TROISIEME PERIODE
Depuis la création de nouveaux échevins jusqu'au sac de Liège
1386-1468
APRES la déchéance des treize échevins prévaricateurs, l'évêque ne tarda pas à leur substituer de nouveaux titulaires. Son choix tomba sur Jean de Bernalmont, grand mayeur, Henri de Guygoven, châtelain de Colmont, Jean le Clockier, Gilles de Jamblinne, Jean delle Roche, avoué de Fleron, Libert Polarde, sire d'Odeur, Jean Bonvarlet, Jean de Houtain, Guillaume d'Athin, Laurent Lamborte, Constant le fondeur, Jean van der Beke, échevin de Tongres, et Jean de Borlé.
Comme Guillaume Proest, resté en charge, les trois premiers étaient chevaliers; Polarde et delle Roche ne tardèrent pas à le devenir; Jamblinne, Bonvarlet, Houtain, et peut-être d'Athin et Borlé étaient gentilshommes: la grande majorité du tribunal appartenait évidemment aux gens de lignages. Aussi le poète liégeois pouvait-il dire d'eux:
Bonnes gens sont, bin aviseis
Et delle loy bien infourmeis.
Cependant le Chapitre, sous prétexte que la révocation était contraire à la Paix de Fexhe, ne voulut pas recevoir le serment des nouveaux échevins et prétendit que la Loi fût close jusqu'au règlement définitif de cette affaire. Mais l'évêque tint bon et les magistrats prêtèrent serment le 10 novembre.
Tandis que cet épisode se déroulait dans la Cité, une Commission de juristes instituée par les trois Etats du pays mettait la dernière main au vaste projet d'une législation destinée à rendre « par tous le pays la loy ewalle à un chascun. » Ce travail, connu sous le nom de Mutation de la Loi nouvelle, avait pour objet non seulement de refondre la Loi nouvelle et le Statut des échevins, tout en les améliorant; il embrassait encore des institutions qui jusque-là n'avaient guère attiré l'attention du législateur, telles que la Cour féodale, la Cour allodiale, le Tribunal de la Paix et celui de l'Anneau du palais.
La Mutation de la Loi nouvelle, qui ne comprenait pas moins de soixante- seize articles, vit le jour le 8 octobre 1386. Bien qu'on la trouve reproduite dans un grand nombre de paweilhars, je n'hésite pas à affirmer, contrairement à l'opinion reçue, qu'elle n'obtint jamais de consécration officielle ou, tout au moins, qu'elle ne fut jamais appliquée dans son ensemble. Remarquons, d'abord, que le texte original en est inconnu et ne se trouvait pas parmi les chartes restituées au pays de Liège en 1409, restitution qui portait cependant, sans exception, sur les monuments législatifs les plus importants dont il ait été question jusqu'ici. Le silence absolu des chroniqueurs contemporains serait encore à invoquer, si nous n'avions à fournir des arguments plus décisifs. Ainsi la Mutation prescrit la réorganisation de la Cour allodiale, qui devait à l'avenir se composer de douze membres. Or, nous avons acquis la preuve certaine que cette réorganisation n'eut pas lieu avant l'année 1403. Ce n'est pas tout: si la Mutation a eu force de loi, comment se fait-il qu'une seconde mutation, dont nous aurons à nous occuper plus loin, ne fasse pas la moindre allusion à la première et se réfère encore à la Loi nouvelle d'Englebert de la Marck ? Celle-ci n'a donc pas été abolie, comme elle aurait du l'être aux termes de la Mutation de 1386, si cette dernière avait réellement été mise à exécution.
Quant à préciser les raisons qui mirent obstacle à cette consécration légale, c'est chose impossible; l'histoire n'en a gardé nulle trace. On conçoit pourtant qu'une réforme qui heurtait des intérêts si nombreux et si divers, ait pu rencontrer de la résistance. Or, il suffisait du refus de l'un des trois Etats pour détruire cet assentiment unanime, qui à dater de la Paix de Fexhe, était devenu la base de toute législation au pays de Liège .
Après la mort d'Arnold de Hornes, arrivée le 8 mars 1389, le trône épiscopal de Liège fut occupé pendant vingt-huit ans par Jean de Bavière, qui ne fut jamais prêtre, devait finir par se marier et mériter dans l'histoire le nom de Jean sans Pitié. Son règne vit se produire des événements de la plus haute gravité pour l'histoire échevinale.
Les signes précurseurs de l'orage qui allait fondre sur la patrie liégeoise se manifestèrent dès l'année 1395, à l'occasion d'une querelle d'intérêts privés survenue entre les habitants de Seraing-sur-Meuse.
La seigneurie de cette localité était une propriété de la mense épiscopale, qui y possédait, en outre, le beau bois de la Vecquée, d'une contenance de mille cinq cent soixante-six bonniers, et deux cent quarante bonniers de terre affermés à des colons héréditaires nommés « masuirs. » Dans la saison des glands ou lorsque le bois offrait une pâture suffisante, chaque « masuir » pouvait y envoyer paître une quantité déterminée de bétail. Le bois mort était sa propriété exclusive, et il partageait avec les autres habitants du village le droit de couper dans la forêt les matériaux nécessaires à la construction ou à la réparation de sa demeure. Moyennant un droit fixe d'un vieux gros payé à la justice, celle-ci désignait à l'intéressé l'arbre auquel on pouvait mettre la cognée, et qui aussitôt devait être débité et enlevé. Sur tous ces points, nulle contestation. Mais vers l'année indiquée, les « masuirs » élevèrent la prétention de pouvoir abattre également du bois vert à paisseaux, pour s'en servir comme chauffage ou à tout autre usage. Ce droit leur fut formellement dénié par les autres habitants de Seraing et la querelle s'envenima au point de donner lieu à des voies de fait. La justice s'en mêla et l'affaire fut jugée par les échevins de Liège qui condamnèrent les habitants de Seraing à des voyages. Les condamnés surent intéresser à leur cause les maistres et le Conseil de la Cité, qui sommèrent les échevins de révoquer leur sentence, sous peine de bannissement. L'effet suivit bientôt la menace. Les échevins, à leur tour, invoquèrent la protection du prince pour faire citer à l'Anneau du palais les gens de Seraing ainsi que certains citoyens de Saint-Trond et de Tongres dont il avait eu à se plaindre. Mais au moment ou ce tribunal voulut rendre un décret de bannissement, la populace poussa de telles clameurs que la sentence ne put être entendue.
Irrité de l'injure faite à son autorité, l'Elu quitta la Cité et fit transférer à Diest la Cour de l'official et sa chancellerie. Puis, en prévision d'une prise d'armes, il plaça une garnison au fort de Maeseyck et attendit ses ennemis de pied ferme. Cette fois, au moins, la guerre civile put être évitée ; Baudouin de Mondersdorf, sire de Montjardin, interposa ses bons offices et parvint à négocier la paix. Un traité fut scellé le 29 décembre 1395, stipulant que les gens de la Cité, représentés par leurs deux maistres demanderaient pardon à l'Elu en présence des délégués des trois Etats, moyennant quoi celui-ci reviendrait à Liège, maintiendrait la Cité et les bonnes villes dans leurs franchises et soumettrait le litige des bois de la Vecquée à la décision des tribunaux compétents.
Saisie de l'affaire, en vertu de ce traité, la Cour de Seraing alla en recharge aux échevins de Liège, qui rendirent leur sentence le 2 août 1396. Le bois mort fut reconnu la propriété des « masuirs », ceux-ci pouvaient le brûler ou en faire leur profit; il leur était permis, de même, d'enlever « les coxhes et les choppes des arbres qui seraient abattus pour réparer les maisons des habitants; enfin, s'ils avaient pénurie de bois sec, ils étaient autorisés à abattre un arbre vif, à condition de le travailler sans désemparer ou, comme dit l'acte, de le « parsuivre de la tête à la queue. »
Cet incident exposé, nous arrivons à la fin du XIVe siècle, sans avoir à relever le moindre fait intéressant notre matière. Le 29 septembre 1400, les maistres de la Cité se rendirent au Destroit et demandèrent aux échevins un record sur les deux points suivants: Peut-on attraire un citoyen de Liège devant une autre juridiction que la Souveraine Justice ? A-t-on le droit de l'arrêter sans un jugement de celle-ci ? Les échevins présents, au nombre de onze, après mûre délibération, et en se fondant sur les anciens privilèges des empereurs, répondirent négativement sur les deux questions.
Le but de ce record, dont nous n'avons pas à discuter ici la valeur juridique, était, sans doute, de faire échec aux prétentions du prince qui commençait à abuser des appels à l'Anneau du palais. Malheureusement, les annales de ce temps sont, à bien des égards, si incomplètes qu'il n'est guère possible de discerner la raison des démêlés qui surgirent entre les bourgeois de Saint-Trond, auxquels le prince ne resta pas étranger. Le récit de Jean de Stavelot semble même impliquer quelque contradiction quand il nous montre, en juillet 1402, l'Anneau du palais condamnant au bannissement vingt-quatre bourgeois de cette ville; puis, deux mois après, l'Elu se refusant à citer les mêmes bourgeois devant le tribunal en question et encourant, pour ce motif, la disgrâce des Liégeois.
Quoi qu'il en soit, ce fut vers cette époque que se forma à Liège un groupe de factieux directement hostiles au prince et que l'histoire a stigmatisés du nom de haidroits. Parmi les principaux meneurs de ce parti, l'on remarquait Baudouin delle Roche, ci-devant maistre de la Cité, dont l'Elu avait réclamé la destitution pour n'avoir pas répondu à son appel quand les Gueldrois menaçaient Stockheim; maistre Lambert Grégoire, docteur en droit et en loy, ancien secrétaire des échevins, esprit inquiet, qui s'adonnait à l'alchimie; Laurent Lamborte, mangon de son métier et échevin de Liège, qu'on est surpris de rencontrer ici; Jacques Badut, modeste paveur, dont on fit plus tard un maistre de la Cité. S'ils ne formaient d'abord à Liège qu'une poignée de mécontents, à coup sûr, ils étaient les plus remuants et ils parvinrent peu à peu à en entraîner un certain nombre à leur suite. Mais quand, sans parti pris, on interroge l'histoire sur leurs idées, leurs tendances, leur hostilité contre le pouvoir, on est tout surpris de l'inanité de leurs griefs. Pour se donner quelque apparence de raison, ils en étaient réduits à faire à Jean de Bavière un procès de tendance; à les en croire, l'Elu tardait trop à recevoir les ordres sacrés, il voulait se marier et séculariser la principauté de Liège !
Jean de Bavière
Du côté du prince, au contraire, il y avait de sérieux motifs de plainte, et c'est dans la Paix des Seize que nous en avons relevé les traces. Le tribunal de la Cité, cette institution que nous avons vue naître et se développer, était parvenu par des empiétements successifs à se substituer, dans une foule de cas, à la juridiction régulière et normale des échevins de Liège Il ne se contentait plus d'appliquer les amendes comminées par les statuts; à chaque instant, il admettait les citoyens à plaider devant lui des procès civils. L'évêque y perdait ses droits, la loi n'était plus observée Cet état de choses appelait une réforme
Peut-être fut-elle tentée à ce moment; les annalistes du temps ne le disent pas, mais ils s'étendent avec complaisance sur les attentats que les haidroits, de plus en plus audacieux, ne craignirent pas de commettre contre l'Elu, en apportant des entraves à l'exercice de sa juridiction spirituelle ou temporelle, en forçant la tour de l'official, en rendant à la liberté les scélérats qui y étaient détenus; en proscrivant des ecclésiastiques; en se livrant enfin à tant d'usurpations que le prince excédé dut se résigner à quitter une seconde fois la Cité (14 septembre 1402). Réfugié à Huy, il convoqua en cette ville une assemblée plénière du pays, à l'exception des Liégeois, et parvint à gagner à sa cause les bourgeois de Huy, de Saint-Trond et de Maestricht.
Malgré l'excitation croissante des esprits, Jean de Bavière négociait avec les Liégeois et ne désespérait pas de les ramener. Il avait chargé de ses intérêts Henri de Hornes, seigneur de Perwez, avec le seigneur de Montjardin, qui se rendirent au Conseil de la Cité, le 12 juillet 1403. Soudain les haidroits, préparés sans doute à un coup d'audace, se mirent à acclamer Henri de Perwez, criant de toutes leurs forces qu'ils le voulaient pour mambour de la principauté. Le malheureux plénipotentiaire, grisé par la faveur populaire, mit son ambition au-dessus de son devoir, et se prêta lâchement à ce qu'on exigeait de lui.
Mais les haidroits sentaient bien que pour donner à la création du mambour quelque valeur, il fallait au moins qu'elle émanât du Chapitre. Un projet de patentes, fabriqué à la hâte et qu'on ne se donna pas même la peine de lire devant la Cité, fut porté en la salle capitulaire le 13 juillet. Les chanoines avaient à le sceller; ce n'était pas une prière, c'était un ordre qu'on leur adressait. Ils résistèrent dignement, bravant les injures et les menaces de mort, se laissant enfermer au Chapitre sans boire ni manger plutôt que de céder. Le lendemain, toute la Cité ayant été convoquée au palais, beaucoup d'honnêtes citoyens se mirent à murmurer: « Où sont les seigneurs de Saint-Lambert ? Pourquoi ne va-t'on les quérir ? » Aussitôt le peuple s'émeut et se rend en masse au Chapitre dont il force les portes. Les chanoines se montrent aux fenêtres du palais, haranguent la foule et lui font entrevoir tous les maux qu'allait engendrer la folle création d'un mambour. Les amis de l'ordre eurent raison des factieux. La Cité permit aux chanoines d'aller rejoindre l'Elu à Maestricht, pour lui faire des ouvertures de paix. Un véritable cortège d'abbés, de prélats, de chevaliers, d'écuyers et de bons bourgeois se joignit à eux et vint prier humblement Jean de Bavière de se rendre aux voeux de la grande majorité des citoyens en rentrant dans la Cité. Après quelques pourparlers, l'Elu se laissa fléchir: la seule condition qu'il mit à son retour, était le retrait du mambour. Puis on convint que huit arbitres choisis de part et d'autre, se retireraient à Tongres pour délibérer sur les points et articles dont le prince se plaignait des maistres de la Cité, et qu'il avait rédigés par écrit.
Au bout de plusieurs conférences, les seize arbitres, savoir: six chanoines et deux échevins, Jean le Clockier et Jacques Chabot, chevaliers, désignés par l'Elu, quatre chevaliers et quatre bourgeois, pris par la Cité, tombèrent d'accord et mirent par écrit la Paix des Seize ou de Tongres, qui fut scellée le 28 août 1403, par l'Elu, le Chapitre, la Cité, les bonnes villes du pays, l'official de Liège et les arbitres eux-mêmes.
Si nous avions à écrire l'histoire du droit public liégeois, quel parti n'aurions- nous pas à tirer de ce document si instructif' mais désirant nous renfermer dans le cadre de cette étude, nous nous bornerons à mettre en évidence certains détails qui, jusqu'ici, ont passé trop inaperçus.
Le premier grief articulé par l'évêque, concernait le tribunal de la Cité, dont il demandait, si non la suppression complète, du moins une restriction telle qu'il ne fût désormais plus permis à personne de plaider devant les maistres. La Paix distingue: chaque fois qu'il s'agira de procès relatifs à des « hiretaiges, testamens, convenanches de mariages et biens de sainte église, » ou encore lorsque les différends porteront sur des matières du ressort de la Cour spirituelle, les maistres seront obligés de se récuser et de renvoyer les parties devant le juge compétent, c'est-à-dire soit le tribunal des échevins, soit celui de l'official. S'agira-t-il, au contraire, de violations des statuts, franchises et libertés de la Cité; de poursuites pour dettes ou d'affaires de commerce, à l'exclusion des cas visés ci-dessus, les maistres pourront admettre les parties à plaider; les bourgeois cités devant eux en justice, seront tenus de comparaître, sans pouvoir réclamer une autre juridiction, à moins toutefois qu'il ne s'agisse de « clercs notoires, de gens bénéficiés de sainte église, » de veuves ou de filles à marier, qui ne seraient point marchandes; toutes ces personnes ont le droit de se faire renvoyer devant leur juge ordinaire. Enfin, les bourgeois de Liège qui auraient des contestations pour dettes, contrats ou affaires commerciales pouvaient les introduire, à leur choix, devant l'official, les échevins, ou les maistres de la Cité.
Les sentences rendues régulièrement par ces diverses juridictions, dans les cas prévus, auront force de chose jugée et ne pourront plus être attaquées.
Après règlement d'autres graves problèmes qui s'agitaient alors, tels les franchises des bonnes villes, l'élection des maistres, les déclarations de guerre, la réforme de la Cour spirituelle, etc., la Paix s'occupe, enfin, de la répression des nombreux délits commis pendant l'insurrection dernière. Elle investit, à cet effet, les seize arbitres d'un nouveau mandat pour rechercher les coupables, enquérir sur leurs manoeuvres déloyales, et faire un rapport écrit devant Monseigneur et la Cité « affin que les coulpaibles soient deutement corregiés et punis, teilement que tous aultres y prendent exemple. »
L'enquête fut menée avec grand soin et terminée le 7 octobre. Lecture en fut donnée, ce jour-là, devant l'Elu et le peuple assemblé au palais.
Les gens des métiers étaient tellement montés contre les haidroits que, sans en délibérer entre eux, ils crièrent à l'Elu: « Monseigneur, qui voulez-vous avoir ? » Le prince en désigna dix-huit, notamment Baudouin delle Roche et Laurent Lamborte, les deux maistres de la Cité, Jacques Badut et maître Lambert Grégoire. Les cris de Hahay, hahay, s'élevèrent aussitôt et le peuple se mit à la poursuite des coupables, qui parvinrent néanmoins à se soustraire à l'effervescence. Le lendemain, une sentence régulière les bannit du pays pour toujours.
Débarrassé de ces éléments de discorde, l'Elu, d'accord avec la Cité, put songer à doter son peuple d'une bonne réforme du droit et des institutions publiques, ainsi que d'un règlement sur les offices et les statuts de la Cité. Le projet de Modération, qui avait échoué en 1386, servit de base à la première et la Modération de la Loi nouvelle fut publiée le 28 octobre. Monument législatif d'une importance capitale pour l'histoire du droit liégeois, sa portée, au point de vue de l'institution échevinale, n'est pas telle que nous devions nous y arrêter. Quant au règlement nouveau sur les offices et les statuts de la Cité, Jean de Stavelot nous apprend qu'il subsista à peine deux ans et fut déchiré vers la fin d'août 1405.
Les haidroits étaient vaincus, mais non abattus: ils comptaient encore de nombreuses intelligences dans la Cité ou dans les bonnes villes, et ces ferments de haine devaient bientôt y faire germer de nouvelles difficultés. Le 31 octobre 1404, tandis que Jean de Bavière se trouvait à l'abbaye de Saint-Trond, accompagné seulement d'un petit nombre de vassaux, les bourgeois de cette ville convoquèrent soudain une grande assemblée de gens d'armes, qui se concentrèrent sur le marché et se dirigèrent bannières déployées vers l'abbaye. Mais l'Elu, sans se laisser intimider, fit une brusque sortie et mit en déroute les émeutiers dont plusieurs furent arrêtés, traduits en jugement devant les échevins de la ville, et eurent la tête tranchée. Cette échauffourée provoqua une nouvelle confédération des bonnes villes contre l'Elu et devint le point de départ de la catastrophe finale.
La compétence du tribunal de l'Anneau du palais restait toujours un élément de discussions et un prétexte à l'émeute. Pour y remédier, Jean de Bavière chercha à fixer, par un record en due forme, les cas où l'on pouvait être traduit devant ce tribunal. Cinq cas furent ainsi spécifiés, parmi lesquels nous en retiendrons un seul: aucun tribunal échevinal du diocèse de Liège ne pouvait prononcer la peine de bannissement (forjuger) sans avoir au préalable pris recharge soit à l'Anneau du palais, soit aux échevins de Liège. Les juges qui contrevenaient à cette coutume, s'exposaient à se voir attraire eux-mêmes devant l'Anneau, comme il arriva aux échevins de Namur et à d'autres. Les exemptions de l'appel à l'Anneau accordées ci-devant aux villes de Huy, de Saint-Trond et de Maestricht, furent annulées (5 janvier 1405).
Ces déclarations qui ne pouvaient tendre qu'à renforcer l'action des échevins de Liège, semblent avoir procuré à Jean de Bavière quelques mois de répit. Le 2 septembre suivant, on le voit partir pour Paris, escorté de neuf cents cavaliers, et éblouir les Français par son luxe et sa magnificence. Mais sa visite à Jean sans Peur, duc de Bourgogne, Son beau-frère, avait moins pour but de soutenir ce prince dans une querelle contre le duc d'Orléans, que de s'assurer son appui, au cas de plus en plus probable d'une lutte armée avec les haidroits. L'événement se chargea de démontrer qu'il avait été bien avisé.
De nouveaux attentats aux droits de l'Elu déterminèrent bientôt celui-ci à abandonner pour la troisième fois sa capitale et à transférer à Maestricht sa Cour et le siège de l'official (après Pâques 1406). Instruit par ses amis qu'une assemblée des députés des bonnes villes devait se tenir le 27 septembre, et devinant ce qui allait s'y passer, il ordonna, le 26, à Henri Coen, son mayeur, de cesser de semoncer les échevins et suspendit la Loy jusqu'à nouvel ordre. Quant à un accommodement, il n'y fallait plus penser. Le tiers- état proclame la déchéance de l'Elu, nomme à sa place Thierry de Perwez et confie à son père, Henri, la mambournie du pays pour un terme de trois ans. En même temps, la Cité fait révoquer le décret de bannissement porté contre les haidroits, qui s'empressent de rentrer dans leurs foyers. C'est le commencement de la guerre civile.
Cependant il s'agissait pour les révoltés de mettre leurs actes sous le couvert d'une apparente légalité. La confirmation papale ils l'obtinrent facilement de l'antipape Benoît XIII qui résidait à Avignon; quant à la régale, elle fut demandée au roi de Bohème naguère dépossédé de l'empire par les électeurs. Muni de ce titre contestable, Thierry de Perwez prétendit faire rouvrir le tribunal des échevins. Ceux d'entre eux qui n'avaient pas quitté Liège furent mandés auprès de l'intrus pour se prononcer sur cette question délicate. Les échevins demandèrent vingt-quatre heures pour réfléchir et pour convoquer leurs confrères absents, ce qui fut accordé. Mais il s'empressèrent de s'enfuir de la Cité (25 mars 1407), se dirigeant qui vers Namur, qui vers Maestricht, aucun d'eux ne voulant forfaire à son serment. André Chabot se rendit à Diest, où il ne tarda pas à finir ses jours. Jean delle Roche n'osa pas même demeurer à la Rochette, bien que cette forteresse fût hors du pays; le voisinage des Liégeois ne lui donnait aucune sécurité.
Le départ des échevins irrita les haidroits. On manda le pays pour le 10 avril et l'on décida de tenir la régale pour bonne et valable, de créer de nouveaux échevins et de priver de leurs fiefs tous les vassaux qui ne voudraient pas faire hommage à Thierry de Perwez.
Le 16, il nomma deux échevins: Franck, fils de feu Jacques delle Roche, et Henri Malchair, le tanneur. Ils prêtèrent serment devant le Chapitre représenté par deux chanoines; puis ces deux échevins reçurent devant ce même Chapitre le serment de Henri delle Chaussée, comme souverain mayeur. Quelques jours après, Henri de Perwez, accompagné des maistres de la Cité et de vingt hommes de chaque métier armés et montés à cheval, se mit en marche, bannières déployées, pour abattre les manoirs des échevins Jean de Houtain et Guy de Slins qu'il fallait punir de leur désobéissance. La maison d'André Chabot à Wez et celles de plusieurs gentilshommes subirent le même sort. La vengeance des haidroits n'était pas satisfaite: le 3 mai, ils firent crier au Péron le bannissement perpétuel des échevins et de tous ceux qui avaient quitté la Cité. Leurs biens furent confisqués et remis à un séquestre nommé le même jour.
Le 6 mai Thierry de Perwez compléta son tribunal échevinal en désignant onze nouveaux titulaires, à savoir: Botier de Fexhe et Jean de Fologne, chevaliers, Robert de Sprolant, Eustache de Liers, Henri delle Chaussée (le nouveau mayeur), Servais de Beaumont, Colar Mathieu le houilleur, Everard de Liery, Baudouin de Lardier, Pierre delle Grevier et Arnoul de Hemricourt, le jeune, fils de maître Pierre, le fèvre. Ces magistrats, dit Jean de Stavelot, prêtèrent serment et entrèrent immédiatement en fonctions. Ce n'est pas à eux, toutefois, mais au maistre de la Cité, Jean delle Chaussée et à Henri, son frère, qu'il faut imputer l'exécution de cinq innocents: messire Guillaume de Horion, messire Guillaume, son fils, tous deux chevaliers, Cloes Tector, ancien maistre, Jean de Corswarem, le jeune, et Jean de Saint-Martin, secrétaire des Horion, lesquels sans la moindre forme de procès, pour leur seule fidélité à l'Elu, furent décapités devant les degrés de la Cathédrale, le 30 juin, du consentement du mambour et de son fils, postés aux fenêtres du Destroit pour se délecter à ce hideux spectacle.
Mais glissons sur les incidents de cette guerre civile dont le récit nous écarterait trop de notre sujet.
Maestricht, qui avait ouvert ses portes à Jean de Bavière, était bloquée depuis plusieurs mois par les Liégeois et menaçait de tomber en leur pouvoir, quand des lettres de défi commencèrent à pleuvoir dans le camp de l'intrus. Défi du comte de Hollande et de Hainaut, défi de Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, de Guillaume, comte de Namur, d'une foule de seigneurs français; il en vint jusque de Saint-Jacques en Galice.
Les assiégeants se prirent à trembler et, petit à petit, levèrent le siège. Les Dinantais décampèrent les premiers, suivis bientôt des Liégeois, qui rentrèrent dans leurs foyers le 22 septembre 1408. Ce jour même on apprit dans la Cité que les princes alliés avaient pénétré en Hesbaye, forts de neuf mille armures de fer ou trente-six mille combattants, marchant sur Maestricht qu'ils croyaient toujours investie.
Les Perwez voulurent tenter un dernier effort. Ils firent crier au Péron que tous ceux qui pouvaient porter une lance, fussent-ils clercs où prêtres, francs- bourgeois ou non, auraient à s'armer en guerre, sous peine de perdre « corps et avoir ».
L'armée se mit en marche le lendemain matin et rencontra l'ennemi à Russon, près de la tombe d'Othée.
Après une lutte héroïque, la victoire demeura aux alliés. Henri et Thierry de Perwez restèrent sur le carreau avec les principaux chefs des haidroits.
Ce fut pour le peuple liégeois un désastre épouvantable. La Cité dut se rendre à merci et subir toutes les exigences du vainqueur. Jean de Rochefort, Jean de Seraing avec vingt-deux autres notables, amenés captifs devant les princes victorieux, subirent incontinent le supplice capital; tandis qu'un détachement conduit par le sire de Jeumont allait procéder dans la Cité aux noyades des derniers adhérents de l'opposition.
Ces sinistres exécutions accomplies, la cité de Liège et les autres bonnes villes furent contraintes de sceller des lettres par lesquelles elles reconnaissent s'être remises « en vraie oboissance » de leur prince légitime; promettent d'amender leurs forfaits selon l'arbitrage du duc de Bourgogne et du comte de Hainaut, et de livrer, en garantie, des otages au nombre d'environ deux cents.
La sentence arbitrale des princes fut rendue à Lille le mercredi 24 octobre et dépassa en rigueur tout ce qu'on avait entendu jusqu'alors.
Les princes commencent par confisquer en masse les lettres « de privilèges, de lois, de libertés et franchises des Liégeois et des bonnes villes. Tous ces documents seront livrés le 12 novembre en l'abbaye des Ecoliers à Mons. Ceux qui les apporteront devront jurer, pour eux et leurs commettants, de n'en avoir conservé aucun frauduleusement.
La même mesure est prescrite en ce qui concerne les traités d'alliance ou de confédération des villes entre elles.
Après que toutes ces chartes de franchises auront été examinées, les princes se réservent de rendre celles qu'il leur plaira.
Abolition des maistres et jurés des villes, ainsi que des gouverneurs et officiers des métiers.
Abolition de tous les anciens échevinages, qui seront remplacés par des collèges à renouveler annuellement, en rapport pour le nombre avec l'importance des localités, et dans lesquels ne pourront siéger ensemble, père et fils ou gendre, deux frères, deux beaux-frères, cousins-germains, oncle et neveu.
L'évêque ne devra maintenir en fonctions les échevins de l'année précédente que pour autant que cela lui conviendra. C'est désormais à la Cour des échevins que sera dévolue l'administration des villes, à charge par eux d'en rendre un compte annuel.
Enfin, après d'autres clauses pénales que nous passons sous silence, les arbitres fixent l'amende à payer à la somme énorme de 220,000 écus.
L'iniquité de cette sentence saute aux yeux. Les princes vainqueurs pouvaient, certes, selon le droit de la guerre, rançonner les vaincus, leur imposer des garanties et les placer dans l'impossibilité de recommencer leurs folles tentatives; mais au nom de quels principes osaient-ils mettre la main sur les franchises, les libertés et les institutions de ce peuple, auquel ne les rattachait aucun lien féodal ? Il fallait que l'empire d'Allemagne fût bien amoindri pour qu'il assistât impassible à l'écrasement d'une si belle principauté, l'un de ses membres les plus florissants.
Au surplus, hâtons-nous de le dire, les mesures draconiennes que nous venons de rappeler, ne furent pas toutes rigoureusement appliquées. Jean de Bavière fut le premier à s'en plaindre et à poursuivre de ses réclamations les princes victorieux. Il fit ressortir que leur sentence blessait la loi de l'empire, celle qu'il tenait « de la impériale Majesté ou du Roy des Romains par la régale à luy concédée; » que non seulement il en éprouvait un préjudice considérable par l'amoindrissement de ses droits, mais qu'elle le plaçait dans la nécessité de violer le serment qu'il avait prêté lors de son inauguration, de respecter et de défendre les institutions de son peuple.
Sans attendre l'issue de ces démarches, il avait reconstitué le tribunal des échevins sur ses anciennes bases. Avant que l'année fût révolue, il obtint une charte déclarant que « les échevins, hommes de fiefs et autres officiers comminans loy et justice qui seront créés par notre dit frère (l'Elu) et ses dits successeurs, useront et pourront user des lois dont on usoit paravant nos dites ordonnances » (12 août 1409). Par une autre déclaration, l'inamovibilité fut rendue aux échevins.
Rien ne fut donc innové dans le mécanisme échevinal et la période de calme qui va maintenant succéder à la tempête, nous permettra de passer sans transition jusqu'au règne de Jean de Heinsberg, en négligeant même celui de Jean de Wallenrode qui ne fit qu'une apparition sur le siège épiscopal.
A peine Jean de Heinsberg eut-il gravi les marches du trône qu'il reçut des députations de la Cité et des bonnes villes lui demandant le rétablissement du Tribunal des Vingt-Deux, fermé depuis l'usurpation des Perwez en 1406. A vrai dire, les lettres de Jean d'Arckel existaient toujours, mais les sceaux en étaient détruits ou « cancelleis »; l'authenticité de ces pièces pouvait être contestée. Le prince se rendit volontiers à leurs sollicitations, et publia, le 22 mai 1420, une charte ratifiant les paix antérieures des Vingt-Deux et en rappelant textuellement les deux premières.
Pas longtemps après, il donna sous le nom de régiment des bastons un statut communal réglant principalement le port des armes dans la Cité.
Cela ne suffit pas encore. Par suite des événements malheureux qui avaient affligé le pays, une certaine confusion s'était introduite dans la législation; chacun interprétait les lois à sa façon, de sorte que la Cité avait « petit renom de bonne governe. » Jean de Heinsberg institua une commission de trente-deux membres chargée de rechercher les lois en vigueur, de les modifier au besoin, mais surtout de changer la forme des élections magistrales.
Nommée le 18 juin 1424, la commission ne tarda pas à produire un premier travail en quarante-sept articles, connu sous le nom de Nouveau régiment ou Régiment de Heinsberg, qu'elle compléta par un second règlement comprenant trente-deux articles et daté du 24 octobre suivant.
Les lois qu'elle remit en vigueur et qu'elle ordonna d'afficher à un pilier de la Cathédrale, en face de la chapelle Saint-Materne, sont les suivantes: la Paix des clercs, la Loy muée, la Paix de Fexhe, la Paix de Wihogne, la Paix des Douze, la Loy nouvelle, la Paix des Seize et « la modération d'ycelle, » la Paix des Vingt-Deux et « cest presente ordinanche. »
On ne peut s'empêcher de remarquer avec quelle prudence ou plutôt avec quelle méfiance procédaient nos anciens législateurs. S'ils avaient été réellement versés dans l'étude du droit, ils auraient pu sans le moindre inconvénient supprimer plus d'une de ces paix anciennes qui se détruisaient l'une l'autre. Mais la connaissance approfondie de ces monuments législatifs n'allait pas sans l'étude des événements historiques qui motivèrent leur apparition; or pareille étude ne pouvait être, avant l'invention de l'imprimerie, que le secret du petit nombre.
Quoi qu'il en soit, le nouveau régiment de Heinsberg a fait époque. Longtemps encore, il restera le code usuel des Liégeois: passons-le rapidement en revue. Observons, tout d'abord, que les rédacteurs du Nouveau régiment, pas plus que leurs devanciers, n'ont nulle idée des classifications que la science moderne a introduites dans l'étude du droit. Sans souci de produire une oeuvre méthodique, ils entassent pêle-mêle droit public, droit pénal, police, procédure ou administration. Ils vont au plus pressé et cela suffit.
Le Nouveau régiment s'occupe en premier lieu des procureurs fiscaux dépendants de la Cour de l'official ou des Cours prévôtales et archidiaconales. leur nombre est maintenu, tel qu'il avait été fixé par la Paix des Seize qui réglait leurs attributions. Comme il importe que chacun soit bien édifié à cet égard, cette Paix, ainsi que les statuts d'Adolphe de la Marck resteront affichés au pilier. Si quelque notaire, procureur ou avocat se permettait d'exiger des honoraires trop élevés, il sera passible d'une amende de 2o florins, sans préjudice de l'excommunication et de la privation de son office, qui pourront l'atteindre s'il se montre récalcitrant.
L'église doit être une maison de paix: tout désordre, toute voie de fait qui s'y commettrait sera sévèrement réprimé.
Le domicile privé est inviolable, car « pauvre homme en sa maison roy est. » Quiconque entrera de force dans la demeure d'autrui, pour s'y livrer à des violences sur l'un ou l'autre de ses habitants, encourra des voyages d'Outre-mer au profit de l'évêque et de la Cité, sans préjudice des réparations civiles aux plaignants.
Trois fois par an, il sera fait une enquête générale sur les gens de mauvaise vie, sans moyens de subsistance, les piliers de taverne, les joueurs de faux dés, les querelleurs, etc. Ceux que l'enquête dénoncera seront arrêtés, conduits dans la prison du mayeur, puis examinés, interrogés et punis selon leurs démérites.
Suivent des dispositions relatives aux homicides, viols, infractions de trêves ou de quarantaines, à ceux qui tirent des coups de feu dans la Cité, aux vogements de force, etc.
Viennent enfin les mesures qui concernent les échevins de Liège. Comme il s'agit d'assurer le service régulier de la justice et d'empêcher les plaideurs de perdre leur temps, l'ordre des affaires est réglé comme suit. Les plaids se tiendront les lundi, mercredi et vendredi, à partir du second coup de prime, sauf les jours de fête. Les mardis et jeudis seront consacrés aux recharges; les samedis enfin on publiera les jugements et l'on fera les taxations. Aucun échevin de Liège ne pourra après son institution accepter ni pension, ni gage, ni livrée de quelque seigneur que ce soit, pour être de son Conseil; l'évêque lui-même n'appellera plus au Conseil privé que le mayeur et deux échevins au maximum.
Le Nouveau régiment se termine par les dispositions d'intérêt communal auxquelles nous avons fait allusion. Par l'institution des commissaires, il substitue à l'élection directe des maistres, le régime moins démocratique de l'élection à trois degrés. Vintg-deux commissaires inamovibles, désignés en partie par l'évêque, en partie par les vinâves de la Cité, nomment chaque année trente-deux électeurs, un par métier, lesquels choisissent les maistres.
A dater de cette époque, tout l'intérêt de l'histoire échevinale sous Jean de Heinsberg se concentre sur un personnage qui, parvenu à l'une des positions les plus élevées de l'Etat, s'était fait le dominateur, le despote de la Cité. Nous avons nommé Wauthier d'Athin.
Né au plus tard en 1378 et fils d'un échevin de Liège, Wauthier ne devait guère avoir plus de trente ans quand il apparut sur la scène politique, en obtenant, le 25 juillet 1404, le mandat de maistre de la Cité. Il se fit bientôt remarquer par sa cupidité, son avarice, son ambition effrénée. Quoique affilié au parti des haidroits, il avança secrètement à Jean de Bavière une somme de 6,000 couronnes de France, pour mener la guerre contre les Liégeois, et il n'eut pas honte, plus tard, de réclamer au peuple le remboursement de ce prêt.
Il fut l'un de ceux qui conduisirent les Liégeois à Othée. Mais à peine la bataille est-elle engagée qu'il passe avec ses amis dans le camp du comte de Namur, auquel il paye une rançon volontaire, et parvient à rentrer dans la Cité, coiffé du chaperon blanc, signe distinctif des gens du comte.
Telle était, du moins, l'accusation que dirigeait contre lui Jean de Bernalmont, l'un de ses anciens amis, devenu son adversaire acharné, accusation qu'il soutint en champ clos, les armes à la main, selon les moeurs du temps.
Un trait non moins révoltant mettra mieux encore en relief la bassesse de ses sentiments. Tandis que Liège gémissait toujours de la perte de ses franchises, l'empereur Sigismond vint y séjourner en passant, le 24 décembre 1416. Aussitôt les bourgeois accoururent à l'envi pour supplier Sa Majesté de leur rendre leurs anciens privilèges. Mais le monarque, pressé sans doute de se rendre au concile de Constance, partit à l'improviste sans donner suite à ces sollicitations. Alors Wauthier, qui avait néanmoins pu se rendre compte des intentions de l'empereur, vint trouver le prince et lui fit remarquer tout le parti qu'il pouvait tirer de cette situation. Il suffisait de subordonner l'octroi impérial au payement par la Cité d'une somme de 6,000 couronnes d'or, dont 2,400 reviendraient à lui d'Athin, qui userait de son influence sur la Cité pour amener le vote de cette proposition. Le marché fut conclu et ce jour-là on put dire, comme on le lui reprocha plus tard, que Wauthier d'Athin avait trafiqué des libertés du peuple.
Cependant l'élection communale qui se fit en suite du nouveau règlement édicté par Jean de Bavière le 30 avril 1417, porta Wauthier au pouvoir et lui attribua le titre de souverain conseiller de la Cité. Peut-être à ce moment était-il déjà échevin, car les deux dignités lui échurent à peu près en même temps.
On sait que Jean de Bavière abandonna la principauté au mois de septembre de la même année. Everard de la Marck nommé mambour le 28 mai 1418, donna à Wauthier d'Athin les fonctions de grand mayeur. Il fut continué dans celles-ci par Jean de Wallenrode et par Jean de Heinsberg. Ce dernier même, moyennant finances, promit de le laisser en charge toute sa vie « En cel année (1420) Waltier Datin, por une grant summe d'oir et d'argent, empetrait del remanire et d'yestre maire de Liège tout sa vie durant », ce qui était un fait inoui dans les annales du pays.
Enfin notre mayeur intrigua si bien qu'il obtint encore une place au tribunal des Douze, quoique d'autres y eussent plus de titres que lui.
Possesseur d'une grande fortune, grâce à ses houillères, à ses mariages, à ses manigances, le voilà au comble de la puissance. Personne n'osait plus le contredire, car il tenait entre ses mains toute la justice civile. Lui qui avait juré de traiter chacun selon la loi et de punir tous les malfaiteurs dont il pourrait s'emparer, n'avait pas honte de soutenir des larrons, des homicides, des malfaiteurs publics. Chacun sut qu'ayant arrêté un voleur qui avait dérobé chez un gentilhomme brabançon onze plats d'argent, il laissa échapper le coupable pour retenir le produit du larcin. Il fallut un cri du Péron pour le décider à s'en dessaisir.
Après le vol commis chez la veuve de l'échevin de Cheval, la rumeur publique en nommait les auteurs: lui seul feignait ne pas les connaître. Radelet, son serviteur, qui portait sa livrée, avait une réputation détestable et subit plus tard la peine capitale.
De nombreux faits d'extorsion furent reprochés au mayeur: c'est ainsi que pour faire un bannissement qui ne lui donnait droit qu'à 28 sols, il exigea souvent des sommes considérables. Lorsque des plaideurs se présentaient en justice, il leur arrachait des promesses de voyages soit à Saint-Jacques, soit d'Outre-mer, promesses qu'il fallait racheter à prix d'argent.
Vers l'année 1426, Wauthier d'Athin en était venu à dominer les échevins, ses confrères, au point que rien ne se faisait plus sans son consentement. Les jugements, c'était lui qui les dictait. Beaucoup de bonnes gens et d'établissements pieux eurent vivement à s'en plaindre. Ainsi l'abbaye de Saint-Laurent, qui de temps immémorial percevait un droit de péage sur chaque transport de charbon de bois passant sur le pont d'Avroy, fut privée de cette redevance. Il ne reculait devant aucun moyen de vengeance: les tréfonciers de Saint-Lambert, qui avaient refusé d'admettre un de ses fils, en firent l'expérience quand, par deux fois, il fit fermer sur eux les métiers de la Cité, de sorte que personne ne pouvait plus leur vendre les choses indispensables à la vie. Pour mettre un terme à cette tyrannie, les chanoines voulurent le citer à comparaître devant le pape. Ils apprirent que le mayeur se trouvait à l'église de Saint-Jean-l'Evangéliste, où l'on faisait la réception d'un chanoine; aussitôt tout le Chapitre de Saint-Lambert, avec témoins et notaires, s'y rendit de son côté pour lui signifier la citation en personne. Mais dès que Wauthier s'aperçut que l'on était à sa recherche, il disparut dans la trésorerie et alla se cacher dans la tour où, grâce à la complaisance des bedeaux, on ne parvint pas à le découvrir.
Tant d'insolence devait finir par tourner à son détriment.
Un jour, certain membre du métier des fèvres ayant commis un délit qui le rendait passible, tout au plus d'une amende de 28 sous, fut arrêté sans droit et condamné par les échevins à une amende manifestement exagérée. Aussitôt tout le métier prend fait et cause pour son compagnon. D'autres métiers se joignent au premier et obtiennent l'appui d'Alexandre de Seraing et Wauthier de Fléron, les deux maistres de la Cité. Tous ensemble convinrent que pour enrayer les exigences arbitraires des échevins, il fallait mettre ceux-ci en demeure de se prononcer sur certaines questions de principe. Il s'agissait, en premier lieu, de déterminer exactement le périmètre de la franchise. Les voies de fait commises sur un afforain en dehors de cette franchise sont-elles de la compétence des échevins ? Un bourgeois peut-il être arrêté sans jugement préalable ? S'il l'a été à tort, a-t-il droit à une indemnité ? Les échevins ont-ils à se mêler des faits posés par les maistres dans l'exercice de leurs fonctions ? Toutes ces questions et une dizaine d'autres furent mises par écrit et présentées aux échevins, en vue d'obtenir un record scellé de leurs sceaux, moyennant les droits accoutumés.
Les échevins consentirent à déterminer les limites de la franchise. Quant aux autres points, malgré les démarches réitérées des maistres, ils s'obstinèrent à ne pas répondre.
On était à la fin de décembre 1429. Les métiers irrités se fermèrent sur les échevins et résolurent de faire une dernière tentative. Ceux-ci par l'organe de Wauthier d'Athin répondirent que depuis longtemps l'usage était établi de ne pas siéger pendant les huit jours qui précédaient ou suivaient les fêtes de Noël; que d'ailleurs, ils ne rendraient ni record, ni jugement, tant qu'on les laisserait sous l'empire de la menace. Les métiers devaient d'abord cesser leur opposition, puis on déciderait comme de raison. Les maistres tinrent conseil et accordèrent un délai; mais les échevins trouvaient toujours quelque prétexte pour remettre l'affaire. Ils y mirent, dit Jean de Stavelot, tant de aliter et de contraire que les maistres, à bout de patience, les firent crier aubains au Péron. Bientôt une maladie inexpliquée vint atteindre les maistres; Wauthier de Fléron en mourut. On soupçonna d'Athin de les avoir fait empoisonner.
Les échevins quittèrent Liège en maudissant l'aveuglement qui les avait attachés à la cause du grand mayeur, et bien décidés à saisir la première occasion pour s'amender. Celle-ci ne tarda pas à s'offrir. Le 14 juillet 1430, Jean de Heinsberg ayant déclaré la guerre au duc de Bourgogne, l'armée liégeoise se mit en marche pour envahir le comté de Namur. Les aubains s'empressèrent d'aller la rejoindre, chacun servant son métier, racontant à qui voulait l'entendre combien ils regrettaient leur faute et s'offrant, sous bonne caution, à la réparer, pourvu qu'on les laissât rentrer dans la Cité. On leur pardonna.
Le succès favorisa d'abord les armes du prince. Il avait pris Golzinne et Poilvache et faisait le siège de Bouvigne quand il apprit que le duc de Brabant venait de mourir et que Philippe le Bon allait lui succéder. Cette nouvelle mit la consternation dans ses rangs. Il leva le siège. Le 29 août l'armée, qui avait logé à Dinant, reprenait le chemin de Liège. Arrivée près de Huy, elle trouva Wauthier d'Athin et sa suite qui l'attendaient au passage, faisant force salutations aux bourgeois et les suppliant de leur permettre de les accompagner à Liège. Il fut assez hardi pour revenir avec eux et demeurer vingt-quatre jours dans la Cité. Le 19 septembre il osa se présenter à l'audience au Destroit. Un échevin lui fit remarquer qu'avant de reprendre son siège, il ferait bien de purger sa condamnation. Il se retira confus.
Le dimanche suivant, 24 septembre, vingt-deux ans et un jour après la bataille d'Othée, l'ex-grand mayeur se rendit en pompeux appareil à l'église Saint-Lambert. Sans doute il voulait imposer. Mais les gouverneurs des métiers, d'accord avec bon nombre de jurés de la Cité, se réunissent en secret aux Frères-Mineurs et conviennent à l'instant de se rendre, eux aussi, en armes et bannières déployées à l'église. Dès que Wauthier les vit entrer, il comprit que la partie était perdue, et tâcha de s'éclipser; il sortit de l'église, gagna la Haute-Sauvenière et Saint-Séverin, monta à cheval et partit de la Cité pour n'y plus jamais revenir.
Quelques jours après, il fut de nouveau crié aubain, non seulement par les maistres, mais même par l'évêque, comme traître, parjure, « vendeur de franchieses et de loy; » cette fois, les échevins donnèrent leur approbation à ce second cri, de même qu'au premier.
Délivrés du joug de leur oppresseur, les échevins rendirent enfin, le 29 septembre, le record si longtemps débattu.
On pouvait croire à un apaisement durable, mais il n'en fut rien. Les partisans du mayeur expulsé, fort nombreux à Liège, nourrissaient toujours l'espoir de le faire rentrer. La guerre désastreuse que les Liégeois avaient entreprise dans le pays de Namur, s'était terminée le 15 décembre 1431 par un traité humiliant; un certain mécontentement régnait dans la Cité; les d'Athin crurent le moment propice pour tenter un coup de main.
Le 2 juillet 1432, une troupe d'individus précédée d'une bannière sordide portant « l'ymage des nawais », (nawais=paresseux)parcourait le Pont-d'lle en proférant toutes sortes de propos injurieux contre le prince. Celui-ci s'était porté à leur rencontre sans armes et presque sans escorte et cherchait à les apaiser par de bonnes paroles, lorsqu'il aperçut d'autres bandes venant de Montégnée et dévalant, « comme des chiens enragés, » de la Haute-Sauvenière et de Saint- Hubert. Vite, il se retira vers le marché où il trouva les maistres de la Cité. « Maistres, leur dit-il, gare à vous ! Voyez arriver ces fous furieux, je ne sais ce qu'ils veulent ! »
Ce qu'ils voulaient, ils n'osaient le proclamer tout haut, mais chacun comprit leurs desseins quand on les vit s'élancer à l'assaut de la Violette, dont les carreaux volèrent en éclats. Les maistres François de Bierset et Cloes delle Chivre parurent aux fenêtres de l'étage et crièrent aux émeutiers: « Beaux seigneurs, nous ne sommes pas responsables de la situation. Nous venons de voir notre Prince: demain il réunira la commission du Régiment, pour aviser.»
C'était bien au Nouveau régiment que les d'Athin en voulaient, en effet. Leur plan caché, leur seul espoir était de revenir au pouvoir par la maistrise, dont l'accès leur était fermé tant que l'élection des maistres se ferait par l'intermédiaire des commissaires. Les maistres, ce jour-là, coururent grand risque d'être jetés par les fenêtres. Il n'y eut cependant pas effusion de sang.
Les d'Athin surent entretenir l'agitation jusqu'au 25 juillet, date des élections. Par leurs manoeuvres et leurs criailleries, ils empêchèrent la réunion des commissaires et firent si bien que le vote eut lieu dans chaque métier, « par sieulte et par croye, » selon l'ancien système. Guillaume d'Athin et Jean de Levrier furent proclamés maistres de la Cité.
Cousin de Wauthier et honoré à diverses reprises de la dignité magistrale, Guillaume d'Athin n'était pas un homme ordinaire. A la fois résolu, adroit et énergique, il possédait un don précieux entre tous, celui de bien dire. Le lendemain de son élection, il réunit le Conseil, y prit plusieurs fois la parole et fit décréter que dorénavant les commissaires ne porteraient plus d'armes dans la Cité. Le dimanche suivant, tout le peuple ayant été rassemblé au palais, les maistres, selon l'usage, remercièrent publiquement les électeurs; Guillaume d'Athin protesta surtout de ses intentions pacifiques, disant que son plus vif désir était de voir régner la concorde parmi ses concitoyens. Beaucoup ne crurent pas à sa sincérité.
Bientôt en effet, il fut facile de s'apercevoir que toute sa politique n'avait qu'un objectif: le rappel de l'ancien grand mayeur. On ne peut se le dissimuler; si populaire qu'eut été la condamnation de ce personnage, une objection grave se dressait contre elle: il n'y avait pas eu de débat contradictoire. Guillaume ne manqua pas d'exploiter cette circonstance auprès des métiers, pour les amener à révoquer la décision de la Cité et mettre son cousin « à loy », c'est-à-dire le laisser juger par les échevins. Mais il faisait fausse route: à part celui des houilleurs, aucun des métiers ne semblait désireux de tenter l'aventure.
Voyant ce moyen leur échapper, les d'Athin eurent recours à la corruption et à la violence. Un complot ourdi entre eux devait faire tomber en leur pouvoir les principaux opposants à leurs desseins. Notamment Fastré Baré Surlet, Gilbert et Alexandre de Seraing, Henri delle Chaussée, François de Bierset, Cloes delle Chivre et André de Haccourt. C'étaient presque tous d'anciens maistres de la Cité (Jean de Stavelot, pp. 308 et 311). Dans la nuit du 5 au 6 janvier 1433, des rassemblements se formèrent sur plusieurs points de la Cité. Des messagers, des femmes même portant sous leurs manteaux des lanternes sourdes, allaient mystérieusement de la maison de Guillaume d'Athin, près de Saint-Servais, à celle du Cerf, en Ile, résidence de Gérard de Goreux, son neveu, bailli de Hesbaye. On entendait distinctement, dans le silence de la nuit, le son du tocsin, tintant du côté de Grâce, d'Ans et de Montegnée. Les bourgeois qui gardaient le Pont-d'lle donnèrent l'éveil et firent couper le pont du Mouchet. Bientôt toute la ville fut sur pied. Après quelques escarmouches partielles, les d'Athin se concentrent sur le marché, s'y barricadent en entassant étaux de mangons, paniers à poisson et tout ce qui peut leur tomber sous la main. Peine perdue: les métiers, bannières déployées, surviennent en si grand nombre, que les d'Athin, saisis de panique, s'enfuient de tous côtés. Beaucoup se réfugient dans l'église Saint-Lambert. Gérard de Goreux se sauve au palais, où l'évêque lui donne asile et facilite son évasion. Guillaume d'Athin parvient sans obstacle à Montegnée. Leurs maisons urbaines sont immédiatement mises au pillage. Le lendemain et les jours suivants, leurs châteaux forts et ceux des autres chefs de la sédition, situés à Montegnée, à Bolsée, à Froidmont, à Wonck et ailleurs, sont livrés aux flammes ou démolis de fond en comble.
Ces exécutions sommaires accomplies, la loi devait avoir son cours. Une enquête minutieuse instituée par les échevins, qui s'adjoignirent l'official de Liège, « un mult suffisant clerc, » dévoila les noms de tous les coupables. Le 2 avril furent criés bannis de l'évêché de Liège et du comté de Looz, Guillaume d'Athin, Gérard de Goreux, Jean de Harche, Wauthier d'Athin fils, et quarante-huit autres, avec leurs femmes et leurs enfants mineurs, comme « séditeurs, trahitres, malfaiteurs et parjures. » Le surlendemain, cinquante autres citoyens furent condamnés à des amendes et un bannissement de huit ans; d'autres à trois ans, d'autres enfin à un an. Le produit de ces amendes fut appliqué à la reconstruction du pont des Arches. Les échevins qui rendirent ce jugement furent au nombre de neuf, savoir: Coen, Hollogne, Gulardin, Fléron, Roche, Waroux, Pannetier, Bare et Villers.
Si abattus que fussent les d'Athin, le peuple les croyait encore capables d'un retour offensif; aussi, le 15 avril, voyons-nous les maistres, les jurés, le Conseil et les trente-deux métiers de la Cité s'astreindre par un serment solennel, « sour leur part de paradis et sour le dampnation de leurs ames » à tenir pour valables les enquêtes et les cris faits sur Wauthier et Guillaume d'Athin et leurs adhérents; s'obliger à dénoncer publiquement la moindre tentative qui serait faite en sens contraire; se rendre solidaires de tout « péril, dommage ou dobte » qui pourrait en résulter, et comminer la peine capitale « incontinent sens remission » contre quiconque aurait la témérité d'agir à l'encontre. Ce n'est pas tout: chaque fois que l'un des condamnés à un bannissement temporaire rentrera à Liège, on lui imposera le même serment, et il restera exclu à perpétuité de tout office, même du droit de vote dans son métier.
A mesure que le peuple connut l'étendue du danger auquel il venait d'échapper, son ressentiment et sa haine contre les d'Athin s'enflammèrent de plus belle. Le 28 novembre, il en vint à décréter la confiscation des biens des bannis. Une commission, qui se renouvelait d'année en année et tenait son siège à la maison de la Belle Coste en Féronstrée, fut instituée pour en administrer les revenus et en rendre compte aux maistres de la Cité. En même temps les têtes des vingt et un principaux coupables furent mises à prix et taxées diversement. Il était stipulé que si c'était un des condamnés qui livrait Wauthier ou Guillaume d'Athin ou Gérard de Goreux, il obtiendrait remise de sa peine.
Plusieurs exécutions sanglantes sur lesquelles nous tirerons un voile pour ne pas allonger ce récit, se firent à Liège en vertu des mesures prises par le peuple. Chaque année, le jour des Rois, on célébra l'anniversaire de l'heureux événement. Trois feux étaient allumés sur le marché. Torches et fallots flambaient au Destroit et à la Violette, pendant que « trompes, nakars et menestreis » faisaient rage. La lettre du serment était lue devant la foule, aux cris mille fois répétés de Noël, Noël ! Les échevins de Liège participaient à l'allégresse générale et échangeaient des cadeaux avec les bons métiers.
Ainsi se termina cet épisode, l'un des plus curieux de notre histoire échevinale.
Les confiscations prononcées contre les coupables obtinrent, le 14 juillet 1437, la confirmation de l'empereur Sigismond, qui fit abandon au profit de la Cité des amendes dues par eux au fisc impérial. Quant à Wauthier d'Athin, réfugié à Louvain, il y prit une quatrième femme, vécut encore de longues années et atteignit un age avancé. Jamais, ce semble, il ne perdit complètement l'espoir d'une revanche. A peine Jean de Heinsberg a-t-iL quitté le trône épiscopal, que nous voyons notre vieux mayeur adresser à son successeur, de concert avec Gérard de Goreux, une supplique pour obtenir la révision de leur condamnation. Les raisons qu'ils allèguent ne sont pas sans valeur. Ils invoquent la Paix de Fexhe, en vertu de laquelle chacun doit être mené « par droit et par loy »; ce qui n'a pas été le cas pour eux. Personne, disent-ils, ne peut être condamné « de corps ou de biens » sans être appelé à se défendre en justice. Enfin, au pays de Liège, nul ne peut subir la confiscation de ses biens, si ce n'est quand il a été pris et condamné à mort pour vilain cas; jamais on ne vit personne à Liège perdre ses biens pour quelque excès. Les suppliants invoquent l'exemple de Guillaume de Laveur, qui a été pris et exécuté comme meurtrier; or le testament par lequel il dispose de ses biens, a été approuvé par les échevins, sans la moindre opposition, ni de la part de l'évêque, ni de la part de la Cité. Il en fut de même du jeune Jean de Bernalmont, arrêté en 1456 et condamné à mort; chacun sait qu'il a pu tester librement avant d'être livré au bourreau. Si encore les biens des remontrants avaient été confisqués par Monseigneur de Heinsberg, pour lors prince et seigneur du pays ! Mais ils l'ont été par leurs propres adversaires, qui dans cette affaire se trouvaient ainsi juges et parties.
Inutile d'ajouter que cette requête resta sans effet.
Avant de clore le règne de Jean de Heinsberg, notons un incident qui se produisit en 1446. Jean de Stembert, écolâtre du Chapitre de Saint-Lambert, ayant perdu devant les échevins un procès pour une rente de deux muids d'épeautre, se rendit au Destroit et se permit d'accabler ces magistrats d'invectives. Plainte de ce chef ayant été adressée au Chapitre, Jean de Stembert fut frappé d'une peine exemplaire: suspendu pendant deux ans de l'exercice de ses fonctions et de la perception des revenus de sa prébende, l'entrée du Chapitre lui fut interdite et il perdit en même temps l'office de la compterie et sa place aux Vingt-Deux. Le Chapitre décida en outre, que le coupable obligerait quatorze de ses amis à acquitter chacun un voyage à Rome au profit des plaignants et qu'il en solderait lui-même deux, à la semonce de l'évêque et à celle des échevins. Il s'exécuta loyalement.
Après trente-six ans de règne, Jean de Heinsberg résigna la dignité épiscopale en faveur du prince Louis de Bourbon, neveu du duc de Bourgogne. La chose resta enveloppée d'un certain mystère et l'évêque, dit-on, eut bientôt du regret de sa détermination. Dès que le Chapitre eut acquis par les chanoines en résidence à Rome la certitude de la confirmation papale du nouvel Elu, il convoqua à Saint-Lambert une assemblée générale des Etats, à laquelle le vieil évêque fut prié de se trouver pour faire remise de ses pouvoirs. Ce dernier s'y rendit en effet, mais protesta devoir conserver sa dignité jusqu'à ce que les lettres confirmatives fussent produites. Le Chapitre néanmoins persista dans sa résolution de déclarer le siège vacant, et affirma sous serment, à ses risques et périls, que la confirmation était assurée. Les Etats s'étant ralliés au Chapitre, le siège fut proclamé vacant le 22 mai 1456. Les échevins de Liège admirent également la vacance et inscrivirent à ce sujet une note dans leurs registres. Mais aucun des échevins n'ayant jamais passé par le Sede vacante, ils se trouvèrent embarrassés sur la conduite qu'ils avaient à tenir. Fallait-il fermer le siège échevinal; fallait-il continuer à rendre la justice ? Ils crurent expédient d'en référer au Chapitre, qui leur fit, le 31 mai, la réponse suivante: « Vous nous avez demandé si la loy doit être ouverte, attendu que nous sommes présentement sans seigneur. Nous avons fait à cet égard des recherches dans nos chartes et registres, mais nous n'avons rien trouvé. A vous d'interroger vos traditions. Quoi qu'il en soit, agissez de façon à n'encourir aucun reproche, car nous n'entendons pas engager notre responsabilité et nous demandons acte de cette déclaration. » Les échevins prirent un moyen terme: la loy fut fermée pour les actes judiciaires, mais continua de fonctionner pour l'enregistrement des oeuvres volontaires.
Louis de Bourbon fit son entrée à Liège le 13 juillet 1456, à 3 heures après-midi, accompagné des évêques de Cambrai et d'Arras et d'un grand nombre de seigneurs du pays, parmi lesquels on distinguait messire Eustache Chabot, seigneur d'Omezée et de Colonster, grand mayeur de Liège. L'Elu chevauchait entre les deux maistres de la Cité, messire Jehan le Ruyte de la Boverie, chevalier, et messire Ameil de Velroux. Ce dernier, nouvellement nommé échevin et qui devait douze ans plus tard périr sur l'échafaud, portait une courte houppelande de soie, mi-partie vert et blanc. Des plumes d'autruche assorties à leurs costumes, flottaient sur leurs chapeaux.
Avant de pénétrer dans la Cathédrale, où l'attendaient le clergé et les dignitaires du Chapitre, le cortège mit pied à terre et monta au Destroit, où l'Elu ôta son pourpoint de velours rouge, qu'il abandonna, selon l'usage, au chanoine-cloîtrier, et revêtit un long manteau de cérémonie pour aller à l'église prêter le serment accoutumé.
Jeune, inexpérimenté, d'un caractère léger et versatile, l'Elu ne mesura guère la gravité du fardeau qu'il venait d'assumer, et ne sut se concilier les sympathies de personne. Autant Jean de Heinsberg avait été un vrai souverain, le « très redoubté seigneur » du pays, autant Louis de Bourbon semblait peu fait pour gouverner. Détestant tous ceux qui avaient vécu dans l'intimité de son prédécesseur, lui et ses familiers n'avaient que le souci de s'enrichir. Aussi fut-il de jour en jour moins honoré, moins estimé, moins capable d'imposer. Voyant l'autorité s'avilir, le conseil communal profita de la faiblesse du prince pour empiéter sur ses attributions. Des conflits éclatèrent sans tarder. Un jour les maistres allaient planter le péron à Franchimont; un jour c'était un détachement de l'armée communale qui se mettait en marche et allait livrer à Jean de Wilde la possession de la terre de Bocholt, pour laquelle il plaidait devant la salle de Curange. Ceux qui trouvaient à redire à des abus aussi manifestes étaient menacés de « l'indignation de la Cité. » A l'aide du même procédé, les maistres arrêtèrent l'enquête prescrite par l'Elu sur un meurtre commis par les sujets du seigneur de Berlo.
On a prétendu que Louis de Bourbon eut le tort de s'entourer de conseillers bourguignons. Allégation inexacte: le comte de Blankenheim appelé à présider le conseil privé, n'était pas plus bourguignon que Jean Faber de Meeff, qui fut, dans les premiers temps, le véritable inspirateur de l'Elu. Quant à nier l'influence que la puissante maison de Bourgogne exerça sur la politique du jeune prince, certes, personne n'y songera. Par une répercussion naturelle, la Cité chercha constamment son appui auprès du roi de France.
Dix-huit mois s'étaient à peine écoulés, que des griefs nombreux et réciproques existaient entre le prince et la Cité. Des conférences tentées à Maestricht et à Saint-Trond, et où les parties paraissent avoir été animées d'intentions réellement conciliantes, échouèrent sous les clameurs d'une vingtaine d'exaltés qui se moquaient ouvertement de l'Elu. Il fallut songer à autre chose.
D'accord avec le Chapitre, Louis de Bourbon s'arrêta à l'idée de constituer les échevins de Liège juges de ses différends. Il fit rédiger, sous forme de questionnaire, un exposé en dix-huit points des infractions commises par la Cité à sa souveraineté. Aucun fait n'y était relaté, mais quiconque était au courant des événements journaliers pouvait les lire entre les lignes. C'était assez habile. Les faits devaient prêter à discussion: il fallait l'éviter. Combien il était préférable de poser les questions de telle façon que leur solution dut nécessairement profiter au prince ! Ces questions les voici:
1. La Cité peut-elle nommer, avec pouvoir de prêter de l'argent, un Lombard (un banquier) et le révoquer ?
2. A-t-elle le droit de prendre connaissance des cris et publications qui se font par les trois Etats, au sujet de la sortie des grains du pays, ou sur le droit de brasser le houblon ?
3. A-t-elle le droit de donner l'investiture d'un bien quelconque, féodal, censal ou allodial, attendu que chacun doit être maintenu en possession, tant qu'il n'est pas dépossédé par la justice ?
4. Au sujet de la plainte adressée à l'évêque par Collar Coquelet, appartient-il aux maistres ou au Conseil de juger ou déclarer quoi que ce soit, en préjudice de cette plainte ?
5. Les autorités de la Cité peuvent-elles sonner la bancloque, crier aux armes, porter bannière ou pennonceaux sur le Marché ? Quelles peines encourent-elles si elles le font?
6. La Cité a-t-elle le droit de tirer de prison un bourgeois afforain ou un surséans du pays, qui aurait été arrêté pour être traduit en justice ?
7. Les maistres ont-ils à connaître d'autres cas que des dettes de commerce ou de ceux prévus par les statuts ? Peuvent-ils faire ajourner les gens hors du pays ?
8. Ont-ils le droit de contraindre les officiers de Monseigneur à « panneir » ou prendre gage sur des habitants de pays voisins (marchissant), sans le commandement de l'évêque? Si l'officier s'y refuse, ont-ils le droit de le punir ?
9. Les maistres et le Conseil peuvent-ils empêcher la translation d'un bénéfice ecclésiastique ? Ont-ils quelque compétence en matière religieuse ?
10. Peuvent-ils faire des enquêtes en dehors des limites de la franchise et banlieue ? Peuvent-ils faire des arrestations ou justicier ?
11. Quelles sont les règles pour recevoir des bourgeois afforains ou autres ? Si un bourgeois afforain est ajourné au lieu de sa résidence, doit-il y ester en justice ?
12. Les maistres peuvent-ils ordonner ou défendre aux officiers des justices subalternes de faire enquêtes ou jugements, en les menaçant de l'indignation de la Cité ?
13. Les maistres et le Conseil peuvent-ils empêcher les hommes de fief de faire des enquêtes, soit qu'il s'agisse de « la hauteur de l'évêque, » du tribunal de la Paix ou de l'Anneau du palais ?
14. Les officiers de la Cité sont-ils tenus de jurer annuellement à leur réception, qu'ils n'ont rien donné ni promis pour obtenir leur office ?
15. Peuvent-ils toucher salaires, « dons ou bienfaits »?
16. La Cité a-t-elle le pouvoir d'accorder des franchises à des bonnes villes ou à des villages ?
17. Les commissaires de la Cité peuvent-ils contraindre le mayeur de Liège à agir, en dehors des cas prévus par le Nouveau regiment ?
18. Les métiers collectivement ou en particulier peuvent-ils faire des statuts ou des ordonnances, contraires aux statuts de la Cité ou à la hauteur de l'évêque?
On ne laissa guère aux échevins le temps de la réflexion: Jean Faber, mambour de l'évêque, les pria de se prononcer à bref délai. Les maistres, invités à se rendre au jour convenu sur le Destroit, ne s'opposèrent nullement à ce que le record fût rendu; ils se bornèrent à protester, au nom de la Cité et du pays, que la décision des échevins, quelle qu'elle fût, ne pourrait enfreindre ou modifier les franchises et les libertés de la Cité, ni les paix anciennes, notamment la Paix de Fexhe, celle des Seize et le Nouveau régiment. En même temps, ils voulurent, eux aussi, poser une question aux échevins: qu'y avait-il à faire quand des bourgeois afforains ou des habitants du pays étaient arrêtés par les officiers et « travaillés de leurs corps ou membres, » avant d'être mis en jugement, attendu que la Paix de Fexhe déclare que tout surséans du pays doit être traité et mené par la loi ?
Les échevins durent se trouver dans une grande perplexité. Répondre catégoriquement aux questions de l'évêque, c'était en quelque sorte rompre en face avec la Cité, ce que la plupart désiraient éviter. Et pourtant, comprenant toute la gravité de la tâche qui leur était imposée, ils prétendaient s'en acquitter en conscience, « selon le sens et l'entendement que Dieu leur créateur leur avait donneit et presté en ce monde. » Un instant ils songèrent à se dérober. Etaient-ils bien obligés de rendre ce record ? Etait-ce à eux d'interpréter les lois ? La Paix de Fexhe ne réservait-elle pas expressément ce rôle « au sens du pays ? » Tout considéré, ils résolurent d'obtempérer à la requête de leur « très redouté seigneur et de son vénérable chapitre. »
Les échevins surent se tirer de ce pas épineux avec prudence et dignité. A part les deux premières questions qui reçurent des solutions plus ou moins évasives, ils se bornèrent, pour les autres, à indiquer ou à reproduire en toutes lettres les textes de loi qui s'y adaptaient. Personne ne pouvait leur en faire un grief.
L'unique question posée par la Cité sur la détention provisoire reçut une réponse analogue: les échevins s'en rapportaient à la Paix de Fexhe, à l'article 9 de la Paix des Vingt-Deux, à l'article 3 de la Paix des Seize. En terminant, les échevins déclarent qu'ils ont fait application de toutes les lois ou paix dont ils ont connaissance; se réservant d'étendre leur interprétation, si quelque point leur revenait « à mémoire ou à clartez; » ce qui, en aucun cas, ne pourrait porter atteinte à leurs « serments et honneur. » De même, si la Cité, comme elle l'affirme, avait à faire valoir quelque autre texte de charte, de paix ou de statut, dont il n'aurait pas été tenu compte dans le présent record, les échevins entendent lui conserver la même valeur et la même force qu'auparavant.
Quand la lecture du document fut terminée, Guillaume des Champs dit de la Violette, au nom de la Cité, prit la parole pour critiquer la solution donnée à l'article 14, sur lequel les échevins invoquaient les statuts de la Cité. Ces statuts, d'après lui, n'avaient été promulgués que pour un terme de douze ans; or ils en comptaient déjà quatre-vingts. Cette remarque provoqua quelque rumeur chez les adversaires de l'Elu, mais en somme, l'effet moral du record restait acquis à ce dernier.
La Cité, battue et mécontente, ne voulut pas rester sous l'humiliation de sa défaite. Elle aussi avait des griefs à faire valoir: pourquoi ne retournerait-elle pas contre le prince l'arme dont il s'était si adroitement servi ? En essayant de ce moyen, elle trouverait en même temps l'occasion de chicaner un peu ces échevins qui s'étaient montrés si rigides observateurs de la loi. Guillaume de la Violette se mit à l'oeuvre et formula une demande de record en dix-neuf points. La séance fut fixée au 9 juin. Jean Faber y comparut au nom du prince, pour faire les réserves d'usage. Les échevins, de leus côté, voulant éviter jusqu'à l'apparence de la partialité, s'appliquèrent à reproduire en termes à peu près identiques le préambule et la formule finale dont ils avaient fait usage le 9 janvier. Leurs réponses s'inspirèrent de la même prudence. Nous nous bornerons à en exposer quelques-unes:
D. Les échevins ne savent-ils pas qu'antérieurement à la Paix de Tongres (1402), les maistres et jurés de la Cité siégeaient avec eux pour faire les enquêtes et prononcer leurs jugements ?
R. Nous n'en savons rien. Nous n'étions, pour la plupart, pas même nés à cette époque. En tout cas, nous n'étions pas encore échevins et ne le sommes devenus que longtemps après.
D. Les échevins ne tiennent-ils pas les maistres, les jurés, le conseil pour l'un des trois juges ?
R. Nous nous en rapportons au texte de la Paix de Tongres qui s'exprime ainsi: (suit le texte).
D. Ce qui a été décidé par l'un des trois juges, peut-il être réformé par l'autre ?
R. Voici l'article 2 de la Paix de Tongres: (texte).
D. Celui qui enfreint les franchises de la Cité, doit-il être puni, s'il est arrêté ? Et comment ?
R. Nous nous en référons au record rendu par nos prédécesseurs au temps de Wauthier d'Athin, sur les quatorze points recordés par eux; car aucun de nous n'était alors échevin. Nous invoquons, en outre, la charte explicative du 10 novembre 1434, rendue par les maistres, jurés, Conseil de la Cité, de concert avec les gouverneurs des bons métiers, et que nous avons mise en notre garde sur leur demande expresse (suit le texte)
D. Les échevins de Liège ne sont-ils pas tenus de donner, pour trois gros, conseil sur toutes les affaires qui leur seront soumises ? Leurs clercs ne sont-ils pas obliges de consigner les réponses par écrit, pour un gros ?
R. L'article 10 de la Lettre aux articles règle cette matière. Nous ne connaissons aucune loi qui nous oblige à donner les conseils par écrit. S'il en était autrement, ce serait un grand préjudice pour la prompte expédition des affaires. (Suivent d'autres remarques de détail)
Au total, cette petite escarmouche de juristes n'avait pas fait faire un pas vers l'apaisement des partis, lorsqu'un nouvel incident vint compliquer la situation.
Un meurtre, tout au moins un attentat, ayant été commis à l'extrême limite de la principauté, sur les confins du bailliage de Thuin, le prince ordonna une enquête générale, qui amena l'arrestation de plusieurs personnes. Le principal inculpé fut un échevin de Liège, un personnage important, Jacques de Morialmé, le bailli de Thuin, lui-même ! Dénoncé par quelque vulgaire témoin, comme ayant donné de l'argent pour faire assassiner messire Louis d'Enghien, chevalier, Morialmé fut arrêté à Huy avec ses serviteurs et incarcéré vers la fin de l'année 1458. Questionnés à plusieurs reprises par le bourreau, ils entraient en aveu, mais immédiatement après ils niaient tout.
Dès qu'elle eut connaissance de cette arrestation, la cité de Liège réclama la mise en liberté de son concitoyen, en se fondant sur ses privilèges. Elle mit les échevins de Liège en demeure de déclarer si l'enquête de Thuin avait été faite ou non « par loy et franchises. » Ceux-ci répondirent que l'enquête avait bien et dûment été faite « par loy; » ils ignoraient, disaient-ils, qu'un citain fût impliqué dans l'affaire. Aussitôt qu'ils s'en étaient aperçus, plusieurs d'entre eux avaient protesté que l'enquête n'aurait d'effet qu'à l'égard de ceux qui n'étaient pas citains.
Morialmé, auquel s'intéressait Jean de Heinsberg, père naturel de sa femme, et qui semblait même n'avoir agi qu'à l'instigation de ce dernier, obtint enfin d'être relâché sur parole. Il s'obligea ensuite « d'attendre loy et justice tochant le cas susdit, » et put rentrer à Liège.
Rendu à la liberté, il cita son accusateur ainsi que messire Louis d'Enghien et le mambour de l'évêque à venir débattre l'affaire devant les échevins et les ajourna au 12 avril 1459. Aucun d'eux n'ayant comparu, les échevins déclarèrent (28 avril) leur confrère absous de l'accusation portée contre lui.
Cette sentence parait avoir causé à l'Elu une vive irritation. Il ne faut pas oublier, en effet, que la répression de tout acte criminel était au moyen âge une source de profits pour le chef de l'Etat. De l'affaire de Morialmé, Louis de Bourbon revenait les mains vides: il était joué. Furieux, il partit pour Huy, licencia tous ceux de ses officiers qui avaient conservé quelque rapport d'amitié avec Jean de Heinsberg, et sur l'avis de Jean Faber et de Guillaume de Bellefroid, nommé échevin depuis huit mois, il retira la verge au grand mayeur, suspendant ainsi le cours de la justice (juillet 1459).
Vainement les maistres tentèrent-ils de s'interposer, l'Elu restait sourd à toutes les remontrances. Ils écrivirent à Philippe le Bon qui dépêcha successivement à Liège l'amman de Bruxelles et le juge de Besançon; rien ne fut terminé.
La loi restait fermée au grand détriment du public, mais les maistres et le conseil administraient avec prudence et fermeté; l'ordre régnait dans la Cité, au moins autant que si le prince avait été présent. La foire annoncée avec fracas eut un succès complet. L'apaisement commençant à se faire de part et d'autre, Gilles de Metz fut envoyé à Huy pour tenter auprès du prince de nouvelles ouvertures; il essuya un refus formel « Sire Elu, dit Gilles, nous avons eu jusqu'ici beaucoup de patience et nous en aurons encore, mais il est un terme à toutes choses. Croyez-vous que nous laisserons la belle ville de Liège se ravaler au rang d'une bourgade et devenir un repaire de voleurs ? Vous pouvez nous prendre et votre mayeur et tous vos échevins, mais n'oubliez pas qu'il existe un avoué de la Cité. Nous lui adjoindrons quelques bons citoyens et nous nous constituerons un tribunal qui saura faire droit et justice ! » Se fut-il exprimé avec cette mâle audace, l'infortuné, s'il avait su qu'il serait un jour la première victime de la mesure révolutionnaire qu'il préconisait ?
Vers le 9 octobre, arrivèrent de nouveaux délégués de Philippe le Bon. La Cité leur fit le meilleur accueil. Ils furent logés au palais. Maistres, abbés, chanoines, c'était à qui les inviterait. Pendant quinze jours on traite de la paix. Beaucoup de difficultés sont aplanies; il ne reste que quelques points indécis qu'on propose de confier à l'arbitrage suprême du roi de France. L'Elu et le Chapitre finissent par adhérer à ce projet. Gilles de Metz, envoyé auprès du duc de Bourgogne pour obtenir son assentiment, trouve à la Cour une si grande affluence qu'il ne peut avoir audience; il se contente d'une entrevue avec les conseillers. Ceux-ci lui prouvent combien il serait préférable de choisir des arbitres en nombre égal parmi les notables du pays de Liège. Enfin, après cent démarches nouvelles, le prince et la Cité parviennent à constituer leur commission d'arbitrage, puis la verge est rendue au mayeur et la loi reprend son cours le 18 janvier 1460.
Les arbitres s'installèrent au couvent des Mineurs et, après de longues conférences, parvinrent à se mettre d'accord. Un projet fut rédigé; il est connu sous le nom de Paix des Mineurs, mais il ne fut jamais publié et le texte, jusqu'à ce jour, n'en a pas été retrouvé.
La rentrée de l'Elu, le 17 septembre, fut célébrée à Liège par des joutes et des réjouissances publiques. Cependant une faute avait été commise lors de la constitution des arbitres: le prince avait désigné nominalement douze ou quinze Liégeois comme hostiles à sa cause et indignes de faire partie de la commission. C'était transformer quelques mécontents en autant d'ennemis déclarés. On s'en aperçut plus tard.
Il était du reste à prévoir que les effets de cette paix boiteuse ne seraient guère durables. L'agitation, cette fois, prit naissance au comté de Looz.
Des plaintes s'y étaient produites à propos d'abus commis dans l'exercice de leurs fonctions par quelques procureurs fiscaux. Personne n'y avait fait attention. Les abus s'étant renouvelés, un grand mécontentement s'empara des populations rurales exploitées. Toute la hiérarchie ecclésiastique en souffrit. Un jour, une bande de jeunes gens, sortis des bas-fonds, s'attaqua à un curé des environs de Looz, qui menait une vie peu édifiante. Ils mirent sa maison à sac et le précipitèrent dans une mare. Ce bel exploit les enhardit. Ils parcoururent tout le comté, traquant les procureurs, leur extorquant de l'argent, s'emparant de leurs livres pour les brûler, et commettant mille autres excès. Travestis en sauvages et armés de massues, ils se qualifiaient de cluppelslagers ou les fustigeants. A Tongres, ils singèrent par moquerie un tribunal ecclésiastique: l'un d'eux faisait l'official; d'autres s'appelaient plaisamment Back, Sonck, Juncis, Gorren, noms des procureurs les plus compromis. Ils avaient les rieurs pour eux: c'était un scandale auquel personne n'osait s'opposer.
Le Chapitre s'émut et manda l'Elu. Dans une assemblée générale, à laquelle prirent part les maistres et le Conseil de la Cité, il fut décidé que les excès des procureurs fiscaux, source première de tout le mal, feraient l'objet d'une double enquête de la part du prince et des maistres. Mais quand les délégués de l'Elu se présentèrent à Tongres, on ne voulut pas les recevoir et ils revinrent découragés. Les maistres, au contraire, allèrent pendant quinze jours de village en village, logés partout et régalés aux frais des habitants. Ils étaient de retour le 2 avril 1461, munis de dossiers complets à charge des procureurs.
Bientôt arrivèrent à Liège les maistres des bonnes villes du comté de Looz, ceux de Saint-Trond et de Tongres, conduits par un personnage qui allait se rendre célèbre en causant beaucoup de mal au pays de Liège, Raes de la Rivière, fils du seigneur de Heers et chevalier. Ils voulaient connaître le résultat de l'enquête et savoir si enfin on donnerait suite à leurs réclamations. Une assemblée se tint au palais: les maistres Jean le Ruyte et Gilles de Metz- déclarèrent, l'un après l'autre, que les droits prélevés indûment par les procureurs, tant au comté de Looz qu'à Tongres et à Saint-Trond, depuis l'année 1456, s'élevaient à plus de 100,000 florins du Rhin: et pourtant les enquêteurs avaient négligé tous les faits de concussion de moins de 7 florins, car ils n'en auraient jamais fini !
Force fut de sévir. Mais comment ? C'était la première fois que ce cas se présentait. Les maistres et jurés s'adjoignirent aux échevins et se mirent à citer les inculpés. Des flatteurs soufflèrent au prince qu'il devait mettre un terme à ces poursuites illégales, s'il ne voulait pas s'exposer aux plus grands inconvénients.
Louis de Bourbon se rendit dans la salle des juges et leur reprocha d'empiéter sur sa juridiction. Mais ceux-ci surent le tourner, si bien qu'il s'assit parmi eux, dictant lui-même les sentences contre les coupables. Mieux que cela: trois jours après, il lui prit fantaisie de faire comparaître à leur barre son chancelier, son porte-scel, son official, les notaires, en un mot tout ce qui touchait à la Cour ecclésiastique. On vit alors cette chose assurément fort extraordinaire au pays de Liège, des clercs interrogés sous serment par des juges laïcs !
Après que tout ce monde eut subi son interrogatoire, les condamnations commencèrent. Le 26 avril, ce fut un procureur fiscal de Tongres. On 1e cria au Péron parjure et concussionnaire, on le priva de son office et on lui imposa 300 florins d'amende. Vingt-deux accusés y passèrent et furent condamnés à des peines diverses.
L'Elu requit alors les échevins, les maistres et les jurés de prononcer également contre l'official. Ils s'y refusèrent, alléguant qu'ils n'avaient pas le droit de condamner un prêtre. Tout au plus pouvaient-ils mettre en prévention un clerc marié ou affilié à quelque métier, comme l'étaient les condamnés des jours précédents; considérant néanmoins que le prince leur avait confié l'instruction du procès, ils consentaient à déclarer par écrit le montant de la peine qu'il y avait lieu d'appliquer. Pendant qu'ils délibéraient, Jean Heylman s'empara des enquêtes et les jeta au feu.
Si l'on réfléchit à l'attitude singulière que garda Louis de Bourbon dans toute cette affaire, on est conduit à se demander s'il agissait bien sérieusement. Le doute fait place à une plus grande incertitude encore, quand on le voit plus tard invoquer la nullité ou la partialité de l'enquête et l'illégalité des condamnations prononcées contre les procureurs. Quoi qu'il en soit, l'Elu n'avait pas obtenu satisfaction pour les excès des fustigeants; il gardait encore au coeur la morsure de l'outrage fait à son autorité, lorsque parvint à Liège la nouvelle de la mort du roi de France, Charles VII, arrivée le 22 juillet 1461.
Dans le cours de l'année précédente, il avait perdu trois de ses plus fidèles conseillers, Jean Faber, Tilman Waldoreal et Guillaume de Bellefroid, jurisconsultes éminents, les deux derniers créés par lui échevins, et dont il avait reçu de grands services; il chercha à se rapprocher d'Alexandre Bérart, son ancien secrétaire, échevin depuis six ans, avec lequel il s'était brouillé lors de l'affaire de Morialmé, et qui depuis était entré dans le parti de la Cité.
Le sacre de Louis XI l'appela à Rheims, d'où il se rendit avec le roi à Paris. Il y séjournait encore dans la première quinzaine de septembre, quand arriva une députation de Liégeois chargée de complimenter le nouveau monarque, au nom de la Cité. Alexandre Bérart en faisait partie. Ce fut même lui qui prit la parole devant le roi, ce qu'il fit avec un tact exquis.
Après une première audience, et au bout de trois jours de recherches, les Liégeois découvrirent le logis de Louis de Bourbon et vinrent le prier de se joindre à eux. Le prince répondit avec aigreur qu'ils ne respectaient pas son autorité; en même temps il ordonna à Bérart de rester auprès de lui. Le lendemain, les Liégeois s'étant rendus au palais, le portier leur dit: « Vous plaît- il d'entrer ? » « Nous attendons, fut la réponse, que nous soyons tous réunis. » » Vos amis, reprit le portier, sont déjà arrivés, et celui qui hier a pris la parole en votre nom, parle maintenant contre vous. »
Un conseiller du roi, qui sortit pendant ce colloque, répéta la même chose et ajouta: « Nous ne voudrions pas d'un tel homme parmi nous. »
Louis de Bourbon partit pour Bruxelles en compagnie de Bérart, de l'échevin Henri Grégoire et de quelques autres, puis ne tarda pas à fulminer l'interdit contre la Cité (29 octobre).
Lorsque la légation fut de retour à Liège, Guillaume de la Violette, l'un des maistres, fit relation du voyage au Conseil de la Cité, et la conduite de Bérart fut sévèrement jugée. Mais il fallait trouver le moyen de le châtier de sa trahison.
On se souvint alors d'une infraction qu'il avait commise auparavant. Il avait, en effet, juré le Nouveau régiment, qui défendait à tout échevin d'accepter un traitement ou de porter la livrée d'autrui. Or Bérart s'était fait nommer conseiller du Chapitre, avait prêté le serment d'usage et s'était paré publiquement aux fêtes de Pâques, du vêtement (tabard) que les chanoines fournissaient chaque année à leurs employés.
Bérart eut beau s'excuser et invoquer la Paix des Mineurs, il fut traduit devant les échevins, déclaré parjure et crié au Péron banni à perpétuité de la Cité et de la banlieue (9 janvier 1462). Aussitôt le gouverneur des fèvres fait prendre la bannière du métier et l'on se précipite vers la maison de Lovinfosse, Outre-Meuse, qu'Alexandre avait achetée naguère, on la pille et on n'en laisse debout que les quatre murs.
D'autres condamnations à l'exil frappèrent plusieurs partisans de l'Elu, notamment l'échevin Henri Grégoire, châtelain de Franchimont. Un cri spécial défendit de lui porter secours, sous peine du talion.
Plusieurs fois se passèrent alors en négociations: les maistres désirant sincèrement la paix, mais ne prétendant pas faire de concessions; l'Elu exigeant impérieusement le rappel des bannis, ce que la Cité ne voulait accorder à aucun prix. Saisissant enfin un prétexte quelconque, qui n'a pas été dévoilé, le prince retire une seconde fois la verge au mayeur (13 septembre 1462); c'était frapper à la fois le peuple et les échevins eux-mêmes, parmi lesquels il comptait plus d'adversaires que d'amis. Plus tard, changeant d'idée, il écrit au mayeur et aux échevins de transférer leur siège à Saint-Pierre, près de Maestricht. On ne l'écouta pas.
Une conférence ouverte dans cette dernière ville vers la mi-janvier 1463 n'ayant amené aucun résultat, le pape chargea le légat Pierre Ferriz de travailler au rétablissement de la paix. Ferriz arriva à Aix-la-Chapelle le 31 mars et y manda pour le 2 avril le prince, les maistres de Liège et ceux des villes lossaines interdites. Ses premiers efforts ne furent pas heureux et n'amenèrent pour les pauvres bannis qu'une aggravation de peine: il fut publié dans toutes les villes du comté de Looz, que celui qui leur donnerait la moindre assistance serait banni à son tour. Le 8 mai, la Cité réclama l'exécution d'un détenu, passé dans le parti de l'Elu après avoir été l'un de ses grands détracteurs; la justice étant suspendue, le grand mayeur n'osait déférer à cette réquisition, sans l'assentiment du prince. Immédiatement, on livra le coupable à messire Jean le Ruyte, l'avoué de la Cité, qui lui fit trancher la tête. (la tête du supplicié n'étant tombée qu'au troisième coup, le bourreau et son maître attrapèrent pas mal de coups de fouet.) Voilà comment, pour la première fois, l'avoué fut substitué au grand mayeur, contrairement à tous les précédents.
Cette exécution donna-t-elle à réfléchir à Louis de Bourbon, ou bien se rendit-il aux conseils du légat ? On ne sait, mais à la date du 30 mai, L'interdit fut levé sous condition et la justice rendue à son cours normal. Quand l'Elu rentra à Liège le 26 juin, il y fut très froidement accueilli: le grand mayeur seul avec quelques fidèles se porta à sa rencontre. « Vous faites tout ce qu'il vous plaît, dit-il le lendemain aux maistres assemblés au palais; moi, je tâche de faire de mon mieux. Vous sous retranchez toujours derrière vos franchises, voilà ce qui nous divise. Désormais, j'en référerai à l'un de mes supérieurs et s'il déclare que j'ai raison, je saurai recourir à mes amis ! »
Cette parole pleine de menaces montrait bien que le prince ne céderait sur aucun point. D'autre part, les élections du 25 juillet 1463 portèrent à la maistrise Raes de Heers et Jean Heylman, deux de ses plus grands adversaires. Que pouvait-on en attendre de bon ? Raes ne parlait de rien moins que de proclamer la déchéance de Louis de Bourbon et de mettre sous séquestre les biens de la mense épiscopale. Heureusement pour la paix, son influence était tenue en échec par Fastré-Baré Surlet, qui nourrissait alors une véritable haine contre lui. Baré fit passer une résolution d'après laquelle l'arbitrage de la paix serait confié aux trente-deux électeurs. Ceux-ci de nouveau se heurtèrent à l'obstination de l'Elu, qui déclara vouloir poursuivre son droit jusqu'au bout.
L'année suivante, au mois de mai, Raes de Heers trouva une excellente occasion de se venger de Baré Surlet. L'oncle de ce dernier, messire Jean d'Arendale s'était emparé d'un individu du comté de Looz et le gardait captif dans sa forteresse de Reydt près de Gladbach. Raes pérora si bien qu'il décida les métiers à aller faire le siège de cette place. L'expédition eut un plein succès: partis en grande force le 26 juin, les Liégeois descendirent la Meuse, débarquèrent entre Stockhem et Maeseyck, où ils furent rejoints par les milices du comté de Looz, de Saint-Trond et de Tongres, et se mirent en marche sur Reydt en passant par Echt . Au bout de quelques jours de canonnade, le château se rendit, fut livré au pillage et aux flammes. Les assiégeants rentrèrent à Liège, fiers de leur victoire et gorgés de butin.
Entre-temps le légat Ferriz, qui s'était fait envoyer à Aix-la-Chapelle tous les documents nécessaires, s'appliquait à l'étude des différends qu'il avait pour mission d'aplanir. Convaincu que tous les torts se trouvaient du côté de la Cité, il ajourna les parties pour le 10 septembre et rendit sa sentence.
Il rétablit l'interdit dont avaient été frappées la Cité et les villes flamandes, puis fulmine l'excommunication contre tous les chefs de l'opposition, notamment contre Raes de Heers, Fastré-Baré Surlet, Jean Heyhnan, anciens maistres, et contre huit échevins de Liège, à savoir: Libert Textor, Jean Damesart, Jean delle Falloise, Jean Persant, Ameil de Velroux, Godefroid de Froidmont, Baudouin de Hollogne, chevalier, et Jean le Proidhomme. On sera certes en droit de nous demander quelle était la faute imputée à nos échevins, dont les trois derniers cités devaient leur nomination à Louis de Bourbon lui-même. Il nous est malheureusement impossible de répondre autrement que par une conjecture: les excommuniés, croyons-nous, étaient ceux qui avaient concouru à la condamnation d'Alexandre Bérart.
Aussitôt que le prince eut connaissance de la sentence susdite, il suspendit, pour la troisième fois, le cours de la justice; le grand mayeur cessa de semoncer les échevins.
Les Etats furent convoqués au mois de décembre et messire Jean le Ruyte, avoué de Liège, ayant fait arrêter un malfaiteur qu'il s'agissait de traduire en justice, proposa de décréter la réouverture de la Cour échevinale sous sa propre présidence. Il prétendit même en se fondant sur le record de 1317, être en droit de semoncer les échevins. Mais ceux-ci répondirent en invoquant le serment qui leur défendait de juger autrement qu'à la requête du mayeur; et ils supplièrent unanimement les maîtres et les citains de ne pas leur imposer un acte qu'ils considéraient comme attentatoire à leur honneur.
Le 5 janvier 1465, dans une nouvelle assemblée des Etats, il fut résolu qu'une démarche serait faite auprès du prince pour obtenir la réouverture de la loy. On alla jusqu'à lui dénier le droit de la fermer: son serment l'astreignait, chaque fois qu'il déposait un mayeur, à en nommer de suite un autre. Le prince répondit que les échevins étaient excommuniés et la Cité interdite; il voulait bien néanmoins nommer d'honnêtes citoyens pour juger à la semonce du mayeur, soit à Saint-Pierre, près de Maestricht, soit à Huy ou ailleurs.
Le 5 janvier, le métier des fèvres, instigué par Raes de Heers, déclara qu'il se mettait en grève et ne travaillerait plus pour personne, tant que la loy n'aurait pas son cours. Fastré-Baré Surlet, réconcilié depuis peu avec Raes, soutint le même thème dans une assemblée tenue au palais. On pria les échevins de monter et de dire leur avis. Libert Textor, leur doyen d'age, répondit qu'ils acceptaient de juger à la semonce de l'avoué, pourvu qu'ils fussent à ce requis par une lettre scellée des trente-deux métiers, qui en prendraient toute la responsabilité.
Trente métiers ayant donné une réponse affirmative, ce fut dans ces conditions irrégulières et insolites que les échevins allèrent réoccuper leurs sièges au Destroit.
Mais la réconciliation de Raes de Heers avec Baré Surlet ne tarda pas à porter d'autres fruits: bientôt il ne fut bruit à Liège que de la création d'un mambour. Dans cette prévision, le Conseil de la Cité commença par mettre sous séquestre les biens de la mense épiscopale. Raes disait avoir sous la main un candidat qu'il nommerait au moment opportun. « L'affaire de Reydt, ajoutait-il, nous vaut plus de 100,000 écus; car nous pouvons compter maintenant sur l'alliance des princes allemands ! »
Les Etats furent convoqués pour le 23 mars. Après un réquisitoire virulent des maistres contre Louis de Bourbon, la création du mambour fut proposée à l'assemblée. Le Chapitre ne voulut pas s'y rallier et demanda d'attendre au moins les nouvelles de Rome. L'Etat-noble fit une réponse semblable. Aussitôt des clameurs et des vociférations retentirent parmi le peuple: « Qu'on ferme les portes de la Cité et qu'on interroge chacun à part. On saura où sont les amis et les traîtres ! » Sous cette pression de la rue, l'élection fut décidée. Raes désigna son candidat. C'était Marc de Bade, frère de l'archevêque de Trêves, de l'évêque de Metz et du marquis de Bade, lequel avait épousé la soeur de l'empereur. Louis de Bourbon, de plus en plus abandonné, ne garda à sa cause que la seule ville de Huy, où il fixa sa résidence.
Marc de Bade fit sa joyeuse entrée le 22 avril 1465, avec tout le cérémonial usité pour la réception des évêques. Il prit le titre de Régent, gouverneur et administrateur du pays de Liège, du duché de Bouillon et du comté de Looz. Le serment qu'il prêta sur l'autel de la Cathédrale fut aussitôt mis en garde de loi, à la requête des maistres, par les huit échevins restés à Liège et qu'il reçut le lendemain à sa table. Le dimanche suivant, 28 avril, après la célébration de la grand-messe à la Cathédrale, il procéda à la nomination des premiers officiers de justice de la principauté. La charge de grand mayeur fut conférée à Fastré-Baré Surlet, celle de sous-mayeur à Guillaume Botton de Tourinne. Les échevins, pressentis s'ils admettraient ces personnages au serment, répondirent qu'ils n'avaient l'habitude d'assermenter leurs mayeurs qu'après l'admission de ceux-ci par le Chapitre: quelques-uns toutefois se déclarèrent disposés à passer outre.
Le dimanche 12 mai, le Régent prêta un second serment sur un missel que Raes de Heers tenait ouvert à l'image du crucifix, et sur lequel tous ]es assistants furent invités à jurer après lui. On fit défiler successivement les maistres, les nobles, les échevins, les commissaires, etc. Celui qui dans les trois jours n'avait pas fait la même prestation, était déclaré ennemi de la patrie. Enfin, après avoir subi des actes d'obsession de toute espèce, le Chapitre consentit (11 juin) à recevoir le serment du grand mayeur. « L'an XIIIIc LXV le XIe jour de juing fut messire Fastreit Bareit, seigneur de Chokire, chevalier, rechus et mis en feautet dell mairrerie de Liège, tant par mess. les esquevins comme en venerable capitle de Liège et fist laendroit les serments acoustumeis et commenchat à somonre de loy le XII jour dudit moix de juing » (Oeuvres, n° 30, fol. 158); ADRIEN D'OUDENBOSCH, col. 1273. Celui-ci fit aussitôt crier, au nom du Régent, le bannissement d'Alexandre Bérart, de Henri Grégoire et des autres proscrits de 1462.
Mais pressons le pas; aussi bien nous cheminons désormais par les sentiers battus de l'histoire. L'alliance des Liégeois avec le roi de France, leur déclaration de guerre au duc de Bourgogne, le départ inopiné de Marc de Bade et enfin leur défaite à Montenaken (20 octobre 1465) sont choses trop connues et trop éloignées de notre sujet, pour que nous ayons à les répéter. Les échevins d'ailleurs, appelés sans doute à se rendre sous les armes, fermèrent leur tribunal vers la mi-septembre, et pendant les deux années qui vont suivre, Liège ne connaîtra plus de justice régulière.
La guerre n'avait pas duré trois mois, que les Liégeois imploraient la paix. Les comtes de Meurs et de Hornes, Jean de Seraing, chevalier et maistre de la Cité, Gérard le Pannetier, échevin, Gilles de Metz et Mathias Haweal en furent les négociateurs. Mais comme les choses traînaient en longueur, il fallut l'arrivée du comte de Charolais en personne, à la tête d'une puissante armée, pour vaincre les résistances des chefs de l'opposition. Une « misérable et piteuse » paix fut arrêtée à Saint-Trond le 22 décembre 1465.
On y stipulait notamment que les maistres, les échevins et une foule d'autres notables, laïcs ou religieux, feraient amende honorable au duc, à genoux. Le ressort de la Cour échevinale y perdait toutes les Cours de justice situées dans les états du duc et qui allaient en appel à Liège. Louis de Bourbon reprenait sans conteste ce titre de prince souverain qu'on avait cherché à lui ravir et qui lui rendait son autorité sur ses sujets.
Des obstacles de toute nature se dressaient contre l'exécution de ce traité humiliant. Le duc de Bourgogne avait exigé que dix des principaux chefs de l'opposition, ceux qui avaient le plus contribué à la guerre, lui seraient livrés corps et biens, aussitôt la paix conclue; et quoique leur vie ne semblât point courir de danger, ces derniers ne se sacrifiaient pas de gaieté de coeur. Ils firent décider par les métiers de ne livrer aucun otage, mais de se racheter, si possible, de cette clause par un sacrifice pécuniaire. On obtint finalement que les otages conserveraient au moins leurs biens et la paix fut signée à Liège le 13 janvier 1466 . Il fallait entendre les criailleries et les invectives de Fastré Baré contre les négociateurs du traité. C'étaient des traîtres, des lâches, des vendeurs de chrétiens ! Jamais ils n'auraient dû consentir à fournir des otages ni à sacrifier les malheureux Dinantais qu'on avait indignement laissés à l'écart !
Gilles de Metz, sur quelques paroles imprudentes qui lui étaient échappées, fut arrêté le 20 janvier et enfermé à la Violette. On voulut le faire juger par les échevins, mais ceux restés à Liège n'étant plus que sept et se trouvant interdits, se refusèrent à agir. Le procès fut instruit par un tribunal composé d'échevins, de jurés et de quatre simples citoyens, savoir Gérard de Bierset, Jean Germeal, Stassin Pivion et Conrard le Drapier. Les maistres insistaient pour que le captif fût livré à Jean le Ruyte, avoué de la Cité, mais celui-ci exigeait au préalable un jugement de condamnation. On parvint néanmoins à faire taire ses répugnances en lui représentant l'engagement qu'il avait contracté l'année précédente et en le menaçant de lui faire perdre son avouerie. Fastré Baré se porta partie contre l'inculpé et renonça hypocritement à ses fonctions magistrales, ne voulant pas, disait-il, être à la fois juge et partie; il eut soin pourtant de céder sa clef à Henri Rosseal, ennemi mortel de Gilles de Metz. Le samedi, 1er mars, tandis que la foule accourt au son de la cloche, le digne vieillard est extrait de prison et conduit au Marché où une estrade se dresse vis-à-vis du Destroit. Fastré-Baré l'interpellant, lui dit qu'il a mérité la mort et s'offre de le prouver. Guillaume de la Violette s'adressant au peuple: « Bonnes gens, dit-il, vous savez qu'il ne nous appartient pas de rendre justice; aussi n'est-ce pas comme juges, mais comme inquisiteurs que nous siégeons en ce moment. Or, l'enquête le prouve, Jean de Seraing, Gérard le Pannetier, Gilles de Metz et Mathias Haweal ont forfait à leur serment, en vendant nos franchises et nos libertés, en livrant des chrétiens à discrétion. Il n'est pas un tribunal échevinal qui ne les condamnerait à mort. Je demande que Gilles de Metz soit livré à l'avoué ! »
« Citoyens, implore l'accusé, j'ai servi la Cité pendant cinquante ans, jamais personne n'a rien eu à me reprocher. Cette fois encore, je ne crois pas avoir failli à mon devoir. En souvenir de mes services, laissez-moi mourir en paix, soit aux Chartreux, soit ailleurs. J'offre à chaque métier 100 florins du Rhin; je me fais fort de vous remettre en possession de toute l'artillerie que vous avez perdue à Fauquemont. Vous faut-il plus encore ? Parlez ! »
L'avoué, à son tour: « Vous entendez, dit-il, les paroles de l'accusé; de grâce, citoyens, faites-lui miséricorde ! »
« Dépêchez-vous, hurle Rosseal, nous ne vendons pas nos franchises ! »
« Hé bien, s'écrie Gilles de Metz, puisqu'il en est ainsi, au nom de Dieu ! Si j'ai offensé quelqu'un, je lui demande pardon. Je recommande mon âme à mon Créateur, à Notre-Dame et à saint Julien. » Puis il ôte son pourpoint, se met à genoux et reçoit le coup fatal. Aussitôt un voile est jeté sur le corps, la trompe retentit au Péron et la paix est criée.
Les partisans de celle-ci étaient certes nombreux à Liège; en leur donnant satisfaction, les chefs de l'opposition n'entendaient pourtant pas se soumettre au prince. Le 4 mai, ils laissèrent partir plus de deux cents citoyens, les maistres en tête, pour aller se prosterner devant le duc à Bruxelles; mais entre-temps ils machinaient une nouvelle alliance contre Louis de Bourbon. Ils ne reculèrent même pas devant un nouveau crime. Pris par leurs ordres, Humbert de Vivier, avoué de Grâce, beau-frère de Jean Heylman, subit, le 31 mai, le supplice capital. Au moment de mourir, il ajourna au tribunal de Dieu les quatorze jurés qui, usurpant le rôle des échevins, avaient osé le condamner.
On sait comment la malheureuse ville de Dinant, exceptée du traité de paix, fut prise et détruite par le comte de Charolais; comment, quelques jours après, celui-ci mena son armée aux environs de Saint-Trond, pour apprendre aux Liégeois à respecter la foi des traités; comment enfin de nouvelles conditions de paix, plus dures que les précédentes, furent imposées par le traité d'Oleye (10 septembre). Cette fois, la Cité qui s'était refusée à fournir dix otages, se vit contrainte d'en livrer trente-deux. Dans les négociations qui suivirent, il fut sérieusement question du rétablissement des échevins. Revenu de la conférence de Bruxelles le 3 novembre, Fastré-Baré annonça à l'assemblée du palais l'arrivée du sire de Humbercourt pour exercer, au nom du duc de Bourgogne, les fonctions d'avoué de Liège, et la nomination de huit citoyens chargés de remplir les fonctions échevinales. Le mayeur et le sous-mayeur, disait-on, étaient désignés et avaient été choisis parmi les transfuges. Or, le grand obstacle à la pacification des esprits et au retour du prince était précisément la présence auprès de celui-ci des transfuges qui avaient abandonné la Cité, et que l'opposition ne prétendait pas laisser rentrer. Ils n'étaient que six ou sept, huit tout au plus, et pour ces quelques personnages, dont plusieurs étaient frappés judiciairement, Louis de Bourbon allait compromettre le salut de la patrie ! « Vous dites, objectait le prince, que ce sont ceux-là qui ont fait tout le mal. Soit; pourtant ils reconnaissent leurs torts et se repentent. Mais vous ? Prétendez-vous persévérer dans vos mauvais desseins ? Allons, mettons-y quelque bon vouloir et faisons une paix générale. »
Vainement le duc de Bourgogne et son fils écrivirent-ils au prince pour l'engager à mettre le bien public au-dessus de ses affections privées, tout fut inutile. Entre ces deux obstinés qui avaient noms Louis de Bourbon et Raes de Heers, aucune conciliation n'était possible.
Tandis que ce dernier, à la tête d'un conseil secret, faisait régner à Liège une véritable terreur, des bandes s'étaient formées dans le plat pays, qui sous le nom de coulevriniers ou « compagnons de la verdure », commettaient toute espèce d'excès. Philippe le Bon eut l'idée d'en référer au Saint-Siège en le priant d'envoyer à Liège l'un de ses plus fins diplomates pour tâcher d'arriver à une solution. Un légat allait se mettre en route, lorsque des événements imprévus vinrent retarder son départ.
Désespérant de fléchir leur prince, les Liégeois avaient résolu d'aller l'assiéger à Huy, de s'emparer, si possible, de sa personne pour le ramener à Liège, et surtout de tirer vengeance de son entourage. Ce plan ne réussit pas. Huy fut prise dans la nuit du 16 au 17 septembre 1467, mais Louis de Bourbon parvint à s'échapper avec tous ses fidèles et alla se réfugier auprès de Charles le Hardi, qui venait de succéder à son père.
Outré de l'incroyable audace des Liégeois, le duc de Bourgogne résolut de leur infliger un châtiment terrible. Il rassembla une puissante armée et donna ordre à tous ses capitaines de Brabant, de Flandre, de Hainaut, de Picardie, de Namur et de Luxembourg de se tenir prêts pour le 8 octobre, afin d'envahir le pays de Liège. Son avant-garde mit le siège devant Saint-Trond et investissait cette place depuis deux jours, lorsqu'il y arriva en personne le 27 octobre, à la tête de son « ost. » Les Liégeois qui de leur côté avaient fait de grands préparatifs, et toujours encouragés par le roi Louis XI, envoyèrent quinze ou dix-huit mille hommes et cinq cents chevaux pour faire lever le siège. Arrivée à Brusthem le lendemain, vers trois heures de l'après-midi, l'armée liégeoise se trouva subitement face à face avec les Bourguignons. Malgré l'heure avancée, elle ouvrit le feu après s'être déployée le long des haies du village, sous le commandement de Raes de Heers, Fastré-Baré Surlet et du bailli de Lyon, l'envoyé de Louis XI; Guillaume de Berlo portait l'étendard de Saint-Lambert.
Le duc ordonna de les attaquer. Aussitôt les archers de l'avant-garde bourguignonne se précipitèrent sur l'ennemi qui les reçut courageusement. Longtemps l'issue de la bataille fut incertaine; mais après trois heures d'une lutte acharnée, les Liégeois prirent la fuite, abandonnant artillerie, tentes, pavillons, charrois, et laissant sur le terrain plus de trois mille morts, parmi lesquels Fastré-Baré .
Cette splendide victoire ouvrit au duc les portes de Saint-Trond, de Looz, de Tongres et des autres villes du comté de Looz. Il marcha sur Liège et se disposait à l'investir lorsque, le 11 novembre, trois cents citoyens, en chemise et nu-pieds vinrent lui faire amende honorable et lui offrir à genoux les clefs de la Cité, implorant comme une faveur de n'être ni pillés, ni incendiés. Le duc usa de clémence. Il fit son entrée triomphale le 17; puis, après mûre délibération, au palais, en présence de l'évêque, des gens d'église, de tout le peuple et de plusieurs nobles, il dicta les conditions de sa terrible sentence. « C'est, dit M. de Gerlache, un monument remarquable du droit de la guerre au XVe siècle, qui mettait à la merci du vainqueur la personne et les biens du vaincu. On y voit comment un prince visant au pouvoir absolu, dépouillait savamment les communes de leurs franchises, de leurs lois, de leurs tribunaux, de leurs remparts, de leurs armes et des signes mêmes de leurs libertés, pour les placer sous sa domination arbitraire; et comment ce prince justifiait par l'abus de la victoire la haine profonde des vaincus contre son gouvernement. »
Ces conditions sont fort connues; retenons-en seulement celles qui appartiennent à notre sujet. Tous les tribunaux de la Cité, notamment les échevins, les alluens, les Douze des lignages, les Vint-Deux sont abolis à jamais. L'évêque instituera le ler mai de chaque année, au lieu et place des tribunaux susdits, quatorze échevins qui rendront la justice à la semonce de son mayeur et connaîtront dans la Cité et les faubourgs de tous les cas civils et criminels. Ces échevins seront passibles d'une amende de 60 florins pour chacun de leurs jugements qui sera réformé par l'évêque et son Conseil, créés juges d'appel.
Les échevins ne devront appliquer que le droit écrit, sans avoir égard aux coutumes abusives du temps passé.
Chaque année, le 4 mai, le mayeur et les échevins nouvellement nommés se rendront à Louvain pour prêter serment de fidélité au duc et à ses successeurs les ducs de Brabant comme avoués suprêmes et gardiens de la Cité.
Les échevinages qui ressortissaient aux échevins de Liège, iront désormais en appel au Conseil de l'évêque. Les habitants du Brabant, du Limbourg, du Luxembourg, de Laroche et de Chiny ne seront plus justiciables de l'Anneau du palais, du Péron de Liège, des Vingt-Deux, ni de la Paix de Liège.
Portes, murailles et fortifications de la Cité seront rasées et ne pourront être reconstruites sans l'autorisation du duc. Sont néanmoins exceptées les maisons d'une dizaine de partisans de l'évêque; celles, entre autres, d'Alexandre Bérart et de Jacques de Morialmé.
Tous ceux qui ont quitté la Cité ou le pays demeureront bannis et leurs biens seront confisqués, selon leur situation, soit au profit de l'évêque, soit au profit du duc.
Par ce dernier article, des centaines de citoyens et notamment tous les chefs de l'opposition qui avaient fui pour se soustraire à l'action de la justice, se trouvaient atteints et allèrent chercher en France le refuge qui leur était fermé dans les pays de Namur, de Limbourg ou de Brabant, comme dans tous les autres états du puissant duc de Bourgogne.
Avant son départ celui-ci installa à Liège comme son lieutenant-général Gui de Brimeu, sire de Humbercourt, et lui donna les biens confisqués sur Raes de Heers. Sa mission consistait principalement à poursuivre le payement de l'énorme contribution de guerre à laquelle les Liégeois avaient été condamnés.
Les Bourguignons partis, la première chose à faire était de réorganiser la justice sur les bases nouvellement établies. Le prince n'y faillit pas. Ceux d'entre les anciens échevins qui lui étaient restés fidèles ou qui s'étaient réconciliés, tels que Gérard le Pannetier, Thierry de Bastogne, Jean de Sovet, Bérart, Hollogne ou le Proidhomme, furent réintégrés dans leurs fonctions. La plupart des autres places furent réservées à ceux que les Liégeois qualifiaient de traîtres et de transfuges, notamment à Jean de Seraing, Mathias Haweal, Gérard Tollet, Jean Heylman, etc.
Dès le mois de décembre, la Cour était installée et avait repris son allure accoutumée. Quant au serment à prêter au duc de Brabant, selon les stipulations du traité, nous n'en avons trouvé nulle trace et nous ne savons pas davantage si le corps échevinal fut renouvelé le ler mai suivant. Tout semble établir, au contraire, que ces clauses ne furent point observées.
La Violette, qui avait servi jusque-là aux assemblées des maistres et des jurés, fut occupée par le Grand Conseil de l'évêque; et afin de faciliter les communications avec le Destroit, on les relia par un pont de bois.
Vers le mois de juillet 1468, l'évêque révoqua le grand mayeur Eustache de Hosden, pour le remplacer par Jacques de Morialmé. Cet acte dont on ignore les motifs, fut commenté en tout sens.
Cependant les Liégeois vaincus, humiliés, écrasés d'impôts, n'étaient pas à bout de leurs misères. Dans le but de les réconcilier avec Louis de Bourbon, d'obtenir un tempérament à leurs condamnations et surtout de lever l'interdit qui pesait sur eux, le pape Paul II avait envoyé à Liège le légat Onufre de Sainte-Croix, évêque de Tricarico, qui arrivé au printemps de l'année 1468, s'était résolument mis à la besogne. Il allait aboutir dans cette mission difficile, lorsqu'un événement imprévu vint ruiner ses espérances.
Une véritable armée de bannis, chassés par la faim et instigués secrètement par Louis XI, profitant d'une absence momentanée d'Humbercourt et du prince, se présenta dans la matinée du 9 septembre aux portes de la Cité, avec le dessein de surprendre dans leurs lits les soldats bourguignons et de les passer au fil de l'épée. Le grand mayeur de Morialmé s'était porté à leur rencontre avec une faible escorte, mais effrayé par leur nombre et par leur attitude, il tourna bride et s'enfuit vers la porte Sainte-Walburge
Ne rencontrant aucune résistance, les bannis pénétrèrent dans la Cité aux cris de Vivent le Roi et les francs Liégeois ! Ils portaient sur la poitrine la croix blanche et droite des Français et étaient commandés par des gentilshommes, tels que Vincent de Bueren, Jean de Hornes dit de Wilde, chevaliers, Goswin de Stralen et son frère, Jean de Lobosch et d'autres, qui immédiatement prirent logement au palais épiscopal.
Dans le tumulte indescriptible provoqué par cette brusque irruption, tous les citoyens paisibles, les échevins, les officiers du prince ou du duc s'enfuirent de la Cité comme ils purent. A l'instant, trois cents citoyens arborèrent la croix blanche; le soir, il y en avait mille; les jours suivants leur nombre s'accrut jusqu'à dix mille et au delà. Bref, la Cité tout entière embrassa la cause des proscrits, avec d'autant plus d'enthousiasme, sans doute, qu'ils voyaient déjà leur puissant dominateur aux prises avec Louis XI, vaincu par celui-ci, ce qui leur donnait la douce satisfaction de la revanche.
Au surplus, maîtres de la Cité, ils ne demandaient qu'à vivre en paix et à reconnaître l'autorité du prince. Mais s'ils avaient des chefs intrépides, il leur manquait un orateur pour les défendre à l'occasion. Cet auxiliaire indispensable, ils le trouvèrent en Ameil de Velroux, ancien échevin, ancien maistre de la Cité, homme d'honneur, très éloquent et très bien vu du peuple. Arrêté au moment où il s'apprêtait à fuir, Velroux fut contraint d'épouser leur cause; il le fit avec un dévouement qui lui coûta la vie.
Grâce à son intercession, les proscrits obtiennent l'appui du légat auprès de Louis de Bourbon. Au bout de quatre semaines de démarches et de négociations, le prince va rentrer à Liège, le jour est fixé, le peuple l'attend et s'apprête à lui faire fête, quand tout à coup on apprend que le prince ne vient pas. Le duc de Bourgogne avait mis son veto. Désespérés, Jean de Wilde et Vincent de Bueren se décident à tenter un coup de main. Trois cents hommes résolus partent nuitamment pour Tongres, y surprennent la garnison bourguignonne, l'obligent à se rendre et s'emparent de Louis de Bourbon qu'ils ramènent dans la Cité aux acclamations enthousiastes de la foule (10 octobre).
On sait le reste. Peu de jours après, Liège était détruite!
Si l'on jette un coup d'oeil d'ensemble sur le personnel échevinal de cette période, on remarque tout d'abord qu'une part moins large y est faite à la chevalerie. Cette brillante et poétique institution a fait son temps et ne survivra guère au moyen âge. Resserrant ses rangs petit à petit, elle se réfugie dans des classes de plus en plus élevées, pour n'être plus guère accessible, finalement, qu'aux princes de sang royal.
Mais, s'il compte moins de chevaliers, l'échevinage liégeois conserve toujours un caractère nettement aristocratique. La grande majorité de ses membres se pare du titre d'écuyer et parmi ceux mêmes qui ne le prennent pas, plusieurs, tels que les Waroux, Gilles de Fanchon, Henri de Dessener, Jacques de Lonchin, descendent sans conteste de familles nobles; d'autres, comme Libert Textor ou les Grégoire, dont l'origine aristocratique semble moins avérée, s'adonnaient cependant eux aussi au métier des armes, de sorte que, sans forfaire à la vérité, nous eussions pu les qualifier d'écuyers. Remarquons en outre que, contrairement à la pratique suivie pour les chevaliers, beaucoup d'écuyers négligeaient souvent d'exiger des scribes que leur titre fût exprimé dans les actes, titre qui ne conférait d'ailleurs aucun droit de préséance sur les autres bourgeois. Un très petit nombre seulement d'échevins est tiré, çà et là, des rangs de la bourgeoisie; ce sont, par exemple, des viniers (vignerons), tels que Jean Olivier, Abraham de Fexhe; ou d'autres, comme Bibon et Damesart, dont la profession n'est pas connue. Peut-être leur avait-on reconnu des aptitudes spéciales, mais il est permis d'affirmer que tous indistinctement appartenaient aux classes riches et se trouvaient avec leurs confrères sur un pied d'égalité parfaite.
La nomenclature qui va suivre est rigoureusement complète et chronologique. Ce résultat a pu être obtenu grâce à l'abondance plus grande des documents et à la conservation des registres aux oeuvres depuis la bataille d'Othée. Il a donc paru superflu de placer encore après les noms des échevins, l'énumération des documents qui les concernent. Nous croyons avoir donné jusqu'ici assez de gages d'exactitude, pour que le lecteur veuille bien s'en rapporter, à cet égard, à notre seule affirmation.
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JEAN LE CLOCKIER, chevalier, 1386-1414.
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Bailli de Thuin, échevin de Liége et de Huy, juge des lignages, Jean le Clockier était fils d'un Jean le Clockier « riche et suffisant bourgeois de Huy », qui fut échevin et plusieurs fois maistre de cette ville, et d'Ide de Rouveroy.
Il épousa, en premières noces, Isabeau Proest de Melin, fille de l'échevin de ce nom; en secondes noces Maheau, fille de Thomas de Lamines, veuve de Henri Haweal de Bovegnistier.
Il fut l'un des arbitres nommés pour conclure la paix des Seize; reprit ses fonctions après la bataille d'Othée et les exerca jusqu'en 1414, date présumée de sa mort.
ARMES. L'échevin Jean le Clockier, au témoignage de Hemricourt, « at jus mis les armes de son père asseis novellement et at pris les armes de Hozémont, de part sa meire, assavoir d'or al satoir de geules. » Les le Clockier et plus tard les de Chockier se servaient donc du même blason, sans avoir entre eux la moindre communauté d'origine.
Fils de l'echevin Stassin Chabot et de Marie de Brahier, il épousa Marie de Puchey, fille de Jacques; elle vivait en veuvage en 1435 et 1439, mourut le 17 octobre 1439 et fut enterrée à Saint-Pholien.
André Chabot, pendant les troubles des haidroits, en 1407, se vit contraint de quitter Liége et se réfugia à Diest où il mourut, ne laissant que deux enfants
que nous retrouvons tous deux: Eustache, comme grand mayeur, et Catherine, comme femme de l'échevin Renier de Bierset.
Leur mère soutint, en 1435, un procès devant les échevins de Liége au sujet de la succession de ses trois frères, à savoir Rennechon de Puchey, Jacques de Puchey, chanoine de Saint-Paul, et Jean Bacheleir, chanoine de Saint-Lambert, dont elle se prétendait l'unique héritière. Mais la Cour admit au partage les enfants de leur soeur Ide qui avait été mariée à Jean de Pristin .
SOURCE:
LES ECHEVINS
DE LA SOUVERAINE JUSTICE
DE LIEGE
TOME I
C. DE BORMAN
500 Pages
LIEGE - 1892
LIEN:
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