On n'a point trouvé jusqu'ici de vie de saint Lambert en français, plus ancienne que celle dont nous allons publier le texte pour la première fois.
La rédaction même de ce texte et les caractères calligraphiques du manuscrit auquel nous l'empruntons permettent de le faire remonter au XIIIe siècle.
Ancienne déjà par elle‑même, cette rédaction eût offert pour nous bien plus d'intérêt encore, si elle s'était trouvée écrite dans le dialecte de ce pays wallon qui avait saint Lambert pour patron national, et si elle nous avait apporté sur ce saint, sa vie, sa mort, ou son culte, quelques particularités nouvelles.
Malheureusement cette biographie française n'est que la traduction un peu abrégée d'une biographie latine bien connue, laquelle n'était elle‑même qu'un remaniement de la plus ancienne vie du patron des Liégeois.
La biographie primitive était du XIIIe siècle; le remaniement date du Xe. Il est l'oeuvre d'un successeur de saint Lambert, Etienne, qui régit le diocèse de Liège de l'an 902 à l'an 920, et fut le premier des évêques de ce siège dont il nous soit resté une composition littéraire.
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I
Nous ne connaissons au juste ni la famille, ni l'année de la naissance de cet Etienne.
Le biographe, contemporain, de saint Radbold, nous apprend toutefois que ce dernier fréquenta l'école du palais royal, à Metz, après la déposition, en 864, de Gunther, son oncle, archevêque de Cologne, à la fin du règne de Charles le Chauve, au début de celui de son fils Louis et sous un maitre décédé en 880, soit entre cette date et 875 (1).
Ce biographe ajoute que Radbold y eut pour condisciple plus âgé que lui, Etienne, plus tard évêque de Liège. On conjecture de ces dires que Radbold devait être né dans les premières années de la seconde moitié du IXe siècle. On en peut conclure, avec autant de vraisemblance, que notre Etienne a dû voir le jour au plus tard vers 850.
Si l'on ne peut établir sa généalogie, ni se fier aux auteurs, trop peu anciens, qui veulent qu'il ait été soit le fils d'un comte de Salm ou de Namur, soit le propre frère d'une Plectrude dont ils font la mère de saint Gérard, le fondateur du monastère de Brogne, il n'y a pas à douter qu'Etienne était apparenté aux familles princières, à la famille royale de France. Un diplôme de Charles le Simple mentionne expressément, en 915, les liens de parenté de ce souverain et de notre évêque: « Stephani venerabilis Tungrorum episcopi, nostrae consanguinitatis affinis dilectissimi. »
Au temps ou le chanoine Anselme prit la plume pour continuer l’oeuvre d'Harigère, dans la première moitié du XIe siècle, les historiens liégeois manquaient déjà de renseignements certains sur Etienne, ou du moins l'incertitude régnait‑elle sur les faits du passé auxquels on mêlait son nom: ut de incertis taceamus, écrit Anselme.
Au témoignage du biographe contemporain de saint Radbold, le maître de celui‑ci et d'Etienne, à l'école du palais, avait été le philosophe Mannon, mort en 880; un de leurs condisciples fut Mancion, évêque de Châlons‑sur‑Marne, de 893 à 908.
Au témoignage de Folcuin, qui devait, trois quarts de siècle après, se trouver à Lobbes le successeur d'Etienne, celui‑ci fut élève et chanoine de la cathédrale de Metz.
Folcuin d'ailleurs et les chroniqueurs qui l'ont suivi, ainsi Sigebert de Gembloux et Trithème, rendent également hommage à la science et à la piété d'Etienne, à sa connaissance de l'Ecriture sainte et à son éloquence: « Vir litterarum et, quantum ad canonicos. reliyioni studens, » dit Folcuin (De Gestis abbatum Laubiessium, 18). « In scripturis eruditissimus et verbis eloquentissimus, » ajoute un autre contemporain cité par l'Histoire littéraire des Bénédictins (v. 168).
Ses qualités, sa naissance, son éducation ne pouvaient manquer de le porter aux premières dignités ecclésiastiques.
Peut‑être est‑il ce Stephanus abbas qu'on voit, seul des abbés, siéger, en 888, dans une réunion d'évêques, tenue à Metz.
La chronique de l'abbaye de Saint‑Michel ou VieuxMoustier au diocèse de Verdun, chronique arrêtée au milieu du XIe siècle, le texte d'un échange de villages conclu en 902 entre les moines de cette abbaye et Anselme, fils d'un comte du pays, une charte enfin de Louis, roi de Germanie, accordant, le 26 novembre 904, certaines faveurs à un moine de ce monastère, mentionnent également qu'Etienne réunissait la dignité d'évêque à l'honneur d'être chef de cette maison.
Peut‑être avant son élévation au siège épiscopal de Liège, avait‑il été désigné pour quelque autre évêché: c'est du moins à un « Etienne, abbé de très noble race, Stephano abbati et nobilissimo viro, » que l'archevêque Foulque de Rheims (2) adressa, vers cette époque, des lettres pour le consoler d'un échec de ce genre, l'assurer d'une amitié à toute épreuve et l'engager à s'employer d'autant plus vaillamment à servir la cause de la concorde et de la paix.
Quoiqu'il en soit, à la mort de Francon, Etienne fut appelé à lui succéder sur le siège de Saint‑Lambert.
S'il faut en juger d'après le peu d'actes et de mentions historiques où il est question de lui, c'est surtout dans le Hainaut et le pays de Namur que son zèle épiscopal eut à se donner carrière. Il y avait alors à relever dans tout le diocèse les ruines accumulées par les destructions des Normands: Francon avait dû commencer par sa capitale et par les régions les plus proches de celle‑ci. Aux jours d'Etienne d'ailleurs, le pays de Liège proprement dit était le théâtre des luttes civiles les plus vives, et la redoutable forteresse de Chèvremont qui le maîtrisait, servait le plus souvent de centre aux opérations du turbulent duc Gislebert. Il était naturel, en ces circonstances, que l'évêque ne se renfermât pas dans sa capitale et se rapprochât souvent des régions méridionales où il trouvait parents, amis et relations puissantes.
En même temps qu'évêque de Liège, Etienne était devenu, à ce titre même, abbé de ce monastère de Lobbes dont les possessions territoriales ne devaient guères le céder alors à celles de Saint‑Lambert. Un de ses premiers soins fut de procéder, avec Dodilon de Cambrai, à la consécration de la nouvelle église de Lobbes sortie des ruines amassées par les Normands. Peu après, le roi Louis de Germanie, à la demande du duc Regnier, confirmait, le 20 octobre 905, un acte d'échange entre notre Etienne, agissant en qualité d'abbé de Lobbes, et un vassal de l'abbesse de Nivelle: celui‑ci recevait une chapelle et certaines propriétés à Haine; le prélat lui cédait une manse sise à Waudrez (3). On attribue à Etienne la restauration de divers monastères des bords de la Sambre. Le Gallia Christiana (t. III, p. 580) veut qu'il ait excité la comtesse Ermengarde à restaurer Moustier‑sur‑Sambre; Grammaye (Namucum) que NotreDame de Namur lui ait dû son érection en collégiale.
Il est, en tout cas, du nombre des prélats qui contribuèrent le plus à associer pour des siècles de notables parties du Hainaut, au sort de l'état liégeois et de l'église de Saint‑Lambert, à former le libre pays de Liège.
En 907 (4) une cousine du roi Louis venait de mourir: c'était l'illustre dame Gisèle qui tenait du prince, en bénéfice, l'abbaye de Fosses et ses dépendances. Gisèle en avait, de son vivant, disposé en faveur « du monastère de Sainte‑Marie et de Saint‑Lambert, où est la maison principale de cet évêché, » et avait reçu en échange d'autres biens qu'Etienne lui avait assurés en viager. Gisèle morte, Etienne avait fait agir auprès du roi de puissants amis, et le prince, sur les instances de ceux‑ci, confirma, le 26 octobre 907, à l'église de Saint‑Lambert, la propriété de Fosses.
Quelques mois plus tard (5), c'était du même jeune et dernier descendant de Charlemagne que l'archevêque Heriman de Cologne et les comtes Répéhard et Regnier, sollicitaient au nom d'Etienne et obtenaient une reconnaissance générale des droits et propriétés de l'église de Liège. Le prince confirma entre autres, le don fait de Lobbes à cette église, celui du domaine fiscal de Theux, l'acquisition de Fosses, le tonlieu et le droit déjà précédemment accordé par le même souverain à Etienne de battre monnaie à Maestricht, enfin l'abbaye d'un lieu, dont il devient difficile de reconnaître le nom moderne, Heribotesheim, enlevée pour cause d'infidélité à un certain Gerhard, parent du prélat, et donnée en récompense de sa fidélité au contraire, à notre Etienne qui ne l'avait voulu accepter que pour son église.
Quelques années auparavant, Zwentibold avait octroyé à cette église le domaine de Theux; il en avait distrait toutefois une forêt de tout temps comprise en ce domaine, mais que le donateur entendait sans doute réserver pour les plaisirs cynégétiques des souverains. Ce fut pour répondre à la demande d'Etienne, « son très cher parent, » que le roi Charles le Simple, dont les documents du temps établissent les longs et fréquents séjours auprès de notre évêque, à Herstal entre autres, ajouta, le 25 août 915, la propriété de la forêt à celle du fisc de Theux, au profit de l'église de Notre‑Dame et SaintLambert.
Vers le même temps l'abbaye d'Hastières‑sur‑Meuse, comme celle de Saint‑Rombaut à Malines, dépendance alors de l'église de Liège, avaient été conférées à un certain comte Windric: le même roi Charles en attribua la propriété à l'église de Liège, toujours représentée par Etienne, à charge d'en laisser la jouissance viagère à ce Windric, à sa femme Cunégonde et à leur fils.
Etienne n'était pas moins considéré des lettrés que des chefs d'Etat. Radbold son condisciple, poète et prosateur des plus instruits de son époque, Radbold élevé à l'évêché d'Utrecht, en 901, - il y devait mourir en 918, - conserva sans doute, jusqu'à son dernier jour, facilitées encore par le voisinage, les meilleures relations avec notre Etienne; du moins le voyons-nous célébrer dans ses oeuvres la gloire de saints de notre diocèse, entre autres saint Servais.
Un autre ami de notre évêque était le principal écrivain hagiologiste de son siècle, en même temps que le premier auteur du moyen âge qui ait traité e‑professo de l'art de l'harmonie c'est le moine Hucbald, d'Elnone ou Saint‑Amand. Telle fut même leur intimité que peu de temps après leur mort on ne savait plus distinguer sûrement les oeuvres de l'un de celles de l'autre (6). Egalement bien reçus à la cour, également épris des lettres et de la musique, le moine de Saint‑Amand et l'évêque de Liège se communiquaient leurs travaux.
Hucbald avait été prié de fixer par écrit, pour la communauté religieuse de Marchienne, ce que la tradition y avait gardé de l'histoire de la fondatrice de cette maison, sainte Rictrude: la tâche lui souriait peu - lui-même en convient dans la préface de son travail - parce qu'il estimait, non sans raison, qu'après deux siècles, une tradition peut avoir trop facilement accepté l'erreur pour vérité. Il fallut, pour le décider à mettre la main à l'oeuvre, qu'on lui produisit quelques relations dont il put constater la concordance, et qu'on lui fit entendre des témoins déposant d'avoir lu les mêmes récits dans des manuscrits antérieurs aux dévastations normandes. Son travail achevé, le moine avant de l'envoyer aux destinataires le soumit à l'évêque pour y faire les corrections que le docte prélat croirait utiles. Etienne approuva tout, mais afin d'assurer l'authenticité de la biographie, il voulut que l'auteur y fit connaitre son nom et le lieu où il l'avait rédigée (7).
La critique était plus avancée alors qu'on ne le croit parfois, et plus sévère que dans des siècles suivants du moyen âge. C'est le temps où l'abbé de Lobbes Anson, professe, suivi en cela par Hérigère, que mieux vaut s'abstenir que s'exposer à manquer à la vérité (8). Ces honorables scrupules suivirent Etienne jusqu'en ses derniers jours, ainsi que le prouve l'histoire de la fondation du monastère de Brogne.
Un récit de la translation des reliques de saint Eugene, du monastère de Saint‑Denis à cette maison de Brogne, récit qui doit avoir été rédigé entre 935 et 937, moins de vingt ans après la mort d'Etienne, qualifie celui‑ci de très noble et le montre favorable d'abord à l'établissement du culte de ce saint Eugène dans son diocèse, puis se laissant détourner de ces dispositions était‑on assuré de l'authenticité de ces reliques et de la sainteté de cet Eugène? Parti de Fosses pour se rendre à Malonne, Etienne y est soudainement frappé d'une telle douleur au cou qu'il en pense mourir. Mandant alors le prêtre Eurehimgo, un des conseillers qui lui avaient fait abandonner le dessein d'approuver l'établissement du culte de saint Eugene en son diocèse, l'évêque va mettre à l'épreuve la sainteté d'Eugène « Prépare donc, dit‑il à son prêtre, deux chandelles de la longueur et de la largeur de mon corps, et fais‑les porter devant les restes du saint, par l'intercession duquel j'espère ainsi trouver remède au mal dont je suis cruellement tourmenté. » Le prêtre, ajoute notre narrateur, obéit sans retard à cet ordre, sella son cheval dans la nuit, emportant avec lui les chandelles; il les alluma de quatre côtés devant la châsse du saint: la cire en était à peine consumée que l'évêque avait retrouvé la santé. Aussi le synode diocésain s'étant réuni peu après à Liège, le pontife y fit donner lecture de la vie du saint et prescrivit de l'honorer d'un culte spécial dans le canton qui avait reçu les reliques (9).
Peu de temps après, le 19 mai 920, Etienne expirait en saint, à un âge assez avancé, si l'on peut s'en rapporter au rédacteur de deux livres de miracles de sainte Rictrude, rédigés peu après, en 1164 « Vir grandaevus et mirae sanctitatis (10). » On l'inhuma dans sa cathédrale, devant l'autel de cette Trinité dont la fête même devait rester, dans l'histoire de la liturgie catholique, inséparable du nom de cet évêque de Liège.
L'établissement de différents offices ecclésiastiques, et surtout de cette solennité de la Trinité, voilà, avec la composition du premier bréviaire et la biographie de saint Lambert, les oeuvres de savoir et de piété qui devaient continuer d'honorer la mémoire d'Etienne. Peut‑être en est‑il d'autres encore qu'on pourra quelque jour plus sûrement lui attribuer. Ainsi les auteurs du Gallia Christiana l'auraient‑ils volontiers donné comme l'auteur d'un Livre des merveilles de saint Martin. dont on sait seulement qu'il fut composé par un Etienne après les invasions normandes. Ainsi le chroniqueur des miracles de sainte Rictrude, ajoute‑t‑il à la mention de quelques‑unes de ses oeuvres, qu'il en a laissé beaucoup d'autres, inspirées de Dieu, et qu'avaient conservées la mémoire et l'autorité de l'Eglise (11).
L'une de ses premières productions avait été sans doute cet ensemble de répons qu'il arrangea pour célébrer l'invention de reliques de saint Etienne et qu'il dédia à Robert, évêque de Metz de 883 à 916. Ils pourraient, ceux‑là, remonter encore au temps où Etienne était attaché à l'église de la cité messine.
« Il fut aussi, écrit Anselme, le compositeur des répons qui se chantent pour la sainte Trinité, ce que nous ignorions ici, ajoute‑t‑il, croyant, d'après la tradition, que je ne sais quel Hucbald en avait été l'auteur; mais au cours de ces dix dernières années, comme on faisait certaines recherches dans les chartes d'une armoire, on en rencontra, contre toute attente, une qui venait de Bichaire, le successeur d'Etienne. » Dans cette charte, datée de Liège 16 novembre 932, Richaire rappelait que son vénérable prédécesseur avait pris soin d'établir en l'honneur de la sainte Trinité, un office complet, d'une très douce mélodie, répons avec antiennes pour nocturnes, matines et vêpres (12).
Cet office même de la Trinité, pour la composition duquel Etienne paraît s'être particulièrement aidé d'Alcuin, s'étendit de l'église de Liège à d'autres; il finit par être adopté par l'Eglise universelle. Ainsi Liège a-t-il eu le rare privilège d'avoir par l'évêque Etienne, instituteur de cette fête, et par la religieuse de Cornillon, sainte Julienne, institutrice de la Fête‑Dieu, enrichi de deux solennités le cycle des fêtes catholiques.
Anselme atteste aussi qu'Etienne avait rendu d'autres services littéraires à l'Eglise; il signale en particulier à ce titre, le recueil où ce prélat avait disposé, pour l'année ecclésiastique tout entière, des lectures avec répons, versets et oraisons. Ces lectures étaient ce que l'on a dans la suite appelé collectes; appropriées à chaque jour de l'année, elles devaient être chantées aux heures canoniales.
M. Thonissen a trouvé sur une Bible du monastère de Stavelot dont il entretenait, en 1867, l'Académie de Belgique (Bulletin, t. XXIII, n° 5), un inventaire dressé en 1105 des livres de cette abbaye. On y remarquait : « Missal. Stepltani » et « Collectarius Stephani epi. » C'était sans doute quelque exemplaire de ce recueil qu'Etienne avait « tiré de la fleur des livres divins (13). » Les Bénédictins, en tous cas, n'hésitaient pas à donner ce travail comme la première tentative faite dans nos régions de doter le clergé d'un véritable bréviaire.
C'est à l'évêque Robert de Metz encore, s'il faut en croire Anselme, que ce travail avait été dédié; Etienne y rappelait ce qu'il devait à l'école messine. Et ce Robert, un des plus antiques grammairiens en langue allemande, ce Robert sorti de Saint‑Gall pour présider aux destinées d'une église restée, depuis Charlemagne, la grande école du chant liturgique, ce Robert était tout naturellement désigné pour recevoir l'hommage de ce mélange de savoir pieux, d'art musical et d'art littéraire.
Homme de haute naissance, de travail et de foi tout ensemble, administrateur, artiste et lettré, en relations de parenté avec les plus puisants et d'amitié avec les plus doctes, digne de prendre place en bon rang auprès des uns et des autres, tel nous apparaît donc l'évêque de Liège, Etienne.
C'est à ces titres surtout que sa biographie de saint Lambert est en droit de nous intéresser, car, en ellemême, elle ne nous apprend rien qui ne fut déjà connu de la vie du saint. Elle n'est que la traduction, écourtée vers la fin, mais rédigée en meilleur latin et en phrases plus pompeuses et plus savantes, de la rédaction primitive, contemporaine, de la vie du patron diocésain. Pas un incident n'est relaté dans la version révisée qu'on ne trouve dans le récit original. Les causes du martyre y sont indiquées avec la même discrétion exagérée. Si cette parfaite ressemblance témoigne de la fidélité scrupuleuse d'Etienne à suivre son modèle, elle a le malheur d'enlever au travail le mérite de nous apprendre un peu de neuf.
Cette version d'Etienne ne tarda pas à se multiplier plus que l'autre; c'est par elle surtout qu'en dehors du pays liégeois tant de localités où se répandit le culte de saint Lambert, apprirent à connaître ce saint. Chez nous‑mêmes, ce texte, entré d'ailleurs dans l'office propre du patron national, était devenu en quelque sorte le récit liturgique officiel de son existence et de sa fin tragique.
Etienne nous a fait connaître dans sa préface épistolaire, à l'archevêque Hériman, les raisons qui l'avaient décidé à se livrer à ce travail de révision. La biographie primitive portait trop les marques de la barbarie littéraire du temps où elle avait été écrite, aux débuts du XIIIe siècle. Aussi les clercs étrangers qui avaient à célébrer avec l'évêque la fête patronale où se lisait le vieux récit, ne pouvaient‑ils retenir leurs sourires ou leurs propos moqueurs, à l'audition des fautes qui déparaient le texte antique. Les critiques avaient beau jeu, d'ailleurs, à trouver mauvais qu'une église épiscopale, devenue si importante, n'eut pas un office spécial pour célébrer son plus grand saint. Touché de ces plaisanteries et de cette incurie liturgique, excité par les instances de son entourage, résolu enfin, dit‑il, à débarrasser l'église de Liège de cette tache honteuse, Etienne se mit à l'oeuvre: de là ce récit renouvelé, et l'office dont il le fit suivre.
Cet office, dont on trouve le texte avec la notation musicale du temps dans deux manuscrits, l'un contemporain, le n° 14,650-59 de la Bibliothèque royale de Bruxelles, l'autre, un peu moins ancien, catalogué 8,565 dans celle du Vatican, est tiré presque exclusivement soit de la biographie révisée par Etienne, soit d'un poème du même temps, composé à la demande d'Etienne, dédié à ce prélat et dont je crois avoir établi que l'auteur fut encore cet ami d'Etienne, et le plus fécond hagiologiste de l'époque, le moine Hucbald de Saint-Amand (14). Le premier chant qui l'ouvrait, ouverture aussi par là de la fête du patron diocésain: « Magna vox laude sonora, » dut à cette circonstance d'être par excellence, du Xe siècle à la fin du XVIIIe, l'hymne de joie et de supplication des Liégeois au temple, sur la place publique et jusque sur les champs de bataille. A Etienne revient l'honneur d'avoir donné, pour près de neuf cents ans, leur chant national à nos pères.
La nouvelle biographie du martyr ne se séparait pas de cet office; elle avait été divisée par l'auteur en neuf chapitres dont la lecture se mêlait aux hymnes, antiennes et psaumes qui devaient se chanter dans la nuit de solennelles actions de grâces, par laquelle l'église liégeoise commençait la célébration de la fête de saint Lambert.
On ne sait pas la date précise de la composition de cette biographie.
Hériman, l'archevêque de Cologne, à qui Etienne l'avait soumise, occupait le siège de la vieille colonie romaine avant qu'Etienne ne montât sur celui de Liège, il ne mourut qu'après notre évêque. Du texte de la lettre d'envoi de celui‑ci résulte seulement que cette composition n'a pu être le premier travail auquel ait dû s'attacher Etienne aussitôt après son avènement à l'épiscopat; il n'a pu même la rédiger qu'après avoir célébré déjà la fête de saint Lambert, essuyé les plaintes ironiques qui le décidèrent à prendre la plume, et après avoir reçu ce poème sur la vie de saint Lambert auquel il a fait de si larges emprunts, poème qui lui‑même n'a pu être entrepris qu'après l'entrée en fonctions du nouveau pontife. On ne serait pas trop hardi, dès lors, à placer la rédaction du travail d'Etienne au cours des quinze ans qui vont de 905 à 920, date de la mort du pieux compositeur.
II
On pourra par le rapprochement du texte latin d'Etienne, texte du Xe siècle, avec la traduction de ce texte en français du XIIIe, juger de la fidélité de cette version et s'éclairer sur la traduction donnée par le français de l'époque aux expressions du latin.
Rien ne permet d'attribuer à cette traduction française une origine liégeoise: c'est d'un manuscrit conservé en Angleterre que nous avons pu la tirer, grâce au signalement que nous en avait donné M. le professeur Kurth, et à la copie qu'en a faite pour nous M. Richard Sims; de plus notre texte appartient sans conteste au dialecte de l'Ile de France: c'est au pays de Paris plutôt qu'au pays de Liège qu'il en faudrait chercher l'auteur.
Le volume auquel nous empruntons ce texte fait partie aujourd'hui, dans le British Museum, de cette collection de près de deux milliers de manuscrits précieux réunis par les anciens souverains d'Angleterre, et donnés par Georges II à la nation en 1757: il y est catalogué Reg. 20. D. VI. Il forme un magnifique in‑folio de parchemin de 465 pages partagées en deux colonnes, de 42 lignes chacune, et d'une petite écriture nette et facile.
Aucune indication du manuscrit même n'en révèle ni la provenance, ni l'auteur. Une main du début du XVIe siècle y a bien inscrit, en anglais, après ce titre français La vie des Sains, le souhait chrétien d'un sujet fidèle pour la conservation des jours du roi Henri VII (14851507) et de la reine Elisabeth. Serait‑ce la date de l'arrivée du volume en Angleterre et de son entrée dans la bibliothèque royale?
Une main plus ancienne, celle du copiste du livre entier, avait déjà terminé le volume par cet autre souhait, inscrit en belles lettres rouges
ICIST LIURES ICI FENIST
BÔE AUENTURE AIT QUI LE LIST.
Bonaventure aurait‑il été le nom du copiste?
La composition du recueil ne nous éclaire pas sur son origine. Il s'ouvre par le récit de la lutte des saints apôtres Pierre et Paul avec Simon le Magicien:
« Ci commence li estrif de seint Pere et de seint Pol encontre Symon mage devant lempereor Noiron. » Il comprend la vie de quarante‑neuf saints et saintes: les apôtres et les plus anciens martyrs de l'Eglise romaine; quelques saints français: saint Martin, saint Brice, saint Gilles, saint Martial de Limoges; quelques bénédictins: saint Benoît du mont Cassin, saint Maur et saint Placide; un seul irlandais, saint Patrice; un seul belge, saint Lambert. Est‑ce assez pour induire de ce choix que ce recueil aurait été écrit dans quelque monastère bénédictin de l'Ile de France?
La vie de saint Lambert occupe quinze colonnes à partir du folio 96. Placée entre celles des saints Hippolyte et Pantaléon, elle précède celle de tous les saints français, et se développe au cours de dix‑huit grands paragraphes dont la lettrine d'introduction est une majuscule enluminée. Elle débute en nous offrant encadrée dans l'initiale de son premier mot: Gloire, la représentation en miniature, su fond d'or, du martyre du saint. Celui‑ci enveloppé d'une chape ou manteau bleu, mains jointes et mitre en tête, est agenouillé devant un autel qu'ombrage une courtine blanche. Derrière lui un bourreau est debout, en tunique brune tombant jusqu'aux genoux, serrée à la ceinture et lâche au cou: il a transpercé le prélat de haut en bas, d'une lance dont la pointe après avoir traversé le flanc droit de la victime, ne s'arrête que sur le sol. C'est la représentation du martyre, telle qu'aimaient à la reproduire les artistes liégeois du moyen âge; c'est la copie peut‑être d'une miniature du manuscrit latin dont notre traducteur avait tiré son histoire. A de plus habiles d'y relever, si c'est possible, quelque indice pour retrouver la provenance du manuscrit.
Pour ce qui regarde la langue et l'orthographe de cette rédaction, le mieux est de s'en rapporter à l'érudit liégeois le plus compétent en ces matières de philologie romane, M. le professeur Wilmotte. Il y reconnaît sans hésitation les caractères du début du XIIIe siècle et de l'Ile de France: « Le texte est rédigé, très purement, nous écrit-il (15), en ce dialecte. A le bien examiner, on n'y voit aucun trait à invoquer en faveur d’une origine wallonne ou picarde. On n'a du wallon ni lh = l mouillée, ni ei = a, ni t conservé à la finale des substantifs et des participes passés. On a, par exemple, vertu, non vertut, que le wallon du XIIIe siècle, dans les chartes, orthographie avec t, et ainsi des autres mots. La seule forme que l'on pourrait relever est ranconter pour raconter. C'est un trait du wallon qu'intercaler ainsi n, qu'écrire dante pour date dans les chartes liégeoises. De même on n'a guère qu'une forme septentrionale dans tout le texte, miuz (melius) pour mielz, mieux. Mais ni ch = c + i, e; ni c (k) = ch franc devant a latin, ni ie pour ièe; ni ë = e + y pour i; ni ei (oi) devant ss, I, n ne fait i: on a seigneur, esveilla; - ni aule pour able; on a pardurable, extendable, qui sont, il est vrai, savants. »
Cela noté, voici, en regard l'une de l'autre, la version latine du Xe siècle et la traduction française du XIIIe.
JOSEPH DEMARTEAU.
(1) Patrologie latine, de MIGNE, t. CXXXII, p. 537.
(2) FLODOARD, t. IV, ch. 7
(3) DUVIVIER, Le Hainaut ancien, annexes, n° 14,p. 327.
(4) ERNST, Histoire du Limbourg, t. VI, p. 90.
(5) MIRAEUS, t. I, p. 24
(6) Patrologie, de MIGNE, t. CXXXIX, p. 1084; Anselme, p. 21.
(7) Acta Sanctorum Belgii, t. IV, p. 488.
(8) Acta Sanctorum Belgii, t. VI, p. 245.
(9) Analecta bollandiana, t. III, p. 35, et t. V, p. 385.
(10) Acta Sanctorum Belgii, t. IV, p. 506.
(11) Acta Sanctorum Belgii, t. IV, p. 506.
(12) Patrologie, t. CXXXIX.
(13) Histoire littéraire, t. VI, p. 172.
(14) Bulletin de l'institut archéologique liégeois, t. XIII.
(15) M. Wilmotte a eu l'extrème obligeance de relever en détail les traits propres à ce texte. Voici sa note à ce sujet
1. ai > ei > e. Cet affaiblissement de ai (= a + n ou e latin) est attesté par de nombreux exemples. On a seint, seinte, meint, meins (manus) eigre, meintenant, humeine, etc. Or, les auteurs de Paris ou de la Champagne (rattachée à l’Ile de France) possèdent tous ce caractère. Chrétien de Troyes a ai > ei régulièrement, et en outre il a ai > e. (Cliqés, 2e éd. Förster, 1889, p. XIX). Dans notre texte les exemples abondent: plest, porfez, malvese, mes, fes (faix) fere (facere) pes, fet (facit), etc. Les poésies de Rutebeuf, celles de G. de Coinsy, an XIIIe siècle, offrent dans l’Ile de France, ces mêmes traits. On a ei pour ai et ai pour ei; dans le Théophilus de Gautier de Coinsy, v. 349-50, saint (subjonctif de signare, donc pour seint): saint (sanctus). Dans Rutebeuf (éd. Jubinal 2) on a I, p. 9. mains (minus): mains (manus); p. 13: paine (pèna): Semaine (septimana), Donc ai de a et ei de î, é étaient confondus aussi.
Dans les Chartes de l’Ilee de France même trait, cf. Metzke, (Der Dialect von Ile de France, Herrig's Archiv., t. LXV, p. 57-58), qui cite mes, ensi, fere, fet, plera, reson, etc.
2. Le même affaiblissement se remarque pour ue > e de ö, bien qu'on ait ue (oe) dans plusieurs mots cuers, vueil, foan, boene (pour bone du XIIe siècle, c'est une influence analogique. Chrétien a boen, mais bone). (Zim Boum Tagada Tsoin Tsoin) Metzke cite des exemples de ue > e, (p. 74): ilIec, veille, neve. On en a ici : dels (doels), els (oels = yeux), avecque (= avoec). Même on a un exemple beaucoup plus surprenant et probablement fautif de eu (ö, ü) devenu e. C'est sels = seuls (sölus). Déjà örem > eu dans seinqneur, etc. (on a toutefois honor à côté de honneurs) et régulièrement ü, ö, ü + uatone donnent eu. Ainsi on lit leu (löcum) et leu (lüpum). Evidemment on prononçait lëu, le son simple - en français (ö) - étant représenté de préférence par oe, ue.
D'autre part eü (= deux syllabes latines) n'est pas encore soumis à la synérèse; ainsi vesteure non vesture.
3. an : en : on sont confondus comme dans Chrétien, selon son éditeur. (Cliqés t, p. LVIII); ainsi on a an (= in, en français) et l'en = l'on.
4. z = t + s, n + s, l + s. Ex. touz, sainz, nez (natus); sanz (sine + s) anz (annos) tyranz; cansalz (*consill + os), mais surtout s après l: ceals, als, s = ss dans mesaqe, fauses, Fait rare en françique, plutôt septentrional. Est‑ce dû au copiste?
5. l est vocalisé après a, e, non après i latin. Ainsi on a haut, beaus, jovenceaus, etc., mais als (illos), ceals (eccillos), consalz (consill .+ os). Le fait intéressant ici est auz = ‑eils. On l'a dans les auteurs de l’Ile de France. Dans Rutebeuf on a aus (illos): aniaus. Chez Chrétien, on a solaus (= soleil). Idem chez G. de Coinsy. C'est un trait relativement ancien.
6. Pour n il n'y a rien à noter sauf ngn = n mouillée, ne contrariant pas les données sur l'Ile de France. On l'a dans Chrétien.
7. Si nous examinons les déclinaisons, nous trouvons peu à dire. Elles sont assez régulièrement observées; ainsi le scribe, comme l'auteur, distingue soigneusement sire et seiqneur, les nominatifs en erres tels que governerres, lerres (latro), prameterres, aidierres, etc. De même pour hom (homo) et enfes (infans) au nominatif et pour le pronom tuit, dont le cas oblique est tout.
Les adjectifs ayant une seule forme pour les deux genres, l'ont conservée telle. On a par exemple grant au féminin, de tel maniere, quel compaingnie, etc.
Les seules exceptions à ces règles que j'ai notées en passant sont prestres et pastres employés à l'acc. plur. pour prevoires et pasteurs. Mais le fait n'a rien d'étonnant: la différence sensible de forme a dû contribuer à isoler, comme s'il s'agissait de deux mots différents, le cas sujet et le cas oblique.
8. Le trait le plus intéressant de la flexion est la deuxième personne du pluriel du subjonctif présent en - oiz. Diez cite un exemple d'Aye d'Avignon, Burguy, un des Sept sages entre autres. Il est difficile d'assigner un domaine particulier à ce son, dans l'état actuel de nos connaissances. Je crois cependant qu'il n'est ni wallon, ni picard (Suchier ne le cite pas dans sa table des verbes d'Aucassin et Nicolete).
Le scribe ne parait pas avoir toujours compris cette forme, ce qui permet de conclure qu'elle est ou plus ancienne que lui, ou étrangère à son propre dialecte. La pureté de sa rédaction rend plus vraisemblable la première supposition. Ainsi il écrit aloier pour aloiz (de aler), venoiez pour venoiz (de venir) troubloiez (pour troubloiz), accomplissoiez (pour accomplissoiz) qui lui sont certainement imputables et qui me rappellent ces formes de Lancelot, éd. Jonckbloet: diseiez fereiez (1925-6), porreiez (1927). En revanche proiez, doiez, oiez sont exacts, car le verbe fait proier, devoir (subjonctif present doie) oïr à l'infinitif et il est naturel que la langue ait évité la cacophonie - *oiojs par exemple pour oiez. (L'indic, est oës).
9. Les parf. en strent (= serunt) sont aussi bien du Nord que du Centre de la France. On a distrent, quistrent, mistrent, fistrent, pristrent. Régulièrement la troisième personne du singulier est en ist (dist, despist, fist, prist) tandis que celle des parfaits latins en i est en i aussi: entendi, respondi, espandi, parti, accompli, etc.
10. On a un exemple du futur simple singulier en - ê : conmenceré.