Quand on étudie l'histoire monumentale des bonnes villes du ci-devant pays de Liège, en même temps qu'on est frappé de la quantité et de la splendeur des établissements religieux, on est surpris de la rareté et de la pauvreté des édifices civils. Au siècle dernier, par exemple, la cité de Liège n'avait ni beffroi pour son tocsin, ni prétoire pour ses juges, ni forum couvert où les citoyens pussent s'abriter, ni palais pour réunir les députés des États. On y comptait, en revanche, une immense cathédrale, sept vastes églises collégiales, trente-deux églises paroissiales, six opulentes abbayes, quarante-trois riches couvents, et un nombre infini de chapelles.
Le seul édifice que le peuple avait cru indispensable de ne pas laisser transformer en église ou en monastère, C'était, semblait-il, un hôtel destiné aux représentants de la communauté.
D'après les traditions, un semblable hôtel aurait existé, de toute ancienneté, ab omni oevo, dans l'emplacement actuel
Les maîtres, les jurés et le conseil, comme on appelait alors le gouvernement communal, y tenaient régulièrement leurs assemblées.
On n'a point de renseignements historiques sur l'Hôtel-de-Ville des temps reculés.
Nos moines annalistes, qui ne s'intéressent qu'aux églises et aux cloîtres, daignent lui accorder une ligne en parlant des évènements arrivés en 882, et en 1212.
En 882, le 29 mai, un mardi, Liège fut attaqué par les Normands; ils l'emportèrent au premier assaut. La cité (1) fut saccagée, ses principaux bourgeois furent massacrés, et l'Hôtel-de-Ville fut dévasté et brûlé (2).
En 1212, le 6 mai, un dimanche, vers les trois heures de l'après-midi, les Brabançons et les Allemands s'emparèrent d'emblée de Liège (3). Ils envahirent la halle ou salle de la commune, la pillèrent, et réduisirent en cendres les privilèges et les statuts de la Cité que l'on y conservait dans une armoire (4).
A partir de cette époque, notre palais populaire (5) apparaît dans des documents diplomatiques. Dans l'un, de l'an 1287, on l'appelle la Maison de Ville (6); dans un autre, de 1294, on le surnomme La Violette (7). Ce surnom, qui devait être déjà ancien à cette date, lui venait d'une grosse violette allégorique qui ornait la façade (8).
La Violette occupait l'angle gauche du Grand-Marché, A droite, la halle aux viandes lui était contigüe (9); à gauche, une rue étroite la séparait du Destroit des Échevins (10).
Anciennement, dans les affaires importantes, le Conseil de la Cité ne pouvait administrer qu'avec le concours du tribunal des Échevins. C'était au Destroit, dans la Salle de St-Michel, que les assemblées des deux corps réunis avaient lieu. Après l'an 1312, où le patriciat essuya un si rude échec, le Conseil cessa de consulter le tribunal des Échevins et gouverna seul la Cité (11).
En 1394, la Violette fut entièrement reconstruite (12).
Dans les temps malheureux, chaque fois que le peuple n'était plus le seul maitre dans la Cité, le Conseil était obligé de prendre, comme autrefois, l'avis du Destroit des Échevins. Pour faciliter les communications entre les membres de ces deux magistratures, qui étaient alors également soumises aux volontés de l'évêque vainqueur et qui délibéraient ensemble, on établissait un pont de bois qui reliait l'Hôtel-de-Ville au Destroit. Ce fut ainsi qu'après la bataille d'Othée (1408), les deux édifices n'en formèrent qu'un par la construction d'un pont de ce genre, qui fut démoli en 1418, à la chute de Jean sans pitié (13). En 1468, après la soumission de Liège à Charles-le-Téméraire, le pont fut rétabli; il fut détruit en 1477, quand les Liégeois se remirent en liberté (14)•
L'Hôtel-de-Ville portait de terribles marques des excès auxquels s'étaient livrées les armées bourguignonnes: il tombait, en quelque sorte, en ruine. Au mois de mars 1480, on en entreprit la réédiflcation (15). Les troubles politiques et l'état précaire des finances communales retardèrent l'achèvement des travaux jusqu'en 1498 (16).
Le nouvel édifice était surmonté d'un petit clocher et de deux tourelles (17). Le haut de la façade était orné d'une aigle impériale éployée; plus bas, on voyait les blasons des trente deux bons métiers de la cité; puis, immédiatement au-dessus du portique, les armes des bonnes villes, au milieu desquelles était placé le Péron: au-dessus de ce symbole du fédéralisme liégeois, on lisait, écrit en lettres d'or, le mot Union.
Au premier étage, la fenêtre au-dessus de la porte était garnie d'une balustrade (18): en 1609, on la remplaça par un balcon flanqué des statues de la Vierge et de Saint Lambert, qui avaient été choisis pour patrons de la Cité. Ce balcon était surmonté d'une espèce d'auvent en plomb, qui portait sur de légères colonnes de cuivre (19).
Cet édifice n'avait en lui-même rien de remarquable, ni qui fût digne du peuple liégeois. II n'était à comparer, ni pour la grandeur, ni pour la beauté, aux magnifiques maisons communes des villes voisines (20).
Le 6 juin 1691, lors de l'odieux bombardement de Liège par les Français, la Maison de Ville fut bouleversée de fond en comble.
Les guerres qui désolèrent l'occident de l'Europe vers ce temps, mirent obstacle à la reconstruction de l'Hôtel-de-Ville. On y songea seulement au retour de la paix, en 1714.
La première pierre du monument nouveau fut posée solennellement le 14 août 1714. L'acquisition de plusieurs bâtiments voisins permit d'agrandir et d'isoler le siège municipal (21). II fut inauguré le 5 juin 1718 (22)
Cet Hôtel-de-Ville, tout de style greco-romain, et badigeonné à cette heure de jaune-pâle, réveille difficilement les glorieux souvenirs de l'héroïque et hospitalière Cité.
Ferd. HENAUX
(1) Au moyen-âge, le mot cité n'était pas synonyme de ville c'était un titre honorifique qui n'appartenait qu'aux villes antiques et épiscopales. Il n'y avait, par conséquent, dans notre pays, que Liège qui fût une cité. Les vieux auteurs observent constamment cette règle. Ainsi, Réginon, abbé de Prum, mort en 915, en parlant de l'invasion des Normands, dit qu'ils pillèrent la cité de Liège, la ville de Tongres et la forteresse de Maestricht: Leodium civitatem, Trajectum castrum, Tungrensen urbem , incendio cremant, (Dans lesMonumenta Germaniae historica, t. I, p. 593). - De là, dans les documents de ces vieux temps, les habitants de Liège sont traités de citoyens (cives), et ceux des autres villes, de bourgeois (oppidani). - Liège perdit le titre de cité en 1795, par l'incorporation du Pays à la République française.
(2) Normanni Leodium violenter irruperunt, et municipiis effractis atque combustis, civibus etiam immoderata coede fusis, et substantiis eorum sublatis, etc. (Gilles d'Orval, dans les Gesta Pontif Leod., t. I., p. 123).
(3) Die proxime sequente non timuit Dux (Brabantiae), licet dominica esset, hallam infringere, et universa que in ea reperit, extrahere et auferre. (Gilles d'Orval, dans les Gesta Pontif. Leod. , t. Il, p. 209). Le bon moine rapporte ce trait, on le voit, pour s'indigner non du pillage de la maison de ville, mais bien de la profanation du saint dimanche. Si ce pillage avait eu lieu un jour ouvrable, le moine Gilles ne nous en aurait peut-être pas gardé le souvenir.
(4) Deinde Domum civicam (quam Hallam vocabant) qua antistitum insignia et decreta atque privilegia conservabantur, incredibili crudelitate manu propria igniculum supponens, incendit et in cineres redegit. (Placentius, Catalogus Antistitum Leodiorum, p. 130).
Ce fut sans doute pour mettre les archives communales à l'abri de semblables actes de vandalisme, qu'on les déposa dans l'abbaye de Saint-Jacques: elles y étaient conservées dans un escrin (coffre). Ce scrinium publicum existait encore en 1669 on cite un document de cette année, collationné sur « l'originel en parchemin reposant aux archives de la Cité dans le coffre de Saint-Jacques. » Ces archives ont été dispersées en 1794, Il n'en reste rien, dit-on.
(5) En 1628, un auteur appelait l'Hôtel-deVille le palais civique, le très sacré palais du Conseil, Basilica civica, sacrosancta Consilii basilica. (Voir Vlierden, Fasti magistrales inclitae Civitatis Leodiensis, p. 10). L'on peut induire du mot sacrosancta que notre palais civique, comme ceux des autres bonnes villes, jouissait du droit de franchise, ainsi que les lieux saints.
(6) « Nous li maistre et li jureit en la maison dele ville... » (Bans le Liber Cartarum Ecclesie Leod., N° 502.)
(7) En cette année, les Magistri, Jurati totaque Communitas Civitatis Leodiensis constituèrent une rente de cinquante sous, au profit du Chapitre de la cathédrale, sur la « Domus dicte de Violetta,» (Dans le Liber Cartarum Ecclesie Leod,, N° 461.)
(8) Dans un volume dédié en 1646 au Magistrat de Liège, l'auteur dit que « la Violette représente l'Estat de la noble République liégeoise. » Il complète sa pensée par cette note: « Allusion à la maison magistrale de Liège nommée La Violette, avec la fleur. » (Voir le Pourtraict de la mouche à miel, etc. ; Liège, 1646, in-8°).
(9) La Mangonie ou Manghenie (1330) était un édifice assez vaste, avec un portique qui établissait une communication entre le Marché et la rue Derrière la Mangonie, laquelle aboutissait à la rue du Stockys. On a un acte de vente, de l'an 1136, d'une maison propre au commerce, située sur le Marché, près de la Mangonie, et qui se louait annuellement trente sous de Liège: Domus in Foro, vicina Macello, venalibus rebus multum accomoda, etc. Une maison rue Mangonie fut louée, en 1220, quarante-cinq sous de Liège: Domum sitam in Macello Leod. Johanni dicto Camerario pro quadraginta quinque solidis Leod. (Dans le Liber Cart. Eccl. Leod. , Nos 166, 348, etc.) La Mangonie ayant été incendiée par les Grands en 1312, dans le combat qu'ils livrèrent aux Petits, les bouchers établirent leurs étaux dans le local qui est aujourd'hui la Grande Boucherie. La rue derrière Mangonie fut nommée, vers 1620, derrière la Violette.
(10) Le Destroit (c'est sous ce nom qu'était désigné dans les vieux temps le siège des Echevins), était contigu aux degrés de St-Lambert, junctam gradibus Lambertianis, dit Foullon, Hist. Populi Leod. , t. II, p. 42. Le rez-de-chaussée était occupé par des échoppes que la cité louait à des marchands: « Item, doibt Hanes Wions li boulengers pour les dois ovroirs desous le Destroit, troiz marckz. » (Doc. de 1330 sur les Wérixhas de la Cité).
(11) On voit par un document du 9 janvier 1312, que, à cette date, les séances solennelles du conseil communal n'avaient déjà plus lieu au Destroit « en pleine obedience et consistoire sur Saint-Michel, où li maistre, li jureit et le consel de nostre Citeit soy souloyent assembleir et être pour les besongnes de nous et de nostre Citeit, » Voir le Grand Record de la Cité de Liège. p. 15.
(12) C'est ce que nous apprend une décision du conseil de la cité, du 28 mai 1394, qui accorde à plusieurs prêteurs sur gages (Lombards) l'exemption des corvées, des tailles et du guet avec la jouissance des droits de bourgeoisie pendant treize ans, à la condition qu'ils compteront une certaine somme pour achever l'Hôtel-de-Ville, pro oedificio novo Domus civicoe delle Violette. » -V. Foullon, Historia Populi Leod,, t. II, p. 42.
(13) Sed et pons quidam ligneus, quo de domo Scabinorum ad Violettam, qui locus est Magistrorum et Consulum Civitatis , transiri solebat ultra plateam, depositus est et confractus. (Zantfliet, Chronicon Leod., dans l'Ampliss. Collectio, t. V, p. 410).
(14) In diebus illis, fiebat pons ligneus inter domum scabinorum Leodiensium et Violettam, quoe prius erat domus Magistrorum et Consulum, sed tunc residebat ibi consilium, Domini Leodiensis adjudicandum, ut de una domo possit transiri ad aliam. (Adrien Vibois, Diarium Leodiense, dans L'Ampliss. Collectio, t. IV. p. 1328).
(15) Anno 1480, in mense martii, incoepta fuit Domus Civitatis in Leodio fundari, quoe dicitur Violetta. (Adrien Vibois, Diarium Leodiense, ibid. p. 1371).
(16) « L'an 1498, la maison de la Cité de Liège dite la Violette fut dressée et faite. » (Chroniques de Liège.) - Durant les travaux de reconstruction, les actes publics importants n'en continuèrent pas moins, comme par le passé, à être lus et publiés « alle maison delle Cité... », « à la maison de la Viollette, affin que chascun en euyst cognissance. »
(17) Au moyen-âge, la bancloche, ou la cloche d'alarme, se trouvait dans une tour de la cathédrale, et les Maîtres pouvaient seuls la faire sonner. Cette cloche fut placée dans le clocher de la Violette, en suite d'un décret du Conseil communal du 4 février 1516,
(18) Un document de l'an 1571 a pour intitulé « Cry proclamé à la baille de la Maison de la cité qu'on dit la Violette. » - En 1540, le Magistrat s'assemblait soit dans la salle haute, soit dans la salle basse: 1571: « En conseil de la Cité de Liège tenu en la salle haute… ; » 1586: « En conseil de la Cité de Liège tenu en la salle basse... »
(19) Loyens, Recueil héraldique des bourguemaîtres de la noble Cité de Liege, P. 362. - Au moyen-âge (il est utile de le noter) il y avait une prison à la Violette. Le Conseil disait en 1679: « Nous avons fait saisir et constituer dans les fermes de notre maison de ville... » Il écrivait en 1571: « La Cité de Liege at tousjours eu et at sa prison séparée à celle du prince, et ne peuvent les bourgois contre leur grez et se déclarant tel, estre tenus en aultre ferme que celle des bourgois. » En 1328, plusieurs chanoines séditieux y furent incarcérés , capti et detenti fuerunt in Violetta Leodiensis ex parte magistrorum, juratorum et gubernatorum civitatis Leodiensis. (Doc. du 21 décembre 1328).
(20) Grati écrivait en 1676 : « L'illustre renommée de nostre ville, ornée de tant de magnifiques temples, d'un palais épiscopal qui ne doit rien à tous ceux de l'Europe et de tant de belles structures particulières, mériterait bien que les Magistrats tournassent leur soin à faire bâtir une belle maison de ville qui eust du rapport en architecture à tant de beaux édifices tant publics que particuliers. » (Discours de Droit moral et politique t. II, p. 90).
(21) Le conseil acheta les maisons contigües à la Violette pour isoler la face de droite du nouvel hôtel, Pour isoler celle de derrière, on abattit quatre maisons, de sorte que la moitié de la rue de l'Épée devint la place derrière l'hôtel-de- Ville.
(22) On trouve une description détaillée de cet Hotel-de-Ville dans les Délices du Pays de Liège, t. I, p. 244 et suiv. En 1727 , le graveur Duvivier publia les Plans, coupes et élévations de l'Hôtel-de-Ville de Liège en 10 planches in-plano.