Un des plus beaux aspects de la carrière de Notger, c'est le zèle qu'il déploya pour l'instruction publique. Sous ce rapport, il fut le digne successeur d'Eracle et l'émule de cette pléiade d'hommes distingués qui, sous le règne d'Otton le Grand, gardaient les tradition du siècle de Charlemagne. Pour bien nous rendre compte de l'activité qu'il déploya dans ce domaine, il faut jeter un coup d'oeil sur l'état dans lequel il trouva les lettres et les études à Liège.
Selon toute apparence, la prospérité de l'instruction publique dans cette ville remontait à Charlemagne. La puissante impulsion donnée par ce grand homme au mouvement intellectuel devait se faire sentir principalement dans les régions de son vaste empire qu'il habitait lui-même. Quoi d'étonnant, dès lors, que Liège, voisine des séjours carolingiens d'Herstal, de Jupille et d'Aix-la-Chapelle, et qui eut même un jour l'honneur de donner l'hospitalité à Charlemagne (557), ait eu de bonne heure des écoles et des lettrés? Le seul document qui nous montre l'application des instructions données par l'empereur à l'épiscopat, c'est précisément un mandement de l'évêque de Liège Gerbald (785-810) à son clergé (558), pour lui inculquer l'horreur de l'ignorance et la nécessité de l'étude (559).
Après la mort du grand empereur, Liège continua d'être, pendant la première moitié du siècle, visitée par les souverains, dont la présence n'aura pas peu contribué à y maintenir le culte de la vie littéraire. Sous l'évêque Hartgar (840-853), la ville reçut la visite du savant irlandais Sedulius, qui y fit un long séjour. On croit qu'il enseigna les lettres à la cathédrale de Liège (560); dans tous les cas, son influence n'y sera pas demeurée stérile à une époque tourmentée par la fièvre du savoir. Sedulius lui-même, par-dessus le règne orageux de Francon, toujours en lutte avec les Normands, tend pour ainsi dire la main à Etienne, successeur de ce prince. Poète, liturgiste et hagiographe, Étienne ne laissa point s'éteindre dans sa ville épiscopale le foyer de la culture intellectuelle. Richaire, dont l'histoire nous signale les grands travaux de restauration, Hugues et Farabert, trois abbés du pays de Trèves qui apportèrent à Liège un zèle sincère pour les études et d'excellentes traditions monastiques, durent, eux aussi, veiller à la bonne marche des écoles, bien que les trop rares données des chroniques nous aient laissé ignorer leurs actions. Toutefois, il ne paraît pas qu'avant la seconde moitié du Xe siècle, les écoles de Liège s'élèvent au-dessus d'une honnête moyenne. Elles n'atteignent pas l'éclat dont brillent alors celles d'Utrecht, où des maîtres irlandais enseignent le grec à saint Brunon enfant; elles sont éclipsées par celles de Metz (561), et elles ne sauraient rivaliser avec celles de Lobbes. C'est cette maison qui, dans la naissante principauté de Liège, tient le sceptre des études.
La vie littéraire était ancienne dans cette abbaye; au VIIIe siècle, elle avait produit des écrivains comme saint Ermin et Anson (+ 800), les plus anciens noms littéraires du moyen-âge belge (562). Interrompues dans la seconde moitié du IXe siècle par l'invasion des Normands et par l'intrusion des abbés laïques, les études avaient repris vigueur à Lobbes sous l'abbé Richaire (920-943) et trois hommes s'y firent alors un nom par leur savoir: Scaminus, Théoduin et Rathier (563). Ce dernier est l'écrivain le plus érudit et le plus original de son temps. Il a beau nous dire qu'il a peu appris chez ses maîtres et beaucoup par lui-même (564), il n'en fait pas moins honneur à l'école dont il sort et qui, sans doute, lui a donné tout au moins la passion de la science avec les moyens de la satisfaire (565). Ce qui prouve bien, d'ailleurs, que Rathier devait à Lobbes plus que Lobbes ne lui devait, c'est que la tradition littéraire de l'abbaye ne fut pas interrompue par son départ; elle se continua sous les doctes abbés Alétran et Folcuin (566).
Mais le grand homme qui devait imprimer à la vie littéraire de la Lotharingie la plus vigoureuse impulsion qu'elle eût reçue depuis Charlemagne, ce fut saint Brunon. Parfaitement au courant des langues grecque et latine, lisant tous les grands écrivains de l'une et de l'autre, versé enfin dans les sept arts libéraux, l'archevêque de Cologne était un homme de haute culture intellectuelle. En conformité, d'ailleurs, avec l'esprit de son temps, il voyait dans les lettres un moyen plutôt qu'un but; il leur demandait avant tout le secret d'une belle forme, mais il entendait les mette au service des vérités éternelles, et un mot de son biographe caractérise bien son tour d'esprit: il lisait avec plaisir tous les poètes anciens, mais il s'était surtout nourri de Prudence (567). Avec cette noble passion pour les études, il était parvenu à posséder à un degré remarquable l'éloquence latine et à l'apprendre à ses disciples: ceux-ci, à leur tour, avaient porté dans tous les pays le zèle littéraire qu'il leur avait communiqué. On comprend quelle action il dut exercer sur la Lotharingie après qu'il eut réuni dans ses mains les deux principales dignités de ce pays: l'archevêché de Cologne d'abord, le gouvernement du duché ensuite.
Liège ressentit immédiatement les effets du goût de Brunon pour les choses de l'esprit. Il était à peine monté sur le siège épiscopal de Cologne, qu'il faisait asseoir Rathier sur celui de Liège. La consécration des deux prélats eut lieu à Cologne le même jour (25 septembre 953) (568). Brunon aimait à se dire l'élève de Rathier: leurs relations intellectuelles semblent dater du jour que ce dernier, après son exil de Vérone, était venu vivre à la cour d'Allemagne, où il avait fait partie du clergé de la chapelle royale et où il avait été admis dans l'intimité de Brunon (569). On ne peut pas dire toutefois, que, malgré sa science et son talent, Rathier ait eu une action directe et personnelle sur le progrès des études dans son diocèse; il n'en eut pas le temps, et puis, son tempérament combatif ne se prêtait pas à l'exercice d'une influence pacifique et régulière. Par contre, il était réservé au saxon Eracle, que Brunon donna en 959 pour successeur à Baldéric ler, de devenir l'un des principaux promoteurs du mouvement intellectuel dans les Pays-Bas.
Mausolée d'Eracle à St Martin à Liège
Eracle avait été lui-même, à Cologne, l'élève de Rathier; il se plaisait à le lui rappeler longtemps après, dans une lettre affectueuse où il invitait son ancien maitre à rentrer au pays, ajoutant qu'il ne rougirait pas, en ce cas, de se remettre à son école (570). C'est Éracle qui, au dire d'un écrivain du temps, a le premier fait fleurir à Liège les études et la religion (571). Les contemporains liégeois, dit un autre, avaient depuis longtemps perdu jusqu'au souvenir des études libérales, et c'est lui qui établit les écoles auprès des collégiales (572). Mais ce n'est pas seulement sa ville épiscopale, dit un troisième, c'est tout son diocèse qu'il a appelé à la vie intellectuelle, en le couvrant d'écoles et en y appelant les maîtres distingués (573). Il est manifeste qu'il y a dans ces éloges une part d'exagération: ni Liège ni le diocèse n'étaient à ce point dénués de culture littéraire avant Eracle, et ce que nous avons dit plus haut le prouve sans réplique. Ce qui semble résulter des textes, c'est qu'à l'école de la cathédrale, qui existait de temps immémorial et dont il aura augmenté l'éclat, Eracle ajouta l'école de Saint-Martin.
Le tableau qu'Anselme nous trace de l'activité pédagogique d'Eracle est charmant, et il ne faut pas en omettre ici un seul trait. Une de ses principales occupations était de visiter à tour de rôle les classes des écoles de Liège. Il se chargeait lui-même de présider à la leçon des élèves les plus avancés (574); à l'occasion, il leur expliquait avec la plus grande douceur ce qu'ils n'avaient pas compris, promettant de s'y reprendre à cent fois, s'il le fallait, pour leur résoudre toutes les difficultés (575). Lui arrivait-il de devoir quitter sa ville pour aller à la cour ou participer à quelque expédition lointaine, il ne cessait de correspondre avec les maîtres, les stimulant, leur envoyant des poésies, réchauffant leur zèle pour l'étude par des messages qui leur arrivaient parfois du fond de la Calabre. Il était avec eux comme un père avec des enfants bien aimés, et il ne cessa, dit le narrateur, de se dévouer à sa glorieuse tâche; aussi beaucoup de jeunes gens ignorants et grossiers acquirent-ils en peu de temps, grâce à lui, la connaissance des sciences sacrées et profanes (576).
Il nous reste un témoignage touchant de la reconnaissance que gardaient ses anciens élèves au maitre dévoué: c'est la lettre d'un Anglo-Saxon qui ne se désigne que par l'initiale de son nom, B., et qui, écrivant à l'archevêque de Canterbury Ethelgar (988-989), rappelle avec émotion le souvenir de l'évêque de Liège. « J'ai été, écrit-il, au banquet de la science sacrée, où m'a introduit ce maitre chéri, et j'y ai pu, comme un petit chien, lécher les miettes que laissaient tomber le convives. Une mort cruelle m'a ravi le doux maitre qui m'a distribué à moi-même et à beaucoup d'autres le prix de la science, et nul ne sait combien, depuis ce jour, la faim et la soif intellectuelles ont tourmenté mon esprit désormais privé des festins du savoir » (577). A la date où fut écrite cette lettre, il y avait dix-sept ou dix-huit ans qu'Eracle était mort; peu de bienfaiteurs, on en conviendra, laissent un aussi long souvenir dans le coeur de leurs obligés!
Les études étaient donc en pleine prospérité à Liège lorsque Notger prit en mains la direction du diocèse. Nourri au palais, et peut-être élève lui-même de saint Brunon, il continua, sous tous les rapports, la tradition de son prédécesseur, et leur action s'est si bien mariée et fondue, qu'il est difficile de dire à qui des deux revient la plus grande gloire dans le lustre que jeta après eux leur ville épiscopale. Au lieu d'en essayer le départ, nous allons tâcher plutôt d'en tracer un tableau d'ensemble: nous y trouverons l'occasion, plus d'une fois, de mettre en relief la haute initiative et l'énergique activité de notre prélat.
Comme on l'a pu voir ci-dessus, il y avait plus d'une école à Liège dès le temps d'Eracle (578), avec un personnel de plusieurs professeurs (579). Or, comme, en dehors de la cathédrale, il n'existait alors que la collégiale de Saint-Pierre et celle de Saint-Martin, force nous est de supposer ou bien qu'il y avait une école à Saint-Pierre ou que celle de Saint-Martin devait son origine à Eracle. Il n'est d'ailleurs pas douteux que Notger, qui acheva Saint-Paul et qui fonda Sainte-Croix, Saint-Denis et Saint-Jean, aura traité toutes ces églises comme cette dernière, où il nomma un maitre des écoles (magister scolarum) (580), et qu'il les aura toutes également dotées d'un enseignement organisé. Si cette conjecture est fondée, Liège aura possédé à l'époque de Notger une école de cathédrale et six écoles de collégiale (581).
Ce qui vient d'être dit contient la réfutation anticipée d'une conjecture émise par certains érudits (582), et qui doit nous arrêter quelques instants. Selon eux, il n'y aurait pas eu d'écolâtre à la cathédrale avant Wazon, que nous trouvons en fonctions du vivant de Notger: c'est l'évêque lui même qui aurait gardé la direction des écoles, comme firent à Chartres non seulement l'illustre Fulbert, mais tous se successeurs jusqu'au XIIIe siècle (583). II est impossible de rallier à cette manière de voir, qui ne s'appuie que sur un argument négatif. Comment croire que l'école de la cathédrale, qui était de beaucoup la plus importante, ait manqué de ce que possédaient les collégiales et ait dû se contenter, pour directeur, d'un évêque presque toujours absent? L'exemple de Chartres, qu'on invoque ici, est loin d'être probant, car Chartres avait des écolâtres depuis le commencement du Xe siècle (584), et l'on verra plus loin qu'il en était de même à Liège.
Il est probable, au surplus, que les écoles des collégiales n'étaient guère, comme nous dirions aujourd'hui, que des établissements d'enseignement moyen (585), tandis que l'école de la cathédrale avait le caractère d'un grand séminaire ou d'une université. Le personnage placé à la tête de cette dernière portait concurremment, vers le milieu du XIe siècle, le titre de magister scolarum et celui de scolasticus (586), ce qui prouve l'identité des deux appellations. Et il semble même avoir cumulé ses fonctions avec celles de chancelier, comme c'était le cas à Chartres (587) et à Cambrai, où, de 1057 à 1101 et encore en 1132, nous rencontrons une série de chanceliers qui portent le titre d'écolâtre (588). Ce qui nous confirme dans cette supposition, c'est qu'à Liège aussi, Francon nous apparait revêtu, en 1057, de la dignité de chancelier (589), en 1066, de celle d'écolâtre (590). D'ailleurs, la chancellerie était un office compris dans les attributions de la capella ou chapelle; or, à Liège, nous pouvons constater que les écoles relèvent également de la capella. Quand Notger emmenait les élèves de son école en voyage, c'était un de chapelains qui avait la direction de la classe et, nous dit le chroniqueur, il y faisait régner une discipline aussi stricte que sur les bancs (591). C'est dans la capella que Wazon s'emploie d'abord; il y exerce des fonctions obscures, portant les livres et la machine à calculer, jusqu'à ce que, s'élevant de degré en degré, il parvient au rang de maitre des écoles (592). Or, n'est-il pas remarquable que nous lui voyions également signer des chartes comme chancelier (593), attestant par là que l'écotatrie, la chancellerie et la capella étaient reliées entre elles par les liens les plus étroits (594)? C'est même parce que l'écolâtre et le chancelier sont si souvent une seule et même personne que nous verrons plus tard, dans les universités, l'échange des deux noms, et celui d'ecolâtre finir par disparaitre devant celui de chancelier (595).
Quelles étaient les attributions de notre chancelier directeur des écoles? Apparemment, son autorité ne s'étendait pas seulement sur l'école de la cathédrale; il devait avoir, du moins à l'origine, une certaine direction ou surveillance de l'enseignement dans toutes les autres églises (596). En d'autres termes, si les analogies ne sont pas trompeuses, l'écolâtre de la cathédrale était, au temps dont nous parlons, l'équivalent d'un ministre de l'instruction publique. Nous sommes malheureusement réduits à de simples conjectures sur ce sujet.
Essayons de grouper ici le peu que la pauvreté de nos sources nous permet de connaître ou de deviner, au sujet de l'enseignement qui se donnait dans l'école de la cathédrale.
La première chose qu'il faille noter, c'est que l'école de la cathédrale était, dès le temps de Notger, partagée en deux: l'une intérieure pour les clercs, l'autre extérieure pour les laïques. Ce n'était pas le cas partout (597): bon nombre d'églises se bornaient à assurer, par leur enseignement, le recrutement de leur personnel. Liège était donc de celles qui enseignaient aussi par amour de la science, et qui aimaient à en communiquer le plus largement possible les fruits au monde profane (598).
La distinction dont il vient d'être parlé nous est affirmée par le témoignage le plus autorisé de l'époque. En même temps, nous dit Anselme, que Notger se livrait avec délices, au milieu des clercs, à la lecture et à l'étude des livres saints, il faisait instruire les jeunes gens laïques, qui étaient l'objet d'un enseignement à part, dans des connaissances qui convenaient à leur âge et à leur condition (599). Ce passage est d'ailleurs le seul qui nous révèle l'existence d'une école extérieure de la cathédrale de Liège; mais il n'en est que plus important, puisqu'il atteste qu'à une date aussi reculée que le Xe siècle, la jeunesse laïque trouvait à Liège le moyen de se procurer une culture littéraire sous des maîtres distingués. Tout ce que les chroniqueurs nous rapportent de plus a trait exclusivement à l'école intérieure ou cléricale, qui équivalait, dans la formation du clergé, à ce qu'est aujourd'hui un grand séminaire.
Dans cette école, Notger n'admettait pas seulement des adolescents de naissance libre, mais aussi des enfants de condition servile qu'il se faisait céder, souvent même avant leur naissance, par les mères encore enceintes (600). II semble bien qu'une pareille adoption équivalait, pour les futurs clercs, à un affranchissement en règle, et il n'est pas douteux, puisque aussi bien les canons l'exigeaient, que leur émancipation ne fût la condition préalable de leur admission aux ordres sacrés. Du nombre de ces heureux protégés fut peut-être Durand, troisième successeur de Notger sur le siège épiscopal de Liège (1021-1025), et dont les chroniqueurs nous attestent l'origine servile (601). Mais le grand coeur de l'évêque ne lui permettait pas de réserver le bienfait des études libérales aux seuls enfants de son diocèse: il admettait aussi dans son école ceux qui lui venaient d'autres diocèses, lorsqu'ils lui étaient recommandés par leur évêque ou par leurs parents (602).
Entre les deux écoles, il y avait d'ailleurs une différence déterminée par le but propre de chacune. L'intérieure préparait le recrutement du clergé de la cathédrale; son programme comportait donc tout au moins le minimum des connaissances indispensables à tout prêtre chargé du ministère ecclésiastique. Pour l'école extérieure, le programme était plus simple, puisqu'il se bornait à offrir aux jeunes gens laïques les connaissances les plus élémentaires. On peut croire qu'il ne dépassait pas beaucoup le niveau de ce que nous appelons aujourd'hui l'enseignement primaire.
Le personnel enseignant de la cathédrale devait être assez nombreux, d'abord à cause de la division de l'école en extérieure et en intérieure, ensuite à cause de la durée des études, qui était de plusieurs années, et de la grande diversité des branches, qui comprenaient, comme on sait, les sept arts libéraux. L'exemple de ce qui se passait ailleurs ne laisse pas d'être assez concluant sous ce rapport. A Utrecht, dès la fin du VIIIe siècle, l'école ne comptait pas moins de quatre maîtres, qui, il est vrai, n'enseignaient qu'un trimestre chacun (603). A Poitiers, l'écolâtre Hildegaire avait un coopérateur appelé magister scolarum (604). A la même époque, le savant Renaud était sous-maitre de l'école de la cathédrale de Tours (605). Peu après, au XIIe siècle, dans l'école de Toul, qui était certes inférieure en éclat et en importance à celle de Liège, il y avait, à côté de l'écolâtre, trois maîtres ayant chacun une prébende de chanoine (606).
Mais c'est surtout l'exemple de Chartres qui est décisif. Là, dans la première moitié du Xe siècle, nous rencontrons déjà un écolâtre, investi des fonctions de chancelier, et à côté de lui un professeur de littérature (grammaticus) qui porte le titre de vice-chancelier (607). Vers la fin du siècle, autant qu'il est permis d'en juger par le nombre considérable d'hommes éminents dans les lettres et les sciences qui étaient réunis à Chartres, ce personnel devait s'être augmenté notablement (608). Ce qui est certain, c'est que pendant tout le XIe siècle il comprenait, en-dessous de l'écolâtre, des personnages qui portaient le titre de grammaticus, de magister scolae ou d'adjutor scolarum, et dont plusieurs arrivèrent à leur tour aux hautes fonctions d'écolâtre et de chancelier (609).
En ce qui concerne plus particulièrement Liège, le même fait semble ressortir des titres que se donnent entre eux deux écolâtres du XIe siècle, Rodolphe de Liège et Raimbaud de Cologne, dont la correspondance nous a été conservée. Le premier gratifie son correspondant du titre pompeux de Coloniensis ecclesiae generalissimus scolasticus, et se qualifie plus modestement de Leodicensis (scolasticus) particularis et infimus. Raimbaud, dans sa réponse, confirme à Rodolphe le titre, qu'il a pris lui-même, de magister specialis ecclesiae Leodicensis (610), et il faut bien admettre que cette terminologie désigne une différence de rang hiérarchique, car, plus loin, nous voyons que Raimbaud s'appelle scolasticus, tandis que Rodolphe n'est désigné que par le titre de magister. Le premier est évidemment le directeur des écoles de Cologne, l'autre n'est qu'un des professeurs de l'école cathédrale de Liège. Le célèbre Egbert, qui écrivait, vers 1020, le recueil de sentences appelé Fecunda Ratis, aurait été, lui aussi, un membre de ce collège professoral de Saint-Lambert, si nous en croyons l'ingénieuse conjecture du dernier érudit qui se soit occupé de lui: en effet, il dit écrire son livre pour de tout jeunes écoliers, qui tremblent encore sous la férule et qu'il appelle des impubères et même des souris. Évidemment, d'autres maîtres enseignaient les élèves plus avancés en âge (611).
Nous ne sommes pas en état de reconstituer, comme on l'a fait pour Chartres, la liste des écolâtres liégeois pendant la période primitive. Je ne crois pas me tromper cependant en supposant qu'un des premiers noms repris dans cette liste devrait être celui d'Adalbold, le célèbre évêque d'Utrecht. Du moins, nous voyons qu'à la date de 1007, Adalbold exerce les fonctions d'archidiacre de Liège, et nous savons que c'était un personnage fort instruit, correspondant avec le pape Silvestre II (donc entre 999 et 1003) sur les problèmes les plus ardus des mathématiques. Or, dans une des lettres qu'il lui adresse, il s'excuse de la liberté qu'il prend, jeune comme il l'est, d'aborder un homme de son importance presque comme un collègue, quasi conscholasticum (612). On aura beau commenter ce passage tant qu'on voudra, il faudra bien qu'on se résigne à la conclusion qu'Adalbold a été écolâtre et qu'il traitait Gerbert comme si ce dernier était encore écolâtre lui-même (613).
Quoi qu'il en soit de cette conjecture, avec Wazon, successeur d'Adalbold, nous mettons le pied sur un terrain plus solide. Wazon, en effet, nous le savons par le témoignage formel d'Anselme, a été écolâtre de Notger, et si Adalbold a occupé cette dignité vers 999-1003, nous devons en conclure que Wazon lui aura succédé dans son poste le jour où Adalbold fut promu aux fonctions d'archidiacre (614). Disons-le en passant: ce seul choix montre que Notger se connaissait en hommes, car Wazon, c'est Notger lui-même, revivant dans une physionomie dont une heureuse coïncidence nous permet de voir de près et d'admirer la rare beauté morale.
Le plus parfait accord de vues régnait entre l'évêque et son écolâtre; ils étaient dévorés tous deux du même zèle pour l'enseignement de la jeunesse, et leur oeuvre se mêla à tel point qu'Anselme redit de Wazon comme écolâtre ce qu'il a déjà dit de Notger lui-même. Wazon se préoccupait à la fois de l'éducation morale et de la culture littéraire; il préférait de beaucoup, nous dit le chroniqueur, les jeunes gens qui avaient de la vertu à ceux qui n'avaient que la connaissance des lettres (615). Les élèves affluaient de tous les pays à son école, mais il ne les accueillait pas tous avec empressement; loin de là, il leur faisait d'abord valoir la difficulté des études; par contre, ceux chez qui il remarquait un vrai zèle pour la science étaient traités par lui de la manière la plus cordiale; il les gardait tant qu'ils voulaient et souvent il pourvoyait encore à leur vêtement (616).
Quelle que fût d'ailleurs la confiance méritée que Noter avait dans son écolâtre, il n'abdiquait pas totalement entre ses mains les nobles préoccupations de l'école; il aimait à rester en contact avec les jeunes gens, à se rendre compte de leurs travaux et de leurs progrès. Jusque dans ses nombreux voyages, il ne pouvait pas se détacher de ses chers élèves: il emmenait avec lui les meilleurs, et, sous la direction d'un de ses chapelains, ils continuaient leurs études dans une discipline aussi rigoureuse qu'à l'ombre des cloitres de Saint-Lambert. Ce séminaire ambulant, s'il est permis de l'appeler ainsi, avait sa bibliothèque et toutes ses autres armes de classe, comme s'exprime Anselme. Et ainsi, continue-t-il, ceux que l'évêque emmenait ignorants et illettrés revenaient souvent, plus instruits dans les lettres que les maîtres qu'ils avaient quittés (617). Cela se comprend: une éducation complétée par des voyages et par un contact précoce avec d'autres peuples et d'autres hommes devait rapidement mûrir ces jeunes intelligences. En ceci, Notger ne faisait que se conformer à l'exemple des maîtres les plus illustres. Il faisait ce qu'avaient fait à Liège son prédécesseur Éracle, à Hildesheim le précepteur de saint Bernward (618) et ce que devait faire ce saint lui-même (619).
On ne peut pas douter qu'en même temps qu'il élevait à cette hauteur l'école cathédrale, Notger ait déployé une même sollicitude pour les autres écoles de sa ville épiscopale et de son diocèse. Malheureusement, on l'a déjà vu, nous sommes très peu renseignés sur les collégiales de Liège et pas du tout sur les autres. Il est certain toutefois qu'elles ont dû avoir leur pépinière de clercs de tout rang pour le service de leur culte et pour les prébendes dont elles disposaient. Quant aux écoles monastiques, bien qu'elles fussent plus indépendantes de l'évêque, Notger ne parait pas s'en être désintéressé: ce qui le prouve, c'est que la plus brillante de toutes les écoles monastiques de son temps, ce fut précisément celle de l'abbaye de Lobbes, qui lui appartenait. Notger encouragea de toute manière l'abbé Folcuin, un des principaux érudits de l'époque, et certes, il ne lui aura pas marchandé, dans le domaine des études, un appui qu'au dire de Folcuin lui-même (620), il lui accordait si libéralement lorsqu'il s'agissait de travaux d'art.
Lorsque Folcuin mourut, Notger lui donna pour successeur son ami Hériger, l'écolâtre de l'abbaye, qui avait toute sa confiance et qu'il avait emmené dans son voyage d'Italie l'année précédente. L'honneur de ce choix excellent revient toutefois, en premier lieu, aux moines de Lobbes eux-mêmes. Dans une supplique adressée par eux à l'évêque de Cambrai et à celui de Liège, l'un, leur supérieur spirituel, l'autre, leur chef temporel, ils avaient désigné à ces deux prélats Hériger comme leur candidat préféré. « Il y a de longues années, écrivirent-ils, qu'il vit au milieu de nous en frère, nous rendant de signalés services, et remplissant avec le plus grand zèle, à l'égard d'un bon nombre de nous, le rôle d'un éducateur. Vous avez comme nous la certitude qu'il sait bien enseigner, et qu'il possède cet art qui consiste à tirer de son trésor l'ancien et le nouveau (621). Pas plus que son illustre ami et chef spirituel, Hériger, devenu pasteur, ne se désintéressa des études qui avaient été la joie de son existence, et nous avons lieu de croire que, comme Notger, il continua d'enseigner en personne (622). Écrivain remarquable autant que professeur distingué, Hériger laissa plusieurs ouvrages parmi lesquels sa Chronique des évêques de Tongres lui a valu le titre de père de l'histoire de Liège. Il mourut à un âge assez avancé, le 31 octobre 1007, et Notger, qui lui survécut de quelques mois, a encore eu le temps de choisir son successeur. Mais, cette fois, il ne parait pas avoir eu la main aussi heureuse que de coutume, car Ingobrand, qu'il revêtit de la dignité d'abbé, laissa bien déchoir la maison et le prince, évêque Wolbodon fut obligé de le déposer en 1020 (623).
Si nous mentionnons cette dernière circonstance, c'est parce qu'elle montre bien que c'est de l'école d'Hériger seul que sont sortis les personnages éminents de cette époque qui firent tant d'honneur à l'abbaye de Lobbes, à savoir Wazon, évèque de Liège, Burchard, évêque de Worms, et Otbert, abbé de Gembloux et de Saint-Jacques de Liège.
Nous connaissons moins l'histoire des autres abbayes; dans aucune d'elles, nous ne rencontrons le nom d'un écolâtre contemporain de Notger. Toutefois, les plus anciens témoignages relatifs aux études dans ces maisons sont d'une date si rapprochée de lui, qu'ils semblent bien pouvoir être invoqués pour son temps. A Saint-Laurent, au portes de Liège, il y avait un écolâtre, Falcalin, qui enseigna dans la première moitié du XIe siècle, et qui fut le collaborateur du célèbre Francon (624). A Stavelot, vers 1030 ou peu après, le bienheureux Thierry, si célèbre depuis comme abbé de Saint-Hubert, commença sa carrière comme directeur de l'école (625). A Saint-Trond, nous rencontrons avant 1034 un écolâtre du nom d'Adélard, qui occupe en même temps les fonctions de trésorier (626). A Saint-Hubert, il y avait, vers 1055, deux écolâtres, dont l'un tenait l'école intérieure et l'autre l'extérieure (627). Il n'est pas téméraire de présumer qu'en général, la prospérité des lettres, que nous constatons dans les centres dont nous avons parlé, se sera manifestée aussi dans ceux dont les destinées nous restent inconnues.
Il faut maintenant nous informer du programme des études. Il variait notablement selon les écoles et selon le degré de l'enseignement. Dans les écoles inférieures on se bornait, selon le voeu de Charlemagne, à la lecture, à l'étude du psautier, qu'on apprenait par coeur, à la musique avec le chant et aux éléments de calcul; c'était, si l'on peut ainsi parler, le programme de l'enseignement primaire (628) et je suis porté à croire que les écoles extérieures n'en avaient pas d'autre. Par contre, dans les écoles où les futurs clercs complétaient ou achevaient leurs études, et tout spécialement dans les écoles des cathédrales, le programme élaboré par Charlemagne comprenait, en outre, un ensemble de connaissances théoriques et pratiques: d'une part, la liturgie et le chant, avec la discipline ecclésiastique ou théologie morale, le comput, l'éloquence sacrée, la rédaction des actes publics; de l'autre, l'Écriture sainte et la patristique (629). Au surplus, il faut se garder de trop de précision, et c'est à peine si l'on peut parler ici de programme. Il est certain que le degré de supériorité auquel nous voyons s'élever l'enseignement de certaines écoles de ce temps, notamment de celles de Liège, est avant tout l'œuvre personnelle de leurs maîtres. Ceux-ci avaient toute latitude de pousser aussi loin qu'ils voulaient, selon la capacité de leurs élèves et leur propre zèle (630). Et c'est sous cette réserve que nous abordons ici l'examen des études liégeoises du haut moyen-âge.
Ces études, on le sait, se groupaient, depuis les derniers siècles de l'Empire romain, en une encyclopédie de sept sciences, les unes littéraires, qui constituaient ce qu'on nommait le trivium, les autres scientifiques et formant le quadrivium. Le trivium comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c'est-à-dire, comme on dirait aujourd'hui, l'étude de la littérature, de l'éloquence et de la philosophie. Le quadrivium comportait celle de la musique, de l'arithmétique, de la géométrie et de l'astronomie, c'est-à-dire les sciences en regard des lettres. Nous allons passer en revue les diverses branches du septivium, en marquant ce qu'on sait sur l'étude de chacune dans les écoles de Liège
Tout d'abord, elles n'étaient pas étudiées successivement, mais en partie simultanément. Du moins, on voit bien que l'enseignement de la grammaire, c'est-à-dire de la littérature, se prolonge pendant toute la durée des études.
Cet enseignement commençait par la lecture, et, comme il n'y avait pas de livres en langue vulgaire, on apprenait à lire en latin. Le latin était d'ailleurs, en fait de langues, la seule qu'on apprit, puisqu'elle était, par son universalité, le seul véhicule des idées générales et la seule expression de la civilisation. Il s'ensuit que l'art de lire était, pour le commençant, une connaissance absolument stérile aussi longtemps qu'on n'y associait pas l'étude du latin. Celui-ci était donc abordé tout de suite et l'étude en était menée de front avec celle de la musique et celle du calcul digital. Tout cela, bien que fort élémentaire, n'était pas sans difficulté. Plus d'un écolier aura versé des larmes amères avant de posséder parfaitement les neumes qui étaient le seul langage musical de l'époque. Et l'apprentissage de la langue savante était très pénible aussi.
Des listes de mots, des manuels de conversation, des exercices de conjugaison latine étaient la première propédeutique des petits barbares qui venaient s'asseoir sur les bancs du cloître de Saint-Lambert. On mettait ensuite dans leurs mains des résumés de grammaire, dont Donat fournissait les principaux éléments. Dès que la chose devenait possible, on appelait l'exercice au secours de la théorie, et, pour le rendre fructueux, on interdisait aux élèves de converser dans une autre langue que le latin (631).
En attendant, ils apprenaient par coeur tout le psautier (632), et cet usage, déterminé sans doute par des considérations pratiques telles que les besoins de la liturgie, avait pour résultat de meubler l'esprit de l'élève d'un trésor de poésie sacrée dont il ne comprenait pas toujours toute la beauté, mais qui maintenait sa vie intellectuelle dans les régions supérieures. Tout le moyen-âge est resté fidèle à la récitation intégrale du psautier; le plus ancien des hagiographes liégeois nous montre saint Lambert le récitant dans la neige et au milieu des frimas, devant la croix de l'abbaye de Stavelot (633).
Mais le psautier n'était pas le seul livre qu'on mettait aux mains des élèves. Des recueils de sentences, généralement sous forme métrique, venaient solliciter leur curiosité toute fraîche encore. Tels étaient les Distiques de Caton, ouvrage d'un emploi universel, les Fables d'Avien, et celles de Phèdre mises en prose par un certain Romulus (634). Un maitre liégeois contemporain de Notger, du nom d'Egbert, a le mérite d'avoir enrichi cette littérature pédagogique d'un recueil de sentences à un, deux ou plusieurs vers, qui contenait en quelque sorte tout le trésor de la sagesse populaire de l'époque (635). Ce livre, qui nous a été heureusement conservé, n'a pas joui de la diffusion de ceux que je vient de nommer, et son volume ne le permettait pas d'ailleurs: toutefois, il n'a pas laissé d'être répandu, et la mention honorable que lui accorde Sigebert de Gembloux atteste l'estime dans laquelle il était tenu par les maitres du moyen-âge (636).
Après cette préparation, on abordait l'étude des sept arts libéraux eux-mêmes. Dans les pages qui vont suivre, j'essayerai de dire aussi complètement que possible comment ils étaient enseignés à Liège du temps de Notger.
I. La grammaire.
Sous ce nom, nos sources désignent l'enseignement littéraire dans son ensemble depuis ses premiers éléments, c'est-à-dire depuis l'alphabet, jusqu'aux chefs d'oeuvre de la poésie païenne et chrétienne, en y comprenant toutes les oeuvres du génie humain (637). L'étude de la grammaire savante se continuait à Liège dans Donat et dans Pricien (638), auxquels il faut probablement ajouter Martianus Capella. C'est quand on passait à l'étude des écrivains qu'on se trouvait vraiment sur le terrain de la littérature. Les maîtres choisissaient librement les auteurs qu'ils expliquaient, toutefois, il semble qu'il y ait eu dès lors, dans les écoles, un certain ordre suivi, et Prudence parait avoir été en possession de présider aux débuts des études littéraires des jeunes humanistes (639). Cette préférence avait sa raison d'être on: voulait éviter que l'imagination de l'enfant fût troublée, voire même souillé par ce qu'il y avait d'impur dans les écrivains classiques, et, conformément aux recommandations d'Alcuin, on chargeait le poète chrétien d'introduire la jeunesse dans le sanctuaire des lettres. Au surplus, dans la pensée de cette époque, l'étude des anciens ne devait être elle-même qu'une préparation à celle de l'Écriture Sainte; ce qu'on leur demandait, ce n'était pas leur tour d'esprit, comme firent plus tard les humanistes de la Renaissance, c'est la connaissance de leur langage et de leur style.
A part la prédilection pour Prudence, à laquelle les maîtres liégeois, disciples de saint Brunon, seront restés fidèles, nous ne savons que vaguement quels écrivains étaient étudiés dans les classes et nous ignorons totalement dans quel ordre ils l'étaient. Il faudra donc nous borner à énumérer ceux que les Liégeois du Xe et du XIe siècle connaissaient. Parmi les païens, ils citent Cicéron, Salluste, Varron, Sénèque, Pline l'Ancien, Quinte-Curce, Aulu-Gelle, Macrobe, Virgile, Horace, Tibulle, Perse, Juvénal, Lucain, Plaute, Phèdre, Martial, Stace et même Lucilius, Labérius et Publilius Maximinianus. Parmi les écrivains chrétiens, ils ont lu saint Jérôme, saint Augustin, saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Grégoire-le-Grand, Sulpice Sévère, Lactance, Cassien, Boèce, Procope, Pierre Chrysostome, saint Isidore de Séville, Eugène de Tolède, Béda le Vénérable, Paulin, Raban Maur et leur propre compatriote Rathier, auxquels il faut ajouter les poètes, Prudence, Arator et Sédulius, sans compter les chroniqueurs et les hagiographes du moyen-âge (640). Ils en connaissaient d'autres encore, cela n'est pas douteux, mais nous ignorons lesquels. De ces auteurs, tous n'étaient pas expliqués en classe, un grand nombre étaient réservés dans les bibliothèques à la curiosité des plus studieux. Virgile et Lucain jouissaient d'une diffusion sans égale. On les commentait au moyen-âge avec autant de zèle que pendant l'antiquité, et c'est notre Egbert qui écrit ces paroles, significatives dans la bouche d'un professeur:
Qui sine commento rimaris scripta Maronis
Immunis nuclei solo de cortice rodis (641).
Mais quels étaient, pour continuer la figure d'Egbert, les commentaires qui ouvraient le fruit précieux et faisaient goûter la noix? Il n'est pas facile de le dire, et il y a tout lieu de croire que le plus clair du temps des maîtres médiévaux était consacré par eux à faire eux_mêmes le travail de commentateur. C'est, selon toute apparence, un professeur liégeois qui nous a laissé ce curieux commentaire manuscrit du XIe siècle sur Lucain, Macrobe, Juvénal et Perse. L'oeuvre de ce contemporain de Notger est hautement instructive (642). Le commentateur suit son texte pas à pas et l'explique vers par vers, s'attachant surtout aux faits et ne s'occupant guère de critique littéraire; ses gloses, tantôt justes et tantôt erronées, souvent encore subtiles ou même puériles, illustrent de la manière la plus saisissante l'enseignement des lettres et l'explication des auteurs anciens dans un collège du XIe siècle (643).
Ce que l'on cultivait avec le plus grand soin à Liège, c'était la versification. L'on y voyait non seulement une excellente gymnastique intellectuelle, mais la meilleure preuve de la culture littéraire. Tout le monde s'en mêlait; il n'est presque pas un seul des hagiographes ou chroniqueurs du temps qui n'ait voulu nous laisser au moins un échantillon de son savoir-faire dans un art si noble et si estimé, et les écoliers versifiaient à tour de bras. Voici une preuve curieuse de l'engouement universel.
En 1030, le prieur Guifred étant mort à l'abbaye du Mont-Canigou, au fond du Languedoc, ses moines, conformément à l'usage des abbayes qui faisaient partie d'une association de prières, firent annoncer la funèbre nouvelle à toutes les maisons fédérées. Ceux qui recevaient la visite du messager de l'abbaye signaient le rouleau de parchemin qu'il apportait, et y inscrivaient, selon le cas, tantôt une parole de condoléance ou un accusé de réception quelconque, tantôt, quand ils savaient écrire et qu'ils ne détestaient pas de le montrer, une pièce de vers de circonstance. Nous possédons encore le rouleau mortuaire qui fut rapporté en 1051 à Mont-Canigou par le messager, après une tournée au cours de laquelle il avait visité une multitude de monastères et d'églises de l'Occident (644). Sur cent trente-trois inscriptions que contient ce curieux document, il y en a onze de Saint-Servais de Maestricht (645) et quatorze de Liège; ces dernières proviennent de la cathédrale, puis des collégiales de Saint-Pierre, de Sainte-Croix, de Saint-Jean et de Saint-Barthélemy, et, enfin, des monastères de Saint-Jacques et de Saint-Laurent (646). Dans aucune ville de son itinéraire, le porteur du rouleau n'avait recueilli un si grand nombre d'attestations de condoléance. Toutes ces petites pièces sont en vers, et il faut avouer que les effusions lyriques de nos Liégeois se distinguent par leur tour en général plus aisé et plus élégant. Sans doute, il s'agit ici de l'époque de Wazon, dont le souvenir est évoqué plus d'une fois par les annotateurs liégeois du rouleau, mais, je l'ai déjà dit, l'oeuvre de Wazon continue l'oeuvre de Notger, et l'une témoigne pour l'autre.
Le rouleau mortuaire du Mont-Canigou nous montre d'ailleurs qu'à Liège, la versification latine est entrée sans réserve dans le courant nouveau. D'une part, la rime a pénétré dans l'hexamètre et les vers léonins se multiplient rapidement. D'autre part, à côté du vers métrique, qui pèse les syllabes, on voit apparaître le vers rythmique, qui les compte. Or, ce double phénomène se rencontre déjà sous Notger. L'inscription de son célèbre ivoire, peut-être composée par lui-même (647), contient deux hexamètres léonins, et l'on en trouve d'autres parmi ceux que l'abbé Hériger a écrits en l'honneur de saint Servais (648).
Pour les vers rythmiques, les premiers que je connaisse d'un maitre liégeois sont ceux dAdelman, dans son célèbre poème sur les savants de son temps (648) Il est vrai qu'Adelman avait étudié à Chartres, où ce genre de versification était particulièrement cultivé (649), et on pourrait se demander si ce n'est pas lui qui en a introduit le goût dans sa ville natale, où il a composé son poême (650). Mais, d'autre part, Adelman a étudié à Liège avant d'aller à Chartres, et il n'est las interdit de penser, jusqu'à preuve du contraire, qu'il aura trouvé dans sa patrie l'usage du vers rythmique.
Nous ne quitterons pas le chapitre de la grammaire, c'est-à-dire de la littérature, sans répondre à une question qui a été plus d'une fois posée.
Le grec figurait-il au programme de l'enseignement des écoles notgériennes? Je ne le pense pas, et ce n'est certes pas la présence de Léon de Calabre à Liège qui pourra le faire croire (651), car enfin, Léon était-il bien de Calabre? et s'il en était, savait-il le grec, et s'il le savait, l'a-t-il enseigné à Liège? Ce n'est pas non plus parce que l'écolâtre Gozechin, qui, en 1050, signe en qualité de notaire une charte de Théoduin pour Waulsort, trace son nom en caractères grecs (652) ou parce qu'en 1051 les clercs de Saint-Pierre écrivent sur le rouleau mortuaire du Mont-Canigou: In nomine Л et Y et A: et Л AГK Amen (653), que nous devons conclure à un enseignement du grec à Liège sous le pontificat de Notger et de Wazon. Quelle conclusion serait plus forcée et plus aventureuse? Si Rathier a su un peu de grec, cela ne prouve pas davantage, car ce polymathe possédait une science exceptionnelle pour son temps; d'ailleurs, ce qu'il savait de cette langue, il l'a bien plutôt appris an cours de ses nombreuses migrations que dans les écoles de son pays (654). Rien donc n'autorise à supposer que l'enseignement du grec fût donné à Liège sous Notger; aussi n'y a-t-on pas relevé la moindre trace de la connaissance de cette langue ou de sa littérature dans les écrivains du temps, si empressés d'ordinaire d'exhiber leur savoir (655). Liège, sous ce rapport, n'avait aucune supériorité sur Chartres, où le grec n'était pas enseigné non plus, bien que tel ou tel Chartrain se soit plu, comme Gozechin, à écrire certains mots en caractères grecs, ou, comme Luidprand, à larder son texte d'expressions empruntées à cette langue (656).
II. La rhétorique.
C'est, de toutes les branches du septvium, celle au sujet de laquelle nous sommes le moins informés. Aucune de nos sources ne nous parle de l'enseignement de l'art de l'éloquence dans les écoles de Liège. D'ailleurs, le trivium traditionnel n'appliquait l'éloquence qu'aux choses du monde profane (657). Raban Maur, il est vrai, qui fut le maitre par excellence des écoles du royaume d'Allemagne, voulait qu'on l'étudiât aussi en vue de la prédication et il se réclamait de l'autorité de saint Augustin (658). Mais lui-même n'entre dans aucun détail à ce sujet. Les prédicateurs, d'autre part, ne professaient pas une estime exagérée pour un art tant goûté des anciens, mais qui avait finalement abouti à un verbiage stérile: ils recherchaient la simplicité du langage évangélique, faite pour toucher les auditeurs et pour pénétrer dans leur intelligence, plutôt que les accents grandiloquents et la beauté boursouflée des harangues composées selon les règles. Aussi l'enseignement de l'éloquence avait-il changé de nature dans les écoles chrétiennes. Ce n'est pas qu'on y eût entièrement renoncé à l'exercice de la déclamation classique, qui consistait à faire des discours sur des causes imaginaires. Un curieux passage d'Hériger nous édifie à ce sujet: « Ce n'est pas ici, écrit-il dans la préface du Vita Remacli, une de ces compositions frivoles comme les écoliers en rédigent sur des sujets donnés, faisant parler tour à tour, par exemple, un offenseur et un offense » (659). Voilà bien la déclamation à la Sénèque pratiquée dans les écoles liégeoises, car nul ne soutiendra que Hériger, professeur lui-même, fasse allusion aux écoles de l'empire romain et non à celles de son temps. Conçue de la sorte, la rhétorique relevait de l'art d'écrire bien plutôt que de l'art de dire. C'était un enseignement spécial et fort technique, qui n'avait pas grand chose de commun avec l'art oratoire. Nous aurions pu classer sous la rubrique grammaire tout ce que nous disons ici de l'enseignement de la rhétorique dans les écoles liégeoises. Il consistait essentiellement en des exercices de rédaction sur des thèmes donnés: on rédigeait des diplômes, on écrivait des lettres sous le nom de tel ou tel personnage et sur telle ou telle question (660), et ces exercices d'écoliers, quand ils étaient bien faits, ont été pris plus d'une fois pour de vrais documents historiques. Le triomphe du rhétoricien, s'il est permis d'employer cette expression, consistait dans la confection de ces belles arenga dont s'enorgueillissaient les dictateurs du moyen-âge. Naturellement, la rédaction de tant de documents d'ordre purement pratique (on dirait aujourd'hui de tant d'actes notariés) n'allait pas sans la possession d'au moins quelques notions de droit et devait pousser à l'étude de celui-ci: on verra plus loin que cette étude, étrangère au cycle des arts libéraux, n'était pas négligée à Liège.
3. La dialectique.
Sous ce nom, on comprenait tout l'enseignement de la philosophie, comme, sous celui de grammaire, tout l'enseignement de la littérature. La dialectique était pour le moyen-âge ce que la rhétorique avait été pour l'antiquité: la reine incontestée du septivium, l'art des arts, la science des sciences (661). Raban Maur la proclame indispensable au clerc pour confondre les sophismes de l'hérétique. C'est déjà montrer que la logique formait le centre et le sommet de toutes les études philosophiques. Analyser subtilement une idée ou un raisonnement et les reconstituer d'après les procédés élaborés par les maîtres de la logique formelle, c'était l'alpha et l'oméga de la philosophie; il semblait qu'on eût des recettes pour penser. Gozechin, dans sa lettre à son ancien élève Walcher, rappelle à celui-ci que, du temps qu'il était sur les bancs de l'école de la cathédrale, il savait à l'occasion remplacer son maitre absent, même pour résoudre les plus difficiles problèmes d'ordre théologique ou philosophique (662). Il ajoute que Liège n'a rien à envier à l'académie de Platon en ce qui concerne l'étude des lettres, ni à la Rome des papes pour le culte de la religion (663). Gozechin lui-même semble préoccupé de justifier cette appréciation si flatteuse de l'enseignement philosophique qu'il a tour à tour reçu et donné dans sa ville natale il se complaît à faire défiler sous sa plume les noms de plusieurs célèbres philosophes antiques: Socrate, Zénocrate, Crantor, Chrysippe, Aristote, Carnéade, Panaetius, Cicéron et Musonius (664).
La réputation des écoles de Liège dans le domaine des études philosophiques semble s'être maintenue pendant tout le XIe siècle. Nous voyons l'évêque Eudes de Bayeux, frère de Guillaume le Conquérant, envoyer les plus instruits de ses clercs à Liège et dans d'autres villes où florissait l'enseignement de la philosophie (665). Il y a là un témoignage considérable rendu à la ville de Notger. Et, de fait, un des philosophes les plus estimés du XIe siècle ne fut-il pas le célèbre Alger, écolâtre de Saint-Barthélemy de Liège, puis moine à Cluny, qui avait étudié les sept arts libéraux, qui connaissait à fond les anciens, et chez qui un contemporain vante surtout la science de la philosophie et des lettres sacrées? (666).
Étant donnée la haute réputation dont jouissaient les études philosophiques de Liège, il est assez étonnant que l'on soit si peu renseigné sur leur programme. Au surplus, tandis qu'à une extrémité du Lothier elles brillent d'un si vif éclat, il est remarquable qu'à l'autre extrémité, au pays de Cambrai, nous en entendions parler avec un mépris assez peu dissimulé (667).
4. La musique.
Nous savons que cet art a été cultivé avec succès à Liège par l'évêque Étienne, qui s'est acquis un bon renom de liturgiste (668). Rathier, dans sa vieillesse, a également enseigné la musique (669). Si l'on pouvait établir que Noter, comme on le croit communément, avait fait ses études à Saint-Gall, on serait autorisé à croire qu'il aura fait profiter les écoles de sa ville diocésaine de l'excellente éducation musicale qu'on recevait au Xe siècle dans le grand monastère de la Souabe. Nous connaissons d'ailleurs les noms de deux musiciens liégeois distingués qui ont vécu au XIe siècle; le premier est Lambert de Saint-Laurent, duquel nous possédons des pièces notées pour musique (670), l'autre est le moine Helbert, qui vivait dans l'abbaye de Saint-Hubert en Ardenne (671).
5. L'arithmélique.
L'arithmétique était tenue en haute estime au moyen-âge; l'ignorer, avait dit Cassiodore (672), c'est ressembler à l'animal. Une des raisons de la faveur dont elle jouissait, c'était la superstition des nombres: on leur attribuait une valeur mystique, et il était convenu que la connaissance de cette valeur était indispensable à la bonne interprétation de l'Écriture Sainte (673). Il y avait donc une fausse arithmétique comme il y avait une fausse chimie (l'alchimie) et une fausse astronomie (l'astrologie).
L'enseignement de l'arithmétique était poussé fort loin dans les écoles de Liège, et c'est même, au dire d'un érudit, ce qui aurait nécessité l'existence de plusieurs professeurs à l'école cathédrale (674). Rathier, dans sa vieillesse, comprenait l'arithmétique au nombre des sciences qu'il enseignait (675). L'emploi de la machine à calculer, connue depuis l'époque romaine sous le nom d'abacas, est attesté à plus d'une reprise dans les écoles de Liège; Hériger lui avait consacré un traité (676); Wazon, nous dit son biographe, avait débuté dans les écoles de Notger en portant l'abacus, c'est-à-dire en remplissant les plus humbles fonctions de la domesticité scolaire (677); Rodolphe de Liège et son ami Raimbaud de Cologne, dans leur correspondance scientifique, s'en servent pour leurs calculs; enfin, il est dit de Helbert de Saint-Hubert, ancien élève de Liège, qu'il était aussi fort sur l'abacus, c'est-à-dire en calcul, qu'en musique (678). Ajoutons ici qu'on se servait déjà au XIe siècle des chiffres arabes, comme on peut le voir par la correspondance de Rodolphe et de Raimbaud (679). Aux noms des mathématiciens liégeois que nous venons de citer, il faut ajouter celui de Gunther, archevêque de Salzbourg, ancien élève de Liège.
6. La géométrie.
La géométrie est une des sciences dans lesquelles les Liégeois ont brillé au XIe siècle. A cette époque, elle n'était pas renfermée dans ses limites actuelles; elle comprenait la géographie et même l'histoire naturelle. On la cultivait avec zèle dans les écoles de Liège sous le pontificat de Notger. Deux de ses élèves, Adalbold et Wazon, ont occupé un rang distingué parmi les géomètres de leur temps. Tous deux, au dire d'un Liégeois dont le nom devait éclipser le leur dans cette science, se sont préoccupés du problème de la quadrature du cercle (680). Adalbold correspondait avec Gerbert sur des questions de mathématique et de géométrie; il l'interrogeait notamment au sujet de l'épaisseur de la sphère (de crassitudine spherae) (681). Mais, ainsi que je viens de le dire, le plus fameux géomètre liégeois de ce siècle, c'est un homme qui a été formaté dans l'école de Liège et, selon toute apparence, par des maitres qui avaient eux-mêmes reçu l'enseignement de Notger: j'ai nommé le célèbre Francon, qui remplit à la cathédrale de Saint-Lambert les fonctions d'écolâtre depuis au moins 1047, et qui les occupait encore en 1084. Francon a écrit un traité De la quadrature du cercle, qui a été publié de nos jours (682), et dans la composition duquel il fut aidé par Falcalin, moine de l'abbaye de Saint-Laurent (683).
Vers la même époque florissait à Liège un autre géomètre de distinction, Rodolphe, professeur à l'école de la cathédrale ou écolâtre d'une collégiale de la ville. Nous possédons la correspondance curieuse qu'il entretenait avec Raimbaud, écolâtre de Cologne, au sujet de diverses questions de géométrie (684). Des deux correspondants, c'est Rodolphe de Liège qui apparait commune le plus savant. Raimbaud s'informe auprès de lui, lui pose des questions, lui demande des livres, et lui rappelle les fortes études qu'il a faites à Chartres sous Fulbert. Rodolphe répond aux questions de Raimbaud, résoud ses difficultés, en confère parfois avec d'autres maîtres et semble mettre dans ces relations autant de condescendance que Raimbaud y apporte de déférence (685 Sur les questions traitées dans cette correspondance, on lira avec intérèt, les lignes suivantes « La géométrie théorique fait l'objet principal des lettres de Raimbaud et de Rodolphe. Ils s'efforcent d'expliquer le passage de Boéce sur la valeur des angles. L'un démontre qu'en effet les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits; l'autre, que le triangle équivaut a la moitié d'un carré coupé par une diagonale. La discussion s'engage ensuite sur la longueur de cette diagonale proportionnellement aux deux autres cotés du triangle, ce qui donne lieu à une division de fractions par l'abaque. Une nouvelle question est soulevée peut-on trouver un carre double d'un autre par l'arithmétique ou par la géométrie? L'on répond que par l'arithmétique on ne l'obtient point d'une manière exacte, mais seulement par la géométrie, en élevant un carré sur la diagonale du carré dont on recherche le double. Le passage de Boèce sur les angles intérieurs et extérieurs fournit aux deux savants un autre sujet de discussions. Qu'appelle-t-on angles intérieurs ou extérieurs? Les angles intérieurs se trouvent-ils exclusivement dans les plans, et les angles extérieurs dans les solides? Ou bien sont-ils identiques, ceux-ci avec l'angle aigu. ceux-là avec l'angle obtus? Enfin, les deux amis se demandent ce qu'il faut entendre par les pieds, droite, carrés, solides, dont parle aussi Boéce.» Clerval, p.126). Rodolphe, on vient de le voir, a des collègues possédant comme lui la science géométrique, témoin Odulfe, qu'il appelle son confrère, et auquel il a soumis une question posée par Raimbaud. Cet Odulfe est peut-être aussi un écolâtre liégeois. Un autre, du nom de Rasquin, a été l'élève de Rodolphe; il est maintenant le voisin de Raimbaud, c'est-à-dire, sans doute, qu'il a quitté le diocèse de Liège pour celui de Cologne. On le voit, Liège peut être considérée à cette époque comme un véritable foyer d'études géométriques.
7. L'astronomie.
Cette science, que déjà Raban Maur distingue nettement de l'astrologie, condamnant celle-ci et recommandant l'étude de celle-là (686), avait, au moyen-âge, une utilité immédiate et présentait même aux clercs un caractère de véritable nécessité: sans elle, pas de comput, c'est-à-dire pas de chronologie! Et l'on sait qu'à cette époque, comme dans les premiers temps de la Rome républicaine, c'étaient les ministres de la religion qui étaient seuls chargés de la rédaction du calendrier. La détermination de la date de Pâques, qui s'établissait d'après la place occupée dans celui-ci par la pleine lune de printemps, rendait l'étude de l'astronomie indispensable; tout computiste était donc astronome, à Liège comme ailleurs.
Il ne nous reste aucun témoignage explicite sur l'enseignement du comput et sur les travaux des computiste liégeois. Mais on connaît les noms de quelques Liégois qui ont étudié l'astronomie au temps de Notger. Ce sont Englebert de Saint-Laurent, computiste (687), et Rodolphe, l'écolâtre dot nous venons de parler. Celui-ci avait composé un astrolabe dont il entretient son correspondant Raimbaud de Cologne « Je vous aurais envoyé volontiers, lui écrit-il, mon astrolabe pour que vous en jugiez, mais il me sert de modèle. Si vous voulez savoir ce que c'est, venez à la messe de Saint-Lambert vous ne vous en repentirez pas. Il vous serait inutile de voir simplement un astrolabe » (688).
La connaissance de l'astronomie à Liège datait d'ailleurs, comme toutes les autres, du temps d'Eracle. Nous en avons la preuve dans la célèbre anecdote dont cet évéque fut le héros, lors d'une éclipse totale de soleil qui épouvanta l'armée d'Otton I pendant une campagne en Italie (22 décembre 968). Seul tranquille au milieu de ces multitudes éperdues qui attendaient la fin du monde et qui se cachaient en tremblant sous les chariots, Eracle parcourait le camp et rassurait les soldats liégeois, leur disant qu'il n'y avait là rien qu'un phénomène naturel, et que sous peu ils reverraient la lumière du jour (689).
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Tels sont les renseignements que j'ai pu recueillir sur l'étude des sept arts libéraux à Liège sous Notger. Tout fragmentaires qu'ils sont, ils donnent une grande idée du mouvement intellectuel auquel présidait notre illustre prélat.
Mais déjà l'activité des études débordait le cadre étroit du septivium antique, et de nouvelles branches du savoir étaient nées qui ne se laissaient pas enfermer dans ses étroites limites. Les sept arts libéraux, on ne cessa de le redire au moyen-âge, n'étaient qu'une préparation à une étude bien autrement haute et importante, celle de la théologie: c'était pour la mieux approfondir qu'on mettait l'esprit de la jeunesse à leur école. Les clercs avaient un programme d'études dont le minimum avait été fixé par un capitulaire de Charlemagne: il comprenait, outre les connaissances reprises plus haut, celle de la liturgie, du droit ecclésiastique et de la patristique (690). La théologie était l'auguste couronnement de ces études: elle en formait le degré le plus élevé et n'était l'apanage que de ceux qui voulaient une culture supérieure.
L'intervention de l'école théologique de Liège dans les débats du Xe et du XIe siècle au sujet de l'Eucharistie suffit à attester non seulement l'intérêt qu'on y prenait au problème, mais aussi le soin avec lequel il avait dû y être étudié (691). Déjà Rathier s'était exprimé de la manière la plus catégorique au sujet de l'Eucharistie: c'est bien, avait-il dit en termes formels, la chair et le sang de Jésus-Christ qu'on reçoit dans la communion (692). Hériger également défend la doctrine orthodoxe; son De corpore et sanguine Domini prend parti pour Paschase Radbert contre Raban Maur (693). Aussi, lorsque plus tard l'hérésie de Bérenger de Tours vint troubler tout le monde savant, les Liégeois s'élevèrent contre le novateur avec une unanimité et une énergie qui ne montrent pas seulement la persistance d'une tradition dogmatique, mais la continuité d'un enseignement scientifique (694). C'est le vieux Gozechin qui, de Mayence, tonne contre Bérenger, l'apôtre de Satan (695). C'est Adelman qui écrit à l'hérésiarque une lettre touchante pour lui rappeler l'enseignement des maîtres communs qu'ils ont entendus à Chartres (696). C'est Rupert de Deutz dont la doctrine reproduit ce qu'on lui a appris du temps qu'il était sur les bancs de l'école de Liège (697). C'est Théoduin qui, dans sa lettre au roi Henri I, lui demande non de réunir un concile à Paris, mais d'instruire immédiatement le procès de Bérenger et de décréter son supplice (698). C'est Alger enfin, l'un des plus illustres élèves de Liège, qui écrit le beau traité sur l'Eucharistie (699), vanté comme un chef-d'œuvre par ses contemporains.
A la théologie se rattachaient l'étude de l'exégèse et celle de la liturgie. La première se passionnait surtout pour les subtiles distinctions du sens littéral ou historique et du sens figuré ou prophétique (700), à laquelle s'était déjà appliqué Raban Maur, l'Alcuin de l'Allemagne.
Il est difficile de dire si la liturgie était l'objet d'un enseignement formel, mais on est porté à le croire, quand on voit dès le commencement du Xe siècle, les travaux liturgiques de l'évêque Étienne. Ce sont les maîtres des études liégeoises, Hériger et Francon, qui se distinguent dans ce genre de littérature. Le premier écrit, outre des antiennes et des Hymnes, un traité Des offices divins en deux livres et un autre Sur la manière de célébrer l'Avent. Le second a composé, avec Falcalin de Saint-Laurent, qui a déjà été son collaborateur pour un autre travail, un traité Du jeûne des quatre temps (701).
Mentionnons encore, pour finir, et sans chercher à savoir si l'enseignement y est pour quelque chose, les travaux juridiques de quelques Liégeois. On sait que Rathier déjà s'était distingué par ses connaissance en matière de droit (702). Le célèbre canoniste Burchard de Worms est un élève de école de Lobbes, et il a eu pour collaborateur l'abbé de Saint-Jacques, Olbert. D'ailleurs, une certaine teinture de droit ecclésiastique était indispensable au prêtre; il ne pouvait ignorer complètement les canons des conciles et les décrétales des papes, et Burchard de Worms en exigeait la connaissance de ses clercs (703). Faut-il croire que ce sont les études de droit qui ont développé de bonne heure, à Liège, les idées réformistes, dont Wazon, on le sait, fut le premier champion dans l'épiscopat? (704) La question est intéressante et vaudrait la peine d'être soumise à un examen (705).
Quant à la médecine, que tout prêtre, au dire de Raban Maur (706), avait l'obligation de connaître, force nous est de nous en taire, parce que nos sources sont muettes tant sur l'enseignement que sur la connaissance de cette science (707)
Combien de temps durait l'ensemble des études à l'école de la cathédrale? Nous n'avons pas de données fort précises à cet égard, et il faut naturellement distinguer. Dans les écoles extérieures, où l'on ne donnait qu'un enseignement sommaire, elles n'exigeaient sans doute qu'un petit nombre d'années. Dans les écoles intérieures elles-mêmes, il y avait encore des différences, car la majorité des élèves ne faisaient que les études ordinaires du clergé, tandis que les étudiants d'élite approfondissaient tout le savoir de l'époque. Ces derniers consacraient à leur formation intellectuelle un temps qui ne devait guère être inférieur à celui qu'aujourd'hui les études primaires, secondaires et supérieures réunies. En général, on peut dire que, pour achever le cours complet du septivium et de ses annexes, on ne mettait pas moins d'une douzaine d'années (708). Ainsi Egbert de Liège avait fait trois ans d'études élémentaires et neuf ans septivium (709). Saint Brunon resta une dizaine d'année à l'école (710). Saint Adalbert de Prague, qui avait reçu sa première instruction dans la maison paternelle, où il par apprit par coeur tout le psautier et étudia le Moralia de saint Grégoire le Grand (711), passa ensuite pendant neuf ans à Magdebourg sous le célèbre Ohtrik (712). Ces exemples nous autorisent à conclure qu'au moyen-âge on consacrait à peu près le même temps que nous aux études primaires et moyennes (713), avec cette différence toutefois que les vacances étaient inconnues. Il est vrai que le nombre beaucoup plus grand qu'aujourd'hui des fêtes chômées, joint au repos rigoureux qu'on y observait, apportait des compensations suffisantes. Les jeux et les divertissements de toute nature prenaient alors la place des études; les livres étaient soigneusement mis de côté, les maîtres les plus sévères se déridaient et les écoliers se livraient au plaisir avec la gaieté et la pétulence de leur âge (714).
Si maintenant on veut pénétrer dans l'école pour en observer le régime, on ne manquera pas de faire quelques constatations intéressantes. Les deux écoles, l'intérieure et l'extérieure, sont logées chacune dans les cloîtres de la cathédrale et la vie qu'on y mène se ressent de ce milieu quasi-monastique (715). Les élèves, ceux de l'école intérieure surtout, participent à une bonne partie des exercices religieux des chanoines; plus d'un parmi eux fait déjà partie du chapitre avant l'âge d'exercer le ministère, et il y a un peu partout des chanoines-écoliers (canonici scolares) (716). L'école a sa chapelle particulière, qui surgit à l'entrée de ses locaux: elle est dédiée à saint Nicolas, patron de la jeunesse et spécialement des écoliers (717).
Les classes présentent le même spectacle que de nos jours: l'émulation est ardente, surtout quand elle est stimulée par un maitre zélé (718). Parfois, comme aujourd'hui, elle portée à l'excès, et l'ardeur pour les études dégénère en fièvre chaude, je n'en veux pour preuve que ce jeune de Stavelot, assailli sur son lit de mort par des visions démoniaques qui viennent à lui sous la figure d'Enée de Turnus et d'autres héros de Virgile (719).
L'école est d'ailleurs régie par une autorité sévère, et discipline y est rigoureuse. « Il faut, disait Meinwerc évêque de Paderborn, qu'on élève les enfants avec sévérité, leur prodiguer les caresses, c'est les encourager à l'indiscipline (720).
La férule était l'indispensable instrument de l'éducation: elle était dans la main du maitre comme l'épée dans celle soldat ou la crosse dans celle de l'évêque (721). On était tout nourri de cette maxime des Livres Saints: « Celui qui épargne la verge à son fils hait son fils. » Un des plus savants hommes du temps, le plus érudit des Liégeois du Xe siècle, Rathier, écrit ces lignes dans un ouvrage où il expose tour à tour les devoirs de toutes les professions: « Etes-vous maitre d'école? Souvenez-vous que vous devez votre affection avec votre enseignement à vos disciples; n'oubliez pas que vous avez à corriger leurs fautes par des paroles et par des coups (722). » Et le même savant donne le titre significatif d'Épargne-Dos (Sparadorsum) à sa grammaire latine. La mention de la férule revient d'une manière régulière chaque fois qu'on parle de classes (723). Éracle écrit à saint Brunon qu'il se remettrait volontiers sous sa férule. Hellin de Fosse, qui a gardé un souvenir reconnaissant à son maitre Sigebert de Gembloux et qui lui a dédié ses deux ouvrages sur saint Feuillien, lui rappelle avec attendrissement le temps où la férule de ce bon maitre venait caresser son échine d'enfant (724). Gozechin de Mayence, qui fut écolâtre à Liège, écrit à son ancien élève Walcher: « Je me réjouis aujourd'hui d'avoir souvent corrigé sur votre dos vos peccadilles d'écolier... Où est le temps où vous pleuriez sous ma férule? » (725) Et Walcher était un bon élève, son ancien maitre lui en rend témoignage; il déclare qu'il voudrait n'en avoir jamais formé que des pareils. Mais les moeurs étaient rudes et parfois la dureté des maîtres dégénérait en barbarie véritable, s'il en faut croire le vieil Egbert, qui la flétrit en termes énergiques, bien qu'avec une certaine exagération.
« Il y a, dit-il, des écoles qui ne consistent qu'en verges. On frappe le corps, on ne se soucie pas de corriger l'esprit. Radamanthe est moins implacable que certains maîtres, Eaque tourmente moins cruellement les ombres des damnés, les Erynnies entourées de serpents se démènent avec moins de fureur. Il y en a parmi eux qui veulent que les élèves sachent ce qu'ils ne leur ont pas appris. Ce ne sont pas les coups de bâton qui donneront la science, c'est le travail intérieur de l'esprit vous casserez une forêt entière sur les épaules de vos malheureux élèves, vous n'arriverez à rien sans la collaboration de leur intelligence. De quel droit vous dispensez-vous d'enseigner ce que vous avez appris, ou voulez-vous qu'on sache ce que vous n'avez pas enseigné? Est-ce que la pauvre chair humaine a la dureté du bois ou du métal? Tremblez qu'à faire périr de malheureux élèves, vous ne périssiez vous-mêmes à jamais. Je vois maltraiter également celui qui est capable d'étudier et celui qui ne pas.
« C'est par la douceur et par les égards qu'on forme les enfants. Ce malheureux petit que vous accablez de coups, il s'en ira aussi peu formé que lorsqu'il est venu; avant I'âge, il descendra, l'obole dans la bouche, aux rives du fleuve infernal, et il mourra dans ses premières années alors qu'il eut pu remplir un rôle utile dans le monde. Tel frappe les enfants comme s'il avait soif de leur sang, ou qu'il eût à venger sur eux le meurtre de son père. Non, ce n'est ainsi qu'on forme un éphèbe: ce sera un merle blanc s'il sort bien élevé d'un pareil régime (726 Egbert, Fecunda Ratis, p.170 la pièce intitulée: De immitibus magistris et pigris.) ».
II ne faut pas cependant, sur la foi de ces diatribe, se faire une trop mauvaise idée des écoles d'alors, ou se figurer que les écoliers y fussent traités en malheureuses victimes. Les éducateurs du temps croyaient, il est vrai, que la sévérité était nécessaire dans l'intérêt des élèves eux-mêmes. Mais ceux-ci ne semblent pas avoir été d'un autre avis, et on les voit en général garder de leurs années d'études et de Ieurs maîtres un excellent souvenir (727).
Sous certains rapports, la méthode pédagogique était, au moyen-âge, supérieure à la nôtre. Les classes ne comprenaient qu'un petit nombre d'élèves: on ne dépassait pas, en général, le chiffre de dix; y en avait-il beaucoup plus, on dédoublait la classe. Les élèves étaient assis, séparés et à distance les uns des autres (728). II y avait, comme nous dirions aujourd'hui, des professeurs de carrière. Les maîtres vieillissaient dans le métier; généralement, ils ne déposaient la férule que lorsque le grand âge venait leur faire une obligation du repos (729).
Ajoutons enfin que la gratuité de l'enseignement était, sinon une loi absolue, du moins une observance générale. Il était défendu aux professeurs d'exiger un salaire de leurs élèves, et tout au plus leur permettait-on d'accepter des plus riches une rémunération volontaire. Mais les maîtres liégeois ne voulurent rien recevoir de personne: Egbert se vante formellement de ne donner qu'un enseignement gratuit (730), et Wazon refusa toujours les cadeaux que lui offraient des élèves reconnaissants (731). On se faisait une gloire de distribuer pour rien les fruits d'or de la science, et on ne parlait qu'avec mépris des gagneurs d'argent (732) qui retiraient quelque lucre de leur savoir (733). II faut l'avouer, tous les professeurs ne poussaient pas si loin le désintéressement, et l'on voit Sigebert à Gembloux, Ohtrik à Magdeourg et en général les maîtres de Chartres accepter une rémunération volontaire (734). Mais le principe de la gratuité de l'enseignement n'était pas atteint par ces libéralités des parents riches, et, en 1179, le 3e concile oecuménique de Latran lui donna une consécration solennelle (735). Wazon allait plus loin: il pourvoyait, à ses propres frais, aux besoins matériels des bons élèves. Et c'est avec raison qu'un contemporain, reprenant une image chère à l'hagiographie médiévale, compare l'école de Liège à un bel arbre chargé de fleurs, autour duquel voltige l'essaim des abeilles qui viennent y cueillir le miel dont elles emplissent leurs ruches (736).
Telles furent les écoles de Liège sous Notger. Elle devinrent un des plus brillants foyers littéraires de l'Europe. et elles propagèrent au loin le renom et l'influence de Saint-Lambert (737). Liège éclipsait toutes les écoles de ce côté des Alpes, sinon toutes celles du continent (738). L'empereur Henri II se plaisait à dire qu'il souhaitait pour les écoles de sa chère Bamberg la science de Liège et la discipline de Hildesheim (739). Comme Gerbert à Reims, comme Fulbert à Chartres, Notger parvint à s'entourer d'une pléiade de disciples qui, plus tard, sur les sièges épiscopaux ou dans les chaires les plus célèbres de l'Europe, portèrent au loin la gloire de leur patrie.
Cette prospérité se maintint sous les successeurs du grand évêque, et en particulier sous le pontificat de Wazon. Comme Éracle et comme Notger, Wazon, devenu évêque. faisait ses délices de visiter les écoles, de s'enquérir des études de chaque élève, de poser des questions difficiles qu'il se plaisait à voir résoudre. C'était là, disait-il, sa récréation et son délassement quand il parvenait à s'arracher au tourbilIon des affaires (740). Ainsi, sous des maîtres incomparables, la traditions des bonnes études se maintint pendant au moins un siècle à Liège. Et l'école de Liège avait le don d'enthousiasmer ses élèves, de conquérir et de garder leur affection. Avec quelle tendresse parlent d'elle ceux qui ont suivi ses leçons! Nous avons déjà entendu la voix d'un de ses anciens disciples, qui, du fond de l'Angleterre, se souvient avec reconnaissance de son vieux maitre Eracle (741). La biographie émue de Wazon par Anselme, les vers rythmiques d'Adelman sur les savants de son époque (742), la prose grandiloquente de Gozechin (743) nous font entendre les mêmes accents. Liège, selon Adelman, a été la mère nourricière des hautes études (magnarum artium nutricula); elle a été, selon Gozechin, l'Athènes du Nord, la fleur des trois Gaules.
Un contemporain a énuméré les principaux élèves sortis de l'école de Liège. Parmi ceux d'entre eux qui ont obtenu des sièges épiscopaux, il cite Gunther, archevêque de Salzbourg, Rothard, évêque de Cambrai et son successeur Erluin, Haymon, évêque de Verdun, Hézelon, évêque de Toul, Adalbold, évêque d'Utrecht. Dans une seconde catégorie d'illustrations, il range nommément Durand, qui dirigea les écoles de Bamberg et qui revint plus tard occuper le siège épiscopal de Liège, Otbert, qui, à la tête de quelques prêtres liégeois, alla réformer la vie du clergé d'Aix-la-Chapelle (744), Hubald, qui professa avec le plus grand succès à Paris, et plus tard à Prague. Hubald est le premier maitre de renom qui ait enseigné à l'école de Sainte-Geneviève: il en a inauguré l'éclat, et par lui l'église de Liège peut revendiquer une part dans l'illustration qui devait entourer la naissante université de Paris. Nous possédons au sujet de ce maitre une esquisse biographique trop intéressante pour n'être pas reprise ici.
Hubald, dit le chroniqueur, était encore un adolescent, lorsque, fuyant la discipline un peu sévère de Liège, il partit pour Paris, où il s'attacha aux chanoines de Sainte-Geneviève, et où, peu de temps après, il donna l'enseignement à beaucoup d'élèves (745). Notger, pendant quelque temps, ignora le séjour du fugitif, mais lorsqu'il l'eut appris, il lui enjoignit, en vertu de son autorité épiscopale, de regagner son diocèse. Hubald ne se sépara pas sans regret des nombreux amis qu'il s'était faits pendant son court séjour à Paris; des larmes furent versées au départ et le souvenir du brillant maitre resta vivace au coeur de ses anciens disciples. Aussi, lorsque Notger fut amené à Paris, en mai 1003, par un message de l'empereur Henri Il au roi Robert (756), les chanoines de Sainte-Geneviève l'assiégèrent de supplications pour qu'il consentit à leur laisser Hubald au moins un mois tous les ans. Charmé de voir en quelle estime son clerc était tenu à Paris, Notger lui accorda spontanément d'y passer trois mois tous les ans, et par cette libéralité comme par les largesses qu'il y ajouta, il ne le rendit que plus ardent à l'accomplissement de ses devoirs. Plus tard, sous le pontificat de Baldéric, successeur de Notger, Hubald alla également enseigner à Prague, et il en revint comblé d'honneurs.
Ce ne sont pas là les seuls hommes remarquables sortis de l'école de Liège dont l'histoire ait gardé le souvenir, et nous sommes en état de grossir de plusieurs noms la liste dressée par Anselme. Tels sont, sans compter Wazon lui-même, Egbert, l'un des principaux poètes gnomiques du moyen-âge, qui rappelle avec émotion à Adalbold leurs jeunes années passées sur les mêmes bancs (757); Rothard, ce liégeois que Hugues de Flavigny dit également distingué par sa science et par sa piété (758), et qui fut, en 1008, le condisciple de l'abbé Poppon sous le bienheureux Richard de Saint-Vanne; Richaire enfin, qui dédia à Notger sa vie métrique de l'abbé Erluin de Gembloux (759). Plus tard sortirent encore de l'école de Liège Seifried, abbé de Tegernsée (1046-1065) qui rétablit la vie intellectuelle dans cette maison autrefois célèbre, mais alors déchue (760); puis, après 1074, Cosmas de Prague, qui étudia sous Francon (761), et Herman, qui fut évêque de Prague de 1100 à 1123 (762). II faut encore citer ce maitre liégeois du XIe siècle qui, à Ratisbonne, enseignait l'art de la versification à des religieuses (763).
Liège eut donc, pendant plus d'un siècle, dans l'ordre scientifique, une situation internationale qu'elle n'a plus jamais reconquise. Elle fut un des plus importants parmi les centres de culture intellectuelle qui précédèrent la naissance des universités. Ce jugement résume le chapitre que nous venons d'écrire, et suffit à faire apprécier quel fut le rôle de Notger.