres, groupés deux par deux. Ainsi, pour la première fois, l'on voit surgir dans le passé le Conseil communal, tel qu'il existe sous sa forme primitive: l'avoué, le maïeur, les quatorze échevins d'une part, puis les douze jurés, dont les deux maîtres, choisis pour la durée d'un an (80), et le maître sorti de charge, le maître d'antan (Kurth).
Le document de 1197.
Un acte ultérieur de 1197 (publié en 1890 seulement) confirme pleinement l'existence de ces trois maîtres: c'est une charte de l'abbaye du Val-Saint-Lambert, où, chose bien convaincante, parmi ces maîtres on en retrouve deux déjà cités dans la charte de Cornillon. Il n'y a plus de doute le conseil communal, corps administratif, n'est pas antérieur à 1176, puisque, dans l'acte cité ci-dessus à cette date, il n'est pas nominalement parlé de maîtres ou de jurés; c'est par conséquent entre cette date et celle de 1185 qu'il a été organisé d'une façon précise.
Concluslons.
Il y a donc eu, dès la fin du XIIe siècle et non pas, comme on l'avait toujours cru, en 1238 ou 1230, une administration locale organisée, une Commune, possédant son droit urbain, son jus civile, son magistrat particulier, son sceau, même ses milices, car, en 1184, un an avant le document révélateur, une guerre est mentionnée entre les bourgeois de Liège (81) et la puissante famille des Dommartin, belium civium cum militibus de Dommartin, en un mot possédant tous les éléments caractéristiques de l'émancipation des villes au moyen âge.
C'est à ces citains, cives, désormais reconnus dignes de participer à la gestion de la chose publique que, peu d'années seulement après, la charte d'Albert de Cuyck accordait de si importants privilèges dans l'ordre civil, militaire et économique. La fin du XIIe siècle est, en conclusion, une époque capitale dans l'histoire politique interne de Liège, comme des autres cités liégeoises (82).
Les jurés, magistrats de l'ordre administratif, furent au nombre de douze, y compris les deux maîtres (dits pour le temps), placés à leur tête. Ils tiraient leur nom du serment qu'ils prêtaient de gérer honnêtement les intérêts de la Cité. Ils étaient élus pour un an et vraisemblablement par l'ensemble des citoyens, d'après la division du territoire communal en vinâves.
Origine patricienne des maîres et jurés.
Ils se recrutaient, au début, parmi les membres de ce patriciat qui fournissait depuis plusieurs générations déjà les échevins. Ceux-ci et les conseillers appartenaient au même monde, à la même classe sociale, étaient issus des lignages qui constituaient la haute bourgeoisie de Liege au XlIe siècle. Il fallait, du reste, pour exercer ces fonctions publiques si importantes, fournir des garanties d'honorabilité, d'indépendance et de capacité que pouvaient seuls fournir à cette époque les notables.
Union intime, au début, entre échevins et des jurés.
Les mêmes lignages donnaient souvent à la chose publique des échevins et des jurés. Ces deux groupes de magistrats siégeaient et fonctionnaient ensemble. Des membres de l'échevinage pouvaient d'ailleurs faire partie du Conseil soit comme jurés, soit comme maîtres. Il y eut indéniablement de nombreux liens de filiation et des points de contact, une collaboration étroite entre l'autorité communale et l'autorité scabinale, et l'on a eu raison de penser que l'organisation d'un collège d'administrateurs civils n'avait été que le résultat d'une évolution pacifique et non d'une révolution, que le conseil n'était autre chose qu'un échevinage élargi (Kurth).
Leur séparation: la Loi et la Franchise.
Mais, avec le progrès des idées d'égalité et d'indépendance, il arrivera cependant un jour où, sous la poussée des revendications populaires, le corps des maîtres et jurés se séparera de celui de l'échevinage; il viendra à former seul le conseil de ville, et tâchera d'étendre le plus possible le domaine de son intervention. Le temps arrivera aussi, où les Grands se verront forcés de renoncer à leur droit d'élire un des maitres et la moitié du nombre des jurés, à moins de faire partie d'un métier. Ces modifications successives seront l'oeuvre des XIIIe et XIVe siècles. Ce que les échevins se conserveront toujours, ce sera la haute mission de rendre la justice: ils seront toujours la Loi, tandis que le corps des conseillers deviendra vite la Franchise. Les premiers jugeront au nom de l'évêque, pouvoir d'en haut; les autres finiront par juger au nom de la bourgeoisie les différends entre citains. Les premiers eurent « la juridiction de la loi », les seconds « la juridiction des statuts ».
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Les classes sociales et les corps constitués à Liège au début du XIIIe siècle.
Le XIIIe siècle est le siècle des premiers conflits entre les factions rivales, des premiers antagonismes d'intérêts et de tendances entre les différentes classes de la société. La révolution démocratique qui la caractérise sera à la fois sociale et politique.
Le clergé primaire et le clergé secondaire.
La population liégeoise se répartissait en trois groupes.
1° Les gens d'église, comprenant le clergé et tous ceux qui en dépendaient à un titre quelconque. Dans le clergé proprement dit, on distinguait: d'abord le clergé primaire ou le chapitre cathédral, composé de soixante chanoines dits tréfonciers, possesseurs de grandes propriétés; corps privilégié dont la politique sera toujours liée à ses intérêts particuliers et qui n'aura jamais en vue que le maintien de sa puissance politique, aussi bien en face du Prince qu'en face des autres organes de la vie publique, l'Echevinage et le Conseil de la Commune; ensuite le clergé secondaire, formé de tous les prêtres et religieux attachés aux collégiales et aux principaux monastères.
L'aristocratie marchande des Grands.
2° Les bourgeois, les citains, hommes libres, ceux que l'historien appellera a Liège, comme ailleurs, les Grands, insignes, majores. Eux seuls ont le droit de parvenir aux fonctions échevinales, à celles de maîtres et jurés. Descendants des publici mercatores, ils se confondirent pendant longtemps sous ce nom avec les artisans et autres gens de peu, ne vivant que du produit de la terre. Mais, petit à petit, par une évolution qui fut un phénomène général dans toute l'Europe occidentale, il se marqua des différences de fortune entre les membres de la Cité et il se constitua ainsi une grande bourgeoisie de marchands enrichis dans le commerce des draps (les halliers) ou des vins (les víniers) principalement, de banquiers, d'industriels, de propriétaires nouveaux. Ce patriciat urbain, cette ploutocratie ou aristocratie d'argent forma, comme en Flandre et en Brabant, ce qu'on dénomme des lignages (83), qui prirent place à côté des familles nobles, aristocratie de race, féodale, terrienne. Au XIIIe siècle on peut citer, par exemple, les familles des Saint-Servais, des de I'Isle, des Surlet, devenus de Neuvice, des Del Coir, etc.
Les Petits, le commun.
3° Les serfs, ou petits bourgeois, les Petits, populares, minores, le commun, la communiteit (communitas), classe fort nombreuse, comprenant de pauvres gens immigrés de la campagne, de modestes agriculteurs et bourgeois, les boutiquiers, les artisans de toutes catégories, travailleurs manuels, « les gens laburants de communs métiers » (J. de Hemricourt) qui fort probablement formèrent dès le début du siècle de véritables corps de milices communales, ayant leurs bannières et leurs chefs (84). Leur organisation corporative s'opposait à celle des gildes marchandes dont ils avaient été exclus à un moment donné. Ces Petits étaient reconnus inaptes à revêtir des charges publiques. Mais ce qu'ils avaient toutefois en commun avec les grands bourgeois, c'était la liberté personnelle, c'était la jouissance de ces droits civils que la charte d'Albert de Cuyck avait octroyés indistinctement à tous les citains.
Leurs aspirations sociales et politiques.
Cependant, comme cette charte n'accordait au peuple, c'est-à-dire au commun, ni égalité devant la loi, ni les droits politiques, la différence des situations entre la masse populaire et les classes « privilégiées » des Grands et du Clergé, doublée de l'arbitraire et du despotisme orgueilleux de l'Echevinage, ne pouvait qu'engendrer des jalousies et des haines, qui dégénérèrent bientôt en hostilités déclarées.
Opposition entre les corps constitués.
Du reste, l'entente entre la haute bourgeoisie des lignages et le Clergé, spécialement le Chapitre de Saint-Lambert, ne pouvait guère non plus exister que lorsqu'il s'agissait de faire front, à l'occasion, contre les réclamations populaires. Entre ces deux corps, les motifs de mésintelligence ne firent point défaut: rivalité d'influence politique, conflits de juridiction et de compétence furent la source de multiples difficultés dont profita, au surplus, la cause de la démocratie liégeoise.
D'autre part, entre les échevins et les jurés, la brouille ne tarda pas davantage à naître. Une scission se produisit (85), et l'Echevinage devint un jour l'ardent défenseur des privilèges de l'aristocratie, tandis que le Conseil communal, sous la poussée des événements, finit par prendre la sauvegarde des intérêts de la masse bourgeoise.
Causes multiples de conflits intérieurs.
Une mésentente profonde dressa également maintes fois l'un contre l'autre le Chapitre cathédral et le prince-évêque, chacun cherchant à s'assurer l'appui des grands ou du peuple des artisans.
Si l'on songe, enfin, que le Chapitre devait compter souvent aussi avec les 5 ou 600 chevaliers du pays, que cette petite noblesse batailleuse du Condroz et de la Hesbaye se mêla activement à la lutte des partis, se portant d'un côté ou de l'autre, l'on s'expliquera, en présence de tant de groupes sociaux ou politiques, en présence de tant d'intérêts opposés, que la lutte entre les puissances de conservation et celles de progrès (86) ne pourra qu'entraîner de graves luttes intestines et que c'est par la guerre civile que s'accompliront les progrès de la constitution liégeoise et que s'achèvera la conquête de la liberté et de l'égalité politiques. Des paix, - le mot est caractéristique - marquèrent les différentes phases de l'évolution démocratique dans la principauté; la paix de Fexhe en sera la principale.
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Les révolutions communales et les luttes de classes au XIIIe siècle.
§ 1. La question de la « fermeté ».
Caractère économique de l'antagonisme des corps constitués.
L'antagonisme des intérêts prit tout d'abord des dehors purement économiques. C'est, en effet, à l'occasion de l'établissement d'un impôt qu'éclata la première lutte entre la Bourgeoisie et le Clergé, ayant à sa tête le Chapitre de Saint-Lambert. Le Conseil avait obtenu du prince-évêque A. de Cuyck, en 1198, l'autorisation d'élargir considérablement l'enceinte fortifiée de la cité: il s'agissait de quadrupler le pourtour de la ville, tant celle-ci dépassait depuis longtemps les limites que Notger avait cru devoir lui assigner.
Elargissement de l'enceinte notgérienne.
Prenant pour point de départ l'église Saint- Martin, la nouvelle enceinte descendait dans le vallon de la Légia, où s'ouvrait la porte Sainte-Marguerite, remontait de l'autre côté par Hocheporte jusqu'aux hauteurs de Sainte-Walburge, courait sur la crête des collines jusqu'à Païenporte, où elle faisait un angle droit pour aller retomber dans la vallée. Là les portes Vivegnis et Saint-Léonard faisaient communiquer la ville agrandie avec ses voisins du Nord. L'enceinte franchissait ensuite le fleuve pour aller englober le vaste quartier d'Outre-Meuse, où le bras principal de l'Ourthe lui servait de fossé, et venait rejoindre le fleuve à l'endroit dit Tour-enBêche, vis-à-vis de l'abbaye de Saint-Jacques. Franchissant de nouveau la Meuse, elle courait le long du canal de Notger jusqu'auprès de l'église Saint-Jean-l'Evangéliste, à l'endroit où un brusque tournant de la vallée force le fleuve à s'infléchir. Ici, l'enceinte s'élevait sur les pentes rapides de la Sauvenière, englobant pour la première fois ce quartier jusqu'alors resté en dehors de la Cité et elle venait enfin regagner son point de départ près de l'église Saint-Martin.
« Ce fut la dernière extension que reçut la ligne de circonvolution de Liège: les agrandissements ultérieurs de la ville ne furent plus renfermés avec elle dans une même clôture » (Kurth).
Cette nouvelle fortification devait assurer la sécurité à tous indistinctement, elle était vraiment d'intérêt général. Aussi le Conseil, devant la grandeur de l'entreprise, vu son caractère d'utilité publique, étant donné aussi la modicité des ressources budgétaires ordinaires et traditionnelles, pensa à recourir à une imposition sur les objets de consommation. Cette taxe, décrétée pour pouvoir élever les remparts qui devaient enfermer la cité, on l'appela la fermeté.
L'impôt de fermeté devant frapper tout le monde.
Grande innovation, sainement démocratique, cet impôt, cette « assise (accise) devait frapper tout le monde, le clergé aussi bien que les bourgeois, petits et grands. Ceux-ci se plaignirent (d'où le nom donné à la taxe de maltôte, argent volé), mais payèrent. Le clergé, ou plutôt les chanoines de la cathédrale, résistèrent et refusèrent leur consentement à l'imposition réclamée, comme contraire à leurs privilèges et au diplôme impérial de 1107 (87). Ils la repoussèrent comme une illégalité.
Le Chapitre avait pour lui le droit historique, mais les bourgeois avaient pour eux l'équité: chacun doit savoir se soumettre à une charge qui tend à l'avantage commun. « C'étaient au fond l'ancien droit et le nouveau droit qui se trouvaient en présence » (kurth).
Solution momentanée.
Le Chapitre eut beaucoup de peine à faire respecter ses antiques prérogatives et immunités d'impôt. Il put échapper à ce moment à la fermeté (1199). Les bourgeois durent bien, pour continuer les travaux de la fortification, la remplacer par d'autres taxes dont ils eurent à supporter en grande partie la charge.
Cette première tentative faite pour réaliser le principe de l'égalité devant la loi avait échoué. Elle n'était que le prélude de luttes autrement graves.
Difficultés sous Hugues de Pierrepont.
Le règne de Hugues de Pierrepont (1220-1229) fut marqué par de multiples difficultés surgies entre le prince-évêque et les tréfonciers. Le prélat sut par contre entretenir de bons rapports avec la Cité. Il eut l'art de ménager les forces populaires et de traiter le peuple avec sympathie, tout en le contenant. Aussi la population liégeoise ne lui ménagea pas son concours: sans l'appui des milices communales de Liège, Huy, Dinant et Fosses, le chef de I'Etat n'aurait sans doute point remporté la brillante victoire de Steppes sur la noblesse hesbignonne et l'armée du duc Henri de Brabant (88).
La première confédération des villes, 1229.
Dans l'intervalle qui sépara le décret de Hugues de l'élection de son successeur, Jean d'Eppes (ou de Rumigny), d'avril à mai 1229, on vit les villes de Liege, Dinant, Fosses, Saint-Trond, Maestricht et Tongres se rapprocher et former une véritable confédération. « C'était la première fois que le pays de Liège donnait ce spectacle extraordinaire de toutes les bourgeoisies se liant entre elles par la foi du serment et constituant en face du pouvoir princier une force nationale avec laquelle il devait compter » (Kurth). (89) Malheureusement l'on ne connaît ni la nature de ce pacte intercommunal ni les circonstances dans lesquelles il se noua. Il faut en tout cas y voir le résultat étonnant du progrès qu'avait dû faire le sentiment de la solidarité au sein des masses populaires menacées dans leurs intérêts de classe.
La confédération de 1229 annonce celle de 1254; son chef supposé, Louis Surlet, le premier tribun liégeois, doit être considéré comme le précurseur du célèbre Henri de Dinant.
Symptôme de la force consciente d'elle-même que prenait le parti populaire, non seulement dans la capitale, mais dans toute la principauté, la ligue de 1229 a donc sa place marquée dans l'histoire de la démocratie liégeoise.
Elle est cassée par décret impérial.
Ce ne fut là du reste qu'une tentative avortée, sans lendemain. Car, à peine le nouvel évêque était-il élu, que, s'inquiétant à juste titre de la coalition des villes, il prit son recours au roi des Romains (successeur présomptif de la couronne impériale), Henri (VII) (90). Celui-ci déclara « casser tout ce que, pendant la vacance du siege, certains bourgeois avaient entrepris au moyen de serments et de fédérations ». Cette décision fut confirmée par des édits de janvier et février 1231 (91), qui interdisaient en principe toute espèce de « communiones, constitutiones, confoederationes, colligationes seu conjurationes. » Il fallait évidemment entendre par là des groupements interurbains. Mais il est à présumer, sans qu'il y ait de certitude à cet égard, qu'il était aussi fait allusion, par cette abondance de qualifications, à cette organisation communale particulière que les textes de l'époque appellent en effet communio ou communia (92) et que les historiens appellent, eux la commune jurée, « qui consiste en ce que tous les bourgeois qui la composent se promettent sous la foi du serment aide et secours mutuel contre n'importe quel ennemi ». (Elle s'appelle aussi pax, amicitia, foedus pacis). Une pareille organisation était au premier chef dangereuse pour l'autorité du Prince, autant et plus même qu'une confédération de villes. Il n'y aurait donc rien d'étonnant à ce que jean d'Eppes eût travaillé à obtenir de Henri (VII) un décret d'abolition de l'une comme de l'autre.
L'épiscopat de Jean d'Eppes continua d'être troublé par des conflits nés à tout instant de la question des impôts que le Conseil de la Cité voulait établir pour poursuivre les travaux des fortifications. Il en fut de même pendant le règne de Robert de Thourotte (1240 à 1246). Ce prince-évêque, - à qui est due l'institution de la Fête-Dieu à la sollicitation de sainte Julienne, prieure du monastère de Cornillon - ne vit pas la fin des orageux débats qu'avait provoqués le point de savoir qui des représentants de la Cité ou du Clergé, possédait le droit d'administrer les biens de cette maison. Ce fut son successeur, le trop fameux Henri de Gueldre (1247-1274), qui solutionna ce différend en faveur de la Cité,
§ 2. Henri de Gueldre et Henri de Dinant.
Avec ce prélat va s'ouvrir une phase, l'une des plus mouvementées, des luttes du parti populaire pour la conquête du pouvoir communal.
Caractère du nouveau prince.
Le nouveau chef de l'Etat, très jeune encore, avait été désigné sous l'influence du légat pontifical pour renforcer le parti du roi de Germanie, Guillaume de Hollande, dont il était le cousin germain. Il arriva chez nous non pas avec le titre d'évêque, mais avec celui d'Elu, parce que le pape l'avait dispensé, vu son âge, de l'obligation de prendre les ordres majeurs. Henri de Gueldre était un homme violent et débauché à l'excès, chevalier plutôt que prêtre, ayant surtout des qualités de chef d'armée. Quant à son attitude en face des partis, elle n'eut jamais pour mobile que le désir d'exploiter leurs dissensions au profit de son despotisme, pour but que de régner en maître dans la cité. Avec un tel souverain, il fallait s'attendre à ce que la discorde éclatât à la première occasion.
Incident du maïeur d’Awans.
Celle-ci se présenta, en 1253, à la suite d'un incident où s'était révélée toute la partialité des échevins à l'égard des Petits. Le maïeur du village d'Awans, ayant tué en plein marché un de ses ennemis personnels, avait pu tranquillement quitter la ville sans être l'objet de la moindre poursuite judiciaire. Le populaire protesta avec indignation, se souvenant qu'un droit criminel suranné permettait à la justice de sévir avec vigueur contre lui, alors que l'exercice du droit de vengeance privée, sans intervention du pouvoir répressif, était toujours permis aux puissants. Les gens du peuple s'élevèrent contre l'Echevinage qui laissait le criminel impuni, et contre le prince qui tolérait de pareilles injustices.
L'élu fait appel aux Petits contre les échevins.
L'élu vit dans cette affaire un moyen d'abaisser le corps des échevins dont l'autorité contrariait trop la sienne. Il eut l'idée de convoquer à une assemblée toute la population: pour la première fois les gens du commun, qui représentaient l'immense majorité, étaient appelés à donner leur avis dans une affaire publique et à prendre position entre le pouvoir central et l'un des grands corps de l'Etat! Ils devenaient en quelque sorte les arbitres de la situation!
Le chef de l'Etat prit nettement position contre l'Echevinage, se déclarant disposé, en vertu de son pouvoir souverain, source de toute juridiction, à rendre la justice lui-même, de telle sorte que, selon le vrai idéal démocratique, « le pauvre pût vivre en paix à côté du riche dans la même cité ». Le peuple enthousiasmé allait unir sa cause à celle du prince, quand un incident de séance fit croire, sans raison, à la foule du dehors que le clergé était d'accord avec l'élu pour tromper la confiance populaire. Une véritable émeute parcourt alors les rues; le prélat et les chanoines se voient, pour leur sécurité, forcés de quitter la ville. Henri de Gueldre, pour se venger, excommunia les échevins et jeta l'interdit sur la Cité.
Les échevins, qui avaient imaginé cette diversion, restaient maîtres du terrain. Peu après, cependant, ils durent bien faire leur paix avec le prince et avec le Chapitre, dont ils avaient, en condamnant indûment le domestique d'un chanoine, violé les privilèges, et Henri était bientôt de retour dans sa « bonne ville». Les membres de l'Echevinage comprirent toutefois que pour se garantir à l'avenir contre toute atteinte nouvelle de la part du prince, il fallait s'appuyer sur la masse populaire et s'en faire une alliée contre lui.
Les échevins se tournent à leur tour du côté du peuple.
Ils se résolurent donc à une concession qui fut énorme: ils offrirent d'abandonner au peuple l'élection des deux maîtres annuels, jusqu'alors recrutés dans le corps même des jurés. Ils se mirent dans ce dessein en rapport avec un patricien du nom de Henri de Dinant, qui, par son vif et sincère intérêt pour la cause démocratique, par son éloquence chaleureuse, était devenu le chef aimé et écouté, dit un chroniqueur, du peuple liégeois (93).
Henri de Dinant élu maitre.
L'accord fut naturellement conclu, l'occasion étant trop belle pour le Conseil de sortir de tutelle et pour les Petits de prendre enfin part à la direction des affaires. Henri de Dinant fut élu maître: il était le premier bourgmestre nommé par un suffrage vraiment populaire (94).
Les échevins avaient pensé dominer par l'appui du peuple: ils furent pris à leur propre piège. Henri de Dinant ne voulait qu'affaiblir l'une par l'autre les deux classes dominantes, le Clergé et l'aristocratie urbaine, et en abaissant les Grands élever les Petits. Il n'attendit que l'occasion de rompre avec les échevins.
Elle se présenta, quand la comtesse de Flandre, Marguerite de Constantinople, voulut dépouiller son fils, issu de son premier mariage, jean d'Avesnes, de son droit héréditaire sur le Hainaut. Jean, auquel l'arbitrage de saint Louis avait dévolu ce comté, réclama contre sa mère l'appui de Henri de Gueldre, son suzerain (95).
L'élu accueillit favorablement cette requête. Le corps échevinal, consulté selon la coutume, donna également son approbation. Les milices communales furent invitées à se préparer à entrer en campagne.
Rupture entre Henri de Dinant et les échevins.
C'est alors que Henri de Dinant prit nettement position et se dressa, seul en quelque sorte, en face des pouvoirs établis. Se rendant au Destroit, le local des échevins, il osa déclarer à ceux-ci que le départ des citains pour le Hainaut était contraire aux prescriptions de la charte d'Albert de Cuyck. A la grande stupeur des magistrats, il annonça qu'il s'opposait, en sa qualité de maître de la Cité, à l'enrôlement des gens de métier. Les communiers ne partirent point.
Le prince, furieux, quitta la ville, plein de menaces, et se tourna vers l'empereur. Celui-ci eut beau, par un édit spécial (janvier 1251), ordonner aux Liégeois d'avoir à concourir à la défense du Hainaut, fief de l'Eglise de Liège. Les gens de métier ne bougèrent pas davantage. Henri de Gueldre dut ronger son frein et il rentra dans la cité, dépité et la rancune au coeur. Oubliant alors le passé, il se rapprocha des échevins.
Il organise alors les forces populaires: les vingteniers des vinâves.
C'est dans ces circonstances que le tribun, Henri de Dinant, sentant que la lutte entre Grands et Petits était proche et inevitable, et voulant s'y préparer soigneusement, songea à organiser les forces populaires, politiquement et militairement: politiquement, en groupant les bourgeois en une de ces associations jurées qui furent dans les villes du moyen âge la forme la plus redoutable de la résistance des citains à leur prince, et auxquelles, on l'a vu, les textes contemporains donnèrent le nom désormais connu de communia, c'est-à-dire de commune jurée ou plus simplement de commune; militairement, en divisant Liège en six vinâves ou quartiers: le Marché, Neuvice ou Souverain-Pont, Saint-Servais, Saint-jean Strée, l'Ile et Outre-Meuse. A la tête de chaque quartier fut préposé un capitaine, ayant sous ses ordres un certain nombre de vingteniers; chaque vingtenier commandait vingt hommes habitant des rues proches l'une de l'autre ou la même rue. Au premier signal et en peu d'instants, toutes les forces populaires pouvaient de la sorte se trouver réunies à l'appel des maîtres.
Imprudences du tribun.
Mais il fallait trouver des ressources pour couvrir les frais considérables de cette mise sur pied armé de toute une population et s'assurer le moyen d'affronter une lutte éventuelle avec les privilégiés. Henri de Dinant pensa les trouver en recourant à la taxe, dite de la fermeté, si impopulaire dans toutes les classes de la société. Elle devait naturellement, dans l'esprit du tribun, atteindre chacun. Ici l'on versait dans une illégalité, car la fermeté avait été formellement supprimée en 1251, au début du règne.
Interdit jeté par l'élu sur la cité.
Une scène de violence ayant éclaté entre un tréfoncier et Henri, on crut a tort au meurtre de ce dernier. Des désordres s'ensuivirent. Le souverain en profita pour abandonner de nouveau sa résidence, suivi de la grande majorité des chanoines, puis des échevins qui voulaient ainsi échapper aux exigences tracassières du chef du parti populaire.
Guerre entre princes et villes.
La guerre civile éclata. Le prince trouva aisément des alliés dans la noblesse des campagnes et chez les seigneurs voisins.
Henri de Dinant, lui, remit sur pied la fédération interurbaine de 1229 et sut attirer dans l'alliance de la capitale les « bonnes villes » de Huy et de Saint-Trond, qui avaient aussi établi chez elles l'organisation militaire des gens de métier. Les hostilités durèrent toute l'année. Les milices communales surent résister, quoique avec peine, aux bataillons bien équipés de la noblesse féodale.
Trêve signée à Maestricht.
Une paix fut conclue à Maestricht, le 11 décembre 1253: les villes accordèrent de renoncer à leur fédération et à leurs corps de milice et de payer une amende. Le prince, d'autre part, leva l'interdit et pardonna aux chanoines qui n'avaient pas fait cause commune avec le Chapitre.
Ce ne fut là toutefois qu'une transaction momentanée, aucune solution n'ayant été donnée à la question, cause du conflit. Les passions étaient trop surexcitées encore, pour que du moindre incident ne sortissent de nouvelles causes de rupture. En effet, pour payer l'amende, la Cité avait décidé, sur l'initiative de Henri de Dinant, resté le maître adoré de la population, de lever un impôt sur le revenu, fixé à un marc par personne pour les citoyens réputés riches. Bourgeois, échevins, chanoines, tous les gens atteints protestèrent. Un grand nombre quittèrent la ville. La taxe fut néanmoins perçue envers et contre tous. Mais c'était la discorde rallumée.
Nouvelle rupture. Echec populaire: paix de Bierset.
La ligue des villes mosanes se renoue aussitôt; la coalition des princes se reforme de son côté. Cette fois, les communes eurent le dessous finalement. Des défections, résultat d'échecs militaires, se produisirent parmi elles. Henri de Dinant était proclamé banni par la « sentence de Vottem; la famine commençait à sévir dans la capitale. Le prince n'écouta aucune proposition d'accommodement: le peuple dut, plein de douleur, abandonner son chef vénéré et se soumettre aux dures conditions que l'élu lui imposa par la paix de Bierset, du 17 octobre 1255: exil de son chef, suppression de l'organisation politique et militaire des vinâves, restitution aux échevins de l'élection des maîtres, défense aux villes de contracter des alliances sans le consentement du prince, imposition de lourdes amendes, destinées à couvrir les frais de guerre. Comme garantie, chacune des villes devait livrer une de ses portes, que l'élu pourrait fortifier. Liege livra ainsi la porte Sainte-Walburge.
Destinée de Henri de Dinant.
Le tribun de Liège ne disparut cependant pas de la scène publique. Rappelé de l'exil, l'année suivante, par ses concitoyens qui songeaient à reprendre la lutte pour n'avoir pas à se soumettre à certaines taxes sur le revenu, décrétées par le prince-évêque en vue de payer les dommages causés par la guerre, il fut reçu triomphalement (mars 1256). Mais la situation n'était plus la même. Henri de Dinant ne se voyait plus assuré de réussir, le nombre de ses partisans décidés à tout tenter s'étant singulièrement restreint. Aussi, reprit-il sagement, cette fois sans rémission, le chemin de l'étranger. Il alla chercher et trouva un asile à la cour de la comtesse Marguerite de Constantinople. Il y termina dans le calme et dans l'obscurité une carrière qui, si elle n'a pas abouti au résultat rêvé par lui, a cependant valu à Henri une mémoire impérissable au sein de la démocratie liégeoise. Cet ami du peuple, ce héros et martyr, victime de son ardent attachement à la cause de l'émancipation populaire, mérite bien d'être apprécié avec la même sympathie équitable et le même respect qu'un Jacques Van Artevelde, cet autre tribun de la grande cité gantoise.
Appréciation des événements.
L'oeuvre de Henri de Dinant n'a pourtant pas été tentée en vain: il a semé un grain qui devait bientôt germer. Les « vingtaines » prirent après lui la forme définitive et reconnue des métiers, unités militaires autant qu'économiques. Les grandes paix de 1303, de 1307, de 1313, la paix de Fexhe de 1316 n'ont été que l'aboutissement d'un mouvement de revendications populaires qui prit naissance en 1253; elles n'ont été que des victoires successives, dont la première en date, quoique restée sans résultat immédiat, fut due à l'énergique initiative de Henri de Dinant.
Fin du règne de Henri de Gueldre.
Au surplus, si l'ancien tribun avait vécu jusqu'en 1269, année où certainement il n'était plus de ce monde, il aurait eu la satisfaction de se voir en quelque sorte vengé. Jusqu'à cette époque, le calme avait su régner dans la cité et le vainqueur pouvait s'imaginer que son épiscopat s'achèverait sans encombre. Mais le feu couvait sous la cendre.
Brusquement, profitant d'une absence du prince, quelques hommes hardis, ayant à leur tête les maîtres mêmes de la Cité, s'emparèrent par surprise de la citadelle que Henri de Gueldre avait fait élever près la porte Sainte-Walburge et qui constituait une menace continuelle pour la sécurité des habitants. Toute la population se souleva derechef; pour la troisième fois se renoue la coalition des villes. Une nouvelle « fermeté » brouille d'autre part la Cité avec le Chapitre et les tréfonciers quittent la ville. Des violences sont commises par les bourgeois contre les personnes et les biens du clergé. L'acharnement des passions est tel que la Cité va jusqu'à faire appel au pire ennemi, à l'adversaire héréditaire du pays, au duc de Brabant, Henri III (1263-1279).
La bourgeoisie l'emporte: paix de Huy.
La victoire, cette fois, resta à la bourgeoisie. A l'intervention de la comtesse Marguerite de Flandre, la paix fut conclue en 1271: elle porte le nom de paix de Huy ou de la Tour de Sainte-Walburge, parce qu'elle autorisait les Liégeois à détruire définitivement la forteresse de Sainte-Walburge, ce souvenir trop cuisant de la défaite de Bierset. La ville devait promettre par contre, ce qu'elle fit volontiers, de payer au prince sa libération et de respecter les immunités du clergé. L'évêque, de son côté, prenait l'engagement de ne plus poser d'actes arbitraires et de les empêcher de la part des échevins. S'il ne le faisait pas, il s'exposait à voir le Chapitre lui refuser obéissance.
L'épiscopat de Henri de Gueldre (il avait fini par être promu évêque) s'acheva ainsi tout à fait mal pour lui. Il n'occupa du reste plus longtemps le trône épiscopal. Son inconduite (on l'appelait le « grand ribaud ») l'avait rendu si méprisable à tous qu'il se vit un jour destitué par le pape (Grégoire X), en 1274. II mena désormais une vie de véritable bandit et son dernier exploit fut, sept ans après, de faire enlever son successeur même qui en mourut de saisissement!
§ 3. Jean d'Enghien, Jean de Flandre. La Paix des Clercs.
A Henri de Gueldre succéda jean d'Enghien (1274-1281).
Le règne de ce prince peut se résumer en un mot: querelles incessantes entre le Chapitre et la Cité, à propos de la prétention que continuaient à émettre les représentants de la ville de contraindre toute la population laïque à acquitter l'impôt de consommation ou fermeté. Il s'agissait spécialement de soumettre au droit commun le personnel attaché au service des chanoines (les maisnies) couvert traditionnellement par l'immunité fiscale et exempt aussi de la juridiction du tribunal des échevins. Il importait aussi aux yeux des magistrats communaux de ne plus laisser le quartier de la Sauvenière jouir de son privilège financier et judiciaire (96). Cette double question, bien intéressante au point de vue du droit public communal, donna lieu, après quatre ans de procédures irritantes et tracassières, en 1277, à une transaction provisoire qui donnait au fond satisfaction à ceux de la Cité.
Sous jean de Flandre (97) (1282-1291), des circonstances imprévues firent renaître des difficultés qui prirent bien vite un caractère de violence inouïe et où tous les partis entrèrent en lice.
Nouveaux sujets de discussions sous Jean de Flandre.
Les dirigeants de la Cité se firent du tort par de nouveaux empiétements sur les droits du Clergé. Le petit peuple lui-même, qui n'aimait pas plus que les privilégiés l'impôt indirect (98), qui, d'autre part, n'avait aucun contrôle des dépenses ni aucune part à l'administration municipale, finit par se lasser et par se désintéresser de ces éternelles disputes. Il décida, à un moment donné, de ne plus continuer à payer. « La défection des masses populaires mit le patriciat liégeois hors de combat. » Il se résigna, en désespoir de cause, à traiter.
La Paix des Clercs: sa grande importance.
Le prince-évêque, qui avait agi jusque-là avec beaucoup d'adresse et de décision, ménagea un rapprochement entre les partis et c'est de là qu'est sortie la Paix des Clercs, du 7 août 1287. Par les mesures importantes que celle-ci dicta, par les autres lois de réforme qui en sortirent immédiatement, l'année où elle fut signée doit désormais être jugée « une des grandes dates de l'histoire de la ville et du pays de Liege »; elle marque une étape décisive dans l'évolution des libertés liégeoises.
Cette paix décréta la suppression définitive des impôts sur les objets de consommation, c'est-à-dire de la fermeté. Le quartier de la Sauvenière passait sous la juridiction de la ville et était soumis aux mêmes impôts qu'elle. Les délits commis par des bourgeois contre des domestiques des chanoines devaient rester de la compétence de l'Echevinage; mais les délits dont se rendraient coupables des valets ou autres sujets des chanoines à l'égard d'un bourgeois seraient désormais examinés et jugés par une commission mixte. Enfin la Cité fut autorisée, pour venir en aide aux finances publiques fort obérées, à percevoir pendant 18 ans une taxe spéciale sur la bière (ou cervoise) pour l'entretien des murs, ponts et chaussées. Après ce délai, un commission particulière, la Cour de la Fermeté, avisera à d'autres moyens de pourvoir à cet entretien.
La Loi muée des bourgeois et celle des chanoines.
Le 8 août, lendemain de la publication de la paix des Clercs, la Loi muée (changée, revisée, tex mutata) des chanoines réglait à part la question des rapports entre les maisnies des chanoines et les bourgeois. La Loi muée des Bourgeois, édictée le 9 octobre suivant, l'emportait encore en intérêt juridique et en importance politique.
Sérieux progrès qu'elles amènent.
Il restait, en effet, à faire disparaître les vieilles coutumes surannées de procédure judiciaire, qui établissaient entre les habitants de la ville des différences si injustes. Placer tous les laïcs, sans distinction de classes, sous une seule et même législation, faire pénétrer dans la législation le grand et beau principe de l'égalité de tous les citoyens, pauvres et riches, devant la loi pénale, introduire ainsi dans le vieux droit coutumier un esprit nouveau, tel fut le but de cette loi. Avec elle disparurent les pénalités diverses qui frappaient les délinquants selon qu'ils appartenaient à la classe des patriciens où à celle des « gens laburants de commun métier ». Avec elle « se complétait heureusement l'oeuvre juridique qui s'était élaborée au XIe et au XIle siècle: alors c'était le droit civil de Liege qui se voyait consacré par la charte de 1208 (confirmation impériale de la charte d'A. de Cuyck); aujourd'hui c'était son droit criminel qui était mis d'accord avec les principes de la justice et de la raison » (Kurth).
§ 4. Nouvelles causes d'affaiblissement des classes privilégiées.
A la fin du XIIIe siècle et au début du suivant, tout conspira à fortifier les positions du parti populaire et à lui permettre, dans des conditions toujours meilleures, d'affronter de nouveaux combats pour la conquête, cette fois, de l'égalité politique.
Intervention des papes dans les élections épiscopales.
Le clergé, déjà fort affaibli par l'issue des luttes que l'on vient d'exposer, se trouva, d'autre part, sérieusement amoindri par le droit que s'arrogèrent à cette époque les papes, fixés alors dans la ville d'Avignon, d'intervenir directement dans l'élection des évêques. Ils se mirent à nommer eux-mêmes les chefs des diocèses par une simple bulle ou une lettre pontificale. L'importante prérogative des chanoines d'élire les évêques s'en trouva donc atteinte et leur action politique, par ce fait, notablement réduite.
Cette situation ne pouvait que profiter à la démocratie liégeoise.
Organisation militaire des métiers.
A la même époque encore, celle-ci puisa une nouvelle force dans l'organisation toute militaire que se donnèrent les corporations de métiers en prévision des luttes à venir. Les vingtaines de Henri de Dinant, ébauche de cette militarisation de la gent populaire, furent remplacées par une organisation bien autrement perfectionnée et par conséquent puissante. Le travailleur manuel, l'artisan, se doubla désormais d'un soldat, prêt à tout instant à délaisser ses outils pour ses armes: chacun eut son signal de ralliement dans la bannière rouge de son métier, sur laquelle figurait avec les insignes de sa profession le Peron (ou Perron) en or de Liège, entouré des deux lettres L G, c'est-à-dire la Cité de Liège (99)
Cette organisation doit remonter à l'année 1293 ou 1297, sous l'épiscopat de Hugues de Châlons (1295-1301). Elle s'étendit aux métiers de Huy, de Dinant et d'ailleurs. L'évêque ne semble avoir rien fait pour s'y opposer. C'est à ce prince que l'on dut, au surplus, l'autorisation donnée au peuple travailleur de se grouper en corps (fraternités, frairies) de métier au nombre de douze.
La guerre des Awans et des Waroux.
Enfin, pendant que les Petits gagnaient en cohésion et en solidarité, les lignages de la noblesse, les seigneurs territoriaux, préparaient en quelque sorte leur déchéance sociale sous l'effet d'une longue guerre privée, qui, mettant aux prises les familles princières de la Hesbaye, ensanglanta le pays pendant près de quarante ans, de 1296 à 1335. Cette guerre féodale est celle des Awans et des Waroux.
Le seigneur d'Awans ayant refusé de consentir au mariage d'une serve avec le fils d'un chevalier du lignage de Waroux, les deux fiancés persistèrent dans leurs projets et partirent en emportant leurs meubles. Pour se venger, le seigneur d'Awans brûla les moulins et les brasseries appartenant aux Waroux et amena ainsi une conflagration qui ne s'apaisa (en 1335) qu'après que la fleur de la chevalerie hesbignonne eût péri dans des combats sans gloire (100).
Cette lutte fratricide s'était étendue à toute la principauté, le jour où les lignages de la cité de Liège s'y trouvèrent entraînés et où le prince-évêque lui-même dut y intervenir avec l'aide des corps de métiers liégeois.
Elle se termina par la paix des Douze ou des Lignages. La noblesse, tant campagnarde que citadine, en sortait absolument décimée; la chevalerie se voyait réduite à un fort petit nombre de familles et elle ne forma plus dans l'Etat qu'un corps très limité, à côté du Clergé et des chefs des communes. Celles-ci ne purent donc que bénéficier d'un pareil affaiblissement. «Toute honneur de chevalerie et de gens d'armes est déclinée, s'écrie Jacques de Hemricourt, et li forches des frankes villes ensachée (c'est-à-dire affermie, rehaussée) et augmentée. »
Progrès du commerce et de l'industrie.
Ces « franches villes » avaient du reste pris, en ce début du XIVe siècle, un développement économique de plus en plus considérable. Leur prospérité, sans atteindre jamais celle des agglomérations industrielles du bassin de l'Escaut, était cependant remarquable. Partout de grands marchés, des foires, y attiraient la foule des trafiquants étrangers: la foire de Liège (101) était la plus fréquentée et dénotait par son ampleur même l'importance économique qu'avait acquise la capitale de la principauté. Dinant, devenue la cité industrielle du cuivre, voyait son commerce d'exportation prendre de telles proportions qu'elle se faisait un jour affilier à la célèbre Hanse teutonique. Encore quelques générations et Liège connaîtra à son tour la grande industrie, quand se développeront l'exploitation de ses mines de houille et la fabrication des armes. En attendant, elle était, grâce à sa population nombreuse, un centre actif d'opérations commerciales. Les gens du peuple y étaient, en même temps qu'artisans, boutiquiers ayant pignon sur rue, et il s'y faisait de si nombreuses transactions, il s'y remuait tant de numéraire que l'on a pu conjecturer avec beaucoup de vraisemblance qu'au XIIIe et pendant une grande partie du XIVe siècle, Liège fut à certains égards une ville de banquiers, de changeurs (Pirenne). Ceux-ci formaient, en effet, une corporation jouissant d'une réelle influence.
Conséquences sur la vie politique.
Il n'y avait pas encore en notre cité de puissante industrie, par conséquent pas d'opulents « donneurs d'ouvrage », mais on n'y rencontrait pas non plus de classe misérable de salariés, comme en Flandre et en Brabant: le fond de la population était fait de petits négociants, d'artisans travaillant à domicile, de modestes industriels, tous menant une existence économiquement indépendante. Tel est le tableau que présente à ce moment Liège dans le domaine de la vie matérielle. Les forces populaires sont fondées sur le travail et sur la liberté personnelle: l'aspiration à la pleine égalité avec les Grands, le désir de prendre place dans les conseils de la Commune à côté des classes jusque-là dirigeantes seront d'autant plus ardents. Ce ne seront pas seulement des luttes sociales, des luttes de classes, mais des luttes politiques nouvelles qui vont préparer et réaliser l'avènement de la démocratie liégeoise.
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Dernières années du régime patricien.
Le gouvernement de la Ville devient complètement démocratique.
La lutte entre les gens de métiers et les lignages reprit subitement son acuité au lendemain du départ de Hugues de Châlons (102), pendant l'épiscopat très court d'Adolphe de Waldeck (1er septembre 1301- 12 décembre 1302). L'année 1302, qui fut celle de la bataille de Courtrai (11 juillet), où le peuple flamand extermina l'élite de la chevalerie française et consacra de la sorte sa victoire sur l'aristocratie alliée au roi de France, fut celle aussi qui vit les revendications démocratiques s'affirmer nettement dans la grande cité wallonne.
Effet produit à Liége par la bataille de Courtrai.
La nouvelle de l'éclatant triomphe remporté par les communiers flamands, vite répandue en notre capitale, y surexcita étrangement les passions populaires. Les métiers s'assemblent et exigent qu'à l'avenir l'un des deux maîtres soit choisi parmi leurs chefs. Les patriciens, surpris, acceptent cet arrangement, mais en se promettant de révoquer à la première occasion cette extraordinaire concession. L'évêque avait fait cause commune avec le peuple.
Nouvelles menées des Grands menacés dans leur influence.
Mais, à la mort de ce prince, les Grands voulurent reprendre toute leur autorité au sein du Conseil communal. Profitant de la vacance du siège, et malgré que le Chapitre eût pris à leur égard une attitude nettement hostile, ils imaginèrent sous un prétexte futile de faire lever un nouvel impôt général sur les objets de consommation. C'était une folie insigne de ressusciter la vieille question de la fermeté, abolie à perpétuité par la paix des Clercs; c'était une audacieuse violation de la légalité, qui se doubla d'une imprudente provocation, quand on les vit charger leurs propres fils de percevoir l'assise et leur donner, par allusion aux Leliaerts de Flandre, le nom d'enfants de France.
Le Chapitre soutient le peuple.
Ces agissements provoquèrent une profonde agitation. Les gens des métiers, les bouchers spécialement (103), se tinrent sous les armes. Le Chapitre, sous l'inspiration de son grand-doyen, jean del Cange, organisa lui-même la résistance: il excommunia les maîtres et le Conseil et il jeta l'interdit sur la Cité. Puis il entra en pourparlers avec les gouverneurs des métiers: « pour la première fois, ceux-ci étaient reconnus comme une force publique par la plus haute autorité du pays après l'évêque » (Kurth).
Un accord fut conclu, le 29 avril 1303 (104), par lequel le Chapitre promettait aux Petits de les aider « contre les maîtres, les échevins, et les Grands ». Le détail exact des faits qui durent se passer alors n'est pas toujours bien connu, mais il est certain que le Conseil dut capituler.
Le Conseil devient pour la première fois mi-parti.
En effet, à la date du 24 juillet, ce corps n'est déjà plus homogène: il est redevenu mi-parti. Liège possédait donc le premier maître représentant officiellement le peuple (exception faite pour Henri de Dinant); le parti populaire entrait au Conseil avec un maître sur deux et vingt jurés sur quarante. L'équilibre politique entre les deux classes qui se partageaient la Cité se trouvait établi.
Toutefois ce n'était là qu'une situation de fait, acquise dans des conditions qui la rendaient très précaire. Le succès des revendications des métiers risquait fort à ce moment de ne pas avoir de lendemain.
Thibaut de Bar.
On le vit clairement, quand le nouvel évêque, Thibaut de Bar (13 mars 130329 mai 1312), eut pris possession de son siège. Le prince se mit résolument du côté du patriciat lors des conflits qui venaient de surgir entre les échevins, les jurés des lignages et les chefs du peuple. Il se jeta à corps perdu dans la lutte. Il s'assura de l'appui du comte de Looz et même du duc de Brabant, jean II. L'évêque et les Grands étaient de la sorte en face des Petits, soutenus par le Chapitre. Les partis se virent sur le point d'en venir aux mains.
La paix de Seraing: égalité des sièges au sein du corps des jurés.
Mais, au dernier moment, le prince hésita a entamer l'action suprême; des pourparlers s'engagèrent et il en sortit la paix de Seraing (novembre 1307). Une amnistie fut proclamée, mais ce qui importe seul ici et ce qui fait de cette paix un acte du plus haut intérêt et de l'année 1307 une nouvelle date dans l'histoire des progrès des libertés liégeoises, c'est que les accords imposés en 1303 se trouvaient acceptés et confirmés de part et d'autre. En conséquence, le Conseil et les maîtres devaient être recrutés à parts égales dans les deux classes sociales qui se disputaient la suprématie politique. En effet, les documents de l'époque font désormais connaître les noms des maîtres plébéiens.
Il semblait donc que la concorde aurait pu régner dès lors, les chefs des grandes familles se faisant une raison et acceptant le fait accompli. Mais il n'en fut rien. Au contraire, ceux-ci, se sentant déjà au sein du Conseil comme débordés par l'activité qu'y déployaient les représentants des métiers, voyant les forces démocratiques se développer avec l'augmentation même du nombre des métiers, porté à 25, résolurent de se livrer à un effort suprême pour reconquérir leurs positions perdues. Ils crurent le moment favorable venu par la mort de Thibaut de Bar et la nécessité de nommer un mambour, chargé d'administrer le pays jusqu'à l'élection d'un nouvel évêque par le pape.
Le Chapitre contre les Grands: A. de Blankenheim et A. de Looz.
Le Chapitre, prétendant user d'un droit, désigna son propre grand-prévôt, Arnoul de Blankenheim, homme énergique, connu pour son implacable sévérité. Les Grands, que poussait aussi l'envie de se venger des tréfonciers trop favorables depuis longtemps à la classe populaire, lui opposèrent aussitôt le comte Arnoul de Looz. Forts de cet appui féodal et de la complicité d'une grande partie des nobles, ils se résolurent à un coup de main sur la Cité.
Tentative désespérée du patriciat, le mal Saint-Martin.
Il eut lieu dans la nuit du 3 au 4 août 1312. En voici un récit succinct.
« L'incendie allumé par les Grands dans la halle aux viandes devait indiquer à leurs complices postés en dehors des murailles le moment de s'introduire dans la ville. Au bruit, à la lueur des flammes, les habitants s'éveillent. Les artisans courent au Marché pendant que le prévôt rassemble et équipe dans la cathédrale quelques chanoines et les gens de sa maison. L'arrivée de ce renfort inattendu décida de la victoire. Parmi les chanoines, beaucoup appartenaient à quelque famille noble et connaissaient le métier des armes. Ils se mirent à la tête des bandes populaires qui peu à peu refoulèrent les gens de lignage et les nobles sur la colline de Publémont. Arrivés devant Saint-Martin, ceux-ci épuisés, serrés de tous côtés, assaillis par les paysans des alentours et les houilleurs de Sainte-Marguerite accourant à la rescousse des bourgeois, cherchent un asile dans l'église. Mais la fureur a rendu le peuple inaccessible à la pitié. Le feu est mis à l'édifice, et, au moment où le soleil se lève sur ces « matines liégeoises », l'incendie achève de dévorer la nef avec les malheureux qui s'y sont réfugiés. » (Pirenne, d'après l'historien Hocsem) (105).
Cette tragique nuit est connue dans les annales de la cité sous le nom de Mal Saint-Martin ou de Mâl ou Mâle Saint-Martin (et non la Male Saint-Martin) (106). Ce fut le plus terrible épisode des luttes communales de Liège: ce fut aussi le plus fécond en résultats.
Défaite des grands; la paix d'Angleur.
Les Grands furent frappés de stupeur devant le désastre que subissaient à la fois les nobles et les lignages de la haute bourgeoisie. Encore quelques années et les luttes sanglantes entre Awans et Waroux auront achevé, en la décimant complètement, de rendre la noblesse un parti politique impuissant. Quant aux patriciens de la Cité, il ne leur restait plus qu'à traiter et à s'humilier. Des conférences eurent lieu à Angleur entre des arbitres choisis par tous les partis en conflit, et elles eurent pour résultat la signature, le 14 février 1313, du traité célèbre, connu dans l'histoire liégeoise sous le nom de paix d'Angleur ou de paix Saint-Martin.
Sa clause essentielle.
Une clause doit en être retenue; à elle seule, elle prouvait l'immense progrès que venaient d'accomplir les classes populaires, dont elle consacrait le triomphe politique. C'est celle qui stipulait que, désormais, nul ne pourrait faire partie du Conseil de la commune à moins de se faire inscrire dans l'un des vingt-cinq métiers (107).
« C'était déclarer que le patriciat cessait d'exister comme ordre avec sa représentation spéciale et ses privilèges anciens; » c'était aussi assurer aux Petits non seulement l'égalité politique, mais de plus la prépondérance, car, par le nombre, ils avaient toujours la certitude d'enlever la majorité dans les élections au corps communal.
Cette révolution dans la situation respective des partis politiques, qui se confondaient ici avec les classes sociales, faisait de la constitution municipale une démocratie pure.
Essai de gouvernement direct.
Devant la mort et la fuite des conseillers patriciens, les jurés plébéiens restèrent seuls au Conseil. Hardiment ils innovèrent: ils introduisirent au sein de leur corps les deux gouverneurs de chacun des 25 métiers; puis, allant encore plus loin, ils décidèrent que, dans les questions importantes, tous les Liégeois seraient convoqués à des assemblées générales qui décideraient en dernier ressort. On organisait ainsi un véritable gouvernement direct par le peuple: c'était presque déjà de la démagogie, parce qu'à ces réunions populaires où dominèrent les éléments les plus incultes et par conséquent les plus facilement excitables de la population, il devait manquer de contrepoids et qu'à leur compétence il n'était mis aucune limitation. Chacun même pouvait en requérir la convocation, ou, comme l'on disait, « mettre la Cité ensemble » (108).
La puissance du peuple menaçait donc de devenir du coup absorbante, exclusive; les classes dirigeantes se trouvaient dangereusement atteintes dans leur hégémonie politique traditionnelle. Ce résultat doit apparaître comme fatal, et cette décadence n'était que la manifestation d'un phénomène général en Europe.
Le pouvoir du prince mis en danger.
Mais une autre puissance allait se sentir menacée à son tour par l'avènement de la démocratie liégeoise: celle du chef de l'Etat lui-même, du Prince. Où s'arrêterait en effet l'ingérence des représentants légaux du peuple? Où se trouvait la limite qui séparait le domaine propre des intérêts communaux et celui des droits souverains? De graves problèmes allaient donc se poser; de non moins graves conflits ne pouvaient manquer d'éclater non plus seulement à Liège, mais entre toutes les villes de la principauté et le pouvoir princier, pour peu que celui-ci fût représenté par des évêques décidés à maintenir intacte leur autorité et à se mettre en travers de la démocratie grandissante. C'est précisément ce qui va se produire et donner aux prochaines luttes intestines une allure, un caractère de nouveauté; c'est ce qui doit faire dès à présent apparaître la paix de Fexhe comme une tentative extraordinairement intéressante de transaction en vue d'équilibrer les droits de la nation liégeoise, sans distinction de classes sociales ou de partis politiques, et ceux du pouvoir central.
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CHAPITRE XII
Débuts du règne d'Adolphe de la Marck.
La paix de Fexhe (1316).
Thibaut de Bar avait suivi en Italie l'empereur Henri VII de Luxembourg. Il y mourut, le 29 mai 1312, des suites d'une blessure reçue à Rome dans un combat. Un chanoine liégeois posa sa candidature au siège épiscopal. Mais il eut un concurrent dans la personne d'un jeune comte appartenant à la race énergique et remuante des de la Marck. Celui-ci parvint à s'assurer la bienveillance du roi de France Philippe le Bel, et, grâce à ce souverain dont l'influence grandissait fort à cette époque (109), il obtint du pape français installé à Avignon, Clément V, ses lettres de nomination. Chose digne de remarque, le nouveau prince-évêque, Adolphe de la Marck, se conduisit toujours, durant son long règne (16 avril 1313 - 3 novembre 1344) en fidèle défenseur des intérêts français dans le nord, contre le souverain d'Allemagne, contre Jean III de Brabant, contre Édouard III, roi d'Angleterre (110).
Caractère du nouveau prince Adolphe de la Marck.
Le successeur de Thibaut de Bar n'avait rien de ce qu'il fallait pour exercer dignement des fonctions épiscopales: il n'était qu'un gentilhomme, plein de bravoure militaire, n'aimant qu'à monter à cheval, qu'à guerroyer, qu'à donner de grands coups d'épée dans la mêlée des combats, tel, a dit un chroniqueur contemporain (Hocsem), un Achille ou un Hector Mais, de plus, il était violent, impérieux, hautain, imbu des pires préjugés féodaux à l'égard du peuple. Tout ce qu'il pensait des aspirations égalitaires du peuple sur lequel il devait régner se révèle dans cette simple phrase d'une lettre à son protecteur et modèle Philippe le Bel: « C'est un grand malheur, si la race servile des gens du peuple, naturellement brutale, puisqu'elle manque d'intelligence, rompant violemment son frein, se révolte contre son seigneur légitime et entreprend de gouverner à tort et à travers » (Kurth).
Ses tendances au pouvoir absolu.
Il est donc bien de son temps et digne en cela de son royal contemporain, le roi de France, le roi des légistes; comme lui, il professe des idées nettement absolutistes: peu lui importait que la Cité de Liège, ou toute autre, fût administrée par les patriciens ou les gens des métiers; ce qu'il rechercha avant tout, c'est qu'elle lui restât directement soumise et ne s'insurgeât pas contre son autorité. Comme les princes laïcs, il aurait voulu centraliser tout le gouvernement dans ses mains et soumettre indistinctement toutes les classes de la population au « haut domaine » (altum dominium), c'est-à-dire à son droit de souverain justicier dans l'Etat.
Ces visées se trouvaient en contradiction fondamentale avec les progrès réalisés déjà par les masses populaires, avec les traditions du pays. Le conflit avec les villes était inévitable, surtout étant donné le tempérament du souverain. La résistance fut longue de part et d'autre; la guerre se prolongeant au delà du règne d'Adolphe, dura une cinquantaine d'années; les trêves, les essais de conciliation entre les intérêts et les tendances politiques si opposées des princes et de leurs sujets furent de nouvelles paix, par lesquelles se fixèrent lentement et péniblement, mais définitivement, les traits fondamentaux, « qui restèrent ceux de la constitution liégeoise jusqu'au jour de la proclamation des droits de l'homme » (Pirenne).
La paix de Fexhe va être une étape décisive dans la marche en avant du peuple liégeois pour la conquête de la liberté politique.
Ses premiers actes.
Adolphe de la Marck arrivait à Liège au lendemain de la signature de la paix d'Angleur du 14 février: conseillé prudemment par le Chapitre, il la ratifia (111). Mais, quand il se sentit solidement établi sur son siège, il ne tarda plus à témoigner de ses véritables sentiments à l'égard de ses nouveaux administrés.
Il voulut au début faire sentir son autorité de pacificateur et de justicier aux princes féodaux qui désolaient toujours le pays par leurs querelles et leurs luttes fratricides. Il s'attaqua d'abord aux Waroux, appuyé sur le patriciat de Huy, Dinant et Fosses, et força ses adversaires à plier (112). Il s'en prit ensuite aux Awans. Ceux-ci se mirent en rébellion ouverte contre lui, et, ce qui compliqua naturellement la situation, ils parvinrent à entraîner les bourgeois de Liège dans leur parti. Ceux-ci, exaltés par leurs récents triomphes sur les Grands, aspirant peut-être à voir leur ville devenir autonome et ériger sa propre puissance à côté de celle du Prince, - rêve qui fut poursuivi pendant des siècles -, virent là l'occasion de manifester leur force nouvellement acquise et de la faire sentir à l'évêque, étranger, entouré de parents et de conseillers allemands, vassaux ou clients de sa famille.
Coalition des villes contre l'évêque.
La Cité se mit à armer; les habitants, excités par les Awans, se portèrent aux pires excès. On alla jusqu'à mettre à prix la tête des partisans de la Marck. Les autres bonnes villes se rangèrent du côté de la capitale. L'évêque n'eut plus pour lui que quelques propriétaires de châteaux-forts. Il dut se retirer lui-même sur les terres du duc de Brabant.
Médiation du Chapitre.
Les détails de la lutte ne sont malheureusement pas connus (113). Un moment vint cependant où les troupes ennemies se trouvèrent en présence dans la plaine de Fexhe (le-Haut-Clocher) en 1316. Mais les belligérants étaient déjà épuisés par une longue lutte; la famine sévissait partout. Le Chapitre de Saint-Lambert offrit sa médiation. Elle fut acceptée. Des arbitres travaillèrent alors à rédiger un projet de paix dont le texte devait être de nature à satisfaire à la fois le prince et les villes et à concilier les grands intérêts en jeu.
La Paix de Fexhe.
C'est ainsi que fut signée, le 18 juin, la paix de Fexhe, le document (114) le plus remarquable de l'histoire politique du pays de Liège, sorte de seconde Grande Charte pour nos ancêtres, qu'il faut rapprocher de la charte brabançonne de Cortenberg, octroyée quatre ans auparavant (115).
Analyse de la paix.
D'où provient l'intérêt spécial de la paix de 1316 ? C'est qu'ayant été scellée par les représentants attitrés de tous les pouvoirs publics de la principauté, l'Évêque, le Chapitre cathédral, cinquante-deux chevaliers, les échevins, les jurés et les « communautés » de Liege, Huy, Dinant, Saint-Trond, Tongres, Maestricht, Fosses, Couvin, Thuin, et de toutes les communes rurales du pays, elle revêt indiscutablement le caractère d'une paix publique, nationale, et non plus locale. C'est ainsi que, statuant au nom de tous et pour tous, essayant de trancher des problèmes de droit public discutés depuis de multiples générations, cette paix prend l'aspect d'une vraie charte constitutionnelle. Les circonstances au milieu desquelles elle fut signée peuvent, d'autre part, la faire considérer comme un simple compromis (Pirenne); mais en réalité, elle était bien autre chose comme il ne fallut plus que la compléter et la préciser, elle est vraiment « le point de départ de la constitution du pays ».
D'où vient son immense portée au point de vue des libertés politiques ?
Elle tenait dans quelques dispositions essentielles.
D'abord dans l'énoncé de ce principe (article I): Chacun sera mené par loi et jugement des échevins (ou d'hommes, c'est-à-dire les seigneurs féodaux) suivant sa position sociale et la nature du délit. Donc plus d'arbitraire désormais en matière de justice; garantie de la liberté individuelle. Seul le cas d'homicide était réservé à l'évêque: ce droit de punir, on le lui laissait en vertu de son « haut domaine », mais sans préciser la limite de ses pouvoirs en cette matière. Heureusement, le lendemain 19 juin, un acte complémentaire de la paix lui prescrivait d'user de sa prérogative « en se conformant aux lois du pays ». C'est aussi dans cet article supplémentaire que se trouvait garantie à tous les habitants du pays l'inviolabilité des biens, même de ceux des condamnés. (Cfr. la charte d'Albert de Cuyck, art. 3 et 8.)
Mais d'autres protections étaient accordées aux citoyens: L'évêque et ses successeurs feront prêter serment à tous leurs officiers, justiciers et mandataires de mener chacun par loi, droit et jugement (article 2). C'est le serment imposé aujourd'hui aux magistrats et fonctionnaires à leur entrée en fonctions.
En cas de violation de ce serment par un officier (article 3), celui-ci sera tenu de dédommager la partie lésée; s'il refuse, l'évêque devra le punir selon la gravité du cas. (Cfr. les articles 24 et 90 de notre Constitution sur la responsabilité des fonctionnaires publics et des ministres.) Si le prince tarde plus de quinze jours à punir le fonctionnaire récalcitrant, le Chapitre devra l'en requérir dans la quinzaine (article 5); en cas de refus ou d'abstention du chef de l'Etat dans la quinzaine suivante, le Chapitre devra se déclarer alors contre lui, pour le contraindre à remplir son devoir « de la meilleure manière qu'il pourra », c'est-à-dire « qu'il sera autorisé à faire savoir, sans que l'évêque ait le droit de s'y opposer, à tous les justiciers du prince de suspendre le cours de la justice, jusqu'à ce que le droit soit redressé » (article 6). Ces prescriptions étaient vraiment caractéristiques: elles allaient jusqu'à proclamer le droit pour les citoyens d'opposer à l'arbitraire ou à l'injustice du pouvoir central, sinon l'insurrection, tout au moins la résistance passive, sous la forme de l'arrêt même de toute activité judiciaire dans la principauté entière. Le droit à la révolte était au reste beaucoup plus nettement encore indiqué dans d'autres articles de la paix, en vertu desquels, « si l'un des contractants essayait de la violer en tout ou en partie, les autres devraient se joindre à l'évêque pour le forcer après sommation à rentrer dans la légalité » (article 12). Ce droit de s'unir et d'organiser la résistance, qui devait évidemment s'appliquer le plus souvent, en fait, à l'évêque lui-même, a paru tellement excessif aux législateurs modernes qu'on n'a pas osé l'inscrire en termes formels dans aucune constitution actuelle.
Mais la paix de Fexhe comprenait bien autre chose encore.
Par son article 7, elle créait une véritable représentation légale du pays; elle instaurait à côté du pouvoir exécutif un pouvoir législatif, émanation des différentes classes de la population.
Pour la première fois apparaît cette expression si pleine de signification, le Sens du pays, c'est-à-dire l'opinion publique, la volonté nationale exprimée par l'accord de tous, prince, chevaliers, Chapitre cathédral, maîtres, jurés, bourgeois, groupés désormais en trois ordres ou Etats: Clergé, Noblesse et Tiers-Etat (ou Etat-Tiers) ou bourgeoisie. A ce Sens du pays était réservé le droit d'interpréter ou de modifier la paix de Fexhe et les coutumes (c'est-à-dire les lois et usages établis): «Dans le cas où cette loi, ainsi que les coutumes, seraient trouvées trop douces (larges), trop sévères ou étroites (incomplètes), elles ne pourraient être modifiées que par le Sens du pays ». Ainsi donc était solennellement admis le principe de la souveraineté nationale, ou tout au moins de l'intervention régulière et légale des divers représentants de la nation dans l'élaboration ou la sauvegarde des lois. Pendant longtemps le rôle de l'évêque fut purement exécutif en matière législative (116) et l'article 7 plaça l'autorité du prince sous la dépendance des trois Etats. Cet article faisait du pays de Liège, dès le XIVe siècle « un Etat parlementaire et représentatif » (Kurth).
Si l'on ajoute que les anciennes franchises et coutumes, c'est-àdire entre autres la charte d'A. de Cuyck, étaient garanties à nouveau, que tous les contractants s'engageaient « pour eux et pour leurs successeurs » à observer et à faire observer la paix (articles 8, 9, 10,11), que, en la même journée du 18 juin, les bourgeois des villes de Saint-Trond, Maestricht, Huy, Fosses, par des actes spéciaux, s'étaient assurés à leur tour d'être « menés par loi et jugement », on conçoit que la paix de Fexhe apparut comme une immense victoire au peuple tout entier (117), qu'elle devint pour la principauté « la pierre angulaire de son droit public », qu'on la considéra comme le palladium des libertés de la nation et que ses clauses furent désormais invoquées par tous les partis pour sauvegarder leurs droits.
Appréciation des événements de l'année 1316.
L'année 1316 est donc un moment décisif dans l’histoire politique interne de I’Etat liégeois. La paix de Fexhe a été l'aboutissement de plus d'un siècle de persévérants et héroïques efforts de la démocratie urbaine. Mais elle fut aussi un point de départ vers d'autres conquêtes dans l'ordre politique. Elle ne pouvait, en effet, avoir ce pouvoir magique de mettre brusquement et totalement fin à l'esprit de haine et de discorde. Elle n'abolit pas d'un coup le régime de l'arbitraire, d'où qu'il pût venir; elle n'assura pas encore dans la vie urbaine journalière la stabilité des institutions: les passions des hommes prévalurent pendant longtemps sur ces institutions décrétées dans un moment de rapprochement forcé et d'apaisement.
Il faudra donc encore presque un siècle de luttes civiles, de vicissitudes de tous genres, pour que le triomphe de la démocratie soit une chose accomplie, en attendant de nouveaux malheurs.
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CHAPITRE XIII
Dernières luttes civiles.
Triomphe complet de la démocratie (1316-1386). (118)
§ 1. Les paix de Wihogne, de Jeneffe et de Vottem.
La paix de Fexhe apparut vite comme un contrat conclu hâtivement pour faire cesser une lutte civile et comme ne constituant qu'une trêve. Dès 1324, des plaintes se firent entendre à l'adresse du prince et de ses agents, et le Chapitre dut user de la redoutable prérogative que lui donnait la récente paix, en proclamant la suspension de la justice dans l'étendue entière de la principauté. Tout le pays se trouva cette fois groupé autour du Chapitre, devenu le gardien du droit nouveau. La ligue des villes se reforma en même temps, et le prince se vit seul, pour ainsi dire, en face de la nation.
La Lettre des Vingt.
Le Sens du pays, voulant prendre de nouvelles précautions, fit élaborer par une commission de vingt personnes un acte par lequel on déterminait exactement les formes de la procédure à employer contre l'évêque en cas d'abus d'autorité ou de déni de justice: c'est la Lettre des Vingt (4 novembre 1324). C'était raviver au coeur de l'impétueux et vindicatif évêque la colère avec laquelle il avait dû accepter la paix de 1316. Il refusa de signer la Lettre des Vingt.
D'autre part, la Cité liégeoise, enhardie par l'octroi de tant de libertés à la fois, se crut alors tout permis: elle s'opposait à l'exercice de la juridiction épiscopale, chassait les maïeurs, confisquait les revenus de l'évêque, s'emparait des aisances, ou terres vagues communales (wérixhas), situées dans la banlieue et dont la possession était précieuse à cause des houillères que l'on commençait à y exploiter; elle entravait la juridiction du Tribunal de la paix; elle s'arrogeait surtout le droit de faire des statuts sans le consentement de l'évêque, comme si elle possédait le pouvoir législatif. (Griefs contenus dans un acte d'Ad. de la Marck de février 1325). On le voit, c'était une souveraineté nouvelle qui surgissait et tentait de s'instaurer en face de la souveraineté légale des successeurs de Notger.
Prétentions de la cité de Liège à l'autonomie.
Un des plus importants problèmes constitutionnels est posé: Liege continuera-t-elle à reconnaître l'autorité du chef de la principauté ou deviendra-t-elle une sorte de ville libre, sur le modèle de tant de cités allemandes, comme Bruges essayait à la même époque d'en conquérir le titre et les privilèges?
De part et d'autre, on recourut, une nouvelle fois, aux mesures extrêmes: retraite à Huy du prince, suivi de son officialité (tribunal ecclésiastique), d'une partie du Chapitre cathédral, des cours diocésaines, des chapitres des églises collégiales; violences du peuple sur la personne des prêtres, des partisans de l'évêque et de tous les suspects; refus d'obéissance aux officiers publics; prétention, proclamée hautement (Lettre aux assailles, septembre 1325), à la complète autonomie administrative.
Nouvelles hostilités.
Des hostilités s'ensuivirent qui se prolongèrent pendant les années 1326, 1327 et une grande partie de 1328. La Cité, soutenue par les principales villes soeurs du pays, s'obstinait dans la résistance, à l'instigation de deux de ses maîtres, Pierre Andricas et André de Ferrières.
Dans sa détresse, Adolphe recourut au pape, ainsi qu'au roi de France. Il appelait aussi à la rescousse ses parents d'Allemagne, ses amis, et bon nombre de chevaliers de la Hesbaye. La lutte devint un moment acharnée. Huy ayant fait défection, les Liégeois, avec les contingents des autres villes, coururent attaquer la ville, mais ils furent repoussés par deux fois (combats au Thier de Nierbonne, près de Huy). Quelques mois plus tard, ils subirent un nouveau et terrible désastre à Hoesselt (Bilsen).
Paix de Wihogne.
Cependant, ce fut beaucoup plus par suite de la lassitude des princes alliés que par leur propre affaiblissement que les villes se virent forcées d'accepter les conditions que leur imposa leur vainqueur par la paix de Wihogne du 4 octobre 1328: les bourgeois de Liege purent se donner des statuts, mais sous la condition expresse de leur ratification par l'autorité épiscopale; quant aux « aisemences », ils auraient à en partager le produit avec le prince. Mais le Conseil communal se voyait, d'autre part, enlever la garde de la ville pour la restituer au maïeur, c'est-à-dire au représentant le plus autorisé du pouvoir central. Bien plus, les dirigeants de la Commune furent forcés d'accepter deux réformes de caractère nettement antidémocratique « qui attestent le chemin que le prince avait fait en arrière depuis le jour où, nouveau venu pour le pays, il avait consacré pleinement toutes les conquêtes populaires ».
Paix de Jeneffe.
Celle de 1330 (paix de Jeneff e ou de Saint-Nicolas-en-Glain, 23 juin) réintroduisait les Grands dans le Conseil en nombre égal aux Petits, comme en 1303, et en excluait les gouverneurs des métiers. On adjoignait aux 40 jurés 80 conseillers, choisis annuellement par les premiers parmi les Grands et les Petits dans les six vinâves de la ville et non plus par métier. Enfin, on limitait la compétence des assemblées générales des bourgeois à trois cas spéciaux d'intérêt tout à fait supérieur, et seules les autorités municipales possédaient le droit de les convoquer. Par là, on annulait toutes les usurpations que s'étaient permises les gens de la Commune après la paix d'Angleur; c'était aussi abolir le gouvernement direct de la ville par les métiers, qui cessèrent de former des groupements politiques.
Tentatives révolutionnaires de P. Andricas.
La réforme de 1331 se ressentit des événements dont la capitale venait derechef d'être le théâtre. P. Andricas avait été depuis peu réélu maître. Ce démagogue, qui s'essayait à jouer le rôle d'un Henri de Dinant, se crut assez de prestige pour espérer pousser ses concitoyens à la révolte dans le but de renverser par une révolution l'ordre de choses qui venait d'être établi en 1328. Mais il ne fut suivi que par un très petit nombre d'émeutiers. Sa tentative échoua lamentablement, et lui-même, « forjugé », ne trouva de salut que dans la fuite et l'exil.
Paix de Vottem.
Alors l'évêque, se voyant maître de la situation, résolut de modifier dans un sens encore plus rigoureux son édit de l'année précédente: allant plus loin dans la voie de la réaction, il fit voter par le Conseil de la Cité la paix dite de Votlem (10 juillet), appelée aussi la Réformation d'Adolphe. Ce décret, imposé par une volonté redevenue exigeante à un corps réduit à la soumission et à la peur, établissait un système d'élections communales à trois degrés au lieu du suffrage universel. Les jurés devaient être renouvelés par moitié; ils éliraient les deux maîtres annuels, l'un parmi les Grands, l'autre parmi les Petits. Les mandats publics ne pouvaient être immédiatement renouvelables.
Loi du murmure contre les menées populaires.
La réforme du régime électoral de la Commune était complétée par un ensemble de prescriptions et de défenses qui avaient pour but évident d'empêcher toute manifestation des passions populaires: par la proclamation de ce qui est appelé dans les annales de l'histoire liégeoise la loi du murmure (119), la ville se vit soumise à une espèce d'état de siège, et les rassemblements de plus de deux personnes furent interdits sous les pénalités les plus rigoureuses! Des poursuites furent décrétées contre toute tentative future « de fait ou de paroles d'émouvoir sédicion en la citeit », etc.
Réaction princière.
Voilà jusqu'où s'étendit l'oeuvre de réaction du pouvoir central: le prince était rétabli dans tous ses droits de souverain, et la Cité de Liège ne put arriver à secouer l'autorité supérieure dont elle cherchait visiblement à s'affranchir. Elle ne put devenir une sorte d'Etat dans l'Etat. « Liège, comme Bruges en Flandre, restèrent prises dans ces principautés territoriales dont elles voulaient s'échapper, et si elles en furent les membres les plus actifs et les plus vigoureux, si elles y conquirent la première place et une influence prépondérante, si leur autonomie et leur liberté d'allures contrastent singulièrement avec la subordination toujours croissante des villes françaises à l'égard de la couronne, elles n'allèrent point au delà. Elles demeurèrent dans une situation intermédiaire entre les villes libres de l'Empire et les communes françaises étroitement surveillées par les prévôts et les baillis » (Pirenne).
Mais la paix de Fexhe reste intacte.
Heureusement les libertés publiques, celles qui étaient communes à toutes les catégories d'habitants de la principauté, ne se trouvèrent pas atteintes par les conflits surgis entre le prince et les gens de sa capitale. La paix de Wihogne avait solennellement confirmé celle de Fexhe. Les sentences qui frappèrent les « révoltés » de Liège n'eurent point pour but ni pour résultat de restaurer l'ancien régime aristocratique ni de replacer les Petits sous la domination du patriciat; « on ne songea pas à faire disparaître l'égalité des droits civils; on ne rétablit aucune des prérogatives économiques ou juridiques de la haute bourgeoisie » (Pirenne).
Le grand acte de 1316 avait donc fait ses preuves, si l'on peut ainsi parler: le prince le plus autoritaire que le pays eût connu en ce siècle n'avait point en réalité osé s'attaquer à l'oeuvre élaborée à Fexhe. La démocratie liégeoise, seule, sortait amoindrie, humiliée, des dernières discordes civiles.
Mais la rigueur du régime auquel la capitale se vit contrainte de se plier eut-elle tout le succès qu'en augurait celui qui l'avait instauré? La suite des faits va montrer qu'il n'en fut point ainsi et que les réformes de 1330 et 1331 ne furent pas de très longue portée.
§ 2. Le premier tribunal des Vingt-Deux. - La Lettre de Saint-Jacques (1343).
Le prince et la Cité marchèrent d'accord pendant quelques années, au cours desquelles le Conseil sut largement tirer parti des avantages que la paix de Wihogne lui avait en somme reconnus en matière d'édits et leur faire porter tous leurs fruits. C'est ainsi qu'en 1339, il promulgua, continuant l'oeuvre commencée en 1287 par la Loi muée des bourgeois, les Statuts de la Cité, loi de police qui, tout en adoucissant le code barbare datant de l'époque de Charlemagne (la loi Charlemagne), rendit les crimes beaucoup moins fréquents. Jusqu'alors, le prince seul avait légiféré; cette fois, ce fut la Cité qui légiféra, le prince se contentant de ratifier. Le progrès était énorme: avec le pouvoir édictal, la Cité conquérait des attributions de police judiciaire.
C'est vers cette époque également, en 1335, que la guerre des Awans et des Waroux se termina par la paix des Lignages (voir plus haut), aux négociations de laquelle la capitale, d'accord avec le prince, le Chapitre et les autres bonnes villes, prit une part active.
L'esprit municipal, c'est-à-dire le désir d'étendre à tous les domaines de la vie publique l'influence de la bourgeoisie au détriment des anciennes classes dirigeantes, n'avait pu être étouffé par toutes les entraves que le pouvoir souverain avait cru devoir imposer à sa trop libre et trop tumultueuse expression. La Loi du murmure, surtout, était subie impatiemment. Loin de s'apaiser avec le temps, la rancune et le ressentiment augmentaient au sein de la masse des artisans, des gens des métiers, si péniblement atteints depuis les paix de Wihogne et de Jeneffe.
Nouveaux excès de pouvoir des officiers du prince.
Les officiers et les propres conseillers d'Adolphe de la Marck faisaient du reste tout pour attirer sur eux et sur leur maître l'animadversion du pays entier. En 1343, ils se rendirent coupables d'actes qui déchaînèrent de nouveau la tempête. La ville de Huy et l'Echevinage de Liège étaient en contestation pour une question de monnaie. Quelques membres du chapitre s'avisèrent alors de réclamer un pot-de-vin de 6000 florins comme prix de leur intervention dans les négociations. A ce moment même, l'évêque avait besoin du concours des milices nationales contre le duc de Brabant, jean III, en les bras duquel venaient de se jeter les Hutois. Les Etats avaient été réunis à cet effet. L'occasion était belle pour faire valoir les griefs du pays et n'accorder l'aide militaire de la nation que sous conditions.
L'évêque doit signer la Lettre de Saint Jacques et la Lettre des XXII.
Le prince, surpris, assiégé de réclamations, sans chevalerie, ne pouvant compter que sur les forces des bourgeoisies des villes, ayant en quelque sorte le couteau sur la gorge, dut céder. Faisant preuve d'une résignation étonnante, il signa d'abord l'abolition de la Loi du murmure par la Lettre de Saint-Jacques (1er juillet); puis, concession énorme, il accorda l'établissement d'un tribunal spécial qui devait apporter aux citoyens de nouvelles garanties contre l'arbitraire princier: c'est le Tribunal des XXII, constitué par la Lettre des XXII (6 juin).
La charte, intitulée la Lettre de Saint-Jacques, modifia de nouveau la composition du corps municipal de la capitale (120), de telle façon que l'administration communale se retrouvait partagée par moitié entre le patriciat et la bourgeoisie et que les métiers recouvraient l'élection de leurs représentants au sein du conseil de la Cité. On en revenait donc à la situation qui existait au début du siècle.
Première création du Tribunal des XXII.
Quant à l'organisme judiciaire qui fut l'origine de la célèbre institution du Tribunal des XXII, il fut décidé qu'il serait composé de 4 chanoines, de 4 nobles et de 14 délégués des villes, dont 4 de Liège, nommés à vie (121) par les trois ordres et adjoints à l'évêque, avec mission de recevoir toutes les plaintes formulées contre les fonctionnaires et de pourvoir au bon gouvernement du pays. Ces magistrats, juges suprêmes des plaintes portées contre les officiers publics pour actes de partialité, dénis de justice, abus de pouvoir, pourraient condamner les coupables à réparer les dommages causés par eux, et, au besoin, les priver de leurs charges et les bannir du territoire (122). « Ce corps, échappait ainsi complètement à l'influence du prince qu'il réduisait en somme à des prérogatives purement honorifiques » (Pirenne). Quant au Chapitre et à la noblesse, le nombre de leurs délégués les mettait en perpétuelle minorité (14 membres bourgeois contre 8) (123).
Comme mesure complémentaire, une instruction sévère, à laquelle tous les citoyens pouvaient prendre part, devait être dirigée contre les fonctionnaires en place, pour rechercher leurs injustices passées; ceux d'entre eux qui seraient reconnus coupables devaient être destitués et remplacés par des hommes probes, nés dans le pays et y possédant assez de propriétés immobilières pour servir de caution.
L'évêque déclare aboli, l'année suivante, le Tribunal des XXII.
Adolphe n'avait cédé évidemment que devant la nécessité. Il en fut aigri, humilié, malade même, au point qu'on craignit un instant pour sa raison. Il ne songea plus qu'à prendre sa revanche, qu'à anéantir la Lettre des Vingt-Deux. Il parvint à arracher leur démission aux chanoines et à quatre bourgmestres qui avaient accepté de faire partie du nouveau tribunal, et se fit livrer par eux le diplôme du 6 juin, qu'il mit aussitôt en pièces (25 février 1344)!
Le tribunal resta supprimé, car les Etats ne furent plus réunis pour le rétablir. Il fallut attendre 29 ans sa restauration!
Ce fut là une consolation ultime pour le prince-évêque, mais qui ne put l'empêcher de mourir de chagrin, quelques mois après (novembre 1344), accablé qu'il se sentait par les revers de sa politique, par le spectacle d'une démocratie, jamais réduite, toujours renaissant avec plus d'énergie et de conscience de sa force et de ses droits.
Le combat allait se poursuivre sous le règne de son neveu, Englebert de la Marck (1344-1363), prince, lui aussi, hostile au peuple redevenu politiquement puissant.
§ 3. Règne d'Englebert de la Marck. - La Paix de Waroux (1347).
SCEAU D'ENGLEBERT DE LA MARCK
Le successeur d'Adolphe fut promu, comme ce dernier, évêque de Liège sans élection capitulaire, par une simple bulle pontificale. Il jura, lors de son installation, de maintenir intacte la paix de Fexhe, et cette sorte de prestation de serment entra dès lors dans les obligations des nouveaux élus. (Cfr. la Joyeuse Entrée de Brabant.)
Pendant la vacance du siège, il s'était produit un fait qui révéla le peu d'influence politique qu'avait conservé alors le Chapitre cathédral de Saint-Lambert. D'ordinaire les tréfonciers faisaient choix d'un mambour. Cette fois la Cité prétendit intervenir dans la nomination de ce haut personnage. Le Chapitre eut beau protester, il ne put qu'élire le candidat même que lui présentèrent les chefs de la Commune, Louis d'Agimont. Les chanoines capitulaient en réalité devant les Liégeois.
Avènement d'Englebert de la Marck.
Comme chef d'Etat, le prince nouvellement promu à l'évêché montra de sérieuses qualités. Il sut plus d'une fois agir avec habileté et prudence. Mais ses origines, sa parenté avec son prédécesseur, ce que l'on savait de ses conceptions politiques firent que, fatalement, il se trouva, lui aussi comme tant d'autres, impliqué dans de nouvelles et ardentes querelles avec ses sujets: la question primordiale des garanties constitutionnelles contre l'arbitraire du prince et de ses fonctionnaires restait à l'ordre du jour.
Nouveaux incidents; violation de la paix de Fexhe.
Les difficultés reprirent dès le début du règne d'Englebert, provoquées en bonne partie par des excès de pouvoir des officiers du prince. Un bourgeois de Liège, coupable de meurtre, avait été acquitté par le mambour, parce qu'il avait pu composer avec la famille de la victime. Malgré cela, le bailli du Condroz le faisait saisir et exécuter. C'était une pure violation de la paix de Fexhe.
Les Hutois allèrent brûler la maison du bailli à la Neuville avec l'aide des milices de Liège et de Saint-Trond. Le bailli, en guise de représailles, fit bannir dix-huit Hutois par les propres échevins de la capitale.
Ces événements, et d'autres encore, furent le point de départ d'une nouvelle coalition des bonnes villes, se solidarisant derechef en face du pouvoir. Cette fédération de 1346 donna même lieu à un fait absolument neuf dans nos annales, et caractéristique de l'état d'esprit qui régnait au sein des masses populaires dans toutes les principautés voisines: la Cité de Liège songea à demander l'appui des communiers flamands, et elle y réussit (124). A l'alliance des villes répondirent, comme de coutume, l'interdit lancé sur la capitale et une alliance de princes, comme au temps de Henri de Gueldre et d'Ad. de la Marck. La guerre éclata. La Cité, perdant toute retenue, commit à ce moment plusieurs fautes, en essayant d'empiéter sur les prérogatives souveraines de l'évêque, ce qui lui fit perdre des appuis sérieux à l'intérieur.
Hostilités nouvelles; défaite des villes. Paix de Waroux.
Une trêve n'ayant pu se prolonger, une bataille s'engagea à Waleffe, en juillet 1347: elle fut un désastre pour les citadins de Liège. Ceux-ci durent traiter, comme après la défaite de Hoesselt (125), et à la paix de Wihogne correspondit la paix de Waroux, signée le 28. Remettant les choses en l'état, elle déclarait nulles toutes les initiatives politiques et financières qu'avaient prises les dirigeants de la Cité, et maintenait ainsi l'évêque dans toutes ses « hauteurs », c'est-à-dire ses droits de haut seigneur. Mais, - et ceci montre qu'on ménagea néanmoins les vaincus -, elle conserva à la Cité et aux autres villes leurs anciennes libertés et franchises; elle leur garantit expressément le bénéfice de la Lettre de Saint-Jacques (126). Avantage plus réel encore, le traité de paix décida que la ligue des villes, qui avait cependant été condamnée par le prince, l'empereur et le pape, serait maintenue.
La Loi nouvelle et la lettre aux articles.
Enfin, une dernière clause allait réaliser un progrès des plus sensibles pour la chose publique: désormais la Loi selon laquelle jugeaient les échevins devrait être mise par écrit. Une commission spéciale se mit incontinent à la besogne. C'est de là que sont sorties, quelques années plus tard, la Loi nouvelle de 1355, qui codifia toutes les règles de droit civil, de police, de justice observées de temps immémorial dans le pays, et la Lettre aux articles ou modifications de la Loi nouvelle, de 1361, qui régla les formes dans lesquelles les lois devraient être appliquées, en même temps qu'elle précisa sur foule de points les confins de la juridiction des Echevins. C'étaient là autant de limitations à l'omnipotence de ce collège qui, avec les siècles, avait pris un caractère de plus en plus conservateur et aristocratique, sans rien perdre de son arrogance.
Toutefois la paix de Waroux ne fermait pas encore l'ère des revendications populaires, car la Lettre des XXII restait déchirée et l'on en était toujours à désirer la pleine garantie des droits consacrés en principe par la paix de Fexhe.
Fin pacifique du règne d' Englehert.
La modération et l'habileté que le souverain sut déployer alors dans ses rapports avec ses sujets amenèrent une certaine détente et lui permirent de se maintenir à Liège. Son règne se termina mieux qu'il n'avait débuté (127). Le pays restait cependant insoumis et toujours plein de défiance en face du Chapitre cathédral et de l'Echevinage réduits à leur minimum d'influence politique.
§ 4. Règne de Jean d'Arckel. Etablissement définitif du tribunal des Vingt-Deux.
La lutte des classes a perdu de son acuité d'autrefois; la paix est en somme réalisée à l'intérieur sous l'effet des multiples victoires de la classe populaire qui lui ont assuré dans le gouvernement une place de plus en plus incontestée. Il ne s'agit et il ne s'agira plus exclusivement de luttes entre Petits et Grands: c'est sur la question constitutionnelle que se concentre, depuis 1316, l'attention des partis démocratiques.
Les deux règnes qui vont s'ouvrir amenèrent le succès complet des justes revendications des villes, en même temps que la fin de l'hégémonie politique des anciennes classes privilégiées.
L'ouvre principale et immédiate à laquelle il fallait travailler était le rétablissement du tribunal des XXII, sans lequel les bienfaits de la paix de Fexhe risquaient de rester inefficaces.
Jean d'Arckel.
Jean d'Arckel (précédemment évêque d'Utrecht) venait à peine d'être nommé (1364-1378) que de graves incidents surgirent à Thuin, qui mirent aux prises les échevins et les maîtres de la petite ville. Les Liégeois furent amenés à s'immiscer dans le conflit et la question de la remise en vigueur d'une institution d'arbitrage, pouvant solutionner de pareils débats, revint brusquement sur le tapis. Des commissaires furent chargés de pacifier le pays de nouveau en effervescence, et le résultat de leurs efforts fut la signature de ce qu'on a appelé la Première paix des XXII, du 2 décembre 1373.
Rétablissement définitif du Tribunal des XXII.
Date mémorable: cet acte consacrait définitivement la garantie constitutionnelle qu'on avait cru obtenir en 1343 et dont la brutale et rapide disparition avait si profondément déçu le peuple.
Son organisation et son role.
Il était créé un tribunal chargé, on l'a dit, d'entendre les plaintes portées contre les officiers publics, de faire des enquêtes contre les magistrats soupçonnés ou accusés de corruption ou de malversation. Ce tribunal devait se composer définitivement de 22 membres, dont 4 seraient nommés par le Chapitre, 4 par la noblesse, 4 par la Cité (Liège), 2 par Huy, 2 par Dinant, I par chacune des villes de Tongres, Saint-Trond, Fosses, Thuin, Looz et Hasselt. Les sentences étaient rendues à la majorité des voix, et les condamnés « perdaient le pays » (128), jusqu'à ce qu'ils eussent obéi à la sentence; l'évêque ne pouvait leur faire grâce tant qu'ils n'y auraient point satisfait.
Tel était ce corps judiciaire, à juste titre célèbre dans l'histoire des institutions liégeoises. Sa création couronnait l'édifice des libertés publiques péniblement acquises au prix d'un siècle de luttes et de discordes civiles. Le tribunal des XXII eut désormais sa place à côté de l'Echevinage, à côté du tribunal de la Cité et à côté du Sens du Pays, et cette place, elle ne lui fut plus jamais disputée, tant que dura la principauté même. Il a été un modèle de juridiction protectrice des libertés publiques, et l'on comprend que les Vingt-Deux aient été l'objet de la constante vénération de nos ancêtres à l'égal de la Charte d'Albert de Cuyck et de la paix de Fexhe.
La paix de Caster règle la situation du prince-évêque.
Un point n'avait cependant pas été réglé par la paix de 1373: Quelle serait la situation du prince souverain, du premier magistrat du pays devant les « 22 évêques », comme jean d'Arckel appela un jour les juges nouveaux ? Il fallut que des excès de la part de ces derniers provoquassent des difficultés avec le chef de l'Etat, pour que cette question importante et délicate fût résolue: la paix de Caster, de juin 1376 (ou la troisième paix des Vingt-Deux) (129) consacra un avantage indéniable pour le prince, en décidant que lui et tous les membres de son clergé qui n'exercaient aucune fonction publique seraient exempts de la juridiction du tribunal. Le chancelier de l'évêque restait toutefois responsable des ordonnances du souverain. D'un autre côté, par le fait que les officiers exécuteurs de ses ordres ou instruments de ses volontés pouvaient être attraits devant les XXII, ceux-ci possédaient ce pouvoir énorme de faire à l'occasion échec aux desseins arbitraires du gouvernement. Il est donc bien exact que cette institution contentieuse et répressive devenait la garantie des libertés publiques.
§ 5. Dernières victoires du parti populaire à Liège.
Jean d'Arckel décéda en juin 1378 au moment même où la chrétienté donnait le spectacle d'un schisme profond (le Grand Schisme d'Occident (1378-1414), dû à la double élection comme papes d'Urbain VI et de Clément VII, celui-ci pape d'Avignon, reconnu par la France. La Cité de Liège, après avoir provoqué l'élection d'un candidat agréable à Clément VII, se ravisa et se déclara en faveur de l'évêque d'Utrecht, Arnoul de Hornes, qu'urbain VI venait d'appeler au siège de saint Lambert. Le nouvel élu entra dans sa capitale des bords de la Meuse, le 24 octobre 1378.
Prépondérance de plus en plus grande de la cité de Liége.
Le règne qui s'ouvrait (1378-1389) vit les derniers progrès de la démocratie liégeoise par l'abdication de toute influence politique de la part du patriciat urbain. C'est qu'aussi les dirigeants de la Cité affectaient de plus en plus les allures d'une puissance souveraine, libre de ses mouvements et décidant de toutes les questions: on les vit intervenir dans le choix de l'évêque, comme peu auparavant ils avaient provoqué l'élection d'un mambour ayant leur confiance; ils entreprirent de leur chef des expéditions militaires, alors qu'ils refusaient leur concours au prince. C'est à cette époque aussi, tandis qu'en Flandre les Gantois soutenaient contre leur comte Louis de Male une lutte terrible, qu'ils prirent sur eux de leur envoyer des lettres d'encouragement, puis d'accueillir avec un affectueux empressement leur tribun, François Ackerman, qui venait implorer la pitié de la grande cité wallonne. Celle-ci soutint de toutes les manières possibles les proscrits flamands (130) et elle sut même entraîner à sa suite le prince. Arnoul de Hornes, en plein accord avec la Cité et avec les autres villes (comme avec la duchesse de Brabant), essaya, mais en vain, de ramener la paix entre les adversaires. Telle était la force du courant de sympathie qui rapprochait les communiers de toutes nos grandes villes belges dans leur résistance à l'absolutisme princier !
Affaiblissement de l'autorité du corps des échevins.
En présence de cette politique agissante et absorbante des représentants de la masse populaire, en présence aussi de nombre de mesures prises contre l'Echevinage dans la seconde moitié du XIVe siècle, ce corps de magistrats, autrefois et pendant si longtemps seuls chefs de la commune, sentit qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui de pouvoir contrebalancer l'influence absolument prépondérante qu'avaient prise au sein du Conseil les délégués des métiers. Depuis 1253, les échevins ne s'y trouvaient déjà plus qu'au nombre de quatre. Après 1369, brusquement, leurs noms n'y sont plus mentionnés et disparaissent des listes des membres du Conseil communal. Cette disparition est tout un événement.
Ils renoncent à toute représentation spéciale au Conseil.
Mais il y eut davantage, et ceci était encore plus symptomatique des temps nouveaux. En 1384 se produisit ce qu'un auteur a appelé, avec un peu d'exagération « la révolution la plus profonde de la vie communale liégeoise (Kurth). En effet, à la veille des élections peur le renouvellement du corps des maîtres et des jurés, les patriciens prenant, eux aussi, conscience de l'inutilité de leurs efforts à vouloir lutter d'importance politique avec les Petits et à remonter le courant populaire, atteints déjà terriblement dans la nuit du Mal Saint-Martin, renoncèrent d'eux-mêmes au privilège que leur avait encore solennellement octroyé et confirmé la Lettre de Saint-Jacques de 1343 (131). En déclarant qu'ils abandonnaient toute représentation spéciale, ils laissaient au peuple le droit de choisir tous les membres du Conseil, où et comme il le voulait. « Cette abdication extraordinaire n'était ni plus ni moins que l'acte du décès politique du patriciat de Liège » (Kurth).
Et comme si cela n'était pas encore suffisant, des incidents ayant éclaté deux ans après (1386), qui avaient contribué à jeter la plus grave suspicion sur l'intégrité des membres du tribunal des échevins, au point qu'une sentence des plus sévères dut être comminée contre eux par le prince et par les Etats, les Grands perdirent le dernier monopole qu'ils conservaient encore, celui de l'Echevinage. Arnoul de Hornes crut en effet pouvoir éviter la répétition des abus en appelant pour la première fois des hommes sortis des rangs de la bourgeoisie à siéger à côté des juges aristocrates de la Haute et Souveraine Cour de justice de Liège!
Disparition de l'aristocratie urbaine comme corps politique.
Ainsi se trouvait consommée la suppression de l'aristocratie urbaine comme corps politique et social et s'inaugurait le règne de l'égalité absolue des classes devant les fonctions publiques. L'oeuvre, préparée en 1313 par la paix d'Angleur, continuée et raffermie par la paix de Fexhe, par la Lettre de Saint-Jacques et les paix des XXII, achevait son évolution fatale en 1384 et 1386.
Conclusion.
A partir du règne d'Arnoul de Hornes, les institutions liégeoises furent donc fixées dans leurs grandes lignes, tant dans la Cité que dans la principauté. Ce qui les caractérise d'un mot, c'est que, grâce à la domination devenue prépondérante des métiers, qui seuls jouirent des droits politiques et à qui les questions importantes devaient être soumises, grâce aussi à la représentation de toutes les villes dans l'assemblée des Etats (le Sens du Pays), elles firent de la constitution nationale liégeoise l'organisation la plus purement démocratique que les Pays-Bas aient connue au moyen âge (Pirenne).
« Cette constitution, unique en Europe, a pu écrire un auteur (Hanus), donnait au monde le merveilleux spectacle d'un petit peuple arrivé par son ardent amour de la liberté et au prix des plus persévérants efforts, à un degré de puissance politique qui n'a jamais été dépassé nulle part.
» C'était la nation représentée par les trois ordres qui faisait la loi. Celle-ci ne pouvait être scellée et promulguée que si elle avait réuni le consentement unanime des trois ordres... Et puis, comme gardien vigilant de la constitution, des libertés et des lois, Liège possédait la plus originale, la plus populaire, la plus remarquable des institutions, le célèbre Tribunal des XXII où les villes avaient une prépondérance écrasante. Dans aucune autre contrée de la Belgique ni de l'Europe, jamais peuple n'a joui d'une autorité plus grande; jamais petite bourgeoisie n'a joué un rôle plus considérable dans le gouvernement du pays et celui de la Cité ».
Principales sources pour l'histoire de la principauté et de ses évêques des origines au XVe siècle: Vies de saints, annales et chroniques ecclésiastiques.
Note: L'historiographie liégeoise présente une richesse d'écrits de toute nature vraiment remarquable. Il ne peut être question ici que de renseigner les principaux. Pour le détail, consulter S. BALAU, Sources de l'histoire de Liège au moyen âge et PIRENNE, Bibliographie de l'histoire de Belgique (2e édition). Cfr. DARIs, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège de 1724 à 1852 (Préface).
Diverses Vitae Servatii (saint Servais). La plus ancienne a été rédigée au commencement du 8e siècle.
Vita Sancti Amandi - Vita Remacli (vers le milieu du 9e siècle). - Vita Theodardi (du 10e siècle probablement).
Diverses Vitae Sancti Lamberti. La plus ancienne est d'un anonyme de la première moitié du 8e siècle - Vita Huberti (composée entre 743 et 750).
Annales Stabulenses (de Stavelot) années 1-1087.
Annales Laubacienses (687-926) ou Lobbienses (de Lobbes) (408-982) ou Laubienses (418-1505) - Gesta abbatum Lobbiensium (972-1159).
Folcuin, Gesta abbatum Lobbiensium (- 974).
Annales Floreffienses (471-1482).
Annales Leodienses et Fossenses (1123-1398).
Notae Stabulenses et Leodienses.
Annales Rodenses (de Rolduc) (1100-1167).
Sigebert de Gembloux, Gesta abbatum Gemblacensium (940-1050). Continuation par Godescalc (1050-1136). Notae Gemblacenses (11371210).
Annales Leodienses (58-1121).
Heriger, abbé de Lobbes (950-1007), Gesta épiscoporum Tungrensium, Trajectensium (de Maestricht) et Leodiensium. Premier travail d'ensemble sur l'histoire du diocèse de Liège, allant de saint Materne à saint Remacle inclusivement.
Anselme, doyen de Saint-Lambert, né vers 1000. Ecrit ses Gesta vers 1053. Trois parties de saint Materne à Baldéric I; d'Eracle jusqu'à Wazon; règne de Wazon (1042-1048).
Renier de Saint-Laurent, Vita Everacli (Eracle).
Vita Notgeri, écrite à la fin du 11e siècle - Vita Balderici II - Vita Wolbodonis et Vita Reginardi (par Renier de Saint-Laurent).
Annales Sancti Jacobi Leodiensis (1-1393). - Lambert le Petit, Annales Sancti Jacobi (988-1193). - Renier de Saint-Jacques, Annales Sancti Jacobi (1066-1230).
Rupert, abbé de Saint-Laurent, Chronicon Sancti Laurentii Leodiensis (959-1095 - Continuation par Renier de Saint-Laurent (vers 1180) - Autres continuations (- 1404).
Chronicon Sancti Huberti Andaginensis (Saint-Hubert en Ardenne) (- 1106) - Cantalorium Sancti Huberti - Lambert le Jeune, Chronique, continuée en 1162 par un anonyme.
Vita Sancti Trudonjs (Saint-Trond) - Rodulf, abbé de Saint-Trond, Gesta abbatum Trudonensium (- 1108) - Continuations diverses, 1107 à 1135; 1138 à 1183; 628-1366).
Vita Fredericj; Vita metrica Frederici - Vita Alberti épiscopi Leodiensis.
Chronicon rythmicum (1116-1119), par un chanoine de Liège.
Chronique des évêques de Liège (- 1292).
Gilles d'Orval, Gesta épiscoporum Leodiensium (- 1251). II continue la Chronique des évêques de Liege, et s'arrête à l'avènement de Henri de Gueldre (1247). Il écrit surtout d'après Heriger et Anselme; son oeuvre est une mosaïque des textes divers fort inégaux de valeur, cousus bout à bout. Les Gesta abbreviata sont un abrégé de l'histoire de Gilles d'Orval.
Jean de Hocsem (1278-1348), chanoine écolâtre de Saint-Lambert. Ses Gesta ont été composés à partir de 1334 et vont jusqu'à sa mort. Ils ont été édités par Chapeaville, en 1613. - Source de première valeur pour le règne de Thibaut de Bar, Adolphe et Englebert de la Marck.
Jean de Warnant (peu après Hocsem). Sa chronique s'étend jusqu'en 1346. Elle est originale à partir du règne de Henri de Gueldre.
Levold de Northof, Chronique des comtes de la Marck. Il complète Hocsem pour l'épiscopat des deux de la Marck.
Raoul (Radulf) de Rivo (+ 1403), continue Hocsem sous les règnes de Englebert, Jean d'Arckel et A. de Homes (1346-1386). Auteur contemporain.
Chronique de Tongerloo, de saint Materne à 1343. Abrégé des oeuvres indiquées ci-dessus.
Chronicon Gemblacense, ou Chronique de 1402, allant jusqu'à cette dernière date. Elle utilise toutes les sources antérieures; à partir de 1349 et surtout de 1379, source absolument originale. Auteur probable : un moine de Saint-Jacques.
Mathias de Lewis (+ en 1389), Chronicon Leodiense (- 1389). Il utilise toutes les sources précédentes; a une partie originale, celle concernant Jean d'Arckel.
Jacques de Hemricourt (1333-1493), compose le Miroir des nobles de Hesbaye (Généalogies), terminé en 1398 (1102-1398) les Guerres d'Awans et de Waroux, allant de 1290 à 1335; li Patron del Temporaliteit (traité de droit public et constitutionnel, non achevé).
Jean des Prez dit d'Outremeuse (1338-1400) compose Li Myreur des histors (- 1340) et la Geste de Liege (-1390), en 3 parties: de la guerre de Troie à Hugues de Pierrepont; - à Englebert de la Marck; - d'Englebert à 1390. - Ouvrage en vers composé de sources les plus diverses, où abondent les récits les plus hasardeux, qui ont donné le vol à une foule de légendes.
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CHAPITRE XIV
La principauté de Liege au XVe siècle (132)
Les luttes des villes liégeoises contre la maison de Bourgogne (1390-1492).
Considérations générales.
Le fait qui, au XVe siècle, domine toute l'histoire de la Belgique est la politique d'unification territoriale et de concentration monarchique des pouvoirs au profit des princes de la maison de Bourgogne. Le fait qui domine toute la vie nationale dans le pays de Liège est la résistance désespérée que les villes liégeoises, unies à la fois pour la défense de l'indépendance territoriale et la sauvegarde de leurs propres franchises et de leur autonomie, vont opposer aux tentatives d'absorption de la principauté dans les nouveaux domaines des ducs bourguignons.
Alors qu'au cours des XIIIe et XIVe siècles, les communes ont lutté pour conquérir des libertés publiques, au XVe siècle elles vont devoir lutter pour les défendre contre ceux qui les menacent au dedans et au dehors. Elles vont avoir, en effet, le double malheur d'être régies par des princes-évêques imbus d'idées autocratiques, qui voudront traiter leurs habitants en véritables sujets et ne songeront qu'à étendre leur action souveraine au mépris des droits acquis par elles; par des princes-évêques qui, parents et alliés des puissants ducs de Bourgogne, se feront les dociles instruments de leur politique ambitieuse et compromettront ainsi l'intégrité même du sol de la petite patrie liégeoise. En face d'un pouvoir central qui, comme partout ailleurs à cette époque, travaille à instaurer le régime moderne de l'absolutisme, elles représenteront le « particularisme municipal à tendances républicaines » et se constitueront les champions de l'idéal démocratique. La lutte qu'elles devront soutenir pour le maintenir intact sera le conflit de deux systèmes foncièrement opposés.
Mais, si la résistance de Liège à ses princes eut les mêmes raisons politiques que celle qui amena de terribles conflits en Flandre entre Gand et Philippe le Bon, il s'y ajoutait chez nous le souci de l'indépendance du pays. Dans tous les Etats voisins, la maison de Bourgogne avait pu, servie par un heureux concours de circonstances, se substituer aux dynasties locales et régner sur des domaines immenses sans rencontrer d'oppositions nationales. Dans la principauté épiscopale des bords de la Meuse, au contraire, dans ce petit Etat où la direction effective des affaires était passée entre les mains des représentants des villes et surtout de la cité mère de Liège, la résistance fut acharnée et obstinée. Elle ne fut brisée que par l'emploi des moyens les plus terribles, et encore la soumission ne dura qu'un moment: à peine Charles le Téméraire était-il tombé devant Nancy, que l'indépendance nationale fut restaurée et, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la principauté sut se maintenir à son rang d'Etat distinct du Saint-Empire germanique, malgré tous les dangers qui la menacèrent au cours des temps.
Le XVe siècle liégeois a pu être appelé justement le siècle des malheurs; mais il nous donne aussi le spectacle réconfortant de la lutte grandiose, « d'une dramatique beauté », d'un petit peuple qui combat à la fois pour la défense de ses foyers et de ses précieuses libertés conquises au prix de si pénibles efforts.
Divisions.
Ce drame » peut se diviser en trois phases. Pendant la première, l'évêque jean de Bavière, par ses allures despotiques, provoque la guerre avec les villes liégeoises et, fort de l'aide qu'il trouve chez ses parents de Hainaut et de Flandre, écrase à Othée (1408) les forces populaires. Pendant la seconde, comprise sous le règne de Philippe le Bon (1419-1467), l'élection de Louis de Bourbon, dissimulant mal un protectorat bourguignon, provoque une nouvelle révolte qui aboutit à la défaite de Montenaeken (1465), au sac de Dinant et à la main-mise du Grand-Duc d'Occident sur la principauté. Des tentatives désespérées pour secouer le joug étranger, à l'avènement de Charles le Téméraire, amènent le désastre de Brusthem (1467), et cette troisième période s'achève alors par les horreurs du sac de Liège (1468) et par l'épuisement total de l'audacieuse, mais glorieuse cité.
§ 1. - Les premières luttes sous Jean de Bavière (1390-1417).
JEAN DE BAVIERE
A la mort d'Arnoul de Homes (8 mars 398), un nouveau de la Marck, Thierry, avait été désigné pour lui succéder. Mais ce seigneur, n'ayant point voulu accepter la dignité épiscopale, le Chapitre jeta ses yeux sur un tout jeune personnage qui appartenait à une dynastie princière dont la puissance et les possessions dans les Pays-Bas égalaient celles de la maison de Bourgogne, la famille de Hainaut-Bavière. C'est sans nul doute la pression qu'exerça cette grande famille féodale qui détermina le choix des nobles tréfonciers liégeois, et le désir de se la concilier qui engagea le pape à confirmer cette élection.
Election de Jean de Bavière.
Jean de Bavière était le petit-fils de l'empereur Louis V de Wittelsbach-Bavière (maison qui régna à Munich jusqu'en 1918). Son père Albert était comte de Hainaut-Hollande-Zélande et Frise. Son frère Guillaume, qui venait de recueillir l'énorme héritage paternel, était le gendre de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne et comte de Flandre. Jean sans Peur, fils aîné de ce dernier, avait épousé, d'autre part, Marguerite de Bavière, soeur du nouveau prince-évêque. Enfin jean était proche parent du duc de Gueldre, du duc d'Autriche, du roi de Bohême.
Danger politique de cette election.
Rarement prince-évêque avait eu de pareilles alliances de famille. Mais en cela même gisait le danger pour la principauté. Car la puissance de la dynastie bavaroise devait l'inciter à étendre ses domaines ou tout au moins son influence politique du côté de la Meuse. L'élévation du frère de Guillaume de Bavière au trône de Saint Lambert servait donc fort à propos ces desseins dangereux pour l'autonomie liégeoise. Le comte de Hainaut brisa le lien féodal qui, depuis Richilde, rattachait sa seigneurie au diocèse: Jean laissa faire. Le successeur d'Arnoul de Hornes ne voulut jamais se laisser sacrer évêque: il ne fut jamais qu'élu il entendait visiblement par là conserver pour l'avenir la liberté de ses allures.
Caractère et tendances autoritaires du nouveau prince.
De plus, et cela était plus directement dangereux pour les habitants de la principauté, le nouveau « seigneur, de caractère naturellement hautain et autoritaire, arrivait dans sa capitale, entouré de conseillers étrangers, légistes imprégnés de cette idée que le prince doit être omnipotent, que tout ce qui limite son pouvoir doit être brisé, comme incompatible avec l'exercice de sa souveraineté, que sa volonté est la source de tout droit et de tout bien pour l'Etat, par conséquent que l'obéissance la plus entière doit être requise des « sujets ». C'était là la conception qui inspirait toute la politique nouvelle des chefs des grandes dynasties de l'époque. Elle n'était pas propre à jean de Bavière.
L'opposition entre ces tendances à l'absolutisme et le régime politique dont jouissaient les Liégeois était radicale: elle ne pouvait que dégénérer à la première occasion en un conflit de la plus haute gravité.
Liège au début du XVe siecle: triomphe du régime démocratique.
Le triomphe de la démocratie liégeoise, on l'a vu, venait de s'accomplir: les anciennes classes privilégiées s'étaient vues réduites à l'impuissance politique. La petite bourgeoisie et la masse des artisans avaient seules désormais la conduite des affaires publiques. L'autorité dans la cité était exercée par les maîtres et les jurés, émanation des 32 métiers. Mais, en réalité, ce ne sont pas même ces élus qui constituaient la suprême autorité ils n'étaient que les mandataires de ces « bourgeois », de l' « université » de ces citoyens que les métiers groupaient en associations autant politiques que professionnelles et qui s'arrogèrent le droit de décider souverainement dans toutes les questions importantes, par le moyen des discussions et des votes préalables dans les chambres des métiers, réunies pour se « consulter », puis des assemblées générales tenues dans la cour intérieure du palais épiscopal, et appelées elles-mêmes le Palais (133). Sans que rien n'eût pu enrayer cette évolution dans les coutumes politiques, le gouvernement de la Ville par les représentants de la Commune avait tôt dégénéré en le gouvernement direct du peuple par lui-même.
Exagération du système de gouvernement populaire.
Les exagérations de ce régime si complètement et si essentiellement démocratique n'avaient pas tardé non plus à apparaître, et elles ne peuvent être niées. (Pirenne et Kurth). Elles tendaient à annihiler le pouvoir du chef de l'Etat. Ainsi l'on vit le Conseil de la Cité, pour se concilier l'appui des bonnes villes, leur conférer des franchises que le prince seul pouvait octroyer d'accord avec le Sens du pays; il modifiait arbitrairement les règles pour l'élection des maîtres; il faisait plaider à son prétoire des affaires concernant les officiers du prince; il s'immisçait même dans des causes ecclésiastiques, tranchant des questions du culte et de discipline religieuse (Lallemand) (134).
Droits que s'arroge la Cité.
Comme on l'a fort justement dit, la participation des métiers à la vie politique « avait poussé chez eux à son paroxysme le sentiment de l'autonomie » (Pirenne). Dans leur passion pour l'égalitarisme et la liberté, ils aspirent à la domination, à la plénitude du gouvernement, en se débarrassant de toute suzeraineté gênante; ils ne s'arrêtent plus, devant les privilèges du Chapitre cathédral et de la noblesse; ils dominent incontestablement dans l'assemblée des Etats, et si, en face des derniers évêques, les maitres, et sous leur inspiration les villes, se sont posés en chefs du pays, ce le fut souvent en faisant bon marché de la légalité.
Les Hédroits, adversaires des prérogatives du prince.
Jean de Bavière voulut faire rentrer, dès le début de son règne, le Conseil de la capitale dans cette légalité: il allégua son droit pour couvrir ses actes, et ceux qui lui résistèrent furent surnommés les Hédroits (ou Haidroits), comme adversaires de ses prérogatives légitimes et de sa haute justice de souverain. Le prince, par un excès opposé, tomba vite dans l'arbitraire et n'eut à son tour aucun ménagement pour les traditions et les franchises nationales. Un conflit devait se produire; il devint vite formidable.
Premiers conflits avec Jean de Bavière.
La brouille eut pour point de départ, en 1394, des infractions commises par quelques manants de Seraing-sur-Meuse dans le Bois de la Vecquée (de l'Evêché), qui faisait partie de la mense épiscopale. Les délinquants se virent attraits devant le tribunal qui relevait de la juridiction particulière de l'Evêque et qui s'appelait la Cour de l'Anneau du Palais. Cette citation était contraire aux lois et à l'article 1er de la paix de Fexhe. C'était à l'Echevinage de la Cité à connaître de cette affaire, minuscule en soi. Celle-ci prenait cependant le caractère d'une question de droit public: les « hauteurs » du Prince devaient-elles s'incliner devant les « paix nationales »
Le compromis de Caster.
Un compromis, la paix de Caster (Maestricht), régla momentanément le débat (décembre 1395) à la satisfaction de la Cité et des villes, l'évêque se contentant des marques extérieures de soumission que lui donnèrent les maîtres du Conseil (135).
La réconciliation ne pouvait être que passagère, car le princeévêque persista à vouloir imposer au pays de Liège une juridiction à laquelle il n'était pas soumis; il projetait même d'étendre la compétence abusive de l'Anneau du Palais. C'est alors que le parti des Hédroits s'étendit vraiment à toutes les villes, principalement dans le comté de Looz, recrutant ses adhérents les plus nombreux parmi les gens de métier, qui trouvèrent à Liège plusieurs chefs entreprenants et hardis.
Nouvelles imprudences de la Cité.
C'est alors aussi que le Conseil de la Cité, sans aucune prudence, en vint à empiéter, on l'a vu, sur les prérogatives souveraines de l'évêque. Les Hédroits, loin de se sentir intimidés, prétendirent même dénier à ce dernier tout pouvoir judiciaire. Puis on en vint à discuter la validité de l'élection de Jean de Bavière et à l'inviter à se mettre en règle avec les lois de l'Eglise ou à abdiquer
L'Élu se retira à Huy, où il engagea des pourparlers avec les Etats et le Conseil. Mais, se mettant en rébellion ouverte, ceux-ci nommèrent un mambour, bien qu'il n'y eût pas vacance du siège. Comme le Chapitre et les Echevins ne ratifièrent pas cet acte illégal, le peuple se livra à des violences contre eux. Heureusement la voix de la conciliation fut encore entendue cette fois, et la paix des Seize (août 1403) vint arrêter l'explosion de la lutte.
La paix des Seize, défavorable au parti démocratique.
Ce nouveau compromis marquait un sérieux recul pour la cause populaire, car, en résumé, elle réorganisait les élections municipales conformément à la Lettre de Saint-Jacques (de 1343) (136) et elle tendait à enrayer tous les abus dont la Cité s'était rendue coupable depuis quelques années, ainsi qu'à restreindre les juridictions urbaines. Le pouvoir princier en sortait renforcé, et jean de Bavière put rentrer dans sa capitale en vainqueur.
Révolte à Liége; insurrection dans tout le pays.
Avec son caractère vindicatif et outrancier, il ne sut point user modérément de ses avantages. Il remit de lui-même sur le tapis la question de la compétence de l'Anneau du Palais, et cette fois il voulut la résoudre souverainement pour le plus grand profit de ses droits princiers et au mépris d'engagements formels contractés antérieurement par lui. Quelques Hédroits ayant été exécutés à Tongres et à Saint-Trond (1404), le feu: qui couvait sous la cendre, fut soudain ranimé. La révolte partit de Liège; l'insurrection gagna tout le pays, et les villes renouèrent leur confédération pour la protection de leurs libertés. Au départ du prince et de sa cour pour Maestricht, à l'interdit lancé sur la capitale, graves mesures, répondirent de plus graves encore: suppression de l'Anneau du Palais, déchéance de Jean de Bavière prononcée par les Etats du pays, nouvelle élection par le peuple d'un mambour, Henri de Perwez (1406), choix que dut ratifier un chapitre cathédral réduit à deux membres et que consacra le pape schismatique d'Avignon (Benoît XIII). La réprobation de ces derniers actes, réellement révolutionnaires, par les chanoines et les échevins provoqua de la part de la populace les pires violences, et le sang coula dans la ville. La faction démagogique domina, et par son audace réduisit à la fuite ou à la peur tous les partisans de l'ordre. C'était la guerre civile qui s'annonçait.
Coalition de princes nouée par Jean de Bavière.
Devant ces excès, Jean chercha tout naturellement des appuis dans le monde des chevaliers et des seigneurs, intéressés comme lui à combattre la démocratie devenue chaque jour plus puissante et plus dangereuse. II fit surtout appel à ses parents et à ses alliés, les princes de la maison de Bavière et de la maison de Bourgogne. Son frère, Guillaume de Hainaut, et son beau-frère, Jean sans Peur, répondirent avec empressement à sa demande d'intervention, ainsi que Guillaume de Namur.
Bataille d'Othée, désastre pour le peuple.
En septembre 1408, les hostilités étaient déclarées. Elles eurent pour théâtre principal la plaine de la Hesbaye. Les princes alliés voulaient s'y rassembler pour dégager Maestricht, où l'élu se trouvait étroitement bloqué et ensuite, tous ensemble, marcher sur Liège. L'armée populaire, commandée par Henri de Perwez, se porta à leur rencontre. Elle entra en contact avec l'ennemi entre Russon et Othée, le 23 septembre, et quoique supérieure en nombre, elle subit une défaite écrasante: plus de 8000 hommes restèrent sur le terrain. Le sire de Perwez, le mambour, et son fils, l'évêque, se trouvaient parmi les morts.
Cette bataille, l'une des plus tristement célèbres de nos annales, était comme une revanche de la féodalité sur le peuple, du pouvoir des princes sur la démocratie urbaine. Elle eut du retentissement dans les Pays-Bas, en France, où le parti bourguignon disputait la suprématie aux Armagnacs, à Rome même, où l'on se félicita du succès de la cause d'un évêque légitime sur un « intrus », créature du pape d'Avignon.
Quant à Liege, un sort lamentable l'attendait. Elle ne pouvait songer à continuer la lutte. Elle se rendit à discrétion. Cinq jours après la bataille, les principaux de la Cité se présentèrent en suppliants au camp des vainqueurs, et là, deux par deux, pieds nus, la corde au cou, un flambeau allumé à la main, ils durent s'agenouiller devant le chef de l'Etat et les princes et demander miséricorde. Séance tenante, les plus connus d'entre les factieux subirent la peine capitale.
Ce fut là le point de départ des vengeances terribles auxquelles se livra celui qui mérita désormais le nom de jean sans Pitié.
Quand il eut fait disparaître tous ceux qui avaient pris une part même éloignée à la révolte, l'élu rentra dans sa résidence et alors les villes coalisées eurent chacune à faire solennellement acte de soumission.
La sentence de Lille: anéantissement des Institutions démocratiques.
Il restait à régler politiquement le sort de la cité liégeoise. Le 24 octobre, la sentence de condamnation fut rendue à Lille devant les princes alliés, vingt otages et les délégués des bonnes villes. Elle constituait « une affirmation nette et brutale de souveraineté sans contrôle et marquait le désir insensé d'extirper à fond l'autonomie communale » (Pirenne).
Ainsi les habitants des diverses villes de la principauté étaient astreints à livrer toutes leurs « chartes de franchises et de libertés », de même que le texte de leurs traités d'alliance et de confédération. Les chartes furent transportées à Mons où plusieurs disparurent pour toujours, comme celle par laquelle Richilde avait fait autrefois hommage à l'église de Saint-Lambert de son comté de Hainaut. Les métiers furent abolis, leurs gouverneurs supprimés, leurs bannières détruites par le feu. Des collèges échevinaux annuels devaient remplacer les maîtres et jurés. Les fortifications des villes liégeoises voisines du Hainaut et du Namurois devaient être démolies sans pouvoir être rétablies. Tous les rebelles se voyaient bannis à perpétuité. Enfin les princes (le comte de Hainaut et le duc de Bourgogne) jouirent désormais du libre passage à travers la principauté, tandis que jean sans Peur acquérait la dignité d'avoué de Liège.
C'était à la fois l'anéantissement des institutions municipales et de toutes les formes de l'ancien gouvernement de la Cité et la mise de la principauté sous la tutelle de l'étranger.
Les règlements de 1414.
La sentence de Lille avait détruit: il fallait reconstruire et fixer les institutions qui remplaceraient celles qu'on avait brutalement supprimées d'un trait de plume. L'élu attendit six ans pour prendre des mesures en 1414, il publia divers règlements (on disait alors régiments) par lesquels il faisait quelques concessions, sauvegardant du reste sa pleine souveraineté, mais qui organisaient une administration communale telle qu'elle n'était plus que la caricature de l'ancienne. L'échevinage, par contre, se trouvait rétabli dans tous ses anciens pouvoirs.
Ces mesures dépassaient le but par leur outrance réactionnaire. L'empereur Sigismond, sollicité par les Etats, interposa son autorité et, par deux ordonnances successives (février 1415 et mars 1417), déclara casser la sentence de Lille, comme attentatoire à ses droits de suzerain.
Règlement plus modéré de 1417.
Jean de Bavière dut tenir compte de cette haute intervention: par son Règlement du 30 avril 1417, il consentit à rétablir les métiers au nombre de 17 et à reconnaître dans leur généralité les principes de droit et de justice qui formaient la base de la paix de Fexhe.
Les gouverneurs des métiers devaient être remplacés par des rentiers qui ne pouvaient plus convoquer leurs hommes que pour des objets intéressant le travail. Les apprentis et valets ne possédaient plus le droit de vote. Aux maîtres de la Cité se substituaient deux « Souverains conseillers », nommés par les 34 conseillers des métiers, le Chapitre et le Conseil épiscopal. Quant aux membres du Conseil communal, leur désignation se ferait aussi par une élection à deux degrés.
La nouvelle organisation montrait l'absolutisme en sérieux recul; elle permettait d'augurer que la politique de jean de Bavière aboutirait à d'autres concessions encore, car les premières avaient été obtenues moyennant le payement d'une importante somme d'argent, dont l'offre avait fort opportunément tenté sa vénalité et sa rapacité.
Abdication de Jean de Bavière.
Ce sont ces défauts mêmes qui, encore en cette année 1417, provoquèrent son départ définitif de la principauté. Son frère, Guillaume de Hainaut et Hollande étant venu à mourir, il ambitionna de recueillir sa riche succession. Mais il dut la disputer à sa nièce, la célèbre Jacqueline de Bavière. Absorbé par la poursuite de ses desseins, il renonça à l'évêché, où son souvenir resta à jamais exécré (137).
§ 2. Période d'accalmie (1417-1424).
Règne réparateur de Jean de Walenrode.
L'évêque que le pape (Martin V) recommanda pour le siège de Saint-Lambert, Jean de Walenrode, était tout l'opposé de Jean sans Pitié. Homme pacifique, probe, désintéressé, fort attaché à ses devoirs de prélat, il déclara, lors de son inauguration (1418), qu'il entendait gouvener en plein accord avec les Etats. Son règne se ressentit immédiatement de ses bonnes dispositions. Il rétablit 24 d'entre les métiers, puis peu après en revint à l'ancien chiffre de 32. Il leur permit, en outre, de se réorganiser, comme autrefois, avec leurs maîtres, leurs gouverneurs et leurs jurés. Il rendit leur ancienne importance aux assemblées populaires de la cour du Palais et en général permit de remettre en vigueur les institutions municipales traditionnelles.
Le régime dont on sortait avait été tel que personne ne songea à s'opposer à cette restauration politique et que tous les partis se trouvèrent réunis dans un même sentiment de concorde et de confiance réciproque. L'accalmie régna dans la cité et dans le pays et elle se prolongea bien longtemps après la mort, survenue dès 1419, de Jean de Walenrode.
Avènement de Jean de Heynsberg.
Jean C'est donc sous d'heureux auspices que son successeur, choisi cette fois par les chanoines dans une des plus anciennes familles de la principauté, jean de Heynsberg, inaugura son long épiscopat (1419-1455).
Appréciant, lui aussi, ses devoirs de chef d'un Etat libre et démocratique, il sut comprendre que, sans permettre le retour des abus de naguère, il devait continuer l'oeuvre de son prédécesseur. Avec le concours des pouvoirs publics, le Chapitre, le Conseil de la Cité et les Etats, il entreprit la réforme constitutionnelle sous l'égide de la paix de Fexhe qu'il venait de jurer, mais avec le souci partagé surtout par les modérés, redevenus pour l'instant les gens les plus écoutés, d'établir un équilibre durable entre le pouvoir du prince et le Sens du pays, de faire disparaître les abus qu'avait entraînés le gouvernement direct des villes par les métiers. Son règne fut celui des « Régiments » réformateurs, qui donnèrent à la Cité de Liège une physionomie nouvelle.
Rétablissement et réforme du Tribunal des XXII.
En 1420, par la cinquième Paix des XXII - (reproduction de la première paix de 1343), il rétablit le célèbre tribunal de 1373, « afin que chacun soit en tout cas mené par droit et sentence ». Mais, dans le but de « mettre le tribunal à l'abri des atteintes de le démocratie urbaine », il fut décidé que l'on n'y admettrait plus que « des gens sages sachant la loi, assez fortunés, vivant de leurs rentes et non parmi les ouvriers ou artisans » et que ses membres ne seraient plus élus par les métiers, mais par les trois Etats.
Le Règlement de 1424.
Cette réforme, tout importante qu'elle fût, l'était peu encore en regard de celle à laquelle l'évêque nouveau attacha essentiellement son nom dans l'histoire liégeoise. L'acte capital de son règne a été le fameux Nouveau régiment ou Régiment dit de Heynsberg, du 16 juillet 1424. Cette ordonnance en 36 articles avait pour objet de mettre fin aux brigues, aux manoeuvres des partis dans les élections communales. Mais ce qui doit en être retenu, par-dessus tout, ce sont les articles qui modifiaient profondément le système d'élection des magistrats de la Cité.
Une commission permanente de 22 bourgeois, 6 nommés par le prince et 16 par les vinâves de la Ville, et intitulés les Commissaires de la Cité, devra se réunir chaque année, le 15 juillet, pour désigner 32 hommes, un par métier (tous les métiers restant comme par devant égaux en droits et tous les habitants étant indistinctement groupés par métiers), qui formeront le Conseil. Ces 32 nommeront eux-mêmes chaque année les deux maîtres parmi les bourgeois réputés capables et dignes. L'acceptation des fonctions de maître est obligatoire. Nul ne sera rééligible avant quatre ans. Les chefs du corps municipal seront assistés pour l'expédition des affaires par 4 adjoints, appelés les Quatre de la Violette et par un receveur, administrateur des finances de la commune.
La participation de l'évêque à l'élection magistrale et le système des trois scrutins devaient, en se substituant ainsi aux délibrations particulières dans chacun des métiers (les sieulles), avoir pour résultat d'enlever aux corporations le gouvernement direct de la ville, de neutraliser leur influence politique, de mettre fin aussi au règne des politiciens de carrière qui s'étaient fort multipliés déjà, d'écarter des scrutins tous ceux qui, trop jeunes ou étrangers à la ville, n'y étaient que des éléments de trouble et d'irréflexion.
Appréciation.
La réforme avait par conséquent un caractère nettement conservateur: elle avantageait, à côté de l'évêque, les gens de la classe moyenne, d'opinions modérées, « tous ceux, avoue un contemporain (Jean de Stavelot) qui avaient à perdre ».
Le régime électoral, inauguré en 1424, dura près de deux siècles, sauf à de rares intervalles, Il arriva cependant que le peuple liégeois ne sut s'en contenter et que, dans sa confiance en ses forces, ayant le regret constant du passé, il prétendit toujours dominer le pouvoir épiscopal. Quand il vit le trône livré de nouveau à un prince allié à l'ambitieuse et puissante maison de Bourgogne et, de la sorte, ses libertés ainsi que l'indépendance du pays menacées comme au temps de Jean de Bavière, il se précipita dans de nouvelles luttes: celles-ci devaient aboutir à une catastrophe, dont il est étonnant que le pays et sa capitale se soient relevés.
§ 3. - Fin du règne de Jean de Heynsberg. Premiers conflits avec Philippe le Bon.
L'année même de l'avènement au trône de Jean de Heynsberg, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur (138), mourait, léguant ses états et ses ambitions à son fils Philippe. On sait que la politique des princes bourguignons, une fois qu'ils eurent pris pied en Belgique, fut l'unification territoriale et politique des divers Etats, laïques et ecclésiastiques, qui formaient l'ensemble de ce qu'on appellera bientôt les Pays-Bas. Le but suprême poursuivi par ces princes était de constituer, entre la France et l'Empire germanique, un nouvel Etat fortement concentré qui tiendrait en équilibre la puissance française dans l'Occident de l'Europe. Philippe le Bon fut le grand artisan de cette oeuvre; à sa réalisation il consacra toute son intelligence, tout son génie d'homme d'Etat réaliste et plein de ressources.
Dangers pour le pays de Liège de la politique de Philippe le bon.
Avec un prince tel que Philippe de Bourgogne, la situation du pays de Liège va se trouver directement menacée: un long travail d'enveloppement et d'absorption allait, en raison de l'extension des domaines bourguignons entre l'Escaut et le Rhin, mettre en péril l'existence autonome de la principauté mosane. Il ne pouvait se concevoir, en effet, dans l'esprit du nouveau duc, que le pays de Liège restât hors de ses atteintes, libre au milieu de ses autres possessions.
Tant que les Bourguignons ne furent maîtres que de la Flandre, le danger pouvait encore n'apparaître que lointain. Il en fut déjà autrement quand, en 1429, Philippe le Bon entra en possession du comté de Namur (qu'il avait précédemment acheté à jean III). Dès lors, il devenait le voisin des Liégeois, et grâce à l'enchevêtrement des frontières, des occasions ou des prétextes de conflits allaient pouvoir naître facilement. Il eût fallu à nos ancêtres une prudence de tous les instants pour éviter des froissements. Mais la haine qu'ils portaient à la maison de Bourgogne depuis Othée, la méconnaissance qu'ils avaient sans doute du degré de puissance de Philippe et de sa froide volonté à poursuivre jusqu'au bout ses desseins firent qu'ils ne tentèrent rien pour écarter ou retarder ces conflits.
Hostilité entre les habitants de Dinant et de Bouvignes.
Deux différends surgirent qui en furent le point de départ. Bouvignes sur la Meuse, cité namuroise, devenue bourguignonne, et Dinant, la principale ville liégeoise après la capitale et Huy, vivaient dans un état d'hostilité presque permanent: c'était une question de concurrence industrielle qui les mettait toujours aux prises. La tour de Crèvecœur, du côté des Bouvignois, celle de Montorgueil, dressée en face par les Dinantais, symbolisaient cette rivalité, qui allait jusqu'à la haine et se manifestait par les pires actes de mauvais gré et même de violence. De plus, les Dinantais qui avaient fait cause commune avec les Liégeois, révoltés contre jean de Bavière, s'étaient empressés, malgré la défense qu'ils en avaient reçue, de rebâtir Montorgueil. D'autres actes, revêtant le même caractère de hardiesse provocante (139), avaient aussi vivement irrité le peu endurant duc de Bourgogne. Poussé à bout par de nouvelles bravades de leurs voisins, les Dinantais, soutenus à leur tour par les milices de Liège, se livrèrent alors à toutes sortes de sévices et d'excès sur les habitants du Namurois.
Contestations de frontières.
La situation se compliqua en ce moment de ce que les bourgeois du Tiers, malgré les conseils de modération du Chapitre et de la noblesse, prétendirent ne pas céder sur la question de dix-sept villages-frontières contestés depuis longtemps déjà entre le comté de Namur et le gouvernement épiscopal. Philippe se borna tout d'abord à d'énergiques réclamations. L'évêque crut un instant faire accepter de ses sujets l'idée d'un arbitrage. Mais les Liégeois, avec une belle, mais dangereuse audace, se laissèrent persuader que la guerre serait la meilleure réponse à faire.
Intrigues françaises.
A ce moment des émissaires du roi de France, Charles VII, brouillé et en lutte avec son cousin de Bourgogne, parcouraient le pays. Grâce à ces agents d'une politique froidement intéressée, la défiance était semée dans les âmes, les esprits s'exaspéraient, car on faisait miroiter aux yeux des Liégeois l'espérance d'une intervention militaire. Il était assez naturel, au surplus, que le roi français et les dirigeants de nos cités cherchassent à se rapprocher, le premier, pour créer des diversions qui pourraient gêner considérablement l'action du duc en France (nous sommes arrivés à l'année même du procès de Jeanne d'Arc), les seconds, pour essayer de sauver leurs libertés communales et l'indépendance nationale.
L'idée d'une lutte à main armée devint donc tellement populaire que tous les moyens de conciliation ayant échoué, jean de Heynsberg se vit forcé d'envoyer des lettres de défi à Philippe le Bon (10 juin 1430) (140).
Rupture entre l'évêque et le duc de Bourgogne.
Les hostilités ne durèrent que quelques mois, marquées par des pillages, des incendies, des tueries, qui mirent à feu et à sang plus de cinq cents villages du Namurois et des terres liégeoises. Mais la mort inopinée du duc de Brabant, Philippe de Saint-Pol, dont on escomptait l'appui, diminua la confiance des milices urbaines; d'autre part, le duc ne voulait pas encore pousser les choses à l'extrême.
Traité humiliant de Malines.
Une trêve intervint, qui aboutit à une paix et à un traité, signé à Malines, le 15 décembre 1431. Quoique due à l'intervention du princeévêque, cette paix ne contenait que des clauses humiliantes et pour le chef de l'Etat et pour les habitants des villes de Dinant et de Liège. Le duc recevait satisfaction en tous les points qui avaient provoqué la rupture, forçant même « Monseigneur de Liège » et vingt des principaux membres des Etats à aller lui faire amende honorable à Bruxelles, genou en terre.
Ses funestes effets.
Il en fut de la paix de Malines comme de tant d'autres: elle ne résolut rien, elle ne servit qu'à augmenter la haine de nos ancêtres pour la Bourgogne. Un autre résultat fut de mécontenter vivement les citains contre leur évêque à qui ils reprochèrent les dures conditions du traité et à qui ils firent grief de s'être prêté à l'humiliante cérémonie de Bruxelles. Tous ceux qui, nombreux, n'avaient jamais voulu admettre le fait accompli du Règlement (réactionnaire) de 1424 profitèrent sans pitié des circonstances pour relever la tête et ameuter contre Jean de Heynsberg la foule impressionnable et suggestible. Les questions intérieures vinrent donc bien dangereusement compliquer la situation extérieure (141).
Le prince fut bientôt comme débordé. Sous l'effet de l'excitation générale des esprits, la paix d'Othée fut transgressée dans la plupart de ses points essentiels: les gens que le Règlement de Heynsberg écartait de la vie politique, les jeunes apprentis et les « forains », reprirent leur place dans les réunions publiques; les métiers en revinrent à leurs anciennes pratiques politiques. L'évêque continuait, malgré tout, à entretenir des relations personnelles avec la cour de Bruxelles, ce qui le desservit encore davantage aux yeux de ses sujets. A la fin, le découragement le prit.
Jean de Heynsberg résigne l'évêché.
Se sentant sans force, isolé, discrédité, calomnié, sollicité en même temps insidieusement par Philippe, qui avait de bonnes raisons de désirer sa disparition de la scène politique, il résigna brusquement son évêché (novembre 1455), ne sachant plus comment dominer une situation devenue intenable pour sa dignité de souverain.
§ 4. Premières années du règne de Louis de Bourbon (1455-1466). Montenaeken et le sac de Dinant.
L'abdication forcée de jean de Heynsberg marque un instant décisif dans l'histoire des luttes entre la nation liégeoise et la maison de Bourgogne (142).
Accroissement énorme des domaines de la maison de Bourgogne.
Elle est précédée d'une série de faits où se dévoilait de plus en plus clairement le plan d'ensemble destiné à faire passer sous la domination étrangère toutes les principautés belges. En 1430, l'héritage du Brabant et du Limbourg étant venu à être vacant par la mort de Philippe de Saint-Pol, resté sans descendance, Philippe le Bon, cousin germain du duc brabançon, recueillit sa succession, ce qui le rendait maître du centre de la Belgique et voisin par deux côtés nouveaux du prince-évêque de Liège. En 1428, il avait déjà contraint sa cousine, Jacqueline de Bavière, à le reconnaître comme l'unique héritier du Hainaut, de la Hollande, de la Zélande et de la Frise; mais, en 1433, il s'arrangeait pour entrer en possession immédiate de cet immense héritage. Dix ans après (1443), l'acquisition du duché de Luxembourg étendit enfin ses domaines dans le midi jusqu'en Lorraine.
Encerclement complet de la principauté.
L'encerclement de la principauté épiscopale liégeoise était donc chose accomplie. Il ne manquait plus à Philippe, pour achever l'oeuvre de l'unification territoriale des « pays de par deçà », que d'acquérir les terres d'Eglise enclavées désormais dans ses domaines temporels, ou tout au moins d'y régner indirectement, par des personnes interposées, par des exécuteurs passifs et complaisants de sa politique. C'est ainsi qu'il fit parvenir son frère naturel, Jean de Bourgogne, au siège épiscopal de Cambrai, en 1439, son fils naturel, David, à celui d'Utrecht, en 1451; qu'un de ses partisans administra le diocèse de Tournai. Il ne restait vraiment plus que le siège de Notger à faire passer sous sa mouvance.
Intérêt politique de l'élection de Louis de Bourbon.
L'habile « Grand Duc d'Occident » le destinait depuis longtemps déjà à son jeune neveu, Louis de Bourbon (né en 1438). Le désistement de jean de Heynsberg, qu'il provoqua, était le moyen tout trouvé pour arriver au but désiré. Il proposa son parent au choix du pape (Calixte III). Celui-ci, qui voyait déjà en le riche duc de Bourgogne le chef d'une nouvelle croisade (le Voeu du Faisan), agréa immédiatement ce choix. De la sorte, grâce à un concours de circonstances heureusement venues à point, grâce aussi à une élection absolument irrégulière, le Chapitre cathédral de Saint-Lambert n'ayant pas même été consulté et le droit d'approbation de l'empereur ayant été violé, Liège et le pays virent s'installer, le 13 juillet 1456, dans le palais de nos princes-évêques celui qui, de nouveau avec le titre d'élu, allait se faire l'instrument de la politique annexionniste du fils de jean sans Peur.
Graves défauts de ce prince.
Louis de Bourbon (1455-1483) se révéla bien vite ce qu'il fut, un des plus détestables seigneurs que posséda la principauté, un des plus indignes de revêtir une dignité épiscopale. Mal préparé à remplir les devoirs de sa charge, trop jeune pour en comprendre l'importance, il n'avait pas même l'âge requis pour être ordonné prêtre, son caractère léger, versatile, orgueilleux, le fit tomber dans les pires fautes: il donna libre carrière à ses instincts de prodigalité et de cupidité (143), de même qu'il se complut à faire sentir son dédain pour les plus élémentaires libertés populaires (144). Il n'est donc pas étonnant qu'au bout de peu de temps le neveu de Philippe le Bon se vit méprisé de ses sujets. II leur était en même temps odieux pour la famille qu'il représentait et par suite pour le danger que sa présence à Liège rendait instant.
Le peuple tout entier opposé a l'élu.
Le sentiment du péril unit les diverses classes de la société en une même volonté de résistance, et, par une conséquence toute naturelle, les démocrates qui avaient déjà repris le dessus pendant les dernières années du règne précédent, prirent la tête de ce mouvement antibourguignon. La cause nationale se confondit par la force même des choses avec la leur. Les anciens hédroits devinrent les Vrais Liégeois, les Francs Liégeois. Ils ne représentèrent plus seulement l'opposition à un prince autoritaire, ils furent aussi les adversaires de la maison de Bourgogne. Ils se recrutèrent surtout parmi les jeunes gens et ces hommes remuants et exaltés que toute démocratie contient dans son sein et qui conduisent souvent celle-ci aux abîmes, mais aussi aux actes du plus bel héroïsme pour le salut de la patrie, c'est-à-dire de tous (145).
Abus de pouvoir de la part de l'évêque et du Conseil de la Cité.
Après quelques velléités de gouvernement conforme aux traditions libérales du pays, l'élu s'abandonna bientôt à ses tendances despotiques. Il se rendit coupable de multiples infractions aux stipulations de la paix de Fexhe, se jouant réellement de la liberté personnelle de chacun. D'autre part, il ne voulut plus de la Commission des 22, instituée par le Règlement de son prédécesseur. Le Conseil communal, par une réaction fréquente en politique, accentua jusqu'à l'exagération en sens contraire son attitude d'opposition: on se mit à pratiquer de nouveau le gouvernement direct par les métiers et les assemblées du Palais; les magistrats municipaux prirent de nouveau toutes sortes de mesures en dehors de leur compétence.
C'est alors aussi que, pour délimiter nettement les droits et prérogatives du prince, les maîtres se firent délivrer par le tribunal des échevins le Grand Record de la Cité de Liège (janvier 1458), qui présente pour l'historien ce vif intérêt qu'il mettait solennellement le pouvoir central comme en présence de la grande Paix de Fexhe et faisait plus que jamais apparaître celle-ci comme le palladium des libertés les plus chères et les plus précieuses de nos ancêtres. C'était donc bien au nom et pour la défense de ces franchises que les Liégeois, représentant ici la collectivité des villes, engageaient hardiment la lutte contre un souverain tel qu'ils n'en avaient point encore eu de si dangereux à redouter.
Devant de pareilles démonstrations du sentiment populaire, Louis n'avait qu'à se soumettre ou à agir comme Jean de Bavière, c'est-à-dire à entrer en conflit avec le pays. C'est naturellement cette dernière voie qu'il suivit.
Rupture immédiate.
Il transféra sa résidence à Huy et fit suspendre par son maïeur le cours de la justice; puis, irrité par l'échec d'une tentative de conciliation, il jeta bientôt l'interdit sur la cité (1460). Néanmoins, on n'en arriva pas encore à une rupture ouverte et l'élu revint dans sa capitale.
Ses relations avec le Conseil n'en devinrent pas meilleures. Des troubles graves, survenus dans le pays de Looz, à la suite d'exactions commises par les percepteurs des impôts (les Cruppelslagers ou Fustigeants), tout en créant dans le nord de la principauté un nouveau foyer de propagande et d'opposition contre le gouvernement, furent l'occasion de multiples incidents qui augmentèrent la tension des esprits (1461).
Premières relations directes entre la Cité de Liège et le roi de France.
La mesure parut comble à l'élu, quand il vit les Liégeois, de leur propre chef, envoyer a Paris une ambassade chargée de complimenter le nouveau roi Louis XI (146) (mort de Charles VIII, juillet 1461), et surtout quand il apprit, il se trouvait à Paris également, que l'habile monarque avait décidé les représentants de la Cité à s'allier avec lui par un traité de commerce, ce qui révélait clairement l'intention des signataires de s'assurer ainsi contre la maison de Bourgogne un mutuel appui (147). Louis de Bourbon fulmina immédiatement un nouvel interdit contre la Cité et le cours de la justice fut derechef suspendu. Des tentatives diverses de rapprochement n'aboutirent plus à rien: le prince avait résolu de faire prononcer le pape (Pie II) entre lui et ses sujets et, la sentence rendue, de recourir au duc de Bourgogne, son parent.
Déchéance de Louis de Bourbon. Marc de Bade évêque.
Dès lors on marche aux mesures extrêmes. Les francs Liégeois trouvèrent en un chevalier originaire du pays de Looz, Raes ou Raze, seigneur de Heers (Looz), un tribun dont l'influence, devenue promptement sans rivale, les poussa aux actes les plus révolutionnaires (148). C'est à sa suggestion que les Etats, réunis en mars 1465, votèrent malgré le Chapitre et les éléments modérés de la population, la déchéance de Louis et l'élection d'un mambour. Ils rencontrèrent en Marc et en Charles de Bade des seigneurs disposés à leur prêter l'appui de leur nom. Ils étaient frères de l'archevêque de Trêves et de l'évêque de Metz. Marc était en outre le beau-frère de l'empereur Frédéric III. Ces choix, on le devine, n'avaient pas été faits au hasard. Marc, promu évêque dans ces étranges conditions, fit sa joyeuse entrée le 22 avril, et jura le maintien de la Paix de Fexhe et de toutes les franchises du pays. Charles devenait en même temps mambour du pays.
Alliance militaire entre Louis XI et les villes liégeoises.
C'est ce moment que le rusé monarque français choisit pour créer au pays de Liège une diversion qui l'aiderait à repousser plus facilement les attaques imminentes de la ligue des princes (celle dite du Bien public) que le Grand Duc d'Occident et son fils venaient de former contre lui (mai 1465). Quand il vit nos ancêtres décidés à la révolte contre leur évêque, il leur proposa, cette fois, une alliance contre leur ennemi commun: le 17 juin, une convention militaire était signée entre lui et les villes liégeoises (149). Dès le mois d'août, les Dinantais pillaient le Namurois, tandis que les Liégeois ravageaient impitoyablement le Limbourg.
Louis XI abandonne les Liégeois.
Les désillusions survinrent cependant sans tarder. Les princes de Bade restèrent pour ainsi dire passifs. De son côté, Louis XI trahit honteusement ses « chers amis de Liege », en ne leur envoyant ni armes, ni soldats, et, quand il dut, vaincu à Montlhéry (juillet 1465), signer le traité de Conflans (5 octobre), en négligeant malgré ses engagements de les faire comprendre dans la paix. Leur allié, en la parole de qui ils avaient cru si bénévolement, les abandonnait, - c'était la première fois - à la vengeance de Charles le Téméraire.
Leur défaite à Montenaeken.
Celui-ci se retourna immédiatement contre eux et fit envahir le pays par une solide armée. Les Vrais Liégeois et leurs chefs, Raes de Heers, Baré de Surlet, Guillaume de Berlo, organisèrent la résistance. Avec 4000 hommes de milices populaires, ils rencontrèrent l'ennemi à Montenaeken (150), le 20 octobre 1465. Leur défaite fut complète: plus de la moitié des Liégeois restèrent sur le terrain.
La terreur régna dans la Cité, surtout quand on apprit à la fois la trahison du roi de France et l'approche du comte de Charolais en personne, suivi de nouvelles troupes. Des négociations s'engagèrent à Saint.Trond, et c'est là que les députés de la capitale et des bonnes villes durent accepter le traité que leur imposa le vainqueur (22 décembre 1465).
Traité de Saint-Trond.
Toutes les stipulations en étaient humiliantes pour les vaincus; elles renforçaient encore, si possible, les clauses de la paix d'Othée. Mais l'article qui vaut surtout la peine d'être relevé est celui qui proclamait le duc et ses successeurs gardiens, avoués, souverains des églises, et des cités, villes et pays de Liège et de Looz », et leur attribuait en cette qualité une rente considérable (151). Quelques jours après, la sentence rendue par le pape fut connue. Elle confirmait l'interdit lancé par Louis de Bourbon et reconnaissait la pleine et entière souveraineté de celui-ci au temporel comme au spirituel.
Protectorat bourguignon sur la principauté.
C'était donc le protectorat bourguignon établi sur le pays de Liège, en attendant la perte totale de l'indépendance nationale c'était, à peu de chose près, la réalisation du but vers lequel Philippe le Bon s'acheminait depuis si longtemps. Les Etats, malgré tout ce qu'ils tentèrent pour en faire adoucir les prescriptions ou pour en retarder la mise à exécution, durent bien ratifier le traité de Saint-Trond (janvier 1466). Il fut pour eux la « misérable et piteuse paix de Liège ». Il nous rappelle un des moments les plus tristes de notre histoire.
Une des conditions mises par le vindicatif duc de Bourgogne à sa réconciliation avec les Liégeois était la non-admission des Dinantais à la paix de Saint-Trond. Sur ce point, il se montra intraitable: les négociateurs liégeois, le Conseil de la Cité et les Etats, firent l'impossible pour modifier sa décision. Ce fut en vain (152)
Nouveaux griefs de Philippe à l'adresse des Dinantais.
On connait les griefs du Bourguignon à l'adresse des habitants de Dinant. Loin de les faire disparaître, ceux-ci s'ingénièrent pour ainsi dire à exaspérer le désir de vengeance chez Philippe et son fils. Là, comme à Liège, l'influence était passée aux mains des gens des petits métiers, soutenus par une foule de bannis, d'étrangers, d'aventuriers. La bourgeoisie riche, les grands industriels partisans de la paix et de la conciliation, se voyaient débordés et réduits à l'impuissance. Le peuple de Dinant soutint les Liégeois dans leurs démêlés avec la maison de Bourgogne
comme chez leurs compatriotes, ses chefs crurent en l'appui que des émissaires français leur laissèrent espérer de la part de Louis XI, et comme eux aussi, ils s'engagèrent à fond dans la lutte. Ils commirent alors de terribles imprudences, se laissant aller à de grossières injures, à des propos insultants tant pour le duc que pour sa femme et son fils (153).
Les Liégeois au secours des Dinantais.
Les Dinantais n'avaient guère d'aide à escompter que des gens de la capitale, dont on savait les généreux efforts tentés pour les faire comprendre dans la paix (154). Le secours leur vint surtout sous la forme de bandes de proscrits, gens exaltés et n'ayant plus rien à ménager, qui prenaient le nom de Compagnons de la Verte Tente (155), et d'aventuriers de toute espèce (les Couleuvriniers). Dînant était devenu comme le quartier général de tous les mécontents décidés à tout. Quand le Conseil de la ville dut publier le texte de la paix de Saint-Trond, si pleine de menaces pour la cité, la foule, perdant tout sang-froid, fit mettre à mort, sans jugement, les neuf délégués qui avaient pris part aux négociations avec le vainqueur (156).
Siège et destruction de la ville par Charles le Téméraire.
L'armée bourguignonne forte d'au moins 30.000 hommes, munie d'une nombreuse artillerie et dirigée par Charolais lui-même, arriva sous les murs de l'audacieuse ville, le 18 août 1466. Philippe le Bon, bien que vieux et gravement malade, avait tenu à assister au châtiment de ceux qui avaient osé l'outrager lui et sa famille. La résistance fut aussi acharnée que l'attaque (157). Le feu des canons ennemis fut terrible. Les ravages qu'il causa jetèrent bientôt le découragement parmi les assiégés. Mais Philippe était décidé à les frapper sans merci. Il voulait un exemple, capable d'en imposer une fois pour toutes, tant aux Liégeois et au roi de France, leur complice, qu'aux gens de Dinant. La crainte de voir arriver une armée de secours envoyée par les autres villes du pays hâta l'assaut final. Le 25 août, la ville succombait; le lendemain, le comte de Charolais y faisait son entrée. Elle fut le signal d'une répression terrible qui rappelait, avec son cortège d'horreurs et de basses vengeances (car la plupart des vrais coupables avaient déjà eu le temps de fuir), le châtiment que Liège avait subi après Othée en 1408. Le pillage et les exécutions durèrent trois jours, après quoi la malheureuse cité fut incendiée et détruite systématiquement (158). Autant la vengeance avait été froidement préméditée, autant la punition atteignit les dernières limites de la rigueur la plus impitoyable (159).
§ 5. - La Bataille de Brusthem.
Charles marche contre Liège.
Charolais, cette terrifiante tâche achevée, dut se retourner, sans perdre une minute, contre les Liégeois qui venaient de se mettre en campagne. Au bout de quelques jours, les deux armées se trouvèrent en présence près de Waremme. Mais les chefs de l'armée de la Cité hésitèrent, et malgré leur avantage numérique momentané, ils se laissèrent persuader d'entrer en arrangement avec le vainqueur de Dinant par une convention signée à Oleye, cinquante otages devaient être livrés en garantie de l'exécution de la paix de Saint-Trond.
Dictature des chefs populaires: Heers, Surlet, Berlo.
Le choc était évité, mais ce ne devait point être pour longtemps. Tout contribua, au contraire, à le rendre inévitable, car les difficultés, au sein de la capitale, s'aggravèrent sans cesse. La Cité souffrait impatiemment la présence du sire d'Humbercourt, chargé d'y exercer la mambournie au nom de son maître. Le prince-évêque exigeait d'autre part que les chefs des Francs Liégeois, Heers, Surlet, Berlo, fussent compris parmi les otages. L'exaspération devint dangereuse. Raes, avec son conseil secret installé dans les cloîtres de Saint-Paul, domina réellement la ville, qui fut soumise à un véritable régime de terreur (160).
Au milieu des proscriptions et des assassinats, les partisans de la paix se voyaient réduits au silence, tandis que de nouvelles promesses fallacieuses du roi de France, l'arrivée continuelle des Dinantais échappés au désastre de leur ville et d'autres bandes de gens sans foyer entretenaient une vraie fièvre guerrière et révolutionnaire.
Leur nouvelle alliance avec le roi de France.
La nouvelle de la mort de Philippe le Bon survenant alors (juin 1467) fit éclater de véritables manifestations de joie et de haine. Elle fut aussi l'occasion d'une démarche autrement importante qui allait empêcher tout retour en arrière. On s'imagina que le changement de règne serait favorable à Louis XI, et l'on songea de nouveau à s'adresser à ce dernier. On oublia sa conduite à Conflans et l'on écouta volontiers ses propositions d'alliance (161). Les compagnons de la Verte Tente entrèrent dans son jeu et l'un de leurs chefs, se faisant son complice, n'hésita pas à prendre possession du pays en son nom. Le résultat désiré par le rusé politique se trouvait atteint: la Cité se compromettait irrémédiablement aux yeux du fils du duc défunt. Comptant bénévolement sur l'intervention du monarque français, les Liégeois prirent alors hardiment l'offensive. Le sort en était jeté !
L'élu résidait à ce moment avec son clergé à Huy, où il venait de recevoir enfin les ordres et de se faire sacrer évêque (1466). On décida d'aller l'y chercher pour le ramener de force à Liège. Il échappa cependant à ses ennemis (septembre) et se réfugia à la cour du duc Charles. Celui-ci, outré de l'audace des Liégeois et n'écoutant plus que les conseils de la colère, résolut de recommencer ce qui avait si bien réussi avec Dinant. Il fit « crier » par des hérauts tenant en mains une torche et une épée, en signe d'une guerre sans merci. Le défi fut relevé immédiatement et, en présence même d'un ambassadeur attitré de Louis XI, le bailli de Lyon, la guerre fut proclamée solennellement. La ville tout entière s'arma dans la fièvre et l'on sortit l'étendard de Saint-Lambert, pour être porté par le vénérable Guillaume de Berlo en tête des milices communales.
Bataille de Brusthem.
Le 27 octobre, celles-ci franchirent l'enceinte de la vieille cité, ayant à leur tête Heers et Baré de Surlet. Le lendemain, près de Saint-Trond, à Brusthem, les adversaires se trouvèrent face à face: d'un côté, des bandes d'ordonnances bien armées et équipées, rompues au métier militaire; de l'autre, les artisans des confréries militaires, combattant avec enthousiasme et acharnement, mais sans observer de tactique et sans être soutenus d'aucune artillerie.
Le duc n'eut même pas besoin d'engager toutes ses troupes. La défaite fut consommée bien avant la fin du jour: un terrain favorable, puis la nuit sauvèrent les vaincus d'un complet carnage. Eustache de Straihle et Baré de Surlet furent parmi les trois à quatre mille tués. Raes de Heers, suivi de l'envoyé français, s'enfuit. Quant à Berlo, il put sauver l'étendard de Saint-Lambert et, avec quelques hommes seulement, le ramener dans la cathédrale, d'où il ne devait plus sortir pour conduire les citains à la bataille.
La résistance avait été brisée au premier choc. Saint-Trond, Tongres, Hasselt et Looz se rendirent à peu de jours d'intervalle. Quant à Liège, la consternation y fut telle que l'on ne songea plus qu'à solliciter la paix. C'est alors que les tristesses commencèrent. Charles le Téméraire exigea au préalable, des notables et des délégués des métiers venus à lui, les pires humiliations. Ensuite, par une brèche pratiquée près de la porte de Sainte-Marguerite, il fit son entrée triomphale, le 17 novembre, ayant à ses côtés Louis de Bourbon. Celui-ci s'installa dans les cloîtres de SaintLambert, alors que son cousin prenait possession du palais épiscopal.
Représailles terribles.
Quelques jours plus tard, le peuple sut enfin quel sort le vainqueur allait lui imposer. La sentence du duc (162), lue solennellement dans la cour du Palais, lui apprit que c'en était fait de toutes les institutions du pays et qu'à la fière indépendance, acquise au prix de tant d'efforts, allait se substituer un état de complète servitude politique et morale.
En effet, le duc voulut que plus rien ne restât debout de l'antique constitution liégeoise ni des libertés publiques, héritage d'un long passé. Il ne devait plus y avoir de Paix de Fexhe, ni d'autres chartes de privilèges, ni franchises urbaines; les villes perdaient leurs maîtres et jurés, avec toutes les institutions qui dépendaient des autorités communales, tandis qu'on enlevait aux métiers leurs droits politiques et leurs monopoles industriels. Toute juridiction des pouvoirs municipaux disparut. Bien plus, la justice de l'évêque et celle des échevins furent déclarées abolies. On alla jusqu'à substituer le droit romain, cet arsenal de lois propices à l'absolutisme princier, au vieux droit coutumier, « sans avoir égard aux mauvais styles et usages abusifs du temps passé ». Plus d'alliances entre les villes, plus de fortifications de la cité ni ailleurs; toutes les armes seront livrées et défense est faite d'en forger de nouvelles. Chaque année, les Liégeois auront à prêter serment au duc de Bourgogne, comme « souverain avoué et gardien de la Cité et du pays », et, la première année, à lui payer une indemnité de guerre de 120.000 lions d'or (fr. 12,62 le lion). Pour manifester ostensiblement qu'il considérait l'autonomie communale comme abolie, le duc poussa l'esprit de représailles et de vengeance jusqu'à faire transporter à Bruges le Perron, le symbole séculaire, l'antique emblème des libertés nationales; pour bien marquer la ruine de l'indépendance du pays, il décida enfin que le territoire liégeois serait partagé en trois districts rattachés à trois villes de ses propres Etats: Maestricht, Namur et Louvain (163).
La principauté réduite à la situation d’Etat vassal.
Comme on l'a dit, le duc de Bourgogne devenait en fait le souverain du pays; le prince-évêque tombait au rang d'un simple gouverneur bourguignon, et pour le surveiller lui-même autant que le peuple vaincu, on installait à côté de lui un représentant officiel de Charles, le sire de Humbercourt.
Il semblait donc que la vaillante cité était réduite désormais et pour longtemps à l'impuissance. Et cependant, la rigueur même de la sentence des 18 et 26 novembre 1467 poussant au désespoir une partie de la population, un suprême effort fut tenté pour secouer une tutelle qui s'annonçait terriblement lourde: il n'aboutit qu'à une dernière catastrophe.
§ 6. Le Sac de Liège.
Rigueur du régime bourguignon à Liège.
Tandis que d'Humbercourt, « lieutenantgénéral de l'avouerie » du pays de Liège, déployait dans l'exécution de la sentence une dureté et une rigueur impitoyables (164); pendant qu'on traquait ou bannissait tous ceux qui avaient trempé dans les derniers événements, qu'on démolissait les murs de la capitale et qu'on septuplait les cotes d'impôts pour payer l'énorme amende infligée par le duc, Louis de Bourbon rentrait dans sa résidence (avril 1468). Abandonnant à Humbercourt les soucis du pouvoir, il s'adonna de nouveau à une vie de luxe et de dépenses, ce qui était une véritable provocation à l'adresse des habitants si pressurés de toutes manières.
Du reste, il affecta de se tenir à Maestricht, en attendant la réfection de son palais qu'il voulait rendre digne d'abriter toute une cour à l'instar de celle de Bruxelles. Son mépris des Liégeois, il le montra encore d'une façon plus sérieuse, en refusant de lever l'interdit lancé par lui sur la cité cinq ans auparavant.
Tout cela, ainsi que la présence d'une garnison bourguignonne, contribua à entretenir dans la masse des sentiments de haine profonde et de vengeance.
L'inutilité des démarches tentées à ce moment par le légat Onufrius, que le pape lui-même avait dépêché à Liège pour mettre fin à l'interdit et ménager une réconciliation entre l'évêque et ses sujets, donna beau jeu aux partisans d'une revanche.
La ville retombe sous le pouvoir des exaltés.
Des milliers de proscrits et de fugitifs rôdaient sur les frontières françaises, formant une véritable armée, décidés à tenter un coup de force pour rentrer dans leurs foyers. La nouvelle de la reprise des hostilités entre la France et la Bourgogne, les encouragements que leur donna sous main Louis XI les mirent en mouvement. Profitant de l'éloignement de l'évêque et de l'absence momentanée de d'Humbercourt, quelques centaines d'entre eux s'introduisirent brusquement dans la capitale (9 septembre), au cri symptomatique de « Vive le Roy, Vivent les Francs Liégeois !» Les gens des métiers les accueillent avec enthousiasme, mais tous les gens paisibles, les officiers du prince, les partisans de celui-ci, apeurés, s'éloignent en hâte. La ville retombe alors aux mains des ennemis de la Bourgogne. Des chefs hardis, entreprenants, d'une farouche énergie, mais sincèrement « patriotes », c'est-à-dire voulant sincèrement « dégager la patrie de l'étreinte bourguignonne », se trouvèrent dans la personne de deux chevaliers d'origine thioise, Vincent de Bueren (ou Buren) et jean de Hornes, dit de Wilde, et d'un noble hesbignon, Gossuin (ou Goswin), le plus jeune des trois fils d'Eustache de Streel (ou Straihle) (165).
Le légat pontifical, Onufrius, artisan infatigable de la paix, ne craignit pas d'intercéder pour la Cité auprès du prince-évêque et travailla à ménager sa rentrée à Liège. Ses efforts échouèrent. Charles le Téméraire venait d'apprendre, en effet, la rentrée des bannis et le retour de la capitale sous la domination du peuple. Il intima à son cousin l'ordre de ne plusse prêter à aucune démarche de conciliation.
Excitations des agents français.
La déception ou l'indignation des Liégeois furent grandes. Les émissaires du roi de France en profitèrent pour continuer plus que jamais à souffler le feu de la révolte. Sachant l'évêque à Tongres sous la protection des soldats bourguignons, quelques chefs, Bueren et Streel, parvinrent par un heureux coup de main, à surprendre la garnison et à faire prisonniers Humbercourt, ainsi que l'évêque et le légat (9 octobre). Ils relâchèrent le premier, mais ramenèrent leur prince avec eux. Louis de Bourbon se trouva pour ainsi dire le prisonnier de ses sujets. Mais son peuple, même à ce moment, espéra encore en lui et, loyaliste malgré tout, lui confia naïvement son propre sort, en le députant auprès du duc pour implorer son pardon!
Le duc était à Péronne, occupé à écouter des propositions d'arrangement que son adversaire, Louis XI, grand besogneur en négociations et rompements de foi » (Du Clercq), venait de lui soumettre pour éviter une nouvelle campagne militaire. Il y apprit les événements de Liège et de Tongres, dont il lui avait été fait, du reste, un récit fort exagéré. Il fut informé en outre que la nouvelle rébellion de Liège était en grande partie due aux sourdes menées de celui-là même qui se trouvait son hôte à Péronne.
Entrevue de Peronne: le sort de Liège y est décidé.
On sait ce qu'il advint: Charles infligea à son perfide antagoniste la honte d'assister au châtiment exemplaire qu'il comptait infliger à ces Liégeois que son astuce poussait à la plus dangereuse des révoltes, à se faire le spectateur du sacrifice de ses propres victimes.
Après avoir cru de la sorte humilier le roi de France, il ne songea plus qu'à apaiser promptement sa vengeance sur le peuple indomptable de Liège.
Marche de l'armée bourguignonne.
Le traité de Péronne datait du 14 octobre 1468. Le 18 du même mois, l'armée bourguignonne, forte de 40.000 hommes, était en vue de la cité révoltée. Le 22, 5000 Liégeois se portèrent à sa rencontre; mais, repoussée, cette multitude indisciplinée revint en désordre dans la ville, y provoquant une panique telle qu'il s'ensuivit une fuite éperdue de tous les éléments non valides de la population. Mais 500 braves, retranchés dans le village et l'église de Lantin, s'acharnèrent dans une résistance héroïque, qui n'a pas été mise assez en relief par les annalistes, et permirent ainsi, en se sacrifiant jusqu'au dernier, de retarder le blocus de la cité. Le 27, l'avant-garde ennemie apparaissait aux portes de la ville, au faubourg Saint-Léonard et à Vivegnis. Une lutte terrible s'engagea en avant de la porte Saint-Léonard: un instant repoussés, les Bourguignons refoulent les nôtres en leur causant des pertes sensibles. C'est à la suite de cette échauffourée, tentative de surprise nocturne, que mourut jean de Wilde, l'un des chefs populaires.
Situation désespérée des défenseurs.
La situation des Liégeois apparut alors désespérée: leur ville, vidée de presque tous ses habitants, n'avait plus guère de portes ni de murailles, ni de fossés intacts, ni une seule pièce d'artillerie. De véritables hommes de guerre leur manquaient. Onufrius, infatigable dans son dévouement à notre cause, voulut tenter une ultime démarche auprès du duc. Mais il ne put arriver jusqu'à lui: devant renoncer à jouer encore un rôle, il se décida alors à prendre tristement le chemin de l'étranger.
Se voyant ainsi abandonnés de tous, nos ancêtres crurent pouvoir suppléer à tout ce qui leur manquait par l'héroïsme. Ils savaient leur sort inexorablement fixé et toute résistance sérieuse impossible. Et cependant, leurs deux seuls chefs encore debout songèrent à assurer peut-être le salut de la cité et du pays par un nouveau coup d'audace, décisif: pénétrer à la faveur de la nuit sur les hauteurs de Sainte-Walburge dans le camp où venaient de s'installer Charles de Bourgogne et le roi Louis, s'emparer des deux souverains, et au besoin les tuer. S'ils réussissaient, c'était le désarroi et la désorganisation dans l'armée ennemie; c'était celle-ci livrée à elle-même; c'était la retraite et la délivrance de la patrie !
Tentative désespérée des 600 Franchimontois.
La veille du jour fixé pour l'assaut final, le 29 octobre au soir, se déroula donc cet épisode fameux dans notre histoire sous le nom traditionnel de Dévouement des 600 Franchimontois.
En réalité, il est difficile d'évaluer exactement le nombre des soldats qui entouraient Gossuin. Le chiffre de 600 est celui donné par Ph. de Commines, qui fut un témoin oculaire du combat et tenait ses renseignements de celui-là même qui servit de guide aux assaillants.
Quant à la qualité et à la nationalité des « héros », plus d'un historien pensent que les Liégeois n'auraient pu laisser à des étrangers, si sympathiques leur eussent-ils été, la gloire de délivrer seuls leur patrie; et ils estiment que par Franchimontois, il faudrait entendre ceux des fugitifs ou proscrits liégeois qui avaient trouvé asile au pays de Franchimont et en étaient récemment revenus. Cette question si intéressante n'a pas encore reçu de solution définitive.
Notons enfin que le haut fait d'armes des « Franchimontois » resta longtemps encore ignoré ou sans avoir attiré spécialement l'attention. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que l'on vit enfin se répandre un peu la connaissance de ce mémorable événement, qu'on parut en comprendre la tragique beauté.
Au XIXe siècle seulement, nos historiens (Dewez, Villenfagne, de Gerlache, Polain (166)) « claironnèrent » la renommée des 600 Franchimontois et « désormais le coup de main de Sainte-Walburge devint un épisode classique de notre histoire nationale et l'on commence à se disputer l'honneur de cette chevaleresque équipée ». (E. Fairon, Les Six Cents Franchimontois, dans Wallonia, 1914.)
Cet exploit d'une « fabuleuse audace «, héroïque et fol à la fois, ce dernier exploit de la cité expirante ne réussit point, on le sait. Il ne servit qu'à la priver de ses derniers défenseurs et à lui réserver un sort encore plus affreux. Le lendemain, 30 octobre, les ennemis entrèrent dans la place, sans presque coup férir: Vincent de Bueren et Gossuin de Streel, échappés au massacre de Sainte-Walburge, firent des prodiges pour arrêter l'envahissement de la ville. Les vaincus ou bien succombèrent ou bien s'enfuirent comme ils purent (167). Les riches bourgeois et le petit peuple avaient déjà disparu; les pauvres gens seuls étaient restés et s'étaient réfugiés dans les églises.
Sac de Liège.
Arrivé sur le Marché, suivi de Louis de Bourbon et de Louis XI, Charles donna froidement alors le signal attendu pour commencer le pillage. Rien ne fut respecté, et c'est à peine si quelques monastères et la vénérable cathédrale échappèrent à la rapacité d'une soldatesque effrénée. Puis les massacres succédèrent aux brigandages: les horreurs dont Dinant avait été le théâtre furent dépassées, et, ce qu'il y eut de plus odieux, la plupart des victimes étaient des citoyens paisibles qui avaient cru n'avoir rien à redouter des vainqueurs. Mais l'horrible vengeance du Téméraire ne semblait pas encore satisfaite, car, le 3 novembre il donna l'ordre de mettre le feu aux quatre coins de la ville, en recommandant d'épargner seulement les églises, les demeures des chanoines et les monastères. L'incendie dura sept semaines et ce qu'épargnait le feu était achevé par la pioche des démolisseurs accourus de toutes parts à la curée. Détail caractéristique: il ne pouvait être fait exception pour aucune des maisons des artisans, même les plus indispensables. On montrait ainsi qu'on voulait faire table rase de cette ville qui représentait bien, aux yeux du Bourguignon, la démocratie, remuante, brouillonne, indisciplinée certes, mais ennemie acharnée de l'absolutisme princier. Le nom même de Liège ne devait-il pas disparaître et être remplacé par celui de Brabant, et le siège de l'évêché transporté à Namur (168) ?
C'est ainsi que se termina cette sanglante tragédie de 1468 qui fit de la ville de Liège, jadis si florissante, si pleine de vie et de force, un monceau de ruines et un vaste charnier.
§ 7. Fin du règne de Louis de Bourbon: Relèvement de Liège et luttes avec les de la Marck.
Charles de Bourgogne avait cru, en détruisant Liège, déraciner, selon le mot de Louis XI, l'arbre où nichaient les oiseaux criards. Son oeuvre d'extermination, toute terrifiante qu'elle fût, ne pouvait être irrémédiable, Il avait bien dû épargner la cathédrale Saint-Lambert, les demeures des tréfonciers, celles des chanoines des sept collégiales. Dès l'année suivante, il se voyait forcé d'autoriser la reconstruction de 128 maisons pour divers autres membres du clergé, et de 104 pour les serviteurs des gens d'église. C'étaient là comme autant de points d'attache pour les quartiers qui allaient se reconstituer inévitablement autour des sanctuaires épargnés » (Kurth). Une sentence d'anathème fulminée contre le destructeur de Liège et contre tous ceux qui avaient coopéré à son « oeuvre criminelle » (Lallemand) le décida d'autre part à ordonner la restitution de tout ce que ses soldats avaient enlevé aux sanctuaires liégeois.
Relèvement matériel de la cité de Liège.
La cité, par un vrai miracle, reprit en effet très vite le cours de sa vie. La foire y fut de nouveau tenue dès 1469. Le princeévêque put, en 1470, songer à revenir habiter sa ville épiscopale, où déjà nombre d'habitants se pressaient de réélire domicile. Signe certain de sa résurrection, la ville entrait pour une part assez importante dans la levée des contributions de guerre imposées par le vainqueur. En vain, celui-ci faisait démolir ce que les habitants s'acharnaient à réédifier, la ville se reformait malgré lui. Aussi, quand, le 14 février 1471, ii fit don à la cathédrale de la célèbre et magnifique pièce d'orfèvrerie qui le montre à genoux, présenté à saint Lambert par son patron saint Georges (169), le peuple ne vit en cette offrande qu'une sorte d'expiation et d'amende honorable, qui lui fit espérer que l'esprit de vengeance du duc avait fait place à d'autres sentiments.
Nonobstant la crainte que leur inspirait la tyrannie du sire de Humbercourt, devenu gouverneur de la ville, les bannis et les fugitifs revinrent peu à peu et se mirent à relever, tant bien que mal, leurs logis.
Louis de Bourbon, dès ce moment, soit qu'il se fût assagi, soit qu'il eût été animé du réel désir de faire oublier son passé, parut être devenu sensible à la misérable situation de ses sujets et il encouragea ce relèvement de la cité. Du reste, la force des choses prévalut ici contre les décrets et les volontés des hommes: une grande cité, telle que Liège, ne pouvait pas ne point reprendre la place qui lui revenait; la vie et le mouvement ne pouvaient l'avoir quittée à jamais. Les Liégeois durent bien courber en silence la tête sous le joug de fer que leur imposait d'Humbercourt, subir mille injustices encore et se saigner à blanc pour payer les indemnités de guerre et les taxes extraordinaires par lesquelles le duc pensait les épuiser pour longtemps. Mais il arriva un jour où son intérêt même poussa le Téméraire à ne plus continuer à les traiter en éternels vaincus.
En 1475, ayant besoin d'hommes pour sa fatale campagne de Suisse (170), il sut écouter leurs supplications, et, moyennant la promesse d'un contingent militaire, il leur permit enfin de rebâtir leur ville. La vieille cité épiscopale put donc renaître en toute sécurité à la vie matérielle et reprendre peu à peu son aspect de capitale.
Mais elle restait toujours soumise à la puissance bourguignonne, sans droits, sans libertés.
Mort de Charles leTéméraire.
Il fallut la mort de Charles sous les murs de Nancy, le 5 janvier 1477, pour rendre sa pleine indépendance à la principauté, et aux Liégeois leurs antiques institutions.
La jeune héritière du Téméraire, Marie de Bourgogne, eut à faire face, cela est connu par l'histoire, aux pires difficultés: la disparition de son père l'avait laissée sans armées, sans ressources financières, sans appui momentané d'aucune sorte, en face du roi de France, qui menaçait les frontières des Pays-Bas, après lui avoir déjà enlevé la Bourgogne.
Sa faiblesse lui fit consentir le célèbre Grand Privilège qui détruisait toute l'oeuvre centralisatrice de son aïeul. Elle lui coûta aussi la fin brusque et complète de la domination de sa maison sur la principauté de Liège, car Marie, dans la situation où elle se voyait réduite, ne pouvait songer à conserver cette conquête de son père, édifiée sur la violence et la force des armes.
Marie de Bourgogne abandonne tous droits sur la principauté.
A l'instigation des Liégeois, Louis de Bourbon intervint en leur faveur auprès de la, jeune souveraine, et, dès le 19 mars, la fille du Téméraire signait un acte (171), par lequel elle renonçait à tous les droits que son père s'était arrogés sur le pays. En signe de réconciliation et d'oubli du passé, elle fit plus: elle rendit à nos ancêtres leur Perron, l'antique emblème de leurs libertés, et le 18 juin 1478, après dix ans d'exil, la colonne vénérée se dressa de nouveau sur son piédestal devant la Violette, au milieu du Marché, qu'elle n'a plus quitté depuis.
Dès ce moment, la cité sembla « reprendre possession d'ellemême »; de jour en jour les traces du désastre de 1468 s'atténuèrent; une ville nouvelle sortit des ruines, l'enceinte fut relevée, la population retrouva ses occupations, l'industrie et le commerce se réveillèrent (172).
Restauration de toutes les institutions publiques.
Mais ce qui compléta essentiellement la résurrection du pays, c'est que toutes ses institutions publiques furent restaurées, que l'ancienne constitution territoriale fut rétablie. Les Liégeois réclamèrent et obtinrent que les Etats pussent comme par devant intervenir dans la décision des intérêts vitaux de la principauté et que l'évêque eût à se conduire par leurs avis. De leur côté, il est vrai, les représentants du pays durent s'engager à vie à ne point agir « sans le gré ou le consentement » du prince. Et celui-ci, pour bien montrer qu'il entendait ne laisser attenter en rien à ses droits souverains, fit republier la bulle papale qui reconnaissait ceux-ci solennellement (173).
Avec le retour à l'ancien ordre de choses reparaissait donc l'éventualité de nouveaux conflits entre l'évêque et les Etats, maintenant intactes leurs prétentions contradictoires.
Toutefois le repos était trop nécessaire aux métiers pour que de nouvelles dissensions, politiques fussent à craindre pendant longtemps. La fatalité s'en mêla, malheureusement, et la principauté va se trouver en proie à de nouveaux troubles qui ensanglanteront le pays et seront l'occasion d'attentats de toute espèce, sans que, cette fois, la lutte puisse se légitimer par la défense de principes ou d'intérêts politiques ou sociaux.
Nouvelles luttes causées par l'ambition des de la Marck.
La guerre qui va éclater diffère en effet de toutes celles qui se sont déroulées jusqu'ici. On y chercherait vainement un caractère spontané et national. Ce sont des ambitieux ou des intrigants qui y joueront le premier rôle et le peuple en sera la victime beaucoup plus que l'acteur (Pirenne). L'homme, à qui Liège et le pays vont devoir quatorze ans de luttes acharnées et sans gloire pour personne, ne poursuivra que des intérêts purement personnels et ne sera mû que par le désir d'ériger sa propre puissance à côté de celle, légitime, du prince.
Guillaume de la Marck.
Cet homme est Guillaume de la Marck (surnommé à tort le Sanglier des Ardennes) (174), de la noble famille des d'Arenberg, seigneurs de Sedan, qui donna trois évêques au diocèse de Liège. D'une vaillance peu commune, mais dur, cruel, âpre au gain, il fut un véritable aventurier, un condottière de marque, qui savait servir successivement les causes les plus opposées: les Liégeois, les Bourguignons, les Français. Il était redouté pour son audace, sa violence, son absence complète de scrupules, pour le prestige qu'il savait exercer sur la foule.
Louis de Bourbon n'avait pas su acheter trop cher son appui: rentes, dignité de Grand-Maïeur, les châteaux de Seraing et de Franchimont devaient l'attacher au prince. Mais celui-ci s'aperçut qu'il s'était donné un maître. Guillaume prit de telles allures d'indépendance qu'une rupture avec l'évêque s'ensuivit bientôt. Il se retira à Franchimont et noua aussitôt des intelligences avec Louis XI, lequel, en guerre avec l'archiduc Maximilien d'Autriche, devenu l'époux de Marie de Bourgogne, travaillait depuis quelque temps déjà les métiers avec l'espoir de les soulever de nouveau contre le chef de l'Etat et son parent. Une défection de leur part restait toujours dans l'ordre des choses possibles.
Il veut devenir le maitre dans l'Etat liégeois.
Guillaume afficha son alliance avec le monarque français; celui-ci, ostensiblement, lui faisait parvenir de l'argent. La Marck enrôla toutes sortes d'aventuriers et de bannis qui étaient revenus à Liège après la journée de Nancy. Il se déclara ouvertement alors contre Louis de Bourbon et se mit à ravager le territoire liégeois. Le prince, malgré son désir de ne pas paraître se mêler à la guerre entre Louis XI et Maximilien, dut demander la protection de ce dernier (175). Il destitua son adversaire de ses fonctions de Grand-Maïeur et la Cour des échevins le condamna au bannissement.
Hostilités et mort de Louis de Bourbon.
Guillaume, comptant sur l'appui des nombreux partisans qu'il conservait à Liège (entre autres les deux maîtres de la Cité élus en 1482 et partisans convaincus de la France), décida de rentrer de force dans la ville. L'évêque résista comme il put. Mais il fut mal soutenu par les milices bourgeoises. Blessé dans une sortie qu'il tenta du côté de Grivegnée, il fut achevé sans pitié par son ennemi lui-même, le 30 août 1482.
La lutte continue sous Jean de Hornes.
Liège était à la merci du vainqueur. Installé au palais, la Marck se fit nommer mambour par ce qui restait du Chapitre et il désigna son propre fils Jean pour occuper le siège épiscopal. Mais la majorité des chanoines, réfugiés en Brabant et mis sous la protection de Maximilien, élut Jean de Hornes, ami et compagnon de lutte de Bourbon.
Le mambour n'en resta pas moins maître de la capitale, malgré l'excommunication qui le frappa à ce moment. Il attaqua avec succès les partisans du nouvel évêque et les villes limbourgeoises tombèrent entre ses mains. Malheureusement pour lui, la paix venait de se signer entre la France et la maison de Bourgogne (paix d'Arras, 1482), et Louis XI l'abandonnait, lui aussi, à ses propres forces. Maximilien agit alors énergiquement au pays de Liège. Les bandes de la Marck furent mises en pleine déroute à Hollogne-sur-Geer (1483). Le vaincu continua néanmoins la lutte avec plus de fureur que jamais.
Paix momentanée conclue à Tongres.
Mais tout se tourna décidément contre lui: la mort de Louis XI, la confirmation par le pape de l'élection de jean de Hornes rendaient pour lui la partie de plus en plus inégale. Ses dernières tentatives de résistance échouèrent. Il dut demander la paix, qui fut conclue à Tongres, le 21 mai 1484. Par cet arrangement, Guillaume conservait son titre de mambour, obtenait l'amnistie ainsi qu'une forte indemnité, et, en garantie du payement de celle-ci, la cession de plusieurs châteaux, tels que Franchimont et Bouillon. Il possédait en outre Logne et Montfort.
Guet-apens de Saint-Trond et exécution de Guillaume.
Cette puissance même, restée si considérable, ne pouvait que porter ombrage au nouveau prince-évêque (176). Aussi, de la part de celui-ci, la réconciliation ne fut pas sincère. Maximilien, de son côté, tenait Guillaume en grande défiance. Le soupçonnant de tramer encore des complots contre lui, l'archiduc résolut, de connivence avec jean de Hornes et son frère, de se défaire coûte que coûte de ce dangereux et refluant personnage. On put l'attirer dans un guet-apens à Saint-Trond, et de la sorte il tomba enfin dans les mains de ses ennemis. Conduit à Maestricht et jugé sommairement, il eut la tête tranchée (18 juin 1485) (177).
Cette mort, obtenue au mépris des règles les plus élémentaires de la justice et de l'honneur, ne terminait rien. Elle ne servit qu'à replonger le pays dans une nouvelle période d'anarchie et de guerre civile.
Les frères de la victime, Erard ou Everard et Robert, recueillirent l'héritage de la vengeance, et celle-ci fut terrible. Sept années encore, la querelle des la Marck et des Hornes perdura, plus acharnée qu'auparavant, alimentée par l'appui que Charles VIII prêta aux révoltés (178),
Sept années de luttes nouvelles.
L'évêque dut céder un instant devant un certain Gui de Canne, devenu une sorte de dictateur populaire, et quitter sa capitale. Il n'y rentra que grâce aux secours que lui fournit Maximilien (179). Ce ne fut pas pour longtemps. Everard, à son tour, y domina (1487 et 1488). Plusieurs années se passèrent à guerroyer, sans résultat décisif pour aucun des deux partis (180). Tout le monde soupirait après la paix; on désirait le rétablissement définitif de l'ordre et le retour du prince.
Enfin, réconciliation à Haccourt.
A la fin, les trois Etats s'entremirent pour ménager une entrevue entre l'évêque et les deux la Marck. Elle eut lieu à Haccourt, en avril 1490. Jean de Hornes y demanda le pardon de la mort de Guillaume et dut faire amende honorable. La paix fut alors scellée, et elle se trouva confirmée définitivement par le traité de Donchéry (5 mai 1492). Dès lors, les deux maisons réconciliées, et s'unissant par un mariage, vécurent dans une entente que rien ne vint plus troubler. Quant à jean de Hornes, il put rentrer pour toujours dans sa ville épiscopale et se remettre paisiblement en possession de ses prérogatives spirituelles et temporelles.
La paix règne enfin, mais avec affaiblissement de la démocratie liégeoise.
Le pays recouvra enfin sa paix et son gouvernement régulier. Seulement, le « siècle de malheurs » qui finissait laissait la démocratie liégeoise, c'est-à-dire les métiers, affaiblie, usée par tant de conflits intérieurs et de désastres extérieurs. La guerre civile, à Liège comme en Flandre, ne profita en fin de compte qu'au pouvoir du prince (Pirenne). Le peuple, dégoûté des discordes intestines, ne demanda plus qu'à réparer ses pertes, qu'à reprendre sa vie normale sous l'égide de ses princes et à l'abri de ses antiques institutions. On ne contesta plus aux évêques le droit de se comporter en vrais seigneurs du pays, du moment qu'ils y faisaient régner l'ordre et la tranquillité et qu'ils ne songeaient plus à diminuer les libertés publiques pour s'ériger en souverains absolus.
A ce point de vue, le siècle qui va s'ouvrir ne sera plus qu'une longue trêve à des débats séculaires. Ceux-ci reprendront toute leur vivacité au XVIIe siècle seulement, sous les princes de la maison de Bavière.
Mais, au cours de ce siècle, d'autres questions surgiront, d'autres dangers menaceront encore la paix publique. L'histoire liégeoise, comme celle des provinces voisines des Pays-Bas, prendra un aspect tout nouveau. L'une et l'autre, sans se confondre avec l'histoire générale de l'Europe, subiront le contrecoup inévitable et direct des grands débats d'ordre politique et d'ordre religieux qui vont, avec l'avènement de Charles-Quint, entraîner une transformation profonde dans l'état de la société européenne. Jusqu'ici l'histoire de la petite principauté épiscopale de Liège pouvait à la rigueur s'étudier en elle-même, indépendamment des autres principautés de l'ancienne Lotharingie; désormais, son existence sera en grande partie, et malgré elle, conditionnée par celle des grandes monarchies qui l'enserrent à l'étouffer, et au milieu desquelles, à tout instant, elle risquera de s'anéantir.
Avec le XVle siècle et le règne d'Erard de la Marck commence bien l'histoire moderne liégeoise.
Principales sources pour l'histoire de la principauté au XVe siècle.
Jean de Stavelot (1388 ou 1390-1449). Sa Chronique est la continuation de la Geste de Liege de Jean d'Outremeuse, jusqu'en l'année 1447. Elle est très détaillée pour Jean de Bavière et Jean de Heynsberg, surtout pour ce dernier. Elle a une continuation latine (Chronique latine), ajoutée de 1447 à 1449, qui est probablement d'Adrien d'Oudenbosch (voir ci-dessous).
Corneille de Zantfliet. Sa Chronique va du commencement du monde jusqu'en 1461. Ce travail, dont la plupart des sources sont connues, est surtout intéressant pour les années 1407-1408 et à partir de 1421. Cet auteur présente de sérieuses qualités d'historien et d'écrivain.
Adrien d'Oudenbosch (ou de Veteribosco ou du Vieux Bois), mort en 1482, auteur du « Rerum leodiensium sub Johanne de Heinsbergio et Ludovico Borbonio episcopis (liber) ». C'est une sorte de continuation de la Chronique latine de Jean de Stavelot. Pour les années 1429 à 1449, elle est un résumé de la chronique française du même. Pour les années 1450 à 1482, l'oeuvre d'Adrien est plus détaillée et acquiert beaucoup plus de valeur.
Une Chronique de Marienhage (Eindhoven), s'étendant jusqu'en 1408, est fort utile pour l'histoire du sac de Liège.
Jean Peecks dit de Loot ou de Los (1459-1516), abbé de Saint-Laurent. Sa Chronique débute en 1455, année de l'avènement de Louis de Bourbon. Jusqu'en l'an 1482, elle constitue un abrégé de celle d'Adrien. Après cette date, et jusqu'en 1514, elle abonde en renseignements personnels, très précieux.
Henri de Mérica (ou Vanderheyden), (1420-1479). Auteur d'une Historia compendiosa de cladibus Leodiensium, écrite en 1468, surtout intéressante, pour le sac de Liège. Il existe une addition inédite au texte de Mérica, qui présente de l'utilité.
Theodoricus (Thierry) Pauli, auteur d'un de Cladibus Leodiensium (1465-1467), ouvrage qui est plus une amplification littéraire qu'une oeuvre d'histoire.
Chronique du règne de jean de Hornes (éd. Balau).
Gilles Jamsin, Chronique (1468-1492).
Suffridus Petri écrivit une Gesta pontificum Leodiensium a Joanne de Bavaria usque ad Erardum a Marcka (1390-1505).
Angelus de Curribus Sabinis rédigea un récit en vers de la mission du légat Onufrius à Liège, sous le titre de De excidio civitatis Leodiensis, qui doit naturellement être comparé au « Mémoire du légat Onufrius sur les affaires de Liège» (édition St. Bormans).
Analecta Leodiensia, recueil de documents sur l'histoire du pays de Liège (1433-1504), édition de Ram. - Carmen de guerra Leoduia.; etc.
Il faut ajouter à la liste qui précède les chroniques et mémoires qui, d'une façon plus générale, s'occupent des règnes des ducs de Bourgogne et de toute l'époque contemporaine de ceux-ci
Philippe de Commines (1445-1504), Mémoires.
Jacques du Clercq (1424-1480), Mémoires.
Georges Chastellain (1404-1474), Chronique des ducs de Bourgogne.
Jean Molinet (1474-1506), Chroniques.
Enguerrand de Monstrelet (1400-1446), Chronique.
Jean de Haynin (1465-1477), Mémoires.
Olivier de la Marche (1412-1502), Mémoires.
Theodoricus (Thierry) Pauli, De rebus actis sub ducibus Burgundiae compendium (1380-1484). Narratio de ducibus Burgundiae.
Adrien de But, Chronique. Etc., etc.
Voir Pirenne, Bibliographie de l'Histoire de Belgique. - S. Balau, Chroniques liégeoises, tome 1 (1913).
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CHAPITRE XV
La Principauté de Liège au XVIe siècle (181).
§ 1. Le règne d'Erard de la Marck (1505-1538).
Si l'épiscopat de Jean de Hornes s'acheva dans la paix à l'intérieur, l'état de guerre continuellement renouvelé entre le France, sous le règne de Charles VIII, et les Pays-Bas, gouvernés par l'empereur Maximilien, reconnu tuteur du jeune Philippe le Beau, menaça d'autre part la sécurité de l'Etat liégeois. La rivalité entre ces deux souverains ne faisait que continuer celle qui avait troublé les Pays-Bas sous les précédents règnes des princes de la maison de Bourgogne. L'annexion de la principauté de Liège ou un protectorat exclusif, tel avait été l'objectif des Bourguignons, et tous les moyens leur parurent bons, on l'a vu, pour arriver à leurs fins et empêcher ainsi en même temps l'influence française d'y prédominer. C'est qu'aussi, la possession de notre pays leur apparaissait comme d'une importance essentielle. « Enclavée entre le marquisat de Namur, le duché de Luxembourg, le duché de Limbourg, le duché de Gueldre, le duché de Brabant et le comté de Hainaut, la principauté de Liège commandait la vallée de la Meuse et disposait des principales voies de communication qui reliaient ces importants domaines de la maison de Bourgogne. Heureusement situé sur les rives d'un beau fleuve, fécond en produits agricoles et en gisements houillers, habité par une population industrieuse et virile, ce petit pays rivalisait d'activité et de richesse avec ses voisins, et sa conquête eût ajouté un insigne fleuron à la couronne des ducs » (Lonchay).
Cette conquête eût été chose aisée par suite de la faiblesse dans les moyens militaires de résistance du pays, de la configuration géographique des territoires qui le composaient, et aussi de l'instabilité inévitable de son gouvernement épiscopal.
Les monarques français avaient un intérêt tout aussi puissant à obtenir au moins l'alliance des villes liégeoises, pour les voir tenir en échec les souverains des Pays-Bas, dont la politique de concentration et d'unification territoriale ne pouvait vraiment se réaliser pleinement que par la domination sur des territoires qui les auraient rendus maîtres du cours moyen de la Meuse.
Situation du pays de Liège vis-à-vis de la France et des empereurs.
La principauté liégeoise se trouvait donc ardemment convoitée par les puissantes maisons de France et d'Autriche. Sa position était des plus critique. Elle pouvait être aisément entraînée dans le parti de l'un ou de l'autre des belligérants et « devenir le champ clos où se combattaient les ambitions rivales » de ses voisins.
Mais le souvenir des atroces perfidies de Louis XI, celui des horribles catastrophes de Dinant et de Liège inspirèrent à nos ancêtres la plus sage des décisions, celle de demeurer neutres dans les guerres qui se continuaient entre Charles VIII et l'empereur. En 1492, l'année de la réconciliation des la Marck et des de Hornes, les trois Etats réclamèrent pour la première fois la reconnaissance du grand principe de la neutralité liégeoise, tout en émettant le voeu de pouvoir commercer en toute liberté dans les pays belligérants (182).
Première reconnaissance publique de la neutralité liégeoise, en 1493.
Les souverains de France et des Pays-Bas y consentirent par des actes formels du 8 juillet et du 8 août.
Voici le texte à peu près identique des deux déclarations:
« Promettons dorsenavant les (Liégeois) tenir et faire tenir paisibles par noz capitaines et gens de gueire sans leur permettre pendant la dite neutralité fourager, piller, rober ou travailler par exploitz de guerre le dit pays de Liege. Pourvu que de leur parte ils se tiennent neutres sans fraude et qu'ils ne s'entremettent de faire ou donner dommaige à nous, noz royaume, pays et seigneuries, et qu'en aulcune manière ils ne se déclarent noz ennemis et qu'ils ne favorisent ou baillent assistance ou ayde à ceux qui nous pourroyent faire guerre cy-après. »
L'année suivante, faisant leur paix à Senlis, nos voisins renouvelèrent leur déclaration d'amitié à l'égard de « l'Evesque et Cité de Liege ».
Pour la première fois, le principe de la non-intervention des princes et des Etats de Liège dans les guerres surgies entre les puissances étrangères s'introduisit ainsi dans le droit public liégeois (183).
Malgré les multiples atteintes qu'elle subit et les préférences que certains princes-évêques eurent pour un autre système de politique internationale, on peut dire que c'est à la neutralité que les villes liégeoises aspirèrent désormais, chaque fois que les circonstances ne furent pas plus fortes que leurs volontés, comme étant la plus propre à garantir leur indépendance politique commune.
De 1492 à 1505, date de la mort de jean de Hornes, le pays de Liege jouit ainsi, chose devenue rare, des bienfaits de la paix et put travailler à effacer complètement les dernières traces des troubles qui l'avaient si longtemps désolé.
Election d'Erard de la Marck.
Deux candidats briguèrent la succession de l'évêque défunt, l'un soutenu par Philippe le Beau, l'autre appuyé par le roi de France, Louis XII. C'était Erard (ou Everard) de la Marck, le neveu de Guillaume et d'Everard, les ennemis de Louis de Bourbon et de jean de Hornes. Les chanoines élurent Erard à l'unanimité et sans attendre qu'une pression extérieure parût aliéner l'indépendance de leur choix.
Cette élection était heureuse, car, en donnant satisfaction à l'ambition de la plus puissante famille du pays, elle mettait fin aux discordes civiles. De plus, elle portait au trône un prélat d'une vertu sincère, d'une grande science théologique, un homme qui se révéla bientôt un administrateur actif, un diplomate de premier ordre.
Ce que l'historien peut lui reprocher, ce fut, comme à tous les siens, une soif du pouvoir démesurée, ainsi qu'une cupidité (184) qui lui firent trop souvent apercevoir les profits personnels comme aussi importants à rechercher que le bien public. Sans ces défauts, il eût été, a-t-on pu dire, un « prélat incomparable » (Lonchay).
A) POLITIQUE EXTÉRIEURE
Le nouveau règne s'annonça dès le début comme réparateur. Erard sut effacer les dernières traces des luttes entre sa famille et les Hornes; il releva les fortifications en ruine et travailla avec tact et énergie à faire régner la concorde, tout en assurant la restauration matérielle du pays.
Sa situation vis-à-vis de Maximilien et de Charles-Quint.
Mais la situation extérieure restait toujours inquiétante. Elle était des plus délicate pour la personne d'Erard. L'élection de celui-ci avait constitué un grave échec pour la politique des Habsbourgs dans les Pays-Bas. D'autre part, tout le passé des la Marck, les accointances de Robert de Sedan, frère du prélat, avec le roi de France, ainsi qu'avec le remuant et indomptable Charles d'Egmont, duc de Gueldre, en révolte continuelle contre la cour des Pays-Bas, faisaient du successeur de jean de Hornes et de Louis de Bourbon, un adversaire dangereux pour Maximilien et son petit-fils Charles (Charles-Quint). Mais, officiellement, la principauté de Liège était neutre, et les Liégeois entendaient bien ne point se départir de leur prudente réserve. Leur résistance empêcha donc Erard, pendant les premières années de son règne, de se livrer à des actes compromettants, bien que ses sympathies le portassent du côté de la France.
Son attitude prudente et habile.
Jamais non plus, on ne vit ses sujets s'immiscer dans les démêlés entre leurs voisins en favorisant l'un ou l'autre. Sa conduite avisée parvint à dissiper peu à peu les préventions des conseillers de Maximilien et rendit ses rapports avec l'empereur moins tendus. En 1509, Erard reçut enfin les droits régaliens de Maximilien, qui, en sa qualité de chef de l'Empire, était son suzerain, et ses sujets virent confirmés les privilèges que les prédécesseurs du monarque leur avaient accordés au cours des siècles précédents.
L'empereur travaille à se concilier l'amitié d'Erard.
L'empereur comprit toute l'importance de l'attitude pacifique de son voisin et sut apprécier les services précieux que ce dernier lui rendit lors de ses luttes avec les Français et les Gueldrois coalisés tout en se défiant du prélat, il s'efforça de se le concilier, mettant les intérêts de sa maison au-dessus de ses sentiments personnels. « Il sentait vivement le péril qui eût menacé les PaysBas du jour où, soudée à la France et partant à la Gueldre, la principauté de Liège eût établi une communication directe entre ces deux pays et permis aux armées royales d'opérer à l'aise sur, le flanc des provinces bourguignonnes » (Pirenne). De son côté Erard était trop perspicace pour ne pas pressentir que la puissance formidable qui s'annonçait en faveur du futur Charles-Quint allait rendre intenable le maintien d'une neutralité absolue: « Quel que fut le génie de son prince, le pays de Liège, comme jadis la Flandre au temps de Jacques van Artevelde, devait tôt ou tard subir l'influence d'un de ses voisins » (Lonchay). Or, l'intérêt politique bien entendu du chef de l'Etat liégeois devait l'engager à préférer Charles d'Autriche, le souverain des Pays-Bas, qu'il valait mieux avoir pour allié et protecteur que comme adversaire, La dignité impériale semblait sûrement devoir lui être conférée. Charles, en devenant empereur, se trouverait du reste le suzerain même de la principauté.
Une faute du nouveau roi de France rompt toutes les hésitations d'Erard de la Marck. Le chapeau de cardinal promis à l'évêque de Liège par François 1er ayant été donné à un prélat français, ses pensions ayant été retirées à Robert de Sedan, c'en fut assez pour que les deux frères, de dépit, répondissent enfin aux avances de Marguerite d'Autriche, tante de Charles-Quint et gouvernante des Pays-Bas.
Moyennant la perspective de sa nomination de cardinal et la promesse d'une plantureuse pension, d'un évêché en Espagne et de deux abbayes en Brabant, que lui assurait un traité secret, Erard, rompant avec la politique traditionnelle de sa famille et abandonnant le système de la neutralité pure, se décida à poser cet acte d'une importance capitale dans l'histoire liégeoise au XVIe siècle que fut la conclusion des deux traités de Saint-Trond, du 27 avril 1518.
Signature avec la cour de Bruxelles des deux traités de Saint-Trond.
Le traité public scellait une alliance purement defensive. « Le roi catholique et les seigneurs de Liège et de Sedan », pour mettre un terme aux entreprises des gens de guerre et sauvegarder l'indépendance de leurs Etats, se défendaient mutuellement «envers et contre tous sans nulz exceptés» et fermeraient leurs villes, châteaux et forteresses à leurs ennemis réciproques... Chaque signataire avertirait son allié des entreprises de ses ennemis, fournirait le passage à ses troupes, l'assisterait de ses forces pour réduire les adversaires communs, prêterait son contingent pour composer une armée ou faire un siège (H. Lonchay, De l'attitude des souverains des Pays-Bas à l'égard du pays de Liège au XVIe siècle).
Le traité secret: alliance défensive et offensive.
Un pacte secret, signé le même jour, était autrement important. Outre qu'il spécifiait les faveurs insignes et multiples que la cour de Bruxelles octroyait aux la Marck pour prix de leur rapprochement, il transformait l'alliance en alliance offensive: les deux frères juraient en effet de la respecter, non seulement si le roi catholique était attaqué, mais dans toute guerre qu'il entreprendrait.
D'autres clauses méritent également d'être signalées. Ainsi les la Marck s'engageaient à laisser au survivant, c'est-à-dire éventuellement au souverain des Pays-Bas, les places fortes de leurs Etats, afin d'empêcher qu'elles ne devinssent la proie d'un étranger ou d'un ennemi des Pays-Bas. Erard promettait de ne disposer de son évêché qu'en faveur de son neveu Philippe ou d'un autre prince agréable au roi d'Espagne. Il exigerait en outre des commandants des citadelles liégeoises le serment qu'à sa mort ils ne livreraient leurs forteresses qu'au seigneur de Sedan ou à un prince désigné par le roi catholique et les Etats liégeois.
En réalité, comme le proclame justement l'historien Pirenne, ce double traité plaçait le pays de Liège sous le protectorat de la maison de Habsbourg, déjà maîtresse de tous les territoires qui l'avoisinaient, et c'en était fait pour longtemps de la neutralité liégeoise.
Appréciation.
Le sentiment du danger terrible que courait la principauté, si elle restait isolée, sans protecteur, entre de puissantes monarchies en conflit, peut seul expliquer et légitimer, plus que des considérations d'intérêt purement personnel, la « volte-face d'un prince aussi intelligent et aussi prudent qu'Erard.
« Les patriotes qui connaissaient les projets d'Erard durent un moment se révolter à l'idée d'une fédération des bonnes villes avec le descendant de cet implacable despote qui avait promené le fer et le feu dans la principauté, et maudire la conduite hardie de leur souverain. Mais l'art de gouverner n'est pas une affaire de sentiment, et, heureusement pour les Liégeois, Erard était plus accessible aux arguments de la raison d'Etat qu'à de vains regrets patriotiques, il dut reconnaître que son petit pays ne pouvait rester isolé entre des voisins aussi redoutables que le roi de France et le souverain des Pays-Bas, et qu'il était obligé de se ranger sous la bannière de l'un de ces deux puissants monarques. Observer la neutralité, la faire reconnaître par les puissances limitrophes, quand Charles d'Autriche et François 1er se préparaient pour un duel gigantesque, était une utopie dangereuse dont il comprenait l'inanité. L'isolement de la principauté eût causé sa ruine. Travaillée par les émissaires de la France, elle se serait compromise d'une façon ou de l'autre aux yeux du souverain des Pays-Bas et se serait attiré l'inimitié d'un prince plus fort et plus opiniâtre que Charles le Hardi. Incapable de se défendre par les armes, le petit pays de Liège ne pouvait poursuivre une politique indécise. Il devait s'allier à l'un des deux rivaux, et sa situation géographique de même que ses intérêts économiques lui commandaient de partager les destinées des Pays-Bas. La nouvelle attitude d'Erard était donc non seulement habile, elle s'imposait » (Lonchay).
Il restait à faire ratifier la convention de Saint-Trond par les trois Etats. Le Tiers ne se décida que péniblement et longtemps après à céder et à se laisser « acheter » lui-aussi. Il fallut qu'à cette fin, Maximilien octroyât aux Liégeois, le 24 juin, des privilèges fort précieux pour la principauté. Ainsi il restreignait fortement la juridiction de la Chambre impériale (de Spire), cour souveraine de justice pour les pays d'Empire; il défendait de soustraire un Liégeois à ses juges naturels pour le citer devant un tribunal étranger enfin il confirmait de nouveau les concessions faites aux Liégeois par ses prédécesseurs (185). La résistance du Tiers ne fléchit que le 12 novembre suivant, quand il fut stipulé une dernière fois qu'il ne serait dérogé en rien aux privilèges traditionnels des bonnes villes.
Tel fut ce célèbre traité de Saint-Trond, qui valait à notre petit pays une protection efficace contre la France, mais faisait de lui le client d'un monarque dont l'ambition allait ne plus connaître de bornes et rendre une annexion toujours possible.
Dignité avec laquelle Erard pratiqua l'alliance.
Il faut reconnaître qu'Erard de la Marck sut éviter durant son règne cette désastreuse éventualité. Seul de tous les membres de sa famille, il demeura fidèle à l'alliance qu'il avait signée (186); et de cette fidélité il fut récompensé par la restitution de Bouillon à l'Eglise de Liège, par sa nomination de cardinal et sa promotion à l'archevêché de Valence, par de nouvelles pensions et prébendes (187). Mais jamais il ne laissa l'alliance se transformer en sujétion, comme ce sera le cas pour ses incapables successeurs; jamais il ne sut se résoudre à n'être qu'un simple instrument dans la main de l'empereur et de ses conseillers. Il maintint sa liberté complète d'action dans de multiples circonstances où se trouvaient en jeu sa dignité ou ses prérogatives souveraines. Il sut les défendre obstinément contre les empiétements dont le menaçaient à tout propos le monarque et les gouvernantes des Pays-Bas. Il sortit souvent à son avantage des difficultés que lui causait sa juridiction spirituelle en Brabant; il sut sauvegarder la suzeraineté liégeoise (188) dans la ville de Maestricht que Charles s'efforçait d'annexer. En un mot, le prélat se fit respecter et même craindre de la cour de Bruxelles: il fut allié sincère et dévoué de Charles-Quint, il ne fut jamais un courtisan servile.
B) ADMINISTRATION INTÉRIEURE.
Réformes; le Conseil ordinaire.
Sous un prince aussi sage et aussi actif, la principauté bénéficia, en quelque sorte, de l'estime en laquelle on tenait son chef: elle vit ses privilèges étendus et elle reçut en matière judiciaire d'importantes faveurs, telles que l'institution du Conseil ordinaire, cour supérieure de justice, qui devait connaître des contraventions aux privilèges impériaux et, en appel, des sentences rendues au civil par les échevins de Liège.
La principauté dut aussi à Erard la réforme des cours de justice, entre autres l'abolition du Tribunal de la Paix et de celui dit de l'Anneau du Palais (189), organismes devenus surannés et sans importance.
La modération de la paix de Saint-Jacques.
Le prélat, se montrant en cela le digne émule de ses contemporains laïcs, travailla, d'autre part, à unifier et à concentrer les pouvoirs au profit de l'autorité princière. Si, par la modération de la Paix de Saint-Jacques (190) du 18 février 1507, sorte d'édit constitutionnel, il sanctionna l'intervention des Etats dans le gouvernement du pays, de même qu'il reconnut la haute mission politique dévolue au Tribunal des XXII, il atténua l'opposition ancienne entre le pouvoir représentatif du pays et le pouvoir exécutif, en créant la députation permanente des Etats, qui devenait l'associée et la collaboratrice régulière de l'évêque, et en instituant les Etats réviseurs des XXII, qui enlevaient à ceux-ci leur pouvoir énorme de juridiction sans appel.
Affermissement de l'autorité souveraine du Prince.
Toutes ces innovations tendaient visiblement à raffermir le principe de l'autorité souveraine et de l'unité gouvernementale.
Par une évolution insensible, à Liège comme ailleurs, l'Etat s'incorpora pour ainsi dire dans la personne de l'évêque et prit un caractère plus nettement monarchique, au sens moderne du mot. « Erard de la Marck a été le premier prince moderne du pays de Liège (Pirenne).
Le soulèvement des Rivageois.
Cette évolution s'accomplit presque sans heurts. L'administration du cardinal ne fut marquée que par quelques émeutes sans gravité, provoquées soit par des agents de la France, soit par les excès de certains magistrats. Le soulèvement dit des Rivageois (habitants de Tilleur, Jemeppe, Ans, Montegnée), en 1531, eut pour cause principale une cherté excessive et subite des vivres. Les mécontents, qui avaient fait dégénérer ce mouvement en une sorte de mutinerie de nature politique, furent poursuivis avec toute la rigueur des lois et le mouvement se trouva impitoyablement réprimé.
§ 2. La Réforme à Liège. Les premiers édits portés par Erard de la Marck.
Une nouveauté, aussi importante dans l'histoire du pays de Liège que l'alliance des princes-évêques avec une puissance étrangère, fut l'apparition dans l'évêché, à partir du règne d'Erard de la Marck, du protestantisme, c'est-à-dire, en d'autres termes, la propagation des idées de réforme religieuse, sous l'influence de la prédication de Luther en Allemagne.
La Réforme en Allemagne et aux Pays-Bas.
Les doctrines luthériennes avaient pénétré de très bonne heure dans les Pays-Bas et recruté une foule d'adhérents au sein des populations flamandes et brabançonnes. Dès 1523, la Réforme eut ses martyrs à Anvers. Erard de la Marck, chef d'un grand évêché, prince de l'Eglise par sa dignité de cardinal, allié de l'empereur, ne pouvait hésiter à seconder énergiquement celui-ci dans sa lutte contre le protestantisme. C'est ce qu'il fit, dès que Luther eût été condamné solennellement à la Diète de Worms en 1521 et ses partisans menacés des peines les plus terribles par l'édit célèbre qui fut publié par le chef de l'Empire.
Edit de Worms.
Cet édit défendait d'acheter, de vendre ou de lire des livres hérétiques. Les princes, les prélats, les officiers de justice devaient faire brûler tous les livres suspects. Il était interdit de vendre ou d'acheter des images injurieuses pour la foi et le souverain pontife. Les auteurs d'ouvrages hérétiques étaient condamnés à des peines arbitraires et à la confiscation des biens. Personne ne pouvait imprimer sans l'autorisation de son évêque. Tout transgresseur de l'édit était mis au ban de l'Empire, quelle que fût sa condition.
En 1523, le prince-évêque proposa aux Etats du pays de faire publier l'édit impérial de Worms. Cette publication devait être autorisée, selon la paix de Fexhe, par le Sens du pays, vu qu'elle modifiait la coutume nationale. Ce sera l'honneur de nos ancêtres de ne pas s'être inclinés sans protestation ni résistance devant une législation qui, tendant à substituer l'arbitraire au cours régulier de la justice, ne pouvait que sembler dangereuse à un peuple jaloux de ses privilèges protecteurs.
Sa publication a Liege.
La publication de l'édit fut ajournée, puis rejetée: l'opposition des Etats ne prit fin qu'en 1527. Et encore, les magistrats, quoique sincèrement catholiques, n'agirent qu'avec répugnance et mollesse. Aussi, en 1528, Erard dut-il inviter le Chapitre cathédral lui-même et les échevins à plus d'activité. Il obtint alors sa première victime.
Le premier inquisiteur liégeois.
Mais l'opposition grandit encore. L'évêque venait d'étouffer la révolte des Rivageois en usant de moyens terribles. C'est à ce moment qu'il investit pour la première fois un carme, Jamolet, des fonctions d'inquisiteur de la foi (191). Le zèle intempérant de ce magistrat d'un nouveau genre émut les citoyens, parce que, dans ses enquêtes et procédures, il ne tenait aucun compte des constitutions du pays. Le Conseil communal, soutenu par les métiers, réclama l'observation des lois traditionnelles. Erard dut s'incliner devant la volonté publique, et son édit de 1532 donna satisfaction à celle-ci.
L'Edit de 1532 et ses garanties.
Le fait d'ouvrir une école ou de tenir une réunion où l'on enseignerait les doctrines luthériennes serait sévèrement puni. Mais, au préalable, le délit devait être constaté par loi et franchise, c'est-à-dire par les échevins, juges seuls compétents, assistés des deux bourgmestres et d'un certain nombre de jurés. Reconnu coupable, le prévenu devait être envoyé devant le juge ecclésiastique ordinaire.
Edits de 1533 et 1534, garantissant l’obeservation préalable des lois constitutionnelles du pays.
L'année suivante, 1533, un nouvel édit, qui fixa la jurisprudence en matière religieuse jusqu'à l'époque d'Ernest de Bavière, confirma les dispositions du précédent. Son texte montrait à l'évidence que « les Liégeois avaient conservé intact le précieux avantage d'être examinés par leurs juges naturels avant d'être livrés aux inquisiteurs ». (Lonchay, Les Edits des princes-évêques de Liège en matière d'hérésie au XVIe siècle). Il était une application du décret de 1521, mais mise en harmonie avec les institutions publiques liégeoises.
A l'avenir, le prince-évêque n'entreprit plus de poursuites contre les réformés qu'après entente préalable avec les autorités locales compétentes. Une ordonnance de 1534 avait en effet minutieusement réglé les conditions dans lesquelles se feraient les enquêtes sur faits d'hérésie ou d'inobservance des édits, et toutes garanties avaient été données que chacun serait « mené suivant loy et franchise ».
Sous le bénéfice de ces précieuses garanties, Erard put poursuivre les luthériens de toute condition et de tout âge et travailler à enrayer les progrès du protestantisme dans son diocèse.
Progrès de l'hérésie.
Il acquit même par son rôle répressif une juste réputation de sévérité. Ce qui n'empêcha que l'hérésie se répandit dans toutes les parties de la principauté, spécialement dans la partie flamande.
Bienfaits du règne d'Erard de la Marck.
Erard termina en 1538 un règne de trente-trois ans, qui doit compter parmi l'un des plus brillants de l'histoire liégeoise. C'est avec raison qu'on a surnommé ce prince-évêque le Notger de la Renaissance. Il a su établir pour de longues années la paix dans un pays ravagé depuis un siècle et plus par les guerres intérieures; il a remis l'ordre dans les finances de la capitale (192), Liège, grâce à ses houillères et son industrie nouvelle de l'armurerie, redevint une des plus grandes villes des pays entre le Rhin et la mer du Nord.
Embellissement de la capitale: le nouveau palais épiscopal, etc.
Il voulut la rendre de nouveau digne de son rang et, en 1526, il jeta les fondations de l'admirable palais de nos princes-évêques (achevé en 1530). Grâce à lui aussi et à ses collaborateurs, on put achever la basilique Saint-Martin, celle de Saint-Paul et réédifier l'église abbatiale Saint-Jacques, « ce joyau de l'architecture gothique expirante », cette « délicieuse merveille » (1513-1538).
Eclat des lettres et des arts.
La vie littéraire reprit également un nouvel éclat. De grands artistes y introduisirent l'esprit de la Renaissance. Erard lui-même était le correspondant du célèbre Erasme; il prenait comme secrétaire un helléniste fameux, Jérôme Aléandre; il appelait au pays de Liège des artistes italiens. Véritable mécène, il fit de la cité renouvelée et transformée la digne patrie de grands artistes tels que Lombard (1506-1566), les Suavius (Zoetman, Ledoux), père et fils, Goltzius, Lampsonius (Lampson), F. FIoris (Franz de Vriendt) (193).
Appréciation du règne d'Erard.
Erard a en somme fait grande figure parmi ses contemporains. S'il a engagé son pays dans l'alliance avec les Pays-Bas et ainsi modifié considérablement les bases de la politique extérieure liégeoise, il a peut-être par là-même protégé sa patrie contre une annexion brutale. En tout cas, il s'est comporté vis-à-vis de son puissant allié de façon à n'oublier ni sa propre dignité, ni les droits de son Eglise, au point de se faire, au contraire, craindre et respecter.
Aucun de ses successeurs immédiats ne sut jouer avec la même maîtrise le rôle fort délicat que les circonstances extérieures imposèrent à la principauté au milieu des graves événements dont le XVle siècle va continuer à donner le spectacle.
§ 3. Les successeurs d'Erard de la Marck (1538-1564).
Les prélats qui succédèrent à Erard furent Corneille de Berghes (1538-1544), Georges d'Autriche (1544-1557), Robert de Berghes (1557-1564).
Ces princes-évêques furent réellement imposés au Chapitre cathédral et au pays par la cour impériale, du vivant même de leurs prédécesseurs, en qualité de coadjuteurs avec droit de succession (194). Les chanoines perdirent en fait leur droit de procéder librement à l'élection des chefs du diocèse (195). Les élus devenaient donc, contrairement à leur illustre prédécesseur, des instruments beaucoup plus souples de la politique impériale.
Maintien de l'alliance de 1518.
L'alliance de 1518 subsista naturellement tout entière et plus étroite que jamais, malgré la répugnance des Etats, malgré les intrigues continuelles d'un parti français qui s'était constitué à Liège et cherchait à entraîner le pays dans une alliance avec François l ou avec le duc de Gueldre, l'un et l'autre en guerre avec l'empereur, ou tout au moins à voir les Liégeois rester neutres. Mais la neutralité ne pouvait être de l'intérêt du gouvernement des Pays-Bas. Les princes-évêques avisèrent donc à toutes les mesures propres à empêcher les alliés français et gueldrois de prendre les régions mosanes pour base de leurs opérations contre les possessions de Charles-Quint, tout en se gardant bien de paraître vouloir se mêler le moins du monde à leurs entreprises.
Mais complaisances à l'égard de la cour de Bruxelles.
Cette attitude complaisante fut celle qu'adopta Georges d'Autriche: il se montra « un agent actif et dévoué de la Cour de Bruxelles (Pirenne), s'appelant lui-même « l'humble chapelain de Marie de Hongrie ». Il laissa même s'élever sur le sol liégeois les forteresses de Mariembourg, de Philippeville, de Charlemont (Givet) qui, fermant la vallée de la Meuse aux armées françaises, protégeaient d'ailleurs la principauté en même temps que les Pays-Bas.
Répression continuelle de l'hérésie.
Les trois successeurs d'Erard de la Marck n'exercèrent aucune action sérieuse sur la politique intérieure. Ils continuèrent, comme le prince-cardinal et dans les mêmes conditions garantissant la liberté personnelle des régnicoles, à poursuivre les réformés et spécialement les anabaptistes qui se répandaient à ce moment dans tous les pays situés entre l'Allemagne et la mer du Nord. Corneille de Berghes usa envers tous les hérétiques de la même sévérité que son prédécesseur. Cependant le nombre des dissidents ne sembla pas diminuer sous Georges d'Autriche et Robert de Berghes, et il fallut publier de nouveaux édits, dirigés surtout contre les étrangers qui ne cessaient de s'introduire dans nos villes et de « séduire le peuple ». On dut multiplier les mesures de rigueur contre eux. (Edits de 1562, 1566, 1567, 1572, 1579).
La fin de l'épiscopat de R. de Berghes coïncida avec les débuts du règne de Philippe aux Pays-Bas. L'une des premières et des plus importantes mesures prises par ce souverain fut la création de nouveaux évêchés, entre autres ceux de Ruremonde, de Bois-le-Duc, de Namur et d'Anvers. Du coup, les évêques de Liège perdaient toute juridiction spirituelle sur le marquisat de Namur, le duché de Brabant et le duché de Gueldre, et la voyaient réduite à la principauté et aux duchés de Limbourg et de Luxembourg. Robert de Berghes et le Chapitre cathédral protestèrent et réclamèrent, mais ce fut en vain. L'Eglise de Liège resta exclue de l'organisation ecclésiastique des PaysBas, résultat qui avait été cherché par l'Espagne.
§ 4. Règne de Gérard de Groesbeek (1564-1580).
Robert de Berghes termina son épiscopat par une abdication que lui imposa son état de santé. En 1562 déjà, il avait reçu un coadjuteur en la personne de Gérard de Groesbeek, doyen de Saint-Lambert, d'origine gueldroise et d'assez petite noblesse. Prêtre vertueux, administrateur intègre, il jouissait de la considération générale. Bien qu'il ne fût pas le candidat préféré de la Cour des Pays-Bas, celle-ci le tenait cependant en sérieuse estime. Le Chapitre cathédral l'élut en 1563, sans même attendre que Robert eût résigné ses fonctions. Il n'entra réellement en possession de l'évêché qu'en 1564, et fut sacré en 1565.
Episcopat de Gérard de Groesbeek.
Son épiscopat (1546-1580) est contemporain des gouvernements de Marguerite de Parme, du duc d'AIbe, de Réquesens, de don Juan d'Autriche, d'Alexandre Farnèse. Il coïncide donc avec les événements les plus marquants de la révolution aux Pays-Bas. Ceux-ci, presque fatalement, auront leur répercussion dans la principauté; la sécurité territoriale du pays de Liège, en même temps que son unité religieuse, se trouveront continuellement menacées par l'effet de la double crise politique et religieuse qui va éclater à ses portes, terrible et longue.
Difficulté du maintien de l'alliance.
Aussi la difficulté sera-t-elle, pour le nouveau chef de I’Etat liégeois, de concilier les devoirs qui lui incombaient en vertu de l'alliance de 1518 avec le souci d'éviter à ses sujets les funestes conséquences d'une immixtion dans un conflit extérieur, et d'autre part avec celui de ne pas heurter de front les aspirations de son peuple au retour à l'ancienne neutralité. « L'alliance qui avait été utile et nécessaire, lorsque Charles-Quint luttait contre François 1er, devint nuisible, lorsque Philippe Il, roi d'Espagne, se trouva aux prises avec ses sujets révoltés des lointaines provinces des Pays-Bas. En conservant l'alliance, les Liégeois couraient le risque d'être englobés dans la révolution et d'être châtiés au même titre que les sujets du roi. La neutralité, au contraire, leur permettait de se tenir en dehors du courant révolutionnaire. » (Ch. Defrecheux, Histoire de la neutralité liégeoise).
Le Compromis des nobles.
Chose curieuse, c'est du pays de Liège que partit le premier coup porté au gouvernement tyrannique de Philippe Il. C'est à Spa, terre liégeoise, que Louis de Nassau et quelques seigneurs jetèrent les bases du fameux Compromis des Nobles, en 1565; c'est à Saint-Trond que, la même année, plusieurs centaines de gentilshommes, se réunissant en armes malgré la défense de l'évêque, décidèrent de réclamer de la gouvernante, Marguerite de Parme, un adoucissement aux placards contre l'hérésie et protestèrent contre l'établissement de l'Inquisition. Plusieurs seigneurs du comté de Looz et de la Hesbaye adhérèrent du reste au Compromis (196).
Les calvinistes au pays de Liège.
En 1566, les excès des iconoclastes, véritable revolution populaire qui menaçait de ruiner à la fois le catholicisme et la souveraineté de Philippe Il aux Pays-Bas, créèrent de nouveaux et terribles soucis à Gérard de Groesbeek. Car l'exemple des calvinistes flamands fut suivi au pays de Liège. Hasseit tomba véritablement aux mains des hérétiques briseurs d'image (leur pasteur se nommait Herman Stuycker) qui la mirent au pillage. Le mouvement révolutionnaire se communiqua à toute la région lossaine, à Stockheim, à Maeseyck. L'importante cité de Maestricht (ville à la fois brabançonne et liégeoise) devint l'un des foyers de la Réforme dans les pays de Meuse: une majorité calviniste y domina et se mit en rébellion ouverte contre ses cosouverains. Liege, Huy, SaintTrond ont un parti nombreux qui sympathise avec les protestants du dehors. Tout le pays de Franchimont est travaillé par des pasteurs réformés, et des écoles de dissidents osent s'ouvrir à Verviers et ailleurs. (De là l'édit de 1566).
Répression de l'hérésie.
Le danger commun rapprocha Marguerite de Parme et Gérard de Groesbeek, décontenancé tout d'abord par la soudaineté et la violence des événements. L'entente entre eux se fit étroite et ils essayèrent par tous les moyens de réagir contre l'esprit de révolte et de réforme (197). Ils profitèrent opportunément des sentiments d'indignation que provoqua le fanatisme des Iconoclastes pour prendre chacun de son côté d'énergiques mesures. L'évêque parvint à rentrer en possession, après une véritable expédition militaire, de Maeseyck et de Hasselt. Maestricht dut se soumettre à son tour et recevoir une garnison espagnole, puis allemande (1567).
Le péril se trouvait momentanément écarté. Mais contrairement à ce qui se passa en Flandre, où l'arrivée du duc d'Albe fut le signal de représailles sanglantes, le prince-évêque liégeois, toujours tenu en respect par l'obligation d'observer la loi et la franchise dans les enquêtes inquisitoriales (1567-1568), évita à son pays le régime de terreur qui va peser sur les Pays-Bas. « Il n'y eut aucune tentative pour instituer, dans la principauté, ne fût-ce qu'une pâle copie du Conseil des Troubles » (Pirenne).
Inapplication des décrets du Concile de Trente.
De même il ne parvint pas à faire appliquer chez nous les décrets du concile de Trente (198): le Chapitre cathédral, suivi du clergé séculier, fit avorter toutes les tentatives du chef du diocèse pour les mettre en vigueur. La liberté de l'Eglise liégeoise leur parut incompatible avec la soumission à des mesures nouvelles qui ne pouvaient que nuire à leurs privilèges traditionnels. Groesbeek échoua également dans ses efforts pour introduire la Compagnie de jésus dans la principauté. Son zèle religieux personnel était cependant très grand; il réforma la discipline et les moeurs de son clergé, mais il ne put faire davantage pour soutenir le mouvement de contre-réforme catholique.
L'année 1568 redouble ses embarras au dehors et au dedans. Le duc d'Albe et les chefs de la Maison d'Orange et Nassau sont en lutte ouverte: c'est le début de la guerre aux Pays-Bas. Le territoire liégeois est traversé par les troupes espagnoles qui veulent barrer le passage de la Meuse à Guillaume le Taciturne. L'évêque est bien forcé, sans l'aveu des Etats, de les laisser entrer dans plusieurs de ses villes, en réponse à l'occupation de Tongres et de Saint-Trond par le prince d'Orange.
Guillaume le Taciturne tente d'occuper Liege.
Celui-ci dut alors opérer un mouvement de recul et se disposa à franchir la Meuse avec sa forte armée. Il demanda le passage par la ville même. Il comptait sur la sympathie d'une partie de la bourgeoisie qui comprenait des réformés, ainsi que sur l'effet des exactions que les soldats du duc d'Albe commettaient dans le plat pays. Mais le prince-évêque et avec lui le Conseil de la Cité ne voulurent pas enfreindre le pacte de 1518, qui liait la principauté; ils opposèrent au Taciturne une fin de non-recevoir très ferme et prirent les mesures de sécurité commandées par les circonstances. Guillaume, furieux d'avoir échoué dans son secret projet d'occuper la capitale de l'évêché et de la mettre au pillage, dut se retirer, non sans avoir pillé et brûlé partiellement plusieurs de nos faubourgs.
Renouvellement de l'alliance en 1569, malgré la désapprobation publique.
L'alliance du gouvernement liégeois avait été fort utile au duc d'Albe, et elle fut renouvelée en 1569, quand l'évêque eut la promesse d'obtenir le chapeau de cardinal. Mais elle avait été pour le pays la cause de bien des souffrances, et, au fond, le prince seul en désirait le maintien: pour des considérations religieuses et politiques, il était sincèrement partisan d'une coopération étroite avec le gouvernement des Pays-Bas, et il ne désirait que la victoire de la cause royale. Mais ses sujets éprouvaient des sentiments tout opposés; aussi le Chapitre et les Etats ne cessèrent-ils de l'inciter à une politique de ménagements. La sympathie de Groesbeek pour la Cour de Bruxelles et les intérêts de la monarchie espagnole leur apparaissait comme une menace pour leur autonomie politique, et l'aversion qu'ils ressentaient pour le régime en vigueur dans les Pays-Bas leur rendait au contraire profondément antipathique toute accointance avec le gouvernement du duc d'Albe.
Le prince-évêque risqua sa popularité à se faire le loyal observateur de l'alliance (199).
Crédit de Gérard de Groesheek à la Cour de Bruxelles.
Or, il l'était au point qu'il fut chargé de négocier un rapprochement entre le Taciturne et don Louis de Réquesens, le successeur du duc d'Albe. Quand les Etats-Généraux de Bruxelles, ayant pris les rênes du gouvernement après le décès de Réquesens, exigèrent du nouveau gouverneur, don Juan d'Autriche, la ratification de la célèbre Pacification de Gand, Groesbeek contribua encore pour une bonne part, après de pénibles négociations, à l'obtenir et à faire signer l'éphémère paix de Marche (février 1577) (200)
Demande d'alliance faite par les Etats-Généraux de Bruxelles.
Mais on sait que le jeune don Juan rompit brusquement avec les Etats (prise de Namur) et que la guerre civile recommença. La surprise indignée fut aussi grande chez les Liégeois qu'ailleurs: le prince-évêque sentit la population vivement indisposée contre lui. C'est dans ces circonstances que parvint à Liège une proposition formelle d'alliance émanée des Etats-Généraux de Bruxelles, le 5 novembre. Quelques jours après, le 19, le gouverneur des Pays-Bas requérait, de son côté, des Etats et de la Cité l'exécution du pacte de 1518.
Il fallait se décider. La situation était dangereuse pour Gérard de Groesbeek, qui connaissait les vraies dispositions de ses sujets.
Demande déclinée ainsi que celle adressée pardon Juan.
On répondit aux députés des Etats-Généraux que l'on préférait garder la neutralité et qu'on ne pouvait contracter l'alliance demandée sans le consentement de l'empereur et des princes du Cercle de Westphalie. Groesbeek, lui, écrivit à don Juan qu'il ne pouvait négocier une nouvelle union. Pour justifier sa réponse déclinatoire, le prince s'appuyait sur de nombreux recès (décisions) des diètes germaniques qui interdisaient aux princes allemands de prendre part aux troubles qui désoleraient un Etat du Saint Empire. Ils fournissaient ainsi à notre prélat un excellent prétexte pour repousser toute proposition d'alliance d'un des belligérants. En effet, comme prince d'Empire, l'évêque ne pouvait intervenir dans les guerres civiles qui désolaient les Pays-Bas, devenus depuis Charles-Quint le Cercle impérial dit de Bourgogne (Defrecheux et Lonchay).
Les traités de 1518 deviennent caducs.
L'attitude nouvelle du souverain liégeois était en droit public irréprochable. Elle brisait les liens qui, depuis le début du siècle, attachaient la principauté aux Pays-Bas et elle faisait revenir notre gouvernement à la situation créée en 1492. L'alliance de 1518 devenait caduque. Les circonstances du jour, la situation terriblement critique où se trouvait l'Etat liégeois, l'emportèrent du reste sur toute autre considération de droit. « En soustrayant ses Etats aux malheurs qui les menaçaient de toutes parts, Gérard n'agissait pas en souverain égoïste qui abandonnerait son allié au moment du danger, mais en prélat prévoyant qui assurait ses sujets contre les risques d'une guerre désastreuse » (Lonchay).
On est revenu au système de non-intervention.
D'accord avec les corps constitués du pays, sans empressement, avec résignation, il essaya donc de tenir la balance égale entre les belligérants, déclinant leurs offres d'alliance, d'approvisionnement, etc., qu'impliquait la neutralité, telle qu'on la concevait alors (201)
Ses inconvénients et ses avantages.
Toute l'histoire liégeoise au XVIIe siècle, montrera que la principauté souffrit énormément des coalitions et des guerres entre ses voisins; mais sa situation de neutre, tout en lui faisant jouer un rôle passif, servit néanmoins à maintenir son indépendance en tant qu'Etat; celle-ci ne fut jamais sérieusement mise en question. Le pays, sans moyens militaires sérieux, fut pillé, rançonné, exploité de mille manières, mais il ne fut jamais pris. Alliés des rois d'Espagne, souverains des Pays-Bas en guerre avec la France de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, les Liégeois eussent connu les horreurs de conquêtes répétées et la domination étrangère; leur pays eût été une proie sans cesse disputée et dont il ne serait plus resté que de tristes lambeaux partagés entre les assaillants.
Importance de l'année 1577.
L'année 1577 est donc une date importante dans l'histoire des relations extérieures de l'Etat liégeois. Le gouvernement espagnol, certes, ne se résigna que longtemps après à reconnaître la cessation de l'alliance, mais il ne put rien faire contre la volonté de nos ancêtres de rester, selon un mot célèbre, « vrais Liégeois et neutraux », parfois envers et contre leurs princes mêmes (202).
Jusqu'ici le règne de Gérard de Groesbeek, considéré dans son ensemble, est caractérisé par l'échec des tentatives de contreréforme religieuse à l'intérieur; par le retour à la neutralité en matière de politique extérieure. Un troisième ordre de faits, tout aussi intéressant à observer, est le rétablissement de l'intervention des métiers de la capitale dans la direction des affaires politiques de la Cité; c'est l'hégémonie que va exercer de nouveau la ville de Liège et, en conséquence, l'amoindrissement de l'autorité princière devant le réveil de l'esprit républicain dans la masse populaire.
Rétablissement de l'intervention des métiers liégeois dans les affaires publiques. Réveil des aspirations démocratiques.
Le Règlement de Heynsberg de 1424, rétabli à la fin du XVe siècle, avait enlevé aux 32 métiers l'élection directe des maîtres et jurés de la cité pour la confier à 22 commissaires institués par le prince (203). Or, depuis l'avènement de Groesbeek, on avait pu assister à un véritable retour aux aspirations démocratiques d'autrefois: au mépris de la loi électorale établie, les métiers reprirent toute leur liberté d'allures, se réunissant en comices, ou « sieultes », où ils s'arrogèrent le droit de désigner leurs mandataires au Conseil de la ville. Ils se remirent à discuter des affaires publiques, des impôts par exemple, et aucune décision importante ne put être prise, sans avoir reçu en fait leur consentement préalable.
Les corps de métiers comptèrent donc derechef dans la Cité; les Etats virent s'ériger à côté d'eux un pouvoir rival. Comme le Tiers-Etat était composé des délégués des communes et que ceux-ci subissaient fatalement l'influence des plus haut placés d'entre eux, ceux de la capitale, il arriva que les deux bourgmestres liégeois, émanation de la majorité des citoyens des 32 métiers, devinrent en fait les chefs du Tiers et à la fois les personnages les plus importants de la principauté. On comprend dès lors l'intérêt politique que revêtit chaque année la « rénovation magistrale », c'est-à-dire l'élection des maîtres et des conseillers.
Nouvel esprit d'opposition de la Cité au pouvoir princier.
L'esprit d'opposition de la Cité au pouvoir princier se révéla en maintes circonstances pendant l'épiscopat de Groesbeek; comme au XIVe siècle, on manifesta nettement l'intention de s'affranchir de son autorité. Citons simplement « l'affaire des clefs », dont on lui refusa la garde pour la confier aux chefs de la Cité, conflit qui ne fut jamais solutionné; la défense faite aux échevins de pouvoir être élevés à la dignité de bourgmestre; la prétention, qui ne fut point admise du reste, de faire ratifier d'autorité par le peuple les résolutions prises par la majorité du Conseil, mais repoussées par les bourgmestres. On affirma de nouveau la supériorité du peuple sur les princes, et on alla jusqu'à revendiquer pour Liège le titre de ville libre et impériale, c'est-àdire en réalité de république autonome (204). II faudra plus d'un siècle pour que la démocratie liégeoise abandonne ce rêve de s'égaler à tant d'autres cités de l'Empire.
Grande prospérité économique de la capitale et du pays.
Ce qui peut expliquer l'ardeur que la Cité mit à vouloir restaurer sa puissance, c'est la conscience de sa force que prit le peuple sous l'effet de la prospérité économique du pays. Car, il est curieux de le constater, la dernière moitié du XVle siècle, malgré la situation politique et les complications internationales, vit l'industrie prospérer extraordinairement: l'exploitation des houillères prenait sans cesse plus d'importance, le nombre des ouvriers métallurgistes et des armuriers se multipliait d'année en année dans la capitale, dont la population (205) s'augmentait de tous les réfugiés accourus des Pays-Bas sur la terre liégeoise, plus hospitalière. Partout, dans la banlieue de Liège et dans le pays de Franchimont, ce n'étaient qu'usines où l'on travaillait le fer, tandis que l'industrie drapière, prenant un essor d'autant plus rapide que l'étroit système corporatif du moyen âge lui fut inconnu, se concentrait dans la région verviétoise (206).
Liege attirait à elle tous les éléments populaires en quête de travail et, alors que les centres urbains des Pays-Bas marchaient sûrement à la décadence, « la principauté de Liège présentait le spectacle d'un petit peuple laborieux, dont les étrangers admiraient l'ardeur. Et s'ils s'étonnaient, en même temps, de son humeur querelleuse, ce reproche ne faisait qu'attester, à sa manière, la surabondance de son énergie » (Pirenne).
La réformation de Groesbeek, code de procédure pénale.
On doit à Gérard de Groesbeek la publication d'un nouveau règlement sur la justice, sorte de révision de toutes les prescriptions judiciaires, qui avait pour but de combattre la corruption régnant au sein des tribunaux, d'éviter la longueur des procédures et de faire disparaître l'incertitude des lois en matière pénale principalement. Cette espèce de code, remarquable pour l'époque, porte le nom de Reformation de Groesbeek. Il date de 1572. Il est demeuré en vigueur jusqu'à la fin de la principauté même.
C'est du présent règne que datent aussi l'acquisition par achat de la châtellenie de Couvin et la réunion au comté de Looz du comté de Hornes (1570).
§ 5. La principauté sous Ernest de Bavière (1580-1612).
Election d'Ernest de Bavière.
Groesbeek mourut en 1580. Le choix de son successeur s'inspira des nécessités politiques du moment: il fallait un homme capable de protéger à la fois l'Eglise et l'Etat contre les entreprises du dehors et les menaces populaires à l'intérieur. Le Chapitre, sur les conseils que lui avait donnés l'évêque défunt (1580), écarta les candidats de l'Autriche et de la France et choisit un fils du duc de Bavière, un petit-fils de l'empereur Ferdinand I, Ernest de Bavière, déjà évêque de Hildesheim et de Freisingen. Il était l'un de ceux qu'Alexandre Farnèse avait recommandés. Ce qui le fit préférer, c'est qu'il appartenait à l'une des plus puissantes familles catholiques d'Allemagne et descendait d'un Habsbourg.
L'élu fit preuve de multiples qualités de diplomate et d'administrateur; mais ses vices, surtout son inconduite notoire, son absence presque continuelle du diocèse, - il était encore devenu, en 1581, abbé de Stavelot, en 1583 archevêque de Cologne, en 1585 évêque de Munster -, lui aliénèrent les vives sympathies qui, au début, l'avaient accueilli dans son évêché mosan.
Maintien du principe de la neutralité liégeoise.
Au point de vue des relations de la principauté avec les puissances voisines, le règne nouveau continua celui de Groesbeek. Ernest de Bavière, quoique soutenant à Cologne les intérêts de l'Espagne, s'en tint strictement à Liège à la neutralité. Il accepta celle-ci avec ses obligations, avec tous les ennuis qu'elle comportait.
Le pays continuait à être rançonné et mis à contribution par les soudards espagnols venus de garnisons voisines du Brabant. La neutralité fut invoquée en vain, car le gouvernement de Madrid ne prétendait toujours pas la reconnaître: il entendait continuer à bénéficier des avantages du traité d'alliance. Ce n'est qu'en 1587 que le duc de Parme, Alexandre Farnèse, consentit à ne plus laisser hiverner ses troupes dans la principauté qu'elles avaient véritablement ruinée par leurs déprédations. Mais, d'autre part, le prélat pas plus que les Etats de Liège ne consentirent à rétablir l'union avec les Pays-Bas. Ni les menaces, ni les séductions, ni des ambassades spéciales (en 1591, 1592, 1595), ni les démarches personnelles de Philippe II (1593) ne parvinrent à les détourner d'une politique de réserve dont ils sentaient de plus en plus les avantages. Le cabinet de Bruxelles dut bien, malgré lui, reconnaître la neutralité liégeoise.
Atteintes a cette neutralité: Espagnols et Hollandais au pays de Liège.
Cependant le prince-évêque poussa souvent très loin la condescendance envers les Espagnols, en permettant sans protester le passage des troupes royales a travers le pays ou en ne faisant rien pour empêcher les pilleries des soldats espagnols en Hesbaye ou au pays de Looz. La neutralité reçut même une sérieuse atteinte quand, en 1595, le gouverneur hollandais de Bréda, exécutant un projet conçu par Maurice de Nassau, fils et successeur du Taciturne, s'empara par surprise de la citadelle et de la ville de Huy. Les Hollandais en furent chassés, grâce à la coopération de troupes liégeoises et espagnoles. Mais il avait fallu de longues négociations pour régler les conditions de l'évacuation de la place, gage important entre les mains de l'étranger. Ernest de Bavière dut promettre d'y accepter un gouverneur qui prêterait serment de fidélité à Philippe Il et d'y laisser continuellement le passage libre aux armées espagnoles. Réserve faite de ces quelques faiblesses, il entendit rester et resta indépendant de l'Espagne.
Cette attitude, où il y avait quelque courage, lui fut inspirée, pensa-t-on, par le souci de ne pas provoquer, par un rapprochement officiel avec le souverain des Pays-Bas, une dangereuse réaction de la part des éléments populaires, c'est-à-dire la Cité et le peuple de Liège, toujours foncièrement hostiles à l'Espagne. « Il eut assez de prudence pour ne point les pousser à bout et laissa la neutralité subsister tant bien que mal comme le seul expédient qui pût empêcher l'incompatibilité entre sa politique et celle du pays de provoquer une guerre civile » (Pirenne).
Modération d'Ernest de Bavière à l'égard de la démocratie liégeoise.
Le premier prince de Bavière que les Liégeois eurent pour souverain usa, en effet, envers eux d'une modération qui contraste singulièrement avec l'autoritarisme dont firent preuve ses parents et successeurs. C'est à Ernest de Bavière, en effet, que la démocratie liégeoise dut une réforme électorale qui la ramena pour un assez long temps, et pour la dernière fois, au régime le plus libéral dont elle avait pu jouir deux siècles auparavant.
Quoique peu autocrate de nature, le prince bavarois aurait bien voulu enrayer le mouvement d'émancipation politique des métiers qui a été signalé à l'époque de son prédécesseur. Mais, soit mollesse, soit par suite de ses absences continuelles et de la gestion absorbante de ses autres diocèses, il dédaigna d'user de la force pour ressaisir une autorité qui paraissait péricliter de plus en plus devant les empiètements de la Cité. Les 32 métiers intervinrent toujours davantage dans les questions d'impôts. En fait, le règlement de Heynsberg tomba en désuésude. Les élections magistrales donnèrent le spectacle de l'influence prépondérante que reprenaient la foule et les démagogues; les gens modérés s'en désintéressèrent.
Les deux édits électoraux de 1603.
Une véritable émeute ayant éclaté en 1602 à l'occasion d'un impôt, le prince dut intervenir, et c'est alors que par deux édits, en 1603, il reconnut de nouveau officiellement aux métiers le droit d'intervention dans la gestion des affaires d'intérêt général, grâce à une procédure qui tendait toutefois à éviter que les minorités fussent les plus fortes.
Le suffrage universel fut établi: tous les bourgeois majeurs de la « Cité, franchise et banlieue » (207), inscrits dans un métier, - et chacun dut dans les huit jours s'y faire inscrire - étaient de droit électeurs et devaient, sous peine d'amende, assister aux réunions politiques. Cela avait pour but de forcer les abstentionnistes habituels, les gens modérés, à s'intéresser aux affaires publiques. Chaque année, à l'époque de la rénovation du « magistrat », c'est-à-dire le 25 juillet, les métiers se réunissaient « sur leurs chambres »: le sort désignait dans chacun d'eux trois électeurs, qui nommaient à leur tour trois personnes honorables et capables, parmi lesquelles le sort désignait l'une pour être un Trente-Deux, les deux autres pour être jurés de la Cité. Les Trente-Deux électeurs, après avoir dressé une liste provisoire de candidats dignes de remplir les charges de bourgmestres, et l'avoir soumise à l'examen de 22 commissaires nommés par l'évêque, choisissaient à la majorité les deux maîtres. Le Conseil de la Cité se composait donc des Bourgmestres, de 64 jurés et d'un greffier. Les 22 Commissaires étaient considérés comme les gardiens officiels des privilèges de la bourgeoisie. C'étaient « les yeux de la Cité ».
Appreciation.
En somme, ce système électoral reconnaissait aux métiers la possession légale du pouvoir, qu'ils s'arrogeaient depuis quelques années, de nommer les édiles communaux. Il constituait une victoire inespérée pour le parti démocratique.
Ce fut gros de conséquences. Cette victoire, obtenue facilement, réduisait trop l'autorité souveraine. Vienne un prince-évêque aux tendances nettement autocratiques, ce sera de nouveau la lutte au sein de la Cité, la guerre civile rallumée. Le règne d'Ernest de Bavière, à cet égard, prépare, en les expliquant, les règnes qui vont venir.
Intolérance et zèle religieux du prince-evêque.
Si le prince-évêque de la maison de Bavière fut bien plus libéral que son prédécesseur en matière politique, il fut par contre, dans le domaine des choses de la religion, beaucoup plus intolérant. Avec plus de décision et d'énergie que Groesbeek, il prit des mesures pour raffermir le catholicisme dans son diocèse et enrayer les ravages causés par l'hérésie.
Il favorisa de toutes manières la Compagnie de jésus, lui concédant pour la première fois le droit d'enseigner (leur premier collège liégeois date de 1582); il imposa enfin au clergé primaire et secondaire les décrets du Concile de Trente, si efficaces pour la réforme morale et disciplinaire de l'Eglise (1585) et fonda en conséquence les premiers séminaires, à Saint-Trond et à Liège (1592). Il persécuta, dans toute la mesure possible, les protestants, et publia en 1582, 1589 et 1598, des édits importants en application de la paix de religion d'Augsbourg de 1555 (208), mais dont on a pu dire qu'« ils accusaient une législation plus douce à l'égard des réformés que dans les pays allemands » (Lonchay). Ici encore, le prince n'osa, eu égard à l'état de l'opinion publique, aller jusqu'à la persécution religieuse. Cela témoignait du profond esprit de liberté dont étaient imprégnées nos institutions fondamentales, puisque l'on ne s'aventurait pas à les heurter de front.
Heureuses créations d'utilité publique.
Ernest de Bavière se montra, au surplus, bon administrateur en réorganisant sa Chambre des Comptes, en favorisant le développement des exploitations houillères et l'installation d'usines. C'est à lui aussi que l'on doit l'institution d'un mont-de-piété, créé pour combattre les ravages de l'usure, ainsi que l'ouverture de cet hôpital dit de Bavière, qui a perpétué dans notre ville le souvenir de son nom et de sa famille.
Il fut enfin un protecteur des sciences et des arts. Curieux luimême d'astronomie, de chimie et même d'alchimie, en correspondance ou lié d'amitié avec des savants illustres de son temps, il sut s'entourer dans son palais épiscopal de poètes et d'érudits humanistes, tels que Torrentius, Lampson, Langius et même le célèbre juste Lipse (209).
Le XVIIe siècle naissant.
Le règne d'Ernest de Bavière termine une ère de paix relative à l'intérieur, qui contraste avec les désordres et l'anarchie dont les Pays-Bas étaient le théâtre depuis plus de vingt ans. Le XVlle siècle qui s'ouvre, siècle de désastreuses guerres entre l'Espagne et la France, entre l'Espagne et les Provinces-Unies, entre la France et l'Empire, sera marqué, pour le pays de Liège, par des atteintes continuelles à sa neutralité et des menaces constantes d'absorption. Il va se signaler aussi, malheureusement, par une recrudescence des luttes intestines qui mèneront à la décadence politique définitive de la turbulente et ardente cité de Liège au profit de la toute-puissance des évêques.
Ecrivains, artistes et savants liégeois XVIe siècle.
Chroniqueurs et historiens
Jean de Brusthem. Il vécut pendant la première moitié du XVIe siècle. Il est l'auteur d'une chronique latine intitulée Res gestae episcoporum Leodiensium et ducum Brabantiae, qui va jusqu'à l'avènement du prince-évêque Georges d'Autriche, en 1544, et est surtout précieuse pour l'époque d'Erard de la Marck (1506-1538), dont elle constitue une véritable histoire.
Chapeaville, jean (et non Chapeauville), 1551-1617. Docteur en théologie de Louvain, et professeur dans différents monastères de cette ville; curé de Saint-Michel, chanoine de l'église Saint-Pierre, inquisiteur de la foi, chanoine de la cathédrale Saint-Lambert. Son principal ouvrage, intitulé Gesta Pontificum Tungrensium, Trajectensium (de Maestricht) et Leodiensium est un recueil des auteurs qui ont écrit l'histoire de Liège, rangés suivant l'ordre chronologique. Chapeaville y a joint des notes explicatives puis il a repris l'histoire où ses devanciers l'avaient laissée et l'a continuée jusqu'à son temps.
Jurisconsultes
Er. de Chockier-Surlet (1569-1625) a composé des ouvrages sur le droit ecclésiastique et le droit féodal.
Jean Wamesius (1514-1590) est l'auteur de traités sur le droit canon et le droit civil.
Peintres
Joachim Patenier, de Dinant (1485 ou 1490 ? - 1524) et Henri Blés, de Dinant ou de Bouvignes (1516 ? - 1552 ?) furent aux Pays-Bas les créateurs du paysage animalier et rustique comme genre spécial.
Lambert Lombard (1505-1565). - Cfr. page 173. Il devint le chef de l'école liégeoise, fut le professeur de Frans de Vriendt (Fr. Floris), de S. Ramey, de P. Du Four, de Lampson, de H. Golzius, de Venloo, de Guill. Key, d'Anvers.
Pierre Du Four, dit Jalhea (de Salzéa) (né en 1545), élève de Lombard; peintre de cathédrales et graveur.
Jean Ramey (Ramée ou Rameye) (vers 1530 - après 1602), élève de Lombard, peintre d'églises et portraitiste. II fut le maître d'Otto Venius, le futur maître de Rubens.
Dominique Lampson (Lampsonius) (1532-1599), peintre et poète, élève de Lombard, secrétaire des princes-évêques R. de Berghes, Gér. de Groesbeek et E. de Bavière. Il écrivit une biographie de son maître Lombard (1565).
R. Quercentius (de Cambrai), chanoine de Saint-Jean - l'Évangéliste, miniaturiste célèbre.
Jean Bologne, élève de P. Du Four, peintre. Mort à Liège, en 1664.
Sculpteurs et graveurs
L. Lombard, fonda dans sa ville natale un atelier ouvert à tous les arts: dessin, peinture, sculpture, gravure et architecture.
Les Zutmans ou Zoete ou Soete ou Suavius (V. page 173, note 2): graveurs, sculpteurs, ciseleurs ou orfèvres. Lambert Suavius, le plus ancien (né à Liège vers 1540) fut avec Lombard l'un des fondateurs de l'école de peinture et de gravure établie à Liège au XVle siècle. Il a aussi ouvert à Liège une imprimerie d'estampes, la première qui fut créée en Belgique.
Jean Valdor, né en 1580, graveur.
Péril Robert (ou Robert de Liège), né dans le dernier quart du siècle. Graveur sur bois.
H. N. Natalis, graveur. (Portrait de Sébastien La Ruelle.)
L.-M. Du Vivier, ciseleur et orfèvre. - Nicolas de Huy, Jean de Liège (ou Hans Van Luyck), graveur, imprimeur d'art et éditeur.
Ld Thiry d'Avin, graveur, ami de Lombard. Ornemaniste, antiquaire. Il décora Fontainebleau sous François I.
Théodore De Bry (1528-1598) et ses deux fils Jean-Théodore et Israel De Bry ont produit un nombre énorme d'estampes. Leur oeuvre principale est la série des Voyages et des Petits voyages (25 vol.), à laquelle il faut ajouter de multiples portraits d'hommes illustres et de savants, ainsi que des cartes géographiques et des documents topographiques.
De Gleen, a travaillé dans la société des De Bry.
G.Monachy, graveur et médailliste, devint, en 1567, graveur des monnaies de Gérard de Groesbeek.
Fr. Borsel, de Jupille, sculpteur. C'est à lui qu'on a longtemps attribué les 60 colonnes des galeries de la première cour du Palais à Liège.
Musiciens
De Rocour (Pierre) - Jamar (Henri) - Hayin (Gérard) et Haym (Gilles), son neveu.
Savants
Fusch (Gilbert) et son frère Fusch (Remacle), médecins et botanistes réputés, surtout le second (mort en 1587). - Du Four (Furnius), Henri, juriste, littérateur et maître d'éloquence (mort à Pavie, en 1609). - Froidmont, de Haccourt (1587-1653), théologien, mathématicien et physicien; il fut un ami et un défenseur du fameux évêque d'Ypres, Jansénius.
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(1) On pourra lire avec le plus grand profit les Notions d'archéologie préhistorique, belgo-romaine et franque (à l'usage des touristes belges) du Baron de Loë (Bruxelles, 1921).
(2) Voir pour le détail le très utile ouvrage publié par R. D'Awans et E. Lameere, Lectures historiques (recueillies d'après les travaux des principaux historiens) sur l'Histoire de la Belgique (2 vol. Bruxelles, Castaigne, 1901), vol. 1, pp. 5 à 9.
(3) D'Awans et Lameere, ouvr. cité, I, 9-14.
(4) Sur le territoire belge actuel, on n'a découvert de traces d'une cité de ce genre qu'en un seul endroit, à Denterghem, dans la FlandreOrientale.
(5) D’Awans et Lameere, ouvr. cité, I, 14 à 18.
(6) L'emplacement occupé, véritable fond de cabane néolithique, se trouvait à plus de 4 mètres de profondeur au-dessous du niveau actuel de la voirie et était recouvert d'une couche de limon de plus d'un mètre d'épaisseur. Le mobilier qu'on y a découvert était relativement abondant. L'emplacement occupé mesurait de 6 à 7 mètres sur 3.
(7) Lire dans D'Awans et Lameere (I, 22 à 35) l'extrait « Les Gaulois et leur civilisation ».
Remarque importante. - Nos Flamands d'aujourd'hui ne sont pas les descendants directs des hommes de la variété dite germanique établie en Belgique lors de la conquête romaine. Ils sont les fils de ces conquérants germains qui, au Ve siècle de notre ère seulement, envahirent et conquirent définitivement le nord et le nord-ouest du pays, principalement les Francs Saliens, puis les Saxons et les Frisons.
(8) Empereurs: Auguste (30 av. J.-C. à 14 ap. J.-C.) - Tibère (14-37) Caligula et Claude (37-54) - Néron (54-68) - Les Flaviens (69-96) - Les Antonins (96-192): Nerva, Trajan (98-117), Hadrien (117-138), Antonin le Pieux (138-161), Marc-Aurèle (161-180), Commode (180-192) Période d'anarchie militaire (192-285) - Dioclétien (285-305) - Constantin le Grand (324-337) - Julien, dit l'Apostat (360-363).
(9) D'Awans et Lameere, I, 45 à 55.
(10) Le mot qui désigne chez les Germains les étrangers, Celtes ou Romains, vivant sous les lois de la civilisation romaine (Romanus), est Walhô (en vieux haut allemand Walah ou Walha), d'où vient celui de Walo, Wallon. Ce mot ne serait autre chose que la forme germanique du nom de Volques (Volcae), une tribu celtique dont César nous dit qu'elle était établie en Germanie.
(11) Un grand nombre de nos communes wallonnes portent un nom formé du mot villa: Villers, Neuville, Noville, Nivelles, Ville, etc.
(12) Entre autres, certains disques d'hypocauste (cfr. l'hypocauste de la place Saint-Lambert) et des médailles.
(13) Turnacus signifie le domaine de Turnus, Geminiacus, celui de Geminius.
(14) Les principales conduisaient à Amiens, à Cologne, à Nimègue et à Leyde, à Gembloux, à Anon par Huy, à Anon par Othée, à Tirlemont, etc.
(15) Sur l'état social et politique des Germains, leur religion, la famille germanique, lire D'Awans et Lameere, I, 56 à 69.
(16) Empereurs (après Julien l'Apostat): Jovien (363-364) - Valentinien I (+ 375), en Occident et son frère Valens (+ 378), en Orient - Gratien (+ 384), en Occident, et Valentinien II (+ 394) fils de Valentinien I, en Italie - Thodose (394-395) et ses fils: Honorius (empereur d'Occident), + 423, Arcadius (empereur d'Orient), - Valentinien III, neveu d'Honorius (423-455), etc. - Romulus Augustule, le dernier empereur d'Occident, déposé en 476.
(17) Suite d'épaisses forêts couvrant une large bande de territoire s'étendant de l'Escaut moyen aux plateaux du massif ardennais, et ayant de vastes ramifications vers le nord dans la Flandre et dans le Brabant actuels.
(18) Le diocèse (sens romain, sens politique et sens ecclésiastique du mot) s'étendait du nord au sud, de Bois-le-Duc à Bouillon, et on aura tracé ses limites en y comprenant Berg-op-Zoom, Bois-le-Duc, Venloo, Ruremonde, Wassenberg, Aix-la-Chapelle, Eupen, Stavelot, SaintVith, Bastogne, Bouillon, Chimay, Thuin, Nivelles, Louvain, Arendonck, Eeckeren. A l'est, la limite passait entre Stavelot et Malmedy, entre Aix et Borcette; à l'ouest, elle passait entre Thuin et Lobbes, entre Nivelles et Bornival, entre Louvain et Hérent, entre Arendouck et Turnhout. Au nord, le diocèse était limité par le cours de la Meuse. (D'après Kurth, Notger de Liège.)
(19) II faudra attendre le début du VIe siècle, pour que les annales de l'histoire ecclésiastique de la Belgique renseignent le nom de saint Eleuthère comme celui du premier évêque de Tournai.
(20) Sur le baptême de Clovis, D'Awans et Lameere, I, 78 à 81.
(21) Il fut enterré à l'église Notre-Dame de Huy, qu'il avait fait ériger.
(22) Ne rappelons que pour mémoire l'ancienne tradition populaire qui attribue à cet évêque l'érection, au confluent de la Légia et de la Meuse, d'une chapelle (dédiée à s. Cosme et à s. Damien) qui aurait été le berceau religieux de la future ville de Liège.
(23) Dynastie mérovingienne: Clovis (481-511) - Thierry, Chlodomir, Childebert, Clotaire I, fils de Clovis (511-558) - Clotaire I, seul roi en 561 - Charibert, Gontran, Sigebert (Austrasie), Chilpéric I (Neustrie), fils de Clotaire I (561-584) - Clotaire II, fils de Chilpéric Il, seul roi, de 613 à 628 - Dagobert I, (628-638), fils aîné du précédent - 13 souverains en Neustrie et Austrasie (les rois fainéants) - Childéric III déposé en 752.
(24) Liège resta pendant longtemps comme entourée étroitement de bois: le bois d'Ans, le bois de Glain, le bois d'Avroy, le bois de SaintGilles. Les mots mêmes d'Avroy (arboretum), de Fragnée (frênaie) conservent le souvenir de quartiers remarquables par l'abondance de leurs arbres.
(25) Si l'on adoptait les vues assez hasardeuses émises par l'historien Kurth, le cours d'eau devrait être appelé le Glain, c'est-à-dire en celtique « la claire eau », et ce nom serait passé à la forêt qui le voyait sourdre et même au village né près de ses rives. Il n'aurait été que longtemps après (au Xle siècle) dénommé Légia, empruntant à son tour son nom à celui que prit l'agglomération importante grandie tout alentour.
(26) D'Awans et Lameere, I, 327-328, « Le Liège primitif » (d'après Kurth).
(27) Cette scène a été popularisée par un tableau bien connu du peintre liégeois Chauvin (1810-1884) (Musée communal de Liège). Lire D'Awans et Lameere, I, 329 à 331 (d'après de Gerlache, Histoire du pays de Liège depuis César jusqu'à la fin du XVIIIe siècle).
(28) Voir plus haut, page 16, ce que ce terme signifie.
(29) Un siècle plus tard, ses cendres furent transportées à l'abbaye d'Andage, en Ardenne, qui prit le nom de son nouveau patron, et fut le point de départ de la ville de Saint-Hubert, comme Liège faillit s'appeler Saint-Lambert.
(30) Dynastie carolingienne: Pepin le Bref (+ 639) maire du palais d'Austrasie - Grimoald (+ 656), maire du palais d'Austrasie - Pepin d'Herstal, son neveu (679-714), maire du palais en Austrasie et en Neustrie - Charles Martel (715-741), duc des Francs - Pepin le Bref (741-768), duc de Neustrie, puis duc des Francs en 747, puis proclamé roi en 752 - Charles, dit Charlemagne (768), seul roi en 771, empereur en 800, mort en 814.
(31) D'Awans et Lameere, I, 90 à 94, « Portrait de Charlemagne». (D'après Kurth, Les Origines de la civilisation moderne.)
(32) Sauf un instant, sous Charles le Gros (882-838).
Successeurs de Charlemagne:
Louis I le Débonnaire (814-840) - Lothaire I (840-855) - Louis le Germanique (840-876) - Charles le Chauve (840-877).
Partage de l'Empire :
En Lotharingie, Lothaire I - Lothaire Il (855-869).
En Germanie:
Louis II le Germanique - Louis III le jeune ou de Saxe (+ en 882) - Charles le Gros (882-888), détrône en 887 - ArnuIf de Carinthie (888-899) - Louis IV l'Enfant (900-911), le dernier carolingien de Germanie.
En France: Charles le Chauve - Louis II le Bègue (+ 879) - Louis III (880-882) - Carloman (882-884) - Charles le Gros (885-887) - Charles le Simple (893-923) - Louis IV d'Outremer (936-954) - Lothaire (954-986) - Louis V le Fainéant (979-987), le dernier carolingien de France.
(33) Richaire réédifia et agrandit l'église Saint-Pierre. On lui attribue la fondation des églises Saint-Martin-en-Isle, Saint-Etienne et SaintServais (voir plus loin).
(34) L'empereur Otton III, vers 983, ratifia en faveur de Notger cette importante concession. Les évêques de Liège exercèrent leur domination sur Maestricht jusqu'à la révolution française, mais ils durent la partager avec les empereurs, puis, à partir de 1204, avec les ducs de Brabant. Le pouvoir de l'évêque s'étendait sur la paroisse de Notre-Dame, celui des souverains allemands sur celle de Saint-Servais. Par un compromis signé en 1283 entre Raoul de Zaehringen et le duc Jean I de Brabant, il fut décidé que la part de co-souveraineté de chacun des deux princes serait absolument égale.
(35) Souverains en Germanie
Conrad de Franconie (911-919).
Maison de Saxe
Henri I l'Oiseleur, roi en 919 - Otton I, roi en 936, empereur en 962 - Otton II (973-983) - Otton III (983-1002) - Henri II (10021024).
Maison de Franconie
Conrad II (1024-1039) Henri III (1039-1056) - Henri IV (10561106) - Henri V (1106-1125)
Souverains en France.
Dynastie capétienne
Hugues Capet, duc de France, puis roi de France, de 987 à 996 - Robert (996-1031) - Henri I (1031-1060) - Philippe I (1060-1108) - Louis VI l'Eveillé ou le Gros (1108-1137).
(36) « Il allait être, dit l'historien Kurth, une force capable de s'édifier en face de la leur » (Notger de Liège.)
(37) Un recueil assez récemment paru et fort précieux pour l'enseignement de l'histoire, Documents fondamentaux de l'histoire de Belgique, par A. Lallemand et W. De Vreese (Liege, Dessain, 1914), donne le texte exact, d'après l'original, du diplôme d'immunité délivré par Otton Il à Notger, en 980 (pp. 1-2).
(38) Le prélat ajoute (après 986) le chateau de Chèvremont à ceux qu'il possédait déjà.
(39) Eracle bâtit également l'église Saint-Séverin (en 966) et créa, croit-on, la paroisse de Sainte-Marguerite (vers 966).
(40) Cette rue a été débaptisée et s'appelle aujourd'hui rue de la Cathédrale, comme celle dont elle n'est, du reste, qu'un simple prolongement.
(41) Lire dans D'Awans et Lameere, I, 331 à 338, un bon résumé de la légende et sa réfutation. L'exposé le plus complet et une mise au point définitive ont été fournis par G. Kurth dans son ouvrage sur Notger de Liege.
(42) C'est également sous ce prince-évêque que I'Eglise de Liège obtint le droit de suzeraineté sur l'abbaye de Florennes, récemment fondée (en 1012).
(43) Achevée par Wolbodon, en 1021, consacrée par Réginard en 1030. L'église fut reconstruite de 1420 à 1522.
(44) Vinâve ou vinable. Ce mot vient du latin vicinabulum, équivalent à vicinitas, qui signifie voisinage.
(45) Voir plus haut, page 16.
(46) Maison de Hainaut et Louvain :
Giselbert de Mansuarie, gendre de l'empereur Lothaire I - Son fils Regnier au Long Col (+ en 916) - Ses deux fils, Giselbert, duc de Lotharingie (+ en 939), et Regnier II, comte de Kainaut (+ en 932) - Regnier III (+ en 970) - Ses successeurs dans le Hainaut: Regnier IV (+1013), Regnier V (+ 1039), la comtesse Richilde, épouse de Baudouin VI de Flandre. Ses successeurs dans le comté de Louvain: Lambert I (+ 1015), Henri I (+ 1038), Lambert II (+1063), Henri II (+ 1079), Henri III (+ 1095), Godefroid I le Barbu (1095-1140), Godefroid II (1140-1142), Godefroid III (1142-1190).
Maison d'Ardenne
Godefroid, comte d'Ardenne et de Verdun (+ 991), ses deux fils Godefroid I le Pacifique (+ 1022) et Gothelon I le Grand, duc de Haute et Basse-Lotharingie (+ 1044) - Les deux fils de ce dernier: Godefroid II le Barbu, duc de Haute, puis de Basse-Lotharingie (+ 1069) et Gothelon II, duc de Basse-Lotharingie (+ 1046) - Godefroid III le Bossu, fils de Godefroid Il (+ 1076) et le neveu de Godefroid III, Godefroid de Bouillon, duc de Lothier ou Basse-Lotharingie de 1089 à 1096, mort à Jérusalem en 1100.
(47) N'avait-il pas déclaré un jour dans un fier langage « que quand même l'empereur lui ferait arracher l'oeil droit, il ne manquerait pas d'employer l'oeil gauche pour son honneur et son service » (Anselme)
(48) Renoncement complet aux choses du monde, anéantissement de la volonté dans l'obéissance passive et dans le silence absolu.
(49) La simonie consistait dans le trafic sacrilège des dignités ecclésiastiques, devenues l'objet de brigues et de menées sans scrupules. Il était ainsi nommé de Simon le Magicien, qui avait voulu acheter aux Apôtres le pouvoir de faire des miracles.
(50) Richilde, princesse hennuyère, avait été l'épouse de Baudouin VI, dit de Mons, qui régna à la fois sur le Hainaut et la Flandre. A la mort de son mari (1070), elle voulut disputer la régence de ses enfants mineurs à son beau-frère Robert, dit le Frison. La Flandre se souleva en faveur de ce dernier. Une guerre s'ensuivit, au cours de laquelle Richilde et son jeune fils achetèrent le secours de l'évêque de Liège eu se reconnaissant vassaux de son Eglise (1071).
(51) En 1091 fut fondée l'abbaye de Flône (Engis); le prieuré SaintPierre à Aywaille fut créé en 1088. Henri de Verdun confirma également la fondation du prieuré de Saint-Séverin en Condroz.
(52) A Liege même, Otbert acquit la terre de Fragnée, et fonda, dit-on, les églises Sainte-Foy et Saint-Hubert.
Au début du XIIe siècle, la chapelle de Saint-Gilles s'entoura de demeures pour quelques religieux et ainsi se créa l'abbaye de Saint-Gilles. A la même époque remontent l'origine du monastère de Neufmoustier à Huy et celle de l'abbaye de Rolduc (près d'Aix-la-Chapelle).
(53) Les fondations religieuses se multiplient à cette époque: couvent de Saint-Léonard; celui des Prémontrés au Mont Cornillon à Liège, plus tard fixés à l'emplacement actuel de l'Évêché; couvent d'Augustins à Beaufays; couvent de religieuses augustines à Solières (près de Huy); fondation de l'abbaye de Floreffe par saint Norbert; prieuré de SaintVictor, aux environs de Huy. A Liege, érection des églises SaintNicolas d'Outre-Meuse, de Sainte-Aldegonde (près de Saint-Denis), de Saint-Clément et de Saint-Trond (au-dessus des degrés de SaintPierre). Vers 1170, Lambert le Bègue crée à Liège le béguinage de SaintChristophe.
(54) Ces biens furent rendus dans la suite à leurs possesseurs ou perdus.
(55) Le diplôme impérial mentionnait entre autres, en fait d'acquisitions nouvelles, l'abbaye de Thorn, les châteaux de Rochefort, de Givet, de Franchimont, de Kessenich, mais les droits des évêques n'y furent que passagers.
(56) Signalons encore de nouvelles fondations religieuses: à Liège et environs, l'église de Saint-Nicolas-en-Glain (1151), convertie en prieuré; l'église Saint-Pholien, bâtie en 1189. En dehors de Liège: l'abbaye cistercienne du Val-Saint-Lambert, vers 1188; le monastère de Bernardfagne (près de Ferrières), en 1158; le couvent de religieuses de Herckenrode, (près de Hasselt), en 1182, etc. C'est vers cette époque (fin du 12e siècle, début du 13e), qu'un grand nombre de congrégations de femmes se transforment en chapitres de chanoinesses, pour la plupart nobles, jouissant de prébendes et n'étant astreintes qu'à certains des voeux des religieuses claustrées: ce fut le cas pour les maisons de Nivelles, Andenne, Moustier-sur-Sambre, Munsterbilsen, Thorn, Susteren, Alden-Eyck, Odilienberg (Ruremonde) Celles (Dinant), Fosses, Amay.
(57) De 1200 à 1250 s'élevèrent de nouvelles et importantes maisons religieuses à Liège: les monastères du Val-Benoît (à Fragnée), de Robermont, du Val-des-Ecoliers, ceux des Dominicains et des Franciscains (ou Frères Mineurs), le couvent des Croisiers, l'abbaye des Carmes chaussés (en Ile). L'église Saint-Jean-Baptiste date de quelques années auparavant (elle existait en 1189). L'église Sainte-Catherine doit dater à peu près de la même époque.
(58) La seigneurerie de Malines était administrée sur place par des avoués. Vers 1200, les Berthout, seigneurs du pays depuis la fin du Xle siècle, entrent en possession de l'avouerie. En 1333, l'évêque de Liege, Adolphe de la Marck, vendit la seigneurerie au comte de Flandre, Louis de Crécy.
(59) Ducs de Brabant
Henri I le Guerroyeur (1190-1235) - Henri Il (1235-1248) - Henri III (1248-1261) - Jean I le Victorieux (1261-1294) - Jean II (1294-1312) - Jean III (1312-1355).
Souverains français
Louis VII (1137-1180) - Philippe II Auguste (1180-1223) - Louis VIII (1223-1226) - Louis IX ou saint Louis (1226-1270) - Philippe III (1270-1285) - Philippe IV le Bel (1285-1314).
Souverains allemands
Lothaire Il de Saxe (1125-1138) - Maison de Francomé ou des Hohenstaufen: Conrad III (1138-1152) - Frédéric I Barberousse (1152-1190) - Henri VI (1190-1197) - Philippe de Souabe (1198-1208) et Otton de Brunswick (1208-1212) - Frédéric Il (1212-1250) - Maisons diverses jusqu'à Rodolphe de Habsbourg, en 1273.
(60) Voir plus loin, page 63.
(61) Le duché de Limbourg, qui avait pour capitale la petite ville de ce nom, comprenait 43 villages, et son territoire correspondait à peu de chose près à celui des cantons actuels de Limbourg, de Herve, de Dalhem, d'Aubel et du nouveau canton d'Eupen. Il possédait, en outre, 7 seigneuries dites « d'au delà des bois ». Ces seigneuries, qui constituaient une enclave dans la principauté de Liege, étaient celles de Sprimont, Esneux, Tavier, Villers-aux-Tours, La Chapelle, la Rimière et Baugnée.
(62) « Ce sont eux qui organisent le guet en cas de danger et qui désignent les habitants chargés à tour de rôle de monter la garde sur les remparts. Ils font lever de porte en porte certaines cotisations, qui peuvent être considérées comme les plus anciens impôts communaux. Ils ont la haute main sur les aisances communales et ils administrent tout ce que la Cité possède en fait de biens, notamment la léproserie de Cornillon. »
(63) Le première mention d'un maïeur est de 1111; celle de la Cour des échevins de 1113; celle de leur plus ancien acte de 1176, de leur nombre de quatorze de 1287. De 1118 (fixation d'un maximum du prix du pain) date le plus ancien acte d'administration de la Cité par les échevins.
(64) D'Awans et Lameere, Lectures historiques, I, 455-461, L'Echevinat liégeois. (D'après le livre devenu classique de C. de Borman, Les Echevins de la souveraine justice de Liège.)
(65) Cet objet d'art unique se trouve depuis le début du XIXe siècle à l'église Saint-Barthélemy de Liège.
(66) D'après M. J. Haust, le mot wallon de hoye (oille, ouille, houille), existant bien avant la découverte de la houille, aurait le sens général de « fragment, éclat, motte ». On disait en liégeois des hoyes de glace, de pierre, de neige, de terre, de beurre, etc., avant de dire des hoyes de charbon. « Lorsque le charbon de terre fut découvert, dit ce philologue, ce dernier emploi, devenu le plus important, fit oublier tous les autres: de là des hoyes (sans complément) ne désigna plus que la houille en morceaux. » Le Wallon dit encore aujourd'hui: i va vinde des hoyes so les viyedjes. Les marchands ambulants crient dans nos rues: as houyes !
(67) « Hoc anno (1195) terra nigra ad focum faciendum optima per Hasbanian in multis locis est inventa. » Cette phrase mémorable peut se lire dans le manuscrit même exposé dans une vitrine du Musée Wittert à l'Université de Liege.
On doit se rappeler que des résidus de houilles ont été retrouvés dans la villa belgo-romaine découverte dans le sous-sol de la place SaintLambert à Liege.
Quant à la découverte de la houille par un forgeron du nom de Hullos, de Plainevaux, c'est là une pure légende que nous devons avec tant d'autres au chroniqueur Jean d'Outremeuse.
(68) D'après les ouvrages de H. Pirenne et celui de H. Vander Linden: Les Gildes marchandes dans les Pays-Bas au moyen âge.
(69) Voir plus haut, page 49.
(70) Voir ci-dessus.
(71) On ne connaît malheureusement pas la charte des Hutois dans son texte original, mais par un simple résumé. Lire le texte (latin) dans le recueil de Lallemand et de Vreese, pp. 2-3.
(72) Il faut remarquer aussi la présence de laïcs à côté d'ecclésiastiques, autour de la personne du prince: celui-ci n'était donc plus seul pour régler des questions de quelque importance.
(73) La Paix-Dieu devait régner à certaines époques de l'année et depuis le vendredi de chaque semaine jusqu'au lundi matin suivant. Elle proclamait alors la sécurité pour les habitants et les voyageurs, en réglementant le port des armes et en comminant des pénalités pour les infractions commises aussi bien par les nobles et les hommes libres que par les serfs.
Au tribunal devant juger les délits ressortissaient tous les habitants du diocèse, à l'exception de ceux du Hainaut, de Laroche et de Liège, ainsi que les membres du clergé.
Les juges étaient le prince-évêque, les ducs, les comtes, les chevaliers et les hommes libres possesseurs de grands fiefs. Le président était l'évêque, mais les enquêtes et les débats étaient confiés à un de ses feudataires. Le président siégeait le samedi dans l'église Notre-Dame, assisté de l'archidiacre et des chanoines les plus anciens, en présence du maïeur et de ses douze sergents. Le condamné était excommunié et banni, privé de ses biens et mis hors la loi. La condamnation était sans appel. Le maïeur ne pouvait poursuivre de lui-même, il devait être « saisi ». Malheureusement la plupart des nobles et des hommes libres ne déposaient pas de plaintes, préférant se rendre justice eux-mêmes par la voie des armes. Lire D'Awans et Lameere, I, pp. 422 à 427.
(74) Voir plus haut, page 60.
(75) L'Empereur confirma les villes liégeoises dans leur exemption de la juridiction du tribunal de la Paix; « par là, elles furent mises en possession d'une paix spéciale; elles formèrent des territoires juridiques distincts et obtinrent chacune un échevinage local. » (Pirenne.)
(76) Voir plus haut, page 55.
(77) Lire le texte, envieux français, d'après l'original latin (avec résumé en marge), dans le recueil de Lallemand et de Vreese, pp. 3-7. Transcription en style moderne dans D'Awans et Lameere I, pp. 338-342.
(78) Voir plus haut, page 55.
(79) Voir plus haut, pages 63 et 63-64.
(80) Cette durée d'un an explique qu'on ait pu appeler les bourgmestres d'alors les maîtres à temps. Cette expression n'est cependant pas employée par les anciens historiens et jurisconsultes liégeois.
(81) Cela suppose une armée organisée et des chefs, accomplissant une mission qu'une autorité, représentant la ville, leur a confiée, des intérêts collectifs à défendre (Kurth).
(82) Huy, Dinant et Tongres, depuis longtemps franches villes, jouissaient de libertés analogues à celles de la capitale; Ciney reçut à son tour des privilèges sous l'épiscopat d'A. de Cuyck. Dinant a eu aussi des jurés dès 1196. Un diplôme de Henri (fils de l'empereur Frédéric II), daté de 1231, signale à côté de ceux de Liège et de Huy les jurés de Saint-Trond, de Maestricht, de Tongres et de Fosses. C'est le moment de faire remarquer que seule, désormais Liège méritera d'être appelée « Cité » titre honorifique n'appartenant qu'aux villes antiques et épiscopales. On opposa le Cité de Liège à la ville de Tongres ou à la forteresse de Maestricht. Les habitants de Liège seront qualifiés de citoyens, cives, ceux des autres villes de bourgeois, oppidani.
(83) Cfr. page 56.
(84) Voir, Appendice Ill, un chapitre consacré aux Métiers de Liège.
(85) En 1324, les échevins furent définitivement exclus du Conseil.
(86) « Les revendications des Petits étaient tirées de la nature des choses et résultaient de la transformation de la ville qui, de petit centre agricole, était devenue une agglomération considérable. De cette transformation étaient nés des besoins inconnus des agriculteurs d'autrefois: besoin pour le commerce de ramifications au-dehors, besoin de sécurité au-dedans, besoin de droits politiques. D'où une lutte entre l'esprit conservateur et l'esprit d'innovation et de progrès, entre le droit traditionnel et positif d'une part, l'équité naturelle d'autre part, lutte où chaque tendance également respectable était représentée par un parti » (Balau).
(87) Voir plus haut, page 64.
(88) Voir ci-dessus, page 50.
(89) Coïncidence curieuse, à la même époque (1226), plusieurs villes épiscopales allemandes s'associaient également pour défendre certains intérêts communs Mayence, Bingen, Worms, Spire, Francfort, Gemhauser, Friedberg.
(90) C'est le personnage dont il est question page 67.
(91) Dans l'intervalle, le même souverain, pour des motifs personnels, tout à fait étrangers à la politique liégèoise, avait cependant non seulement confirmé la charte d'A. de Cuyck, mais laissé aux six villes confédérées le droit de « conjuration ».
(92) Faut-il voir dans ces communia des associations d'artisans, des corporations de métier? Cela est possible, mais on n'oserait rien affirmer, et la date, même approximative, de la première organisation corporative des travailleurs manuels est encore à trouver. (Voir l'Appendice III.)
(93) D'Awans et Lameere, I, pp. 342-349. (D'après Pirenne, Henri de Dinant).
(94) Avec lui aurait été choisi, - mais le fait est fort peu sûr - un de ses amis, Jean le Germeau.
(95) On a vu précédemment que le Hainaut était inféodé, depuis l'évêque Théoduin, à l'Eglise de Liège. Voir page 45.
(96) Le nom de Sauvenière, en wallon Sâvenir, vient de ce qu'à l'origine, on y exploitait des carrières de sable, Sabulonaria, Sabuletum. Ce quartier, domaine immunitaire appartenant à l'église Saint-Lambert, habité par les serviteurs libres, les hôtes et les suppôts de la cathédrale, clôturé de portes et de murs, comprenait, au nord, la place Verte (ou du Maréchal-Foch) et l'espace où furent élevées les églises Sainte-Croix et Saint-Michel; à l'est, il s'étendait jusqu'au pont d'Ile. Il devenait trop souvent le refuge des malfaiteurs qu'y poursuivaient vainement les magistrats de la Cité.
(97) Il était le fils de Gui de Dampierre, comte de Flandre.
(98) Il l'appelait, on l'a vu, la maltôte.
(99) Sur le perron de Liège et les perrons de la région liégeoise, voir l'Appendice IV.
(100) D'Awans et Lameere, I, p. 349 à 353: Origine des guerres des Awans et des Waroux (d'après de Gerlache, ouvr. cité).
(101) On peut lire une description de la foire de Liège en 1404, dans le recueil de D'Awans et Lameere, I, page 533-540. (D'après de Chestret de Haneffe, La foire de Liège et son trafic vers la fin du moyen-âge. B. I. A. L., 1892).
(102) Ce prélat, dont les allures despotiques avaient ameuté contre lui tous les partis, fut transféré au siège épiscopal de Besançon sur l'appel adressé au pape lui-même par les Liégeois.
(103) C'est le moment de dire qu'il faut considérer comme une légende le récit de Jean d'Outremeuse, racontant la trop fameuse histoire de ce jeune patricien qui aurait eu le poing coupé par un boucher dont il voulait prendre l'argent sur son étal.
(104) Cet accord est généralement connu sous le nom de Lettre de Saint-Barthélemy; mais cette appellation, due à l'historien F. Henaux, ne se retrouve pas chez les chroniqueurs du temps, ni chez les historiens anciens.
(105) On peut lire un récit très vivant de la nuit du 3-4 août dans Polain, Récits historiques sur l'ancien pays de Liège (p. 122-126), résumé dans Hanus, Histoire populaire des libertés liégeoises, p. 97-99.
(106) La Mâle Saint-Martin signifie la malheureuse journée de la SaintMartin.
(107) Cette clause était en réalité contenue dans l'article suivant: Les proscrits qui reviendront en ville ne seront point admis au Conseil de la Cité, s'ils ne veulent point faire partie d'un corps de métier ». Voir le texte dans le recueil de Lallemand et de Vreese (p. 8-11).
(108) Les assemblées se tenaient en général dans la cour du palais épiscopal et sous le nom simple de Palais. Les maîtres se bornaient, car on n'y votait pas, à faire connaître à leurs auditeurs l'objet de la convocation; ensuite ils prononçaient la formule sacramentelle: « Allez vous consulter. » Aussitôt les métiers, - qui seuls désormais constituaient la Commune -, se réunissaient chacun dans son local et délibéraient. C'était la résolution de la majorité des métiers qui liait la Cité (Kurth).
(109) Thibaut de Bar avait déjà prêté serment de fidélité à Philippe le Bel. (Pirenne).
(110) Contre ce dernier, il promit à Philippe de Valois de lui amener, moyennant 15.000 livres parisis, une troupe de 500 hommes d'arme. Il est d'autre part avéré qu'il touchait sur la cassette du roi de France une rente de 2000 royaux d'or (Pirenne).
(111) On pense même, mais le fait paraît peu sûr, qu'il remplaça par des bourgeois les échevins nobles qui avaient péri lors de la journée du Mal Saint-Martin.
(112) Par la paix d'Hansinelle (près de Florennes), 1314.
(113) « La confusion qui suivit (l'union des Awans et des villes) se retrouve dans les récits des chroniqueurs du temps. Les pillages, les meurtres, les vengeances, les atrocités de toute sorte qu'ils nous racontent, nous dérobent la marche des événements, comme une fumée d'incendie à travers laquelle on n'aperçoit qu'une agitation confuse et des mouvements indistincts » (Pirenne).
(114) Voir le texte, d'après l'original, dans le recueil de Lallemand et de Vreese, p. 11 à 14.
(115) On peut en lire le texte dans Lallemand et, de Vreese, p. 60.
(116) Voir l'Appendice VI. On y verra que l'évêque participait cependant à l'exercice du pouvoir législatif, en ce sens que les recès des Etats n'avaient force légale qu'en vertu et à la suite du mandement exécutoire du prince. C'est l'équivalent de la sanction et de la promulgation royale d'aujourd'hui.
(117) Un exemplaire en était suspendu dans la salle des séances capitulaires. On en afficha le texte sur l'un des piliers de la cathédrale, pour que le peuple l'eût constamment sous les yeux.
(118) Souverains français
Louis X le Hutin (1314-1316) - Philippe V le Long (316-1322) - Charles IV le Bel (1322-1328). - Dynastie des Valois: Philippe VI (1328-1350) - Jean le Bon (1350-1364) - Charles V (1364-1380) - Charles VI (1380-1422).
Souverains allemands
Rodolphe de Habsbourg (1273-1291) - Adolphe de Nassau - Albert I d'Autriche - Henri VII de Luxembourg (1308-1314) - Louis V de Bavière - Frédéric d'Autriche - Charles IV de Luxembourg (13471378) - Wenceslas de Luxembourg - Robert de Bavière - Josse de Moravie.
Ducs de Brabant:
Jean II le Pacifique (1294-1312) - Jean III (1312-1355) - Jeanne, épouse de Wenceslas de Luxembourg (1356-1404).
Comtes de Flandre
Gui de Dampierre (1280-1305) - Robert de Béthune (1305-1322) - Louis de Crécy (1322-1346) - Louis de Male (1346-1384) - Marguerite et Philippe le Hardi, duc de Bourgogne (1384-1404).
(119) On appelait murmure toute manoeuvre ou toute menée pouvant troubler l'ordre.
(120) Elle supprimait le conseil adjoint de 80 membres, rappelait les gouverneurs des métiers au Conseil dont les membres furent de nouveau au nombre de 128, nommés mi-partie par les nobles, mi-partie par les 32 métiers, à raison de deux par métier. Les jurés des Grands et ceux des Petits devaient élire leur maître respectif.
(121) Sous Adolphe de la Marck, les Vingt-Deux furent choisis à vie. Après leur rétablissement sous Jean d'Arckel (voir plus loin), ils furent élus annuellement.
(122) Déjà, vers 1324, les gens des villes avaient médité de confier le soin d'examiner les plaintes articulées contre les officiers seigneuriaux à un tribunal composé uniquement de six laïcs dont les sentences eussent été obligatoires pour le prince lui-même. C'eût été, au fond, une réalisation de l'idée qui présida à la création des XXII (Pirenne).
(123) Un chroniqueur du temps, Hocsem, raillait les chanoines en disant qu'ils s'étaient fait prendre comme des souris dans une trappe.
(124) On connaît le fait par la Chronique de l'abbaye de Saint-Trond, mais on ne sait si cette « ligue d'assistance mutuelle » donna des résultats.
(125) Voir plus haut, page 104.
(126) Voir plus haut, page 108.
(127) C'est ainsi qu'il soutint avec fermeté et décision les droits de l'Eglise de Liège sur l'important comté de Looz, dont le dernier seigneur, Thierry de Heinsberg, venait de mourir (1361). Contre un prétendant soutenu par la noblesse liégeoise, il obtint sans hésiter l'appui des milices de la Cité. Grâce à elles, il vit tomber entre ses mains les villes de Hasselt, Bilsen, Maeseyck, et il allait terminer cette affaire déjà fort ancienne de la succession de Looz, quand il fut appelé, en 1363, au siège archiépiscopal de Cologne.
(128) Cela veut dire qu'ils devaient quitter le pays et perdaient le droit d'y séjourner.
(129) Une autre paix, dite aussi des XXII, stipula à la même époque que tous les fonctionnaires et conseillers épiscopaux devaient à l'avenir, être du pays de Liège ou du comté de Looz.
(130) « Les maîtres de la Cité firent plus: ils donnèrent aux Gantois « des guides pour aller dans la Hesbaye acheter cinq à six cents sacs de blé et de farine, et ce furent des charretiers liégeois qui conduisirent ces précieux ravitaillements aux affamés de Gand. Quand ils approchèrent de la grande ville, des milliers de pauvres gens accoururent à leur rencontre; dans leur reconnaissance passionnée, ils tombaient à genoux versant des larmes de joie et bénissant le nom des Liégeois. » (Kurth, d'après le chroniqueur Raoul de Rivo).
(131) Voir page 108.
(132) Souverains français:
Charles VI (1380-1422) - Charles VII (1422-1461) - Louis XI (1461-1483) - Charles VIII (1483-1498).
Souverains allemands:
Sigismond de Luxembourg (1411-1437) - Maison d'Autriche: Albert II (1437-1449) - Frédéric III (1449-1493) - Maximilien (1493-1519).
Ducs de Brabant:
Antoine de Bourgogne (1405-1415) - Jean IV (1416-1427) - Philippe de Saint -Pol (1427-1430) - Philippe le Bon, en 1430.
Comtes de Flandre:
Philippe le Hardi (1384-1404) - Jean sans Peur (1404-1419) - Philippe le Bon, en 1419.
Ducs de Bourgogne:
Philippe le Bon (1419-1467) - Charles le Téméraire (1467-1477) - Marie de Bourgogne (1477-1482) - Maximilien d'Autriche, régent (1483-1494) - Philippe le Beau (1454-1506).
(133) Voir plus haut, page 95, note 1.
(134) Al. Lallemand, La lutte des Etals de Liège contre la maison de Bourgogne 1390-1492. (Bruxelles, 1910).
(135) L'Elu avait été l'objet de multiples injures de la part de la populace, ce qui avait déterminé son départ de Liège et même de la principauté.
(136) Voir plus haut, page 108.
(137) II obtint du pape la dispense du sous-diaconat et finit par épouser Elisabeth de Gärlitz, veuve d'Antoine de Bourgogne, duc de Brabant.
(138) Titre que lui avait valu sa brillante conduite sur le champ de bataille d'Othée.
(139) Ils tendaient des chaînes en amont du fleuve pour empêcher les barques de descendre jusqu'à Bouvignes, tandis que les Bouvignois jetaient des quartiers de roche dans le courant pour le fermer en aval. (Pirenne.)
(140) « S'il ne l'avait point fait, dit le chroniqueur Monstrelet, il estoit en péril d'être chassé. »
(141) C'est à ce moment que de riches ambitieux, les frères Wathier et Guillaume Datin, grands propriétaires de houillères, exploitèrent le mécontentement populaire à leur profit (1432), en faisant procéder à des élections selon l'ancien système de suffrage universel. Cette « conspiration » dégénéra en lutte sanglante entre les houilleurs, à la dévotion des Datin, et les forgerons (1433). L'insurrection fut écrasée et la bourgeoisie l'emporta. Jusqu'en 1684, l'anniversaire de cette victoire fut célébré chaque année par des feux de joie. Les Datin trouvèrent asile auprès de Philippe le Bon, qui n'avait peut-être pas, pense l'historien Pirenne, été complètement étranger à la conspiration manquée.
(142) « Liège se trouvait à un tournant de son histoire: une créature bourguignonne sur le siège épiscopal, c'était virtuellement la fin de l'indépendance liégeoise. » (Dabin, La politique française de Liège au XVe siècle. B. I. A. L., 1913, pp. 109-110.)
(143) Son insatiable avidité et sa continuelle détresse financière lui valurent d'être surnommé par les Liégeois, toujours moqueurs, « le roi des mendiants » (li prumi bribeû dé pais).
(144) « Un jeune homme de Waremme, en état d'ivresse, avait tenu des propos irrévérencieux sur la personne de l'élu. Arrêté de ce chef comme séditieux, il fut condamné à mort sans jugement, et le bourreau, après l'avoir attaché sur une table, le poignarda sous les yeux du public, puis lui coupa les bras et les jambes pendant qu'il vivait encore. Cette féroce exécution laissa dans le public un souvenir d'horreur et engendra la haine contre Louis de Bourbon. Dans la suite, chaque fois qu'il fut question de faire la paix, ce fut l'inoubliable grief que l'on invoqua pour rejeter toute réconciliation ». (A. Lallemand, La lutte des Elats de Liège contre la maison de Bourgogne.)
(145) A une autre époque et dans un autre pays, dans la France de 1793, les plus ardents des constitutionnels, s'ils furent les artisans du régime de la Terreur, furent aussi ceux qui sauvèrent la nation à force de volonté, de courage et de civisme inébranlable.
(146) En réalité les premières relations établies entre les Liégeois et les rois de France remontaient beaucoup plus avant dans le cours du XVe siècle: on surprend déjà nettement une « politique liégeoise » du roi Charles VII en l'année 1445. (V. Dabin, ouvr. cité, pp. 107-109.) Cfr. ci-dessus, page 133.
(147) Par une Lettre de protection, datée du 17 avril 1460, le roi Charles VII avait déjà, à la demande même du peuple (ambassade liégeoise à Paris, mars 1460) pris la principauté sous sa haute protection et sauvegarde. Deux baillis français devaient la défendre contre tous ceux qui voudraient l'opprimer En fait, cette «sauvegarde » contre les Bourguignons cachait mal une sorte « d'annexion morale » à la France. (Dubin, ouvr. Cité, pp. 112-113). Le nouveau roi, en septembre 1461, déclarait de nouveau prendre en sa protection la Cité (il ne s'agissait pas de l'évêque ni du chapitre) (Kurth et Dabin).
(148) « Chevalier sans scrupule, audacieux dans la bonne fortune, lâche dans la mauvaise. »
(149) Kurth et Dabin.
(150) Village de la province actuelle de Limbourg, situé entre Landen et Waremme.
(151) Les Liégeois s'engageaient en outre à rompre leur alliance avec le roi de France.
(152) La seule réponse de Philippe fut qu' « il acceptait la soumission de ceux présents, mais qu'il se réservait de poursuivre son droit contre les autres ».
(153) « On a peine à croire, dit M. Lallemand, tout ce que les chroniqueurs rapportent de ces gens aveuglés par le délire de la haine. Un jour, ils fabriquèrent un mannequin représentant le comte de Charolais, vêtu d'un surcot à la croix de Saint-André, laquelle figurait dans les armoiries de la maison de Bourgogne et ils l'allèrent pendre à un gibet en le marais en face de Bouvignes; puis, criblant le mannequin de flèches, ils criaient à leurs ennemis: « Voilà le fils de votre duc, le faux et traître comte de Charolais, que le roi de France a fait pendre, comme il est ici pendu. Il se dit fils de votre duc, mais il ment; c'est un vilain bâtard de Heynsberg, notre évêque, et de votre bonne duchesse... Il pensait « ruer jus » le noble roi de France, mais il a été rué jus luimême ». (D'après J. du Clercq, Mémoires.)
(154) Malgré toutes les supplications qu'on lui envoya, le roi Louis XI n'eut pas même un geste de pitié pour Dinant.
(155) Ce qui était de leur part une nouvelle manifestation de haine pour la maison de Bourgogne, car c'était là le nom que s'étaient donné les bannis de Gand lors du grand soulèvement contre Philippe.
(156) Peu auparavant les démagogues de Liège avaient de leur côté condamné à mort et fait exécuter, séance tenante, un ancien et vénérable maître de la Cité, Gilles de Metz, coupable, en ayant négocié la paix, de ne point avoir obtenu satisfaction sur la question des otages et celle des Dinantais.
(157) Un historiographe de la maison de Bourgogne a raconté qu'au plus fort de la lutte, les assiégés s'étaient livrés à de nouveaux outrages à l'adresse du duc. Par exemple, ils firent deux nouveaux mannequins; l'un représentait le vieux duc dans un grand fauteuil; ils le promenèrent sur leurs murailles en le fouettant à la vue de son armée et finirent par le brûler avec de grands cris de joie; l'autre figurait une femme tenant une quenouille et un fuseau; ils la plantèrent sur la tour la plus élevée en face de Bouvignes, avec cette inscription en lettres hautes de deux pieds, dans laquelle ils voyaient un ingénieux calembour entre Philippe et filera
Quand cette femme plus ne filera Philippe cette ville aura.
(158) Il fallut, dit-on, 7 mois à plus de 100 travailleurs pour amener à terme cette oeuvre sinistre. Lire dans D'Awans et Lameere, Lectures historiques, II, 28 à 33, un récit du sac de Dinant, par Michelet.
(159) Il semble que Philippe de Commines lui-même en sentit l'outrance, quand il écrit ces mots « Je ne scay si Dieu l'avoit ainsi permis pour leur grande mauvaiseté, mais la vengeance fut cruelle pour eulx ».
(160) Voir les détails dans Pirenne, Histoire de Belgique, II, 282.
(161) « Plus que jamais les Liégeois se jettent dans les filets du roi » (Kurth).
(162) Elle porte le nom de Paix de Saint-Laurent. Elle était rédigée en 46 articles et il faut la dater du 18 novembre. L'original se trouve aux Archives générales du royaume à Bruxelles.
(163) Le duc se réservait le droit de traverser la principauté en armes. Sa monnaie y serait reçue comme dans ses propres domaines.
(164) Un chroniqueur de l'époque (Henri de Merica) a pu écrire que ce despote « gouverna le pays avec une verge de fer ».
(165) Hameau dépendant de Fexhe-le-Haut-Clocher.
(166) Lire aussi dans le recueil de D'Awans et Lameere, II, 34 à 38. le récit qu'en fait Michelet.
(167) Ce fut le cas de Streel et de Bueren. Celui-là tomba bientôt dans une lâche embuscade que lui tendit Louis de la Marck et fut fait prisonnier. Quant à son compagnon de lutte il eut la tête tranchée à Bruxelles, le mois suivant.
(168) Charles se fit également donner en pleine propriété un des quartiers les plus importants de la cité, celui de l'île.
(169) Ce joyau d'art fait actuellement partie du trésor de la cathédrale de Liège.
(170) Elle lui valut de subir deux terribles défaites à Granson et à Morat et d'y perdre le meilleur de ses forces militaires.
(171) L'original se trouve au dépôt des Archives de l'Etat à Liège.
(172) Un historien, M. Hansay, a cru pouvoir inférer de documents de l'époque que la population de la principauté devait approximativement être de 500.000 âmes, dont la moitié environ se trouvait dans la région qui constitue la province de Limbourg actuelle.
(173) Voir ci-dessus, page 41.
(174) Ce nom était donné par les contemporains au frère de Guillaume, Erard, qui avait en effet ses possessions en Ardenne et qui faisait représenter un sanglier au-dessus de son écusson dans les monnaies qu'il frappait (Chestret de Haneffe).
(175) Traité d'alliance défensive entre l'évêque et l'archiduc, janvier 1482.
(176) « La paix de Tongres faisait des la Marck les maîtres de la principauté. Ils en profitèrent largement, si bien que l'évêque se mit en rapport avec Maximilien pour supprimer leur chef et pouvoir gouverner ainsi de manière effective. » (Dabin, ouvr. cité, pp. 178-179.)
(177) Apercevant Jean de Hornes qui, appuyé sur un balcon, assistait à son exécution, il lui reprocha sa perfidie et lui dit ces paroles prophétiques: « Sire évêque, je laisse des frères, ma tête saignera longtemps » Puis, relevant sa longue barbe, il tendit sa tête au bourreau.
(178) Dabin, ouvr. cité, pp. 180-181, en donne des preuves multiples.
(179) En vertu d'une paix conclue, le 17 septembre, entre l'archiduc, le prince et les députés de la Cité. En réplique à cette paix, le roi de France prenait les la Marck sous sa protection (juillet 1486).
(180) Maximilien d'Autriche et Charles VIII continuèrent à se mêler intimement aux luttes intestines liégeoises. Mais il n'est pas possible ici d'entrer dans le détail de l'histoire de ces années de combats sans gloire. « En vérité, l'histoire liégeoise offre peu de spectacles aussi désolants et aussi démoralisants. » (Dabin, ouvr. cité, p. 186.)
(181) Rois de France:
Louis XII (1498-1515) - François I (1515-1547) - Henri II (1547-1559) - François II (1559-1560) - Charles IX (1560-1574) - Henri III (1574-1589) - Henri IV (1598-1610).
Empereurs:
Charles-Quint (1509-1555) - Ferdinand I (1555-1564) - Maximilien I (1564-1576) - Rodolphe II (1576-1612).
Rois d'Espagne:
Charles-Quint (1509-1555) - Philippe II (1555-1598) - Philippe III (1598-1621).
(182) On demanda et l'on obtint que le pays pût « demeurer en bonne et vraie neutralité, que le commerce restât libre et assuré de part et d'autre, que défense fût faite aux hommes de guerre d'envahir le pays enfin, que sur tous ces engagements des lettres patentes fussent dressées en forme due et authentique et publiées dans les places frontières de France, d'Allemagne et des Pays-Bas ». (Duchesne, La Neutralité liégeoise.)
(183) Voir à l'Appendice V ce qu'il faut entendre exactement par neutralité aux XVIe et XVIIe siècles, et les devoirs et les droits qu'elle impliquait pour un Etat.
(184) On connaît le mot de la gouvernante des Pays-Bas, Marie de Hongrie, qui, dans un jour d'irritation et devant ses demandes incessantes de pension, le traita de « prélat avaricieux et dangereux épicier ».
(185) L'empereur leur écrivit qu'il leur faisait des concessions si étendues « qu'il en avait refusé de beaucoup moindres à plusieurs princes allemands » (Pirenne).
(186) Trois ans après la signature du pacte de Saint-Trond, son frère, Robert de Sedan, se vendait de nouveau à la France !
(187) De là le mot sévère que lui décocha Marie de Hongrie.
(188) Elle était restée depuis des siècles partagée entre les ducs de Brabant et les évêques de Liège.
(189) Voir plus haut.
(190) En 1487, les Etats avaient institué une commission chargée de rassembler tous les éléments épars de la législation, renfermés alors dans une foule de paix, de statuts, de règlements souvent contradictoires ou surannés. En élaguant ce qui était inutile, en adaptant les lois aux besoins actuels, en mettant le tout dans un ordre méthodique (P. Brabant, Histoire politique interne de Belgique), on forma une compilation qui porte, dans l'histoire du droit liégeois, le nom de Paix de SaintJacques.
(191) La mission des inquisiteurs était de rechercher les hérétiques et les délinquants qui avaient contrevenu aux édits; de réconcilier les gens simplement suspects, au besoin moyennant une pénitence canonique; de livrer au bras séculier, pour l'application de la loi, les hérétiques obstinés; de transmettre à un juge laïc l'instruction faite à raison d'une contravention contre les placards. » (E. Poullet, Histoire politique interne de la Belgique.)
(192) Il réussit à éteindre la dette publique qui s'élevait à 200.000 florins.
(193) Lombard fut à la fois décorateur, portraitiste, peintre, architecte, humaniste, numismate, archéologue. F. Floris était peintre. Lampson était peintre et poète, Goltzius graveur et antiquaire. Quant aux Zoetmans (Suavius), ils formèrent une véritable pléiade d'artistes. Le premier Lambert était architecte, sculpteur, peintre et surtout graveur, de même que l'un de ses fils, le second Lambert; un autre fils, Henri, était orfèvre et ciseleur: c'est lui qui acheva la superbe châsse de saint Lambert. Le second Lambert eut lui-même un fils, appelé à son tour Lambert, graveur et peintre. Henri eut deux fils, orfèvres.
(194) Dès 1529, Corneille de Berghes se voyait destiné, contre son gré et malgré toutes ses répugnances, à remplacer Erard. En 1540, Georges d'Autriche, un fils naturel de feu l'empereur Maximilien, devenait déjà le coadjuteur de Corneille de Berghes; Robert de Berghes le devint dès 1549.
(195) Car il ne leur restait que la liberté de porter leurs suffrages sur celui des candidats, quelquefois nombreux, qui, pour des raisons d'ordre purement politique, agréait pleinement à la Cour de Bruxelles.
(196) Deux ans auparavant, l'évêque ne devait-il pas constater que « le degast des opinions et moeurs est tel qu'il est desja enraciné en la plupart des gens parvenus en âge, de quelque estat ou condition qu'ils soyent » ?
(197) D'Awans et Lameere, Lectures historiques, II, 209-214. « Les poursuites de Groesbeek contre les Réformés,» (d'après Lonchay, ouvr. cité).
(198) Le concile de Trente (1547-1564) qui confirma tous les dogmes catholiques antérieurement établis et procéda à la réforme des abus nombreux qui s'étaient glissés dans le sein de l'Eglise romaine, promulgua une foule de décisions, les unes concernant les dogmes, les autres touchant à la discipline, c'est-à-dire à l'organisation de l'Eglise, aux conditions de vie du clergé et à ses rapports avec le pape. C'étaient les Décrets de reformation. Le pape demanda aux souverains européens de les accepter en bloc et de les proclamer lois d'Etat. Mais il n'y eut guère que les princes allemands catholiques, la Pologne, le Portugal et la France, sous Louis XI Il seulement, qui les acceptèrent.
(199) « Il constatait tristement lui-même, en 1576, qu'il avait payé de la désaffection de son peuple son dévouement au roi catholique » (Pirenne).
(200) Lors de la joyeuse entrée du nouveau gouverneur à Bruxelles, on vit notre évêque figurer dans son cortège (Pirenne).
(201) Voir l'Appendice V.
(202) Ainsi Groesbeek lui-même, restant toujours au fond favorable à une entente avec les Espagnols, laissa sans protester Alexandre Farnèse établir une puissante garnison à Maestricht après la prise de cette importante place forte (juin 1578). Tous les services qu'il sut leur rendre lui valurent la dignité de cardinal.
(203) Voir page 130.
(204) On a vu plus haut, page 103, que cette prétention n'était rien moins que nouvelle.
(205) En 1601, on projetait de porter de 5 à 9 le nombre de ses quartiers. Par les faubourgs ouvriers de Sainte-Marguerite, de Sainte-Gertrude, de Sainte-Walburge, de Sainte-Véronique, de Saint-Vincent, de SainteFoy, de Saint-Remacle, elle débordait tout autour de son enceinte, se répandait à la fois le long de la Meuse et escaladait les collines qui bordent le fleuve (Pirenne). On a cru pouvoir estimer la population de Liège, en 1650, à environ 38.000 âmes (7567 maisons).
(206) Spa commençait à attirer la foule des étrangers venus de toutes les contrées de l'Europe. Dès le début du XVIIe siècle, on commençait à exporter en bouteilles l'eau de ses fontaines.
(207) La Cité est le territoire que les murs de la ville enserraient; la Franchise est l'étendue du ressort du Tribunal des échevins; la Banlieue comprenait une quarantaine de communautés des alentours soumises à l'administration et au droit urbains et qui jouissaient des privilèges des citains.
(208) La paix d'Augsbourg, qui mettait fin aux premières luttes religieuses en Allemagne, accordait bien aux princes luthériens (mais non calvinistes) la liberté du culte, mais elle maintenait pour les chefs d'Etat le droit d'imposer à leurs sujets leur propre religion, selon le principe cujus regio ejus religio. Les princes, tant protestants que catholiques, ne se firent point faute d'user de cette étrange faculté.
(209) Torrentius (Liévin van der Beken), évêque de Gand, archevêque de Malines, fondateur du collège des Jésuites de Louvain. Il est l'auteur de commentaires réputés de Suétone et d'Horace, ainsi que de recueils de poésies latines. - Lampson était poète. (Voir plus haut, page 173, note 2.) - Juste Lipse, (1547-1606) savant philologue des Pays-Bas, professeur illustre qui enseigna à léna, puis à Leyde et enfin à Louvain. - Langius (Joseph Lange), mort en 1630, professeur à Fribourg, auteur de divers recueils de sentences et pensées, savant éditeur des poètes latins.
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