Que nous reste-t-il des oeuvres littéraires de cet « esprit universel? » Aucune composition d'elle n'est arrivée à nous sous son nom; rien ne s'est retrouvé jusqu'ici de ses biographies de saints en action théâtrale. Mais d'autres mentions confirment la notice nécrologique rédigée par l'abbesse.
Ainsi le Registre de profession nous apprend que le 27 février 1669, à l'occasion des voeux de Catherine de Charneux, de Visé, « il y avait une très belle musique... après le Te Deum, il se chanta une belle chanson en Francoy par les musiciens, composée par Dame Aldegonde ».
On peut, ce semble, attribuer au même auteur cette autre « belle chanson chantée après le Te Deum par les musiciens et composée par une de nos religieuses ». C'était cette fois pour la profession, le 15 juin 1676, de JeanneLouise de Ville, fille du bourgmestre de Huy.
Ces belles chansons du cloître - et bien d'autres sans doute, car « qui a chanté chantera », - ont été emportées au vent des Révolutions. Des compositions de dame Aldegonde rien n'est-il donc venu jusqu'à nous?
On trouve au deuxième volume des Bulletins de la Société liégeoise de littérature wallonne la reproduction partielle d'une pièce dialoguée en vers français et vers wallons, arrangée à la façon mixte de certains de nos vieux noëls, mais plus étendue, mi-sérieuse et mi-plaisante, mi-pieuse et mi-satirique, visiblement écrite pour une maison d'éducation de filles: le texte est accompagné de notes contemporaines qui indiquent jusqu'à la prononciation wallonne, la place à prendre et les gestes à faire par les jeunes actrices; il montre aussi que le public auquel on s'adressait devait appartenir à la classe riche ou aisée. Le nom de burlesque donné à la partie wallonne, appliqué même à l'orthographe de cette partie, n'est pas pour démentir cette attribution.
De quand date cette pièce? Son éditeur, Bailleux, nous apprend seulement qu'elle est postérieure à l'année 1623: elle pourrait donc avoir eu « l'esprit universel » de dame Aldegonde pour auteur. Et la conjecture s'appuie sur des données assez sérieuses.
Qui nous avait conservé ce texte? Un poète wallon, l'auteur de la Copareie, Ch. Simonon, habitant du quartier d'Avroy comme les bénédictines.
Au milieu du XVIIe siècle s'occupait-on de théâtre dans nos couvents? Oui, sans doute, et beaucoup. Les rhétoriciens du Collège des Jésuites, les Jésuites mêmes ne se faisaient pas faute d'essayer du drame chrétien, en latin ou en français. Ailleurs, c'était en dialogues wallons qu'on aimait de fêter en famille, avec quelques pointes d'affectueuse malice bien wallonnes aussi, les événements heureux pour une communauté. Ainsi, au temps même où la chanson célébrait, chez les nonnes d'Avroy, la profession d'une nouvelle soeur, une pasqueille plaisante nous fait entendre Piron et Pentcosse, gens du service de l'abbaye des Bénédictins de Saint-Jacques, se divertir gaiement de l'élection et de la bénédiction de leur nouvel abbé, Hubert Hendricé, le 24 mars 1675. Pourquoi n'en aurait-on pas usé de même dans la maison de ces Bénédictines d'Avroy, qu'un bras de Meuse séparait à peine de Saint-Jacques? Si l'abbesse prend soin de nous indiquer dans ses notes que telle chanson de 1668 était rédigée en français, n'est-ce pas qu'on en composait aussi en un autre idiome?
Dans aucun autre couvent de femmes de l'époque on ne nous signale à Liège une poétesse comme celle-ci; aucune autre religieuse liégeoise, pour rimer chansons et scènes de sainteté, à l'usage des pensionnaires, comme dame Aldegonde. Encore que Montoise, la modestie même de son origine, son long séjour à Liège, la charge qu'elle a si bien remplie d'être en rapports constants avec les ouvriers et sans doute aussi avec les filles du peuple instruites par charité dans ce cloître où elle a vécu plus de cinquante ans, - n'était-ce pas plus qu'il n'en fallait pour permettre à la religieuse hennuyère d'apprendre à fond le parler liégeois, et au bel esprit qu'elle était, de rimer en ce parler chansons et dialogues?
La petite composition dramatique de théâtre de collège, que nous croyons pouvoir lui attribuer, traitait, à la façon des débats ou moralités du moyen âge, de la vanité des plaisirs mondains et du sérieux du mariage.
A juger de l'ensemble par ce qui nous est resté, l'auteur discourait de ce sujet à la fois avec un droit bon sens et une piété toute pratique sans bégueulerie et sans vouloir pousser la généralité aux vocations exceptionnelles de la perfection évangélique.
Bailleux n'avait copié, chez Simonon, et malheureusement n'a pu reproduire au Bulletin de la Société liégeoise de littérature wallonne que la partie wallonne de l'oeuvre, l'acte burlesque. L'autre, la première, était rédigée exclusivement en vers français: elle mettait en scène le monde, l'âme et l'ange et leurs débats aboutissaient à la conversion d'une jeune mondaine à la sagesse.
La seconde partie, la farce après la moralité, l'acte burlesque, répétait le même enseignement en nous faisant entendre, en wallon, une discussion entre mère et fille du peuple, discussion à laquelle l'ange gardien de la jeune fille apporte, en français, la conclusion chrétienne. C'était au même auditoire de pensionnaires de bonne maison que s'adressait dès l'abord en wallon la fillette, et cette jeune maîtresse, dont elle s'entretenait longuement, était celle-là même à la conversion de laquelle on venait d'assister, dans la première partie de la pièce.
Donnons ici le début et quelques extraits de cette pièce dans l'orthographe purement phonétique de l'auteur:
Bonsoir, lè brave et damoiselle
Quinnè ma l' bon Dieu voulou fez belle,
Galante et rigg', comme vos estez;
0m' freut les honneur to costez,
Ensi qu'al' fèye di nos madame,
Qui arreu treuze ou quatt' bouname
Sill en' aveu mesty d'ottan.
llla dè guaudieux galants
Quil ly mostret d' l'affection.
Ginne seez s'cest à qwanze ou to d' bon
Men seyuzu to d' bon ou è qwanze,
Todi l' zatelle ass bien séance:
Dé gro, dès grave, de grand, dè p'ti
Morre doot ! Poquoy n' soghe nen ensi ?
Ho, si j'aveu le patacon
J'attraireu le coeur dè guarcon.
Et la rustique fillette d'exprimer sa surprise de voir sa jeune maîtresse renoncer au jeu de la coquetterie:
Gi la stu r’quoirri baicoo d' feye
Divin dé certaine et q'pagneye
Quiss fet dell nutt, au carnaval; -
Sigge tin ben, on lè loume dè bal.
Li ten sy passe à fer l'amour,
A dansez lè pas et lè tour.
Magny lè souque et beur li ven
Ginne scez son zi est tot conten,
Men siette, si j'esteu rigg, g'ireu
Pour fer cajoliez d'let monsieu.
Si pense gu qu'im trou vin jolleye
Pour veu quigge fouhe appinperneye
Comme baicco d'damoiselle el son.
Kirmin dans-reu après l' violon?
Gi seez bien lè quatt pas d' la dance,
Le tricottet, la finne cadance,
Men mademoiselle ni sy trouve pu!
Il ni paroll qui d' la vertu.
Aux occasions il dit todi:
«Viquan comme nos voirrin moori »
Quellet loignreye ! Qu'inne sogge ess plesse!
Gitt freu fringottez la jeunesse
Mi mère mi prêche la dévotion,
Men c'est d'vant l'ten et hors saison.
Gri porreu cor bin quangyi d'veye
Quan g' sierret ossi vyle qui Ieye !
Naturellement, comme en toute bonne comédie, la mère de notre jeune paysanne se trouve aux écoutes, puisqu'on parle en mal d'elle, et ne se retient plus, sur les derniers mots de l'évaporée, d'entrer en scène pour lui faire la leçon:
« ... Quan g' sierret ossi vyle qui leye?
- Joone sotte ravalle on poo t' caquet:
Qu'y t'assure qui tell divairet?
Les meilleurs conseils n'ont pas de prise sur la fillette
Gi crive encor soven d'arrège
Di nesse qu'une baselle di viegge
Di n'aveur oote rente qui mè bresse
Po esse servante ou ouverresse,
Et dinn poleur trovez moyen
De plaire monde qui m'agrèe ben.
La mère a beau protester avec une croissante énergie
Parolle ootmen,
mal avizaye, Ou gitt donret deu treu tartaye...
LA FILLETTE
Von' voliez don nin q'gim' marrèye ?
LA MÈRE
La vertu n'èpaiche nin l' mariègge!
Au contraire: ill donn dè corègge
Po poirtez, à l'occasion,
Avec bonne résignation
Lé creu, Iè pôones et lé toumen
Qu'on zy trouve ordinairernen.
Men possy mett di bonne manire,
Inn faa nin s'pargny lè priire
On n'y sarreu bin reussi
Sen d'mandez l' grace de St-Esprit.
LA FILLETTE
Binameye mère, j'eym tant Paquay?
LA MÈRE
Eh bin, voci ko l' joône huzai!...
Qui voirreuse fer d' soulla, poove droye,
I n'a nin pu d'ame qui nos poye.
Sin voleur rimette gins a biesse
I n'a nin pu d'bon sens èsse tiesse
Ni pu d'prière, ni d' devotion
Qu'atou dé torai J'han Krikquion
Tu sez bin même qui poitte li bru
D'aveur fay I' fay don malostru.
LA FILLETTE
Mèn mère, il est si gracieux,
Si bai, si guaye, si gaudieux!...
La discussion se poursuit sans que la mère y gagne rien. Aussi la bonne femme finit-elle par appeler du Ciel à son aide, l'ange gardien de sa fille. L'ange arrive aussitôt, embrasse l'enfant, la prêche à son tour, en alexandrins français plus corrects que poétiques:
Ma très chère pupille, écoutez votre mère
Respectez humblement son tendre ministère.
C'est un commandement que la loi du grand Dieu
VOous prescrit d'observer en tout temps, en tout lieu.
II est même le seul pour lequel sa clémence
Promet dès ici bas une ample récompense.
Si l'amour maternel butte à votre bonheur
Secondez ses projets en tout bien et honneur
Ange et mère développent le même thème et emportent la conversion de la fillette. Cette conversion acquise, l'ange s'adresse à l'auditoire, le prie d'excuser « ces petits brouillons ».
Daignez en excuser l'enfantin badinage.
et conclut qu'il faut consulter le céleste gardien en tout cas:
Et singulièrement pour le choix d'un état.
Trouverez-vous dans les débuts écrits de notre idiome local, rien qui vaille mieux que ce premier essai dramatique d'une moralité de pensionnat? Le sujet, la mise en scène, les pensées ne sont-elles pas bien d'une religieuse éducatrice? N'avait-on pas au monastère de la Paix-Notre-Dame une dévotion particulière pour l'ange gardien, comme en témoigne encore une des vieilles statues du choeur? A qui l'oeuvre pourrait-elle dès lors se rapporter aussi bien qu'à cette Antoinette Desmoulins, bel esprit que nous savons avoir composé là des chansons et des dialogues de l'espèce pour les élèves de la maison? Si pittoresque et si expressif que soit le wallon de l'auteur, une expression trop française ne trahit-elle pas, de ci de là, que ce wallon n'était pas son parler habituel? Comment, dans ces conditions, ne pas attribuer, jusqu'à preuve d'erreur, à la bénédictine liégeoise, Antoinette Desmoulins, notre plus ancien dialogue en vers wallons?