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La collégiale Saint Martin à Liège

Monuments d'art mosan disparus

Le tombeau de l'Evêque Eracle

par le Joseph BRASSINNE

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Lorsque le 28 octobre 971, l'évêque Eracle eut rendu son âme à Dieu, ses restes furent transportés dans l'église collégiale Saint-Martin qu'il avait fondée, et furent inhumés au milieu du choeur.

Au sujet du monument qui les recouvrit, nous ne possédons qu'une indication fort sommaire que nous livre Jean d'Outremeuse. Il nous apprend que le corps d'Eracle « gisait sur des piliers ». Si le lecteur veut bien se remémorer les tombeaux du Xe et du XIe siècles que nous avons étudiés plus haut, il n'aura pas de peine à s'imaginer que celui d'Eracle rentrait dans la même catégorie. Si notre chroniqueur parle d'un corps gisant sur des piliers, c'est qu'il était accoutumé, en son temps, à voir des monuments funéraires dans lesquels l'effigie du défunt était placée sur un soubassement où figuraient des supports. En réalité, Eracle reposait sans aucun doute sous un tombeau composé d'une dalle sur laquelle des piliers ou des colonnettes servaient de support à une autre dalle. Il ne faut d'ailleurs pas oublier qu'à l'époque où jean d'Outremeuse écrivait, la sépulture d'Eracle ne se trouvait plus à son emplacement primitif, et qu'elle avait subi une importante modification. Peut­être même avait-elle été totalement transformée. Nous n'avons à ce sujet que l'assertion de Jean d'Outremeuse lui-même. Il la produit à deux endroits de sa chronique. Les deux textes sont d'ailleurs assez obscurs (1). Je vais essayer de les interpréter.

Robert, doyen de la collégiale Saint-Martin, trouvant que le tombeau d'Eracle encombrait le choeur, obtint, en 1226, de l'évêque Hugues de Pierrepont l'autorisation de le déplacer. Il enleva donc la sépulture du milieu du choeur, et la recula de côté, non loin du maître autel. Jusqu'ici les deux textes du chroniqueur concordent. Voici où ils diffèrent. D'après l'un, le corps aurait été placé dans un sarcophage en marbre qui n'aurait point fait saillie sur le sol; tandis que l'autre texte dit que le sarcophage ne fut point mis en terre, mais élevé un peu dans le mur, à la manière d'un petit autel où l'on fait la préparation du calice du maître autel.

En dépit de leur apparente contradiction, je pense que ces deux textes concordent. Il est certain qu'engagé dans la muraille sous un arcosolium, le tombeau ne faisait point saillie sur le sol, et notre chroniqueur peut ainsi opposer la situation nouvelle à celle que le doyen avait voulu modifier.

La tombe ressemblait donc à une crédence, et il est évident que Jean d'Outremeuse, dont le témoignage est précieux quand il décrit le milieu où il vivait, a constaté qu'il en était ainsi. Nous pouvons l'en croire.

Pourquoi certains auteurs racontent-ils que ce mausolée avait été en partie détruit lors de l'incendie de l'église en 1312 (2)? Je l'ignore, pas plus que je ne trouve la source où ils auraient puisé cette indication. Peut-être est-elle tout simplement le résultat d'une déduction sans autre base. En tout cas, jean d'Outremeuse, bien placé pour constater cette destruction, n'en fait point mention.

En 1511, les chanoines entreprirent de reconstruire leur église. La démolition du choeur entraîna celle du tombeau d'Eracle. Les travaux avancèrent très lentement. En 1567, ils n'étaient point encore entièrement terminés (3). Les chanoines n'avaient pas attendu leur achèvement pour élever à leur fondateur un nouveau mausolée. Renier en place l'exécution en 1542 (4). Il fut démoli au XVIIIe siècle, lorsqu'on fit à l'église une toilette nouvelle en vue de la commémoration du cinquième centenaire de l'institution de la Fête-Dieu qui fut célébrée en 1746.

Ce qu'était ce mausolée, nous l'ignorions jusqu'ici. Renier qui décrivit les monuments de Liège, en 1893, raconte que « lors de la reconstruction récente de l'entrée occidentale de l'église, on y avait transporté un débris de statue d'évêque demi nature, en pierre bleue, sans bras, la partie inférieure brisée aussi, vêtu d'une chasuble entièrement couverte d'ornements en bas-relief, d'un beau travail. » Il ajoutait que cet intéressant fragment, que tout portait à croire être un reste du monument de 1542, avait disparu.

D'autre part, Gobert a publié une inscription gravée sur une lame de cuivre conservée dans l'église, et que l'on avait découverte le 13 mars 1843, en procédant à la visite des restes d'Eracle qui reposaient, en face de la crédence, sous une table de marbre (5).

« On croit », ajoute Gobert, « que cette plaque de cuivre est un morceau du mausolée que l'on avait érigé à cet évêque, quand se fit la réédification du temple, dans la première moitié du XVIe siècle » (6).

Il n'y avait donc là que des suppositions.

Un dessin qui nous a été transmis par Van den Berch (7) permet d'y substituer une certitude (Planche VI).

Il nous montre un édifice formé d'une base moulurée assez élevée, sur laquelle reposait une statue gisante de l'évêque en habits épiscopaux, enveloppé d'une chasuble, mitré et tenant la crosse. Le gisant est surmonté d'une arcature surbaissée portée par quatre piliers rectangulaires.

Sur la face du monument était fixée la lame de cuivre dont parle Gobert, et qui est aujourd'hui conservée dans les dépendances de l'église Saint-Martin.

Quant au fragment de la statue de l'évêque, dont Renier déplorait, en 1893, la disparition, il s'est heureusement retrouvé.

Mon excellent confrère le Baron Maurice de Selys Longchamps en est l'heureux possesseur. Je lui dois d'avoir pu en joindre la reproduction à cette étude (Planches VII et VIII).

Ce fragment mesure 0 m 275 de longueur, 0 m 330 de largeur et son épaisseur est de 0 m 210.

Pour se convaincre de ce qu'aucun doute n'est possible sur son identité, il suffit d'observer la façon dont, de part et d'autre, sur le dessin et la sculpture, la crosse est tenue; d'examiner la dimension de la mitre, assez basse, qui ressemble encore à la mitre gothique; de songer aux proportions indiquées par Renier « demi nature »; enfin de se rappeler ce qu'il dit de la « chasuble entièrement couverte d'ornements en relief d'un beau travail ». La matière non plus ne permet aucune hésitation.

La sculpture est en marbre noir de Theux, mais, ayant subi diverses vicissitudes, elle ne présente plus ce beau ton de bronze patiné ou d'ébène que lui confère l'emploi de la cire, et montre la teinte gris bleuâtre qu'a notée Renier, et qui a poussé l'auteur du dessin du manuscrit de Van den Berch à le teinter en bleu.

Sans doute pourrait-on lui reprocher d'avoir supprimé tous les détails de la décoration, et nous préférerions tenir de lui une image fidèle jusqu'à la minutie. Je pense qu'il n'aurait pas été en état de la tracer. Sa science du dessin n'était point assez forte. Ne lui reprochons point ce qu'il a tu. Louons-le de ce qu'il a dit, et qu'il a été seul à dire, et constatons le soin avec lequel il a rendu la pose de la tête de l'évêque reposant sur le coussin.

J'ignore d'où l'on a tiré la date de 1542 que l'on donne pour l'érection du monument, mais j'estime qu'elle doit assez bien correspondre à la réalité. Ce tombeau, par sa matière et sa facture, s'apparente aux productions de l'atelier liégeois à qui nous devions le jubé de l'ancien monastère de Beaurepart, exécuté entre 1526 et 1545, et parmi les oeuvres conservées (8), l'admirable dalle funéraire de Jean de Cromois, abbé de Saint-Jacques, décédé en 1525, aujourd'hui au Musée du Louvre, ainsi que diverses sculptures fragmentaires que possède le Musée de l'Institut archéologique liégeois (9). Ii faut y ajouter une base de colonne, dans une collection particulière aux armes de Dom Léonard de Theux, abbé de Neufmoustier (10).

En utilisant les dimensions de la lame de cuivre qui mesure 0 m 90 de longueur, 0 m 30 de hauteur, et celles du fragment du gisant, Monsieur l'architecte archéologue Camille Bourgault est parvenu à établir les mesures du monument lui-même. Il est évident qu'elles ne peuvent être qu'approximatives puisqu'un des éléments du problème est fourni par le dessin de Van den Berch, dont nous ne savons point s'il avait été dressé à l'échelle, et qui vraisemblablement ne le fut pas. De cette approximation nous sommes bien obligés de nous contenter, et même nous devons rendre grâce à Van den Berch de nous l'avoir fournie, puisque sans lui notre ignorance serait complète.

La hauteur totale du monument aurait été de 2 m 90; sa longueur, à la base, de 2 m 15; la longueur du socle de 1 m 6o et sa largeur, de 0 m. 82.

Ceux qui l'avaient commandé conservaient encore le respect du souvenir de leur fondateur, et l'on pouvait voir dans leur geste une protestation contre la liberté qu'avaient prise leurs prédécesseurs, en 1226, de reléguer son tombeau dont la présence au milieu du choeur les gênait, dans le mur de ce choeur où l'on était tenté de le comparer à une crédence.

Les chanoines du XVIIIe siècle se montrèrent moins scrupuleux. En dépit de sa magnificence et bien qu'il fût une oeuvre de la Renaissance qui leur était chère, et non de ces temps gothiques pour lesquels éclatait leur dédain, ils jugèrent à leur tour le tombeau encombrant. L'occasion devait s'offrir pour eux de s'en débarrasser. Elle leur fut fournie par les modifications qu'ils apportèrent à l'église pour la mettre au goût du temps. Il se produisit à Saint­Martin, ce qui causa, au XVIIIe siècle, tant de mal à tant de nos églises: leur transformation et leur prétendu enrichissement au moyen de marbres, le remplacement du pavement sous lequel reposaient des bienfaiteurs et d'autres personnages qui avaient désiré dormir leur dernier sommeil sous les voûtes sacrées, et dont les pierres funéraires furent brutalement détruites pour faire place à un dallage plus luxueux. Le vandalisme se donna libre cours, et ses excès ne furent peut-être pas dépassés par ceux des révolutionnaires. Comme circonstance aggravante, les chanoines qui s'en rendirent coupables, étaient des croyants, tandis que les révolutionnaires s'en prenaient à des monuments d'un culte qui leur était devenu étranger. Hélas au siècle dernier, bien des méfaits de ce genre furent encore commis par ceux là même qu'aurait dû guider le respect du passé, et la liste n'en est malheureusement pas close.

Avant d'en arriver à faire disparaître le monument d'Eracle, les chanoines avaient commencé par le mutiler. Voici ce qui leur servit de prétexte: la « pointe », c'est­à-dire le couronnement du mausolée, « de peu de valeur », déclaraient-ils, « empesche l'embellissement de leur choeur, en offusquant de beaux et grands tableaux destinés à cet effect par la générosité » de leur prévôt et de leur doyen. Ils chargèrent donc le sculpteur Rendeux de dresser « le model de réparation et modération de cette mosolée. » Ainsi stipulait le décret capitulaire du 12 mai 1719 (11). Le 9 juillet suivant, les comptes de la collégiale mentionnent l'acquisition de blocs de sable pour le mausolée de l'évêque Eracle. Le 31 août, l'artiste percevait 180 florins, et le 18 juillet de l'année suivante, 60 florins pour avoir sculpté, peint et doré le sarcophage (12).

En rapprochant ces indications des renseignements que fournit le dessin de Van den Berch, il a été possible d'identifier comme provenant du tombeau démoli deux piliers, aussi en marbre noir de Theux, qui se trouvent dans les dépendances de l'église Saint-Martin, et dont je reparlerai plus loin.

Du travail exécuté par Rendeux, ces piliers portent la trace. Grâce à eux, il est permis de se représenter quelle en avait été la nature.

Sur leurs deux faces extérieures, ces piliers ont été entaillés de façon à recevoir une tranche de pierre de sable, assez épaisse. Dans celle-ci, Rendeux a sculpté une chute de feuillages. Il n'est pas difficile de conjecturer que, sur chacune des faces visibles du soubassement, la même opération aura été réalisée, avec cette différence qu'en cet endroit, aura pris place une guirlande de feuillages. Pour émettre cette conjecture, il suffit de se remémorer certains monuments antiques et des monuments de la Renaissance qui s'en inspiraient: les chutes et les guirlandes de feuillages y vont de pair.

Ces fragments portent la trace de la peinture et de la dorure dont font mention les comptes. Il est d'ailleurs probable que cette peinture et surtout la dorure auront été employées pour accentuer des détails du monument que le sculpteur avait respectés.

Comme c'était la trop forte élévation de la tombe qui avait amené les chanoines à y faire travailler, il est certain que Rendeux aura démoli le dôme et l'aura remplacé par un couronnement beaucoup plus plat. Les comptes ne faisant point mention de l'acquisition d'un autre matériau, la pierre de sable aura servi également à cet usage.

Ainsi réduit dans sa hauteur, enjolivé par des sculptures en fort relief, « égayé » par la dorure et la polychromie, le « lugubre monument », comme devait plus tard le qualifier le chanoine Devaulx (13), aurait dû trouver grâce aux yeux des chanoines.

Moins d'un quart de siècle plus tard, ils le firent disparaître.

Les préparatifs de la célébration du cinquième centenaire de l'établissement de la Fête-Dieu amenèrent un véritable bouleversement de l'église. Les dépenses à engager nécessitèrent un emprunt considérable. Le maître autel de style classique fut démoli (14). Le tombeau d'Eracle subit le même sort, et les deux piliers qui nous sont parvenus, furent insérés aux angles du soubassement de l'autel nouveau d'où Monsieur le doyen Haaken les fit retirer.

Il aurait été par trop indécent de ne point consacrer aux restes du fondateur de la collégiale un tombeau en remplacement de celui qui les avait abrités pendant deux siècles. La décision de démolir le monument du XVIe siècle avait été prise le 12 mars 1746, et du même coup, le chapitre avait stipulé qu'après le jubilé, un autre tombeau serait érigé « contre la muraille »

Quelques jours plus tard, le 21 mars, les ossements d'Eracle furent placés dans un coffret en chêne inséré dans une enveloppe en plomb. Ce coffret fut surmonté de la lame en cuivre qui ornait le monument condamné.

Le jubilé était depuis longtemps terminé quand, le 3 juillet 1753, le chapitre se décida à faire dresser le plan du nouveau monument. Nous ignorons quand il fut procédé à sa réalisation (15). Enfin, un sarcophage en marbre de Saint-Remy et en marbre blanc, en harmonie avec le maître autel, accueillit le coffret. Une construction analogue placée du côté de l'épître servit de crédence.

Le 13 mars 1843, il fut, comme je l'ai dit, procédé à l'examen des restes de l'évêque.

En 1889, l'occasion des travaux de restauration de l'édifice, le tombeau fut démoli en même temps que la crédence qui lui faisait pendant.

A cette occasion, le coffret fut à nouveau ouvert et son contenu examiné. Refermé, le coffret fut déposé dans le coffre-fort de la sacristie. II ne fallut pas moins de dix ans pour que l'on se décidât à reconstruire, dans la crypte, le sépulcre et la crédence. Depuis le mois de novembre 1900, les ossements d'Eracle reposent dans son quatrième tombeau.

Sans doute ont-ils été moins mal traités que ne le furent ceux de Théoduin, mais passer de la place d'honneur, dans le choeur d'une église que l'on a fondée, au recoin d'une crypte, et n'avoir plus pour abri qu'un tombeau dont la forme convient aussi bien à un meuble d'utilité, voilà de quoi donner une piètre idée de la reconnaissance humaine et de la durée de ses témoignages.

Le dessin de Van den Berch et les fragments conservés la rendant possible, puisse bientôt être érigée dans la basilique, une reconstitution du sarcophage qui attestera la gratitude que Liège doit à l'un de ses plus grands évêques, et Saint-Martin à son glorieux fondateur.


(1) Atant enluit sa sepulture à Saint-Martin là fut ensevelis en cuer, et là jut longtemps; mains Huez de Pirepont l'ostat à son temps, à le supplication de Robiers, le doyen adont del englise Saint-Martin, qui le voloit translateir, et le translatat humblement de costé de grant alteit; en I sarcut de marbre en terre l'encloiït, sans esleveir desus la terre ensi que devant, car ilh sembloit à doyen que la tombe encombroit emmi le cuer (JEAN D'OUTREMEUSE, Op. cit., t. IV, p. 132).

En cel ain [1226], Robiers, li doien de Saint-Martin en Liege, translatat le corps de Euracle qui gisoit en leur cuer desus des pileirs; si encombroit trop et fut remis deleis le grand alteit sens ensevelir, et fut esleveit I pau en mure al maniere d'on petit alteit, où ons fait les preparations de calix de grant alteit (Ibidem, t. V, p. 197).

(2) J-S. RENiER, Inventaire des objets d'art... de ta ville de Liège, Liège, A. Faust, 1893, p. 62, et E. MARÉCHAL, Eracle et la fondation de la collégiale Saint-Martin à Liège, Liège, H. Dessain, 1894, p. 45-

(3) T. GOBERT, Op. cit., t. IV, p. 112,

(4) J.-S, RENIER, Op. cit., p, 62

(5) T. GOBERT, Op. Cit., t. II, p. 611.

(6) Gobert ne fait guère que copier ici une phrase du procès-verbal de la découverte qui eut lieu le 13 mars 1843, et non 1845, comme il l'écrit.

(7) Cité de Liège, fo 283.

(8) Voyez J. BRASSINNE, Le jubé de l'église de Sainte-Waudru à Mons et le jubé de Beaurepart à Liège (La Terre wallonne, t. XVI (1927), pp. 318-337)-

(9) Voyez J. HELBIG et j. BRASSINNE, L'art mosan, t. II, Bruxelles, 1911, p. 13.

(10) J. BRASSINNE, Base en marbre noir de Theu. (Chronique archéologique du pays de Liège, t. XIX (1928), pp. 25-28).

(11) T. GOBERT, Op. cit., t. IV, pp. 112 - 113. Le décret est daté du 5 mai.

(12) Ibidem.

(13) Mémoires pour servir l l'histoire ecclésiastique du pays et du diocese de Liège, t. I, p. 817.

(14) T. GOBERT, Op. cit., t. IV, p. 113.

(15) Ces renseignements ont été extraits des archives de la collégiale par M. le Doyen Haaken. J'en dois la communication à M. Bourgault. A tous deux s'adresse ma gratitude.

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