Un dessin ancien de la cathédrale Saint Lambert
acquis par l’AMIAL pour le musée Curtius
L'iconographie de la cathédrale Saint‑Lambert que constituent peintures, estampes, dessins et autres documents conservés dans les collections publiques et privées, montrant sous des angles divers l'église disparue, soit isolée, soit dans son cadre urbain, soit comme élément du décor de compositions religieuses, historiques ou allégoriques, peut faire l'objet d'un classement en trois groupes distincts réunissant, l'un, toutes les représentations de la cathédrale datant des époques antérieures à sa destruction, un autre, les vues de ses ruines prises entre 1794 et le début du XIXe siècle, le troisième, les restitutions archéologiques du monument réalisées au siècle dernier et de nos jours, non sans références à des images tirées des deux groupes précédents.
Il est décevant de constater que c'est précisément le premier groupe de ce musée imaginaire, celui où l'on s'attendrait à trouver le plus de représentations exactes de l'ancienne cathédrale liégeoise qui fournit le moins de précisions sur le caractère de ses éléments architecturaux. Sans doute plusieurs de ces documents nous restituent‑ils ses grandes lignes avec une certaine exactitude mais ils s'en tiennent quasi tous à des à peu près schématiques et conventionnels dans le rendu des traits de sa physionomie.
On conçoit dès lors l'intérêt qui s'attache à la découverte récente et à l'acquisition par l'A.M.I.A.L. au profit du Musée Curtius d'une pièce ancienne qui, outre ses remarquables qualités artistiques, s'avère un document de valeur dont le témoignage soumis à la critique archéologique vient heureusement enrichir notre connaissance de l'édifice disparu.
Mais avant d'analyser l'oeuvre acquise (n° inv, I/63/25), nous allons d'abord retracer le chemin fait de longs détours parcouru par elle pour aboutir à Liège et s'y ajouter aux souvenirs divers et aux vues de Saint‑Lambert que conserve notre musée archéologique (1).
En 1928 un dessin non signé, attribué à Wenceslas Hollar, représentant une cathédrale inconnue était vendu à Paris lors de la dispersion d'une partie de la collection Georges Haumont; après la dernière guerre il se trouvait aux Etats‑Unis où il fut acheté par un marchand zurichois d'oeuvres d'art et d'estampes bien connu des iconophiles d'Europe et d'Amérique.
Sachant l'intérêt des amateurs d'outre‑Manche à l'égard des oeuvres de Hollar du fait que la période la plus brillante de la carrière du maître né à Prague en 1607 s'est écoulée en Grande‑Bretagne sous la haute protection de Thomas Howard, comte d'Arundel, grand maréchal d'Angleterre, le détenteur du dessin le fit parvenir à vue en 1961. à Sir Anthony Blunt, directeur du Courtault Institute of Art de l'Université de Londres et conservateur des collections royales britanniques. L'éminent historien d'art désireux de percer l'anonymat du grandiose édifice ogival représenté par le dessinateur, soumit la pièce à son collègue médiéviste du Courtault Institute, le Dr Peter Kidson, lequel n'hésita pas à identifier l'ancienne cathédrale de Liège.
Au début de 1963, Sir Anthony Blunt étant venu donner une série de conférences en Belgique put, pendant son séjour dans notre ville, se rendre compte de l'importance pour l'archéologie liégeoise de ce dessin renvoyé entretemps à Zurich, aussi voulut‑il bien dès sa rentrée à Londres en adresser une photo au signataire de ces lignes, heureux d'y reconnaître à son tour, après le Dr Kidson, les traits fidèlement rendus du monument détruit.
Madame Gobeaux‑Thonet, bibliothécaire en chef de l'Université, alertée et soucieuse de ne pas laisser échapper le précieux document, demanda son envoi à vue mais dut renoncer à son acquisition pour, le cabinet des estampes de sa bibliothèque, le prix proposé dépassant les disponibilités budgétaires de l'exercice.
Pourtant il n'était pas dit que la pièce convoitée quitterait notre ville; grâce au généreux effort financier de l'A.M.I.A.L., le marché fut conclu après que le vendeur eut consenti à une réduction appréciable de son prix initial et c'est ainsi qu'à présent, au terme de ses longs voyages sur terre et sur mer, elle a pris sa place définitive dans les collections du Musée Curtius.
Sur feuille de papier brunâtre de 178 X 204 mm, le dessin délicatement tracé à l'encre avec de légères touches de lavis laisse apparaître à gauche des traits de mine de plomb non repris à la plume et, au centre, une zone où l'absence des lignes qui devaient marquer le toit de la grande nef, indiquent que l'oeuvre a été abandonnée avant son achèvement. La feuille a fait l'objet d'un montage moderne sur carton gris‑bleuâtre décoré de filets et portant dans le bas prénom et patronyme de l'artiste auquel l'oeuvre est attribuée.
Le monument pris sous son angle sud‑ouest est vu de la place Verte; il se dresse au delà d'une rangée d'arbres aux feuillages finement fouillés, rappel de la verdure qui est à l'origine du nom traditionnel de ce site urbain, et élément poétique d'une mise en page particulièrement originale.
L'espace libre entre cette sorte de colonnade végétale sommée de frondaisons et le grandiose édifice est animé de petits personnages campés avec verve et vêtus à la mode du milieu du XVIIe siècle, hommes de qualité, militaires, dames, bourgeois, gens du peuple, groupés ou isolés. On distinguera parmi les passants un marchand ambulant, hotte au dos, bâton à la main à. l'instar des botrèsses liégeoises et une paysanne portant un panier rond sur la tête à la manière des maraîchères de chez nous, détails folkloriques saisis par le dessinateur comme pour attester à nos yeux son esprit d'observation et l'authenticité de son témoignage.
Cette authenticité s'affirme aussi d'ailleurs indirectement en ce qui concerne les éléments nouveaux qu'apporte notre dessin au dossier iconographique de la cathédrale par la concordance de maints autres traits avec l'aspect de ceux‑ci relevés minutieusement par des artistes liégeois, les Dreppe, les Ponsard, les Chevron entre autres, alors que le monument déjà affreusement mutilé dressait encore au coeur meurtri de Liège, ses tours jumelles, la base de son grand clocher, le squelette de son vaisseau et les murs béants de ses dépendances claustrales. II est évident que la sincérité du document qui se marque ici, preuves à l'appui, ne peut être mise en doute là où sous prétexte du manque de pareilles références il serait déraisonnable de la contester.
C'est le cas principalement pour le grand portail situé entre l'aile ouest du cloître et l'un des bâtiments des compteries, souvent cité dans les textes anciens sous le nom de « beau portail ». Construit à la fin du XIIIe siècle, remanié, amplifié et enjolivé en 1438-1439 sous la direction de Jean de Stockhem (2) il nous est, en effet, révélé pour la première fois dans toute son intégrité et sa splendeur plus spectaculaire, à vrai dire, par d'imposantes dimensions et l'abondance des fioritures que par sa conception architectonique entachée de fâcheuses discordances imputables aux enjolivements du XVe siècle, à d'autres plus tardifs encore croyons-nous.
La haute arcade ogivale est surmontée d'une sorte d'énorme et lourd fronton au contour fait de courbes contrariées où s'inscrit un bas‑relief circulaire tandis qu'en retrait s'élève un gracieux pinacle central d'où, à partir de la moitié de sa hauteur, s'inclinent les rampants à crochets du gable constitué de deux rangs superposés d'arcatures qui viennent s'appuyer aux deux hautes tourelles‑pinacles dressées de part et d'autre de la façade. Dans chacun des deux écoinçons ménagés entre ces tourelles et le bas des courbes de l'extrados du grand arc brisé, est sculpté un médaillon.
Le porche n'est pas sans rappeler celui du portail nord de la collégiale de Tongres par sa profondeur et ses parois latérales garnies de statues‑colonnes dont les lignes élancées se prolongent en chapelets de statuettes abritées sous des dais que l'on devine plutôt qu'on ne les perçoit à l'intrados des voussures. Dans le fond, surmontant les deux larges portes, le tympan porté par un pilier central agrémenté, semble‑t‑il, d'une vierge à l'enfant, se partage en trois compartiments sculptés de bas‑reliefs historiés, l'un circulaire occupant la zone supérieure, les deux autres jumelés en dessous et reposant sur le linteau également orné de sculptures.
Si nous avons voulu décrire assez longuement le « beau portail » tel qu'il apparaît ici, c'est qu'à côté de maintes parties du vaste ensemble monumental heureusement précisées, notamment la façade du cloître à l'entrée de la rue des Mauvais Chevaux, les trois tours, les bâtiments des compteries vers la place Verte et la rue du Faucon, la chapelle des Flamands et l'église Notre-Dame-aux-Fonts, sa représentation constitue l'apport nouveau le plus valable fourni par notre dessin car jusqu'à présent on ne possédait de cette oeuvre d'architecture célèbre et souvent célébrée que des images incomplètes ou fantaisistes et des reconstitutions inévitablement lacuneuses, basées sur des hypothèses archéologiques.
Mais ce n'est pas seulement le portrait ressemblant du portail fameux que le dessin nous offre, il confirme, en outre, rétrospectivement ce que feu l'architecte Camille Bourgault, dans la dernière version de ses excellents essais de restitution de Saint‑Lambert (3), avait fini par fixer avec exactitude, à savoir son emplacement précis par rapport à l'église et au cloître. A ce sujet que d'erreurs commises de jadis à nos jours Des vues cavalières gravées des XVIIe et XVIIIe siècles avaient été jusqu'à situer l'entrée monumentale entre les deux tours de sable, sous le gable du vaisseau, comme si elle donnait directement accès à l'intérieur de la grande nef alors qu'ainsi qu'on s'en rend compte en examinant le dessin, pour peu que l'on ait notion du plan des lieux, elle se trouve à une quarantaine de mètres en deçà de la tour la plus proche, à l'extrémité ouest et dans l'axe de la galerie méridionale du cloître (4).
Après avoir interrogé l’oeuvre et recueilli ses réponses, il nous reste, en ce qui concerne son attribution à Wenceslas Hollar, à tenter de nous faire une opinion forcément nuancée du fait que les données peut‑être convaincantes sur lesquelles elle se base ne nous sont pas connues. Nous savons du moins que l'artiste, fidèle à Charles 1er, avait fui l'Angleterre au moment de la prise du pouvoir par Cromwell, pour se réfugier dans les Pays‑Bas et s'installer à Anvers à partir de 1645 et qu'il gravera vers 1649 une vue générale de Liège intitulée LEGIA sive LEODIUM vulgo LIEGE, prise des hauteurs de Saint‑Maur, d'où la cathédrale est visible approximativement sous le même angle que celui choisi par l'auteur de notre vue de SaintLambert.
1649 nous met à l'époque, le milieu du XVIIe siècle, qu'indique la mode des vêtements portés par les passants observés devant la cathédrale. Il y a donc là un synchronisme à retenir mais pourtant n'oublions pas que le Français Georges Haumont, possesseur du dessin avant 1928, n'ayant pas identifié l'édifice religieux représenté n'avait pu en faire le rapprochement avec la vue gravée de Liège où, d'ailleurs, les dépendances de la cathédrale sont très imparfaitement reproduites et le « beau portail» logé comme dans plusieurs autres estampes anciennes ainsi que nous l'avons noté plus haut, entre les deux tours de sable.
Cependant le manque de concordance entre la vue gravée et la vue dessinée n'est pas, à priori, un argument opposé à l'attribution de la dernière au maître de Prague. En effet, les graveurs d'autrefois ne se faisaient aucun scrupule, quand ils avaient à reproduire des monuments d'architecture, à trahir leurs propres esquisses et celles dues à des mains étrangères, pour les besoins de la mise en page ou dans le but de simplifier le travail. Il suffit de comparer les excellents dessins de Remacle Leloup représentant nos édifices religieux et civils à leurs reproductions infidèles publiées dans « Les Délices du Pays de Liège » pour se convaincre de la liberté que prenaient les burinistes à l'égard de leurs modèles.
La confrontation de la vue de Saint‑Lambert avec des oeuvres analogues signées Hollar, appartenant à la même phase de son évolution artistique nous eussent, sans douter permis de conclure mais cela ne nous a pas été possible car si nous avons pu voir ses nombreuses et remarquables estampes conservées la Bibliothèque de l'Université, nous n'avons pas eu l'occasion d'examiner, là ou ailleurs, le moindre croquis de sa main.
Sans minimiser l'importance de ce problème d'attribution, il faut bien dire qu'il n'est que secondaire pour nous, le dessin ayant été acquis par l'A.M.I.A.L. non pas pour enrichir le Musée Curtius d'un témoignage du talent d'un artiste déterminé mais, avant tout, afin de mettre sous les yeux des Liégeois épris des souvenirs du vieux Liège, l'image authentique du monument sacré dont ils ne cesseront de déplorer la disparition.
Léon DEWEZ
(1) Au sujet des vestiges et des représentations de la cathédrale appartenant au Musée Curtius, voir notamment Joseph PHILIPPE, Les fouilles archéologiques de la Place Saint‑Lambert à Liège, Liège, 1956, et du même, Propos historiques sur la Place Saint-Lambert et ses abords, Liège, 1956. Depuis lors, le Musée Curtius a acquis un dessin du milieu du XVIIIe siècle qui donne une vue du choeur de l'ancienne cathédrale.
(2) Edouard PONCELET, Les Architectes de la Cathédrale Saint-Lambert, dans Chronique archéologique du Pays de Liège, Liège, 25 année. 1934, p.21.
(3) Documents acquis par le Musée Curtius en 1963.
(4) Notre regretté confrère Edouard de Marneffe qui connaissait la cathédrale comme s'il avait vécu au temps où elle se dressait encore devant sa maison de la place Saint‑Lambert était d'accord sur ce point avec Camille Bourgault.