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Collégiale Saint Jean l'Evangéliste à Liège

Notger de Liège et la civilisation au XIe siècle

Tome I - 2eme Partie

par Godefroid KURTH (notes non transcrites)

Statue de Notger à St Remacle à Liège
Statue de Notger à St Remacle à Liège


CHAPITRE XI

TRAVAUX ACCOMPLIS DANS LA PRINCIPAUTE


L'activité de Notger ne fut pas moins féconde dans le reste du diocèse qu'à Liège même. Partout il intervient, soit directement, soit en faisant agir ses subordonnés, et c'est parce que plus d'une fois il se dérobe derrière ceux-ci qu'une partie de son rôle nous échappe. L'essai que nous faisons ici de suivre ses traces là où elles ont pu être relevées sera donc forcément incomplet, néanmoins il permettra, par ce qu'il fera voir, de deviner ce que l'histoire a plongé dans l'oubli.

L'un des principaux soucis de Notger, ce fut de mettre sa principauté en état de défense.

Sa capitale ne devait pas être la seule ville fortifiée de la principauté. L'acquisition du comté de Huy l'avait rendu maitre d'un château de premier ordre qui devint le séjour favori et le refuge ordinaire de plusieurs de ses successeurs, et dont, plus tard, un pape devait dire qu'il ne vit jamais château avec si bonne ville, ni si bonne ville avec si bon château (506). Plus haut, et toujours sur le cours de la Meuse, qui était comme le fleuve national des Liégeois, il y autre château, celui de Dinant (507). Mais le reste de la principauté, sans frontière naturelle, était ouvert à tout venant: il fallait en fortifier les points extrêmes; il fallait aussi veiller à la prospérité des monastères que l'église de Liège possédait ou venait d'acquérir; il fallait, enfin, extirper les aires féodales qui désolaient le pays. Les épisodes suivants montrent que les trois points de ce programme ont été également l'objet de l'attention de Notger.

Après Liège, aucune localité ne prend dans l'histoire des travaux de Notger une place aussi considérable que Lobbes. Cela tient sans doute en partie à ce que nous sommes parfaitement renseignés sur cette abbaye par son chroniqueur contemporain, l'abbé Folcuin, mais il y a encore une autre raison. Lobbes était la perle de la principauté de Liège: y toucher, c'était atteindre celle-ci à la prunelle de l'oeil (508). La richesse de ce vaste domaine, l'éclat des lettres dont brillait la maison, l'importance de sa situation stratégique, renforcée par le château de Thuin qui lui appartenait, tout faisait de cette abbaye l'orgueil de ses possesseurs. Nous avons vu que, dès la première année de son pontificat, Notger s'était intéressé à la prospérité de Lobbes, qu'il y avait apaisé les dissensions causées par le retour de Rathier, et qu'après avoir affermi la position de l'abbé Folcuin, il avait obtenu de l'empereur Otton II, en 973, un diplôme qui confirmait et les privilèges de l'abbaye et ses propres réformes (509). Depuis ce jour, on peut le dire, il ne détacha plus les regards de Lobbes, et à plusieurs reprises, pendant sa carrière, on le vit occupé des affaires de la maison. En 980, il eut à intervenir pour protéger les droits traditionnels de l'abbaye sur les bancroix ou croix banales des villages environnants (509). Dix ans plus tard, il lui donna une nouvelle preuve d'intérêt en obtenant pour elle la bulle du pape Jean XV, par laquelle le Saint. Siège confirmait les faveurs que lui avait accordées l'empereur Otton II. Dans cette bulle, rendue à l'intervention de l'impératrice Théophano et de l'évêque de Wûrzbourg, le souverain pontife accordait à l'abbé de Lobbes le droit de porter l'anneau d'or et celui de se servir à la messe de sandales et de tunique subdiaconales, faveurs honorifiques et insignes qui étaient rares à cette époque; il y ajoutait le pouvoir de lier et de délier sous réserve de l'autorisation de l'évêque. Quant à l'église du monastère, le pape voulait qu'on respectât l'usage ancien qui ne permettait pas qu'on enterrât quelqu'un dans sus cimetière (510).

Folcuin n'eut guère le temps de jouir des faveurs pontificales que venait de lui procurer son éminent ami. La bulle de Jean XV, datée du 1er février 990, était à peine arrivée à Lobbes, qu'il expirait après une administration de vingt-cinq années, au cours de laquelle l'évêque de Liège avait eu en lui un collaborateur intelligent et dévoué. Plein d'admiration pour le grand homme qui avait aplani sous ses pas tant de difficultés et qui lui avait concilié les papes et les empereurs, Folcuin a voulu nous apprendre lui-même que la plupart des choses qu'il a faites à Lobbes, c'est sous les auspices et sur les conseils de Notger qu'il les a entreprises (511). Comme Notger à Liège, il fut à Lobbes un grand bâtisseur, et il y éleva une série de constructions remarquables. Il construisit un beau réfectoire précédé d'un vestibule avec un jet d'eau. Il releva de ses ruines l'église Saint-Paul, brûlée par les Hongrois, et il y annexa une infirmerie. II embellit l'église du monastère; il orna l'autel l'un revêtement d'argent, il fit faire des peintures dans le chœur, il fit l'acquisition d'un lutrin en dinanderie qui était reegardé comme un chef d'oeuvre, et dont il se plait à nous donner la curieuse description. Il érigea dans ce même sanctuaire un autel dédié à la sainte Croix: il y suspendit une couronne de lumière en argent avec inscription. Les tours reçurent deux cloches où il avait également fait graver des inscriptions par le fondeur Daniel, l'une à la gloire de la sainte Trinité, l'autre en l'honneur de saint Ursmer (512). C'est ainsi que Notger savait communiquer son zèle aux autres, et qu'à Lobbes se reproduisait en petit le spectacle de son activité féconde et infatigable.

A la mort de Folcuin, les moines, qui, depuis Éracle, étaient rentrés en possession du droit d'élire leur abbé, firent choix pour lui succéder de leur écolâtre Hériger. (513). Hériger justifiait pleinement l'éloge que firent de lui ses électeurs; il jouissait dès lors de l'amitié de Notger, qui, nous l'avons vu, l'avait emmené en Italie (514). Il n'est donc pas étonnant que son élection ait été ratifiée et par l'évêque de Liège, et par celui de Cambrai, Rothard, qui n'avait rien à refuser à son ancien maitre Notger. Hériger fut sacré abbé le 21 décembre 990, jour de la fête de saint Thomas (515). Il se montra sous tous les rapports un digne continuateur de Folcuin, et l'école monastique garda sous son abbatiat le lustre qu'elle avait acquis sous les deux derniers abbés. Lui-même est connu comme bâtisseur: nous savons qu'il construisit, du côté occidental de l'église du monastère, un oratoire dédié à saint Benoît, que Notger vint consacrer, on ne dit pas en quelle année. Hériger mourut le 31 octobre 1007, devançant de quelques mois dans la tombe son illustre patron et protecteur (516). Si, comme c'est probable, Notger a encore eu le temps de pourvoir à sa succession, il n'aura pas eu la main heureuse cette fois, car l'abbé Ingobrand gaspilla les biens du monastère et laissa son école tomber en pleine décadence: le mal en arriva au point qu'en 1020, il fut déposé par les deux évêques de Liège et de Cambrai unis (517).

Telle est l'histoire des travaux de Notger à Lobbes. On comprend le souvenir reconnaissant qu'on lui conserva dans cette abbaye, en même temps que les diplômes où étaient consignées les preuves durables de sa générosité pour elle. Ces documents, au dire de l'auteur du Vita Notgeri, contenaient encore d'autres dispositions libérales de ce prince en faveur des clercs attachés à la maison (518).

Fortifier Thuin, c'était encore travailler pour Lobbes, en même temps que pour le reste de la principauté. Thuin appartenait de temps immémorial à l'abbaye: dans un polyptique de celle-ci, composé vers 868, elle figure en tète, sous le nom de Tudinio castello (519). Cette place forte, située à 3 kilomètres en amont de Lobbes, dominait une position escarpée sur la rive droite de la Sambre. Les anciens abbés aimaient ce séjour, de même que les évêques de Liège celui de Huy; ils s'y sentaient à leur aise, et, plusieurs siècles après, un chroniqueur retrouvait la trace de leur résidence fréquente à Thuin dans les formules finales des diplômes conservés à la bibliothèque de l'abbaye, et où on lisait: Actum castro Tudinio (520). Lors de l'invasion Normande de 879, Thuin avait servi de refuge aux moines, qui y avaient transporté les châsses de leurs saints et qui s'y trouvèrent en sécurité à l'abri de puissantes murailles (521). Il y avait, dans l'enceinte, une église dédiée à saint Ursmer, qui est déjà citée au Xe siècle (522). En dehors de l'enceinte surgissait la collégiale dédiée à la sainte Vierge et à saint Théordard; ruinée par les Normands, elle fut rebâtie vers 938 parr l'évêque Richaire (523). Mais le château portait de l'ombrage aux comtes de Hainaut, qui ne voulaient pas que les évêques de Liège possédassent à leurs frontières une forteresse de cette importance: ils l'avaient démantelé, et l'on a vu que l'imminence du danger hongrois n'avait pu les décider à tolérer qu'il fût rebâti par les moines (524).

Notger n'était pas homme à supporter longtemps pareille humiliation. D'ailleurs, depuis l'expédition victorieuse de 974, à laquelle il avait participé, l'orgueil des comtes de Hainaut avait été dompté, et l'on peut dire que la libération de Thuin fut pour l'évêque de Liège le prix de la victoire. Il voulut que cette localité devint le boulevard de l'état liégeois, et il n'est rien qu'il n'ait fait pour l'élever au rang d'une ville, à l'imitation d'Henri de Saxe, lorsqu'il bâtissait les cités qui devaient protéger l'Allemagne contre les Hongrois. Il commença par relever les ruines du château, et il donna à Thuin la solide enceinte de murailles que l'on admirait encore au XIIe siècle (525). Cette enceinte était surtout destinée à protéger le nord et le nord-est de la ville, car, du côté du sud et de l'ouest, l'escarpement de son promontoire, qui s'avance entre la Sambre et le ruisseau de Biesmel, n'exigeait pas beaucoup d'oeuvres d'art. L'enceinte notgérienne, beaucoup plus étroite que le pourpris de la ville au XVIIe siècle, renfermait la partie extrême du promontoire avec le château et la place du marché; elle courait d'une vallée à l'autre derrière les rues de la Montagne et du Mont de Piété. II existe encore, dans la cour d'une maison située rue des Nobles, la base d'une tour ronde en grès rouge et en appareil irrégulier, comme dans les édifices liégeois du même prince. Cette construction, dit un archéologue local, devait être une tour de garde défendant l'angle sud-est de l'enceinte trapézoïdale construite par les soins de Notger, et formait, avec celle du nord-est, (dont il reste quelques vestiges convertis en une terrasse), la principale force de résistance de la place du côté oriental (526). Une courtine qui relie cette tour à une demi-lune située dans la cour d'une maison de la place du Marché constitue avec elle un fragment considérable de l'enceinte notgérienne. Un autre fragment se trouve à l'extrémité opposée, du côté de la Sambre. Ces fragments sont, je crois, les plus anciens monuments que nous ayons conservés de l'architecture militaire du haut moyen âge.

Dans la ville ainsi fortifiée, Notger établit, en leur donnant des fiefs, un certain nombre de ses ministériaux, qui en devaient former la garnison, et qui, au dire d'un écrivain du XIIe siècle, y vivaient dans de vastes maisons munies de tours solides, sous l'autorité d'un châtelain nommé par l'évêque (527). Un tribunal d'échevins, présidé par un maïeur, exerçait la juridiction civile et veillait à l'observation des coutumes (528). Tous les fiefs donnés à ces défenseurs de abbaye, soit dans le château de Thuin, soit en dehors, étaient prélevés sur la part qui revenait à l'évêque dans opulent patrimoine du monastère. Le domaine de Lobbes, qui faisait comme un état dans l'état liégeois, reproduisait donc en petit les traits que nous aurons à décrire en parlant plus loin de la principauté.

C'est grâce aux annalistes lobbiens que nous avons pu retracer ici le tableau de l'activité déployée par Notger dans la vallée de la Sambre. Nous sommes moins heureux en ce qui concerne Fosse, autre abbaye appartenant à l'église de Liège. Cette maison, foncée au VIIe siècle par un apôtre irlandais du nom de Foillian ou Feuillien, sur une terre qui appartenait à l'abbaye de Nivelles, était en Belgique le plus ancien (529) de ces nombreux hospices de Scots qui servaient, si l'on peut ainsi parler, de pied à terre aux missionnaires irlandais sur le continent (530). Elle avait dès 870 assez d'importance pour être mentionnée dans l'acte de partage qui coupa en deux le royaume de Lothaire, et qui la mit, avec sa maison-mère, Nivelles, dans la part de Charles-le-Chauve (531). Mais, quelques années après, l'abbaye partagea le sort de tous les monastères lotharingiens: elle fut incendiée par les Normands. Elle se releva bientôt de ses ruines, grâce, apparemment, à l'abbesse Gisèle, fille de Lothaire II, qui, veuve du Normand Godefroi, venait d'entrer comme religieuse à l'abbaye de Nivelles. C'est Gisèle aussi qui donna à l'église de Liège cette maison restaurée par elle.

Nous ne savons pas la date exacte de cette libéralité, que le roi Louis l'Enfant ratifia par diplôme de 907 (532).

Notger a-t-il, le premier, substitué aux religieux le collège de chanoines qui a occupé l'abbaye jusqu'à la fin? Cette hypothèse est assez spécieuse à première vue; toutefois, elle semble peu compatible avec les textes. D'une part, le continuateur de Sigebert nous apprend que des chanoines remplacèrent les religieux en 890 (533). De l'autre, un écrit du Xe siècle nous montre en 918 un archidiacre quittant Fosse avec un cortège de clercs et de laïques pour aller au devant des reliques de saint Eugène (534). Si l'on peut ajouter quelque valeur à ce passage, il signifie que dès lors, et probablement depuis sa reconstruction par la princesse Gisèle, la maison était occupée par un chapitre canonical (535).

La localité qui était venue se grouper autour de l'abbaye avait ou devait acquérir bientôt une certaine importance. En 974, nous la trouvons en possession d'un marché qu'Otton Il céda à notre évêque avec les droits de tonlieu et de monnaie (536).

Notger, toutefois, ne crut pas devoir faire pour Fosse ce qu'il avait fait pour Thuin: s'il fortifia l'église et les cloîtres, en les entourant d'une puissante muraille garnie de tours, il laissa en dehors de l'enceinte la bourgade proprement dite, qui ne fut emmurailée que longtemps après lui (537). L'enceinte notgérienne portait le nom de château, que lui donne déjà le Vita Nolgeri, concurremment avec ceux d'encloître ou de chapitre; c'était, si l'on peut ainsi parler, la ville des chanoines; elle comprenait la résidence de l'évêque, l'église collégiale, le cimetière et les maisons claustrales. La tour de Morialmé, que les érudits, sans preuve, font remonter à l'époque de Notger, et qui subsista jusqu'en 1853, était contiguë à la résidence épiscopale, dont elle avait peut-être été le donjon dans les premiers temps (538). « C'était, dit un historien local, un vaste quadrilatère bâti en moellons schisteux et surmonté d'un toit à quatre faces; elle était percée de trois fenêtres principales, dont l'une consistait simplement dans l'embrasure d'un hémicycle aplati; une autre fenêtre beaucoup plus remarquable se trouvait à l'étage supérieur; elle était divisée par un meneau en pierre grossièrement taillée et surmontée d'un linteau triangulaire. L'angle de la tour, depuis le sommet jusqu'au milieu de la base, témoignait, par sa teinte foncée et par sa construction, que l'édifice avait été primitivement adossé à une butte. On pouvait voir également que le sol avait été abaissé à cet endroit, et qu'il s'élevait autrefois jusqu'à la hauteur de la première fenêtre, qui servait alors de soupirail (539) ».

Telle était la ville des chanoines. Quant à la ville des bourgeois, elle resta longtemps encore une simple agglomération ouverte, dont la population, en cas de danger, trouvait un refuge derrière les hautes murailles de l'encloître. C'est seulement en 1150 qu'instruit par une récente et terrible leçon, l'évêque de Liège imagina de fortifier la ville des bourgeois (540) en la reliant au château (541) par une ligne continue de remparts. Bourgeois et chanoines ne s'entendirent pas toujours, et, quand ceux-là croyaient avoir à se plaindre de ceux-ci, ils obstruaient la ruelle qui porte aujourd'hui le nom de Thée-Dinant, seul passage par lequel on pouvait arriver du château dans la ville.

Les travaux de Notger ne semblent pas avoir profité seulement à la prospérité matérielle du chapitre de Fosse. Nous y voyons régner une activité littéraire et artistique de bon aloi; à trois ou quatre reprises, au cours du XIe siècle, on y écrivit la vie du saint patron (542), et l'on fit exécuter, pour renfermer ses reliques, une chasse qui, à en juger d'après une description contemporaine, doit avoir été une oeuvre des plus remarquables (543).

C'est maintenant à l'extrémité septentrionale de sa principauté que nous devons nous transporter avec Notger. Chose curieuse! les localités qui ont gardé quelques souvenirs de lui sont précisément celles qui, par leur voisinage de la frontière, réclamaient le plus impérieusement sa sollicitude, et cette circonstance plaide pour la véracité des traditions locales qui, comme celle de Malines, ne nous sont pas conservées par des documents contemporains. Malines était, en 870, une abbaye de bénédictins assez importante pour être, comme Fosse, énumérée parmi celles qui furent comprises dans la part de Charles le Chauve (544). Dès les premières années du Xe siècle, elle appartenait à l'église de Liège (545), mais on ne sait pas au juste comment celle-ci l'avait acquise. Une tradition malinoise croyait pouvoir le dire. D'après elle, Amont Berthoud, seigneur de Malines au Xe siècle, avait partagé la ville entre ses deux fils ainés: l'un d'eux, Jean, prit l'habit à Lobbes et donna sa part à ce monastère. Son frère s'en étant emparé injustement, Lobbes céda ses droits à Notger, qui fit lâcher prise à l'usurpateur et établit un chapitre à douze prébendes dans la moitié lobbienne de Malines (546). Cette tradition (547), dont la version la plus ancienne ne remonte pas plus haut que le commencement du XIVe siècle, a le défaut de n'expliquer qu'en partie le problème, car c'est la ville de Malines tout entière et non la moitié de celle-ci que l'église de Liège possédait, et cela bien avant le temps de Notger. II est d'ailleurs à remarquer que le plus ancien des Berthoud malinois, Wautier, n'apparait qu'à la date de 1096 (548). L'origine des droits de Liège sur Malines reste donc jusqu'à présent plongée dans les ténèbres, (549) et il en est de même de la substitution des chanoines réguliers aux moines bénédictins (550).

Ce que nous savons, c'est que l'église de Liège possédait Malines depuis une date qu'on peut circonscrire entre les années 908 et 913. En cette dernière année, Etienne, évêque de Liège, avait passé un contrat de précaire avec un comte du nom de Windéric, qui recevait pour sa vie l'abbaye de Saint-Rombaut, mais qui, après sa mort, devait la rendre en y ajoutant l'abbaye d'Hastière (551). Ce contrat, approuvé par le roi Charles le Simple, avait naturellement sorti ses effets, car, en 980, nous trouvons la ville de Malines au nombre des domaines dont l'empereur Otton II confirme la possession à Notger (552). Cette localité avait beaucoup souffert de l'invasion des Normands, et il ne paraît pas qu'avant Notger aucun évêque de Liège se soit préoccupé de secourir une détresse si lointaine, ayant sous ses propres yeux tant de maux à réparer. Il n'est donc pas étonnant que l'église et l'abbaye aient dû attendre jusqu'à lui pour se relever de leurs ruines. C'est lui, selon toute apparence, qui les a restaurées l'une et l'autre, en remplaçant les bénédictins par des chanoines. Du moins, nous pouvons affirmer que cette substitution a eu lieu entre les années 908-913, où nous trouvons encore Saint-Rombaut occupé par des moines (553), et 1041-1043, où la présence des chanoines y est attestée pour la première fois (554). Des sources du XVIe siècle, qui semblent se faire l'écho d'une bonne tradition, assurent qu'après avoir rebâti l'édifice, Notger y aurait fondé les douze premières prébendes (555).

Selon toute probabilité, Notger a également fortifié Malines et lui a donné sa première enceinte de murs. La chose, il est vrai, ne nous est attestée que par des auteurs assez récents (556), mais, outre qu'ils semblent parler d'après des sources antérieures aujourd'hui perdues, tout nous porte à croire que Notger a dû faire pour Malines ce que nous l'avons vu faire pour Liège, pour Thuin et pour Fosse. Les comtes de Flandre et les ducs de Brabant, auxquels il touchait de ce côté, n'étaient pas des voisins moins remuants que les comtes de Hainaut. En vain alléguera-t-on qu'au témoignage d'un chroniqueur du XIIIe siècle, Malines n'était pas encore fortifiée en 1268, lors du siège qu'y vint mettre Henri de Gueldre (557) : à supposer qu'on ait bien compris les paroles de Jean Van Heelu et qu'il faille le prendre au pied de la lettre, ce chroniqueur n'a pu penser ici qu'à la seconde enceinte, considérablement élargie, et avant la construction de laquelle la plus grande partie du Malines d'alors était effectivement sans défense (558). L'enceinte notgérienne, nous disent les historiens, allait de la porte d'Hanswyck à celle de Neckerspoel et consistait en un mur protégé par un fossé; tout le reste était formé de simples palissades (558).

Tels sont les travaux accomplis dans la principauté par Notger, et dont le temps a laissé subsister quelques traces. Ils donnent une haute idée de lui comme homme de gouvernement. Chef d'un territoire extrêmement déchiqueté, sans cohésion, sans frontières naturelles, il ne recule pas devant les obligations que lui impose sa qualité de prince, et il aborde résolument la grande tâche de fortifier ses frontières et d'opposer la force à l'invasion. On appréciera ce que vaut cette initiative si l'on réfléchit que les plus grandes villes du voisinage ne furent fortifiées que longtemps après les siennes: Aix-la-Chapelle entre 1172 et 1176 (559), Louvain en 1156 (560).

Fortifier les villes, c'était une nécessité; démolir les châteaux des seigneurs pillards, c'en était une autre, et plus impérieuse encore, à laquelle ne s'est dérobé aucun des grands évêques du Xe siècle (561). Dans ce combat pour la paix publique, les prélats pouvaient compter sur le concours des rois, et ceux-ci, à l'occasion, ne le leur marchandaient point. Lothaire, en 958, vint en personne prêter main forte à Artaud de Reims devant Coucy; le château, au siège duquel se trouvaient un grand nombre de comtes et d'évêques, fut restitué à l'église de Reims. Le même roi prêta un concours non moins efficace à Roricon de Laon, qu'il aida à reprendre le château de La Fère (562). On n'en finirait pas s'il fallait énumérer tous les exemples de ce genre de collaboration royale à l'oeuvre des grands feudataires.

Notger, à en juger d'après la situation de son pays et d'après l'exemple de ses contemporains, aura abattu plus d'un repaire féodal, bien que, de toute sa campagne contre les châteaux, l'histoire nous ait gardé à grand peine le souvenir d'un seul épisode, et encore combien défiguré par la légende! Le hasard a voulu que cet épisode soit devenu, grâce à elle, la page la plus célèbre de l'histoire de notre prince; il nous importe donc de l'étudier avec quelque détail.

De tous les châteaux auquels en voulait Notger, aucun ne le préoccupait plus vivement que celui de Chèvremont, dont il voyait de sa propre capitale les hautes et sombres tours surgir vers le ciel comme une menace vivante. Depuis la mort du comte Immon, son dernier possesseur connu, cette forteresse avait eu de nouvelles vicissitudes. Elle semble bien avoir été au pouvoir de l'empereur le jour où celui-ci en donnait l'abbaye à l'église d'Aix-la-Chapelle (563), mais elle était retombée ensuite, selon toute apparence, au pouvoir de quelque vassal plus puissant que fidèle. Ainsi s'explique le nouveau siège qu'elle eut à soutenir, pendant l'été de 987, de la part de l'armée impériale (564). Deux raisons ramenaient sous ses murs les soldats allemands. D'une part, le château avait servi et peut-être servait encore d'asile aux ennemis du jeune roi Otton III, à qui son parent Henri de Bavière avait fait une si rude opposition, et il importait de les débusquer si on ne voulait laisser ouvert au roi de France le chemin de l'Allemagne. De l'autre, Notger occupait à la cour impériale une position des plus élevées, et il n'est pas douteux qu'il aura mis en jeu toute son influence pour obtenir le secours des souverains contre le plus dangereux de ses voisins. Le siège, auquel nous voyons assister l'impératrice en personne (565), dura assez longtemps. En effet, Gerbert de Reims s'y trouvait: il date de Chèvremont la lettre qu'il écrivit, au printemps de 987 à son maitre l'archevêque Adalbéron de Reims. Cette lettre nous apprend qu'il devait y retourner porteur d'un message de l'archevêque à l'impératrice. Voilà qui suppose quelques semaines de siège prévu. C'est sans aucun doute, â la demande de Notger et pour lui rendre service que Théophano avait amené l'armée impériale devant cette forteresse qui défiait l'effort de ses armes. Anselme nous l'insinue en nous disant que Notger s'employa à délivrer ses sujets de ce mauvais voisinage (564). Etant donnée l'extrême concision de cet auteur, qui suppose les faits connus et les rappelle souvent par voie d'allusion, cela signifie bien que ce n'est pas par lui-même, mais grâce à l'appui d'autrui que Notger parvint à détruire l'odieuse bastille. Nous ignorons «ailleurs si le château fut emporté de vive force ou s'il capitula: mais comme, quelques années plus tard, nous le trouvons détruit, il n'est que logique de supposer qu'il le fut à cette occasion. Rien ne nous défend de nous figurer ce siège de Chèvremont à la manière de tous ceux de cette époque. Je ne dis pas que les assiégés jetèrent des ruches d'abeilles sur les assiégeants, comme la chanson populaire veut qu'ait fait le comte Immon, enfermé, quelques années auparavant, derrière ces mêmes murailles qu'assaillaient aujourd'hui les armées impériales (565). Mais je vois que, peu de temps après Notger, un évêque de Liège, qui fut comme lui un dénicheur de brigands féodaux, emploie des claies, fait transporter des fascines, recourt à des bélier pour battre les murailles et à des catapultes pour lancer des pierres, pendant que, du haut de leurs remparts, les assiégé adressent des injures à l'ennemi et lui demandent s'il est fou de s'attaquer à une enceinte aussi redoutable. L'évêque, pendant ce temps, implore le secours d'en haut, en veillant et en chantant des psaumes (366).

Et ce n'est pas le seul coté intéressant que présente à cette époque le siège d'une bastille féodale par un prince-évêque. Lorsque Rothard de Cambrai, contemporain et ami de Notger, marchait contre la tour de Vinchy pour la détruire, il comptait dans son armée, à côté des milices féodales placées sous les ordres des comtes Arnoul et Godefroi, des bourgeois de sa ville et même de pauvres paysans (367). C'est le chroniqueur de Cambrai qui nous le rapporte, et il n'est pas douteux que nous lirions la même chose dans l'histoire de la destruction de Chèvremont, si l'histoire avait parlé ici avec autant d'éloquence que la légende. Ce sont, tout me porte à le croire, les Liégeois eux-mêmes qui montèrent à l'assaut de la forteresse, tout comme les paysans français à l'assaut le la tour du Puiset sous les ordres de Louis VI (368).

Chèvremont enfin, de quelque manière que ce fût (369), tomba au pouvoir des assiégeants, et l'impératrice s'empressa de le faire démolir. Ce dut être un beau jour pour l'évêque et son peuple, et il est facile de se figurer avec quel enthousiasme furent exécutés les ordres de la souveraine. Le Xe et XIe siècle ont assisté à plus d'un épisode de ce genre; tout le monde s'employait alors à l'oeuvre de destruction: les cIercs, les citadins et les paysans. Qu'on lise, par exemple, l'histoire de la démolition du château de Mirwart, dont l'abbé Thierry de Saint-Hubert avait enfin arraché la sentence de mort à l'évêque de Liège Henri Ier. Dans cette page où vibre encore l'enthousiasme du narrateur contemporain de l'événement, on retrouvera, à n'en pas douter, quelque chose de l'explosion de joie passionnée avec laquelle, Chèvremont pris, les Liégeois se ruèrent sur la bastille maudite pour l'effacer de la surface de la terre (370).

La démolition du château entrainait nécessairement celle de ses chapelles ainsi le voulaient les nécessités militaires. Mais l'Église ne permettait pas qu'une fondation religieuse fût supprimée sans plus, et les prébendes de Chèvremont furent rattachées à l'église d'Aix-la-Chapelle, qui, depuis 972, ainsi qu'on l'a vu, possédait l'abbaye du lieu. Anselme fait honneur à Notger de la modération avec laquelle, pouvant, dit-il, enrichir son église des dépouilles du château détruit, il aima mieux les laisser à la ville de la résidence royale, pour ne pas prêter à la suspicion. On entend parler ici de l'usage qui fut fait des dimes de l'abbaye castrale, il commet une erreur. L'église d'Aix-la-Chapelle étant le légitime propriétaire de l'abbaye détruite, il ne pouvait pas être question de lui enlever ce qui était à elle, et il n'y avait aucune modération à respecter son droit. Mais il est probable qu'Anselme pense au butin fait dans le château même et que Notger aura agi, en cette occurrence, avec la modération prudente qu'en pareil cas d'autres prélats déployaient aussi (371).

Les Liégeois se souvinrent longtemps de ce qu'ils avaient eu à craindre et à pâtir de la redoutable bastille, dont les ruines menaçantes continuèrent, pendant bien des siècles, de dominer la côte abrupte baignée par les flots de la Vesdre (372). S'il faut en croire un historien, ils auraient pris l'habitude de faire jurer à chacun de leurs princes, lors de son avènement, que jamais ii ne rebâtirait Chèvremont (373). C'est aussi le spectacle des ruines, si bien fait pour tenir les imaginations en éveil, qui devait, quelques générations plus tard, donner naissance à une dramatique légende. A une époque où le souvenir des circonstances dans lesquelles avait péri le château était perdu, et où l'on ne pouvait se figurer qu'un évêque à lui seul eût eu raison de ces maçonneries formidables, il fallait s'expliquer leur destruction par quelque stratagème. Voici donc l'histoire qu'à partir de la fin du XIIe siècle on se raconta à Liège et dans les environs.

Le château de Chèvremont était habité, du temps de Notger, par un homme puissant et redoutable, et l'évêque se demandait comment il parviendrait à s'en emparer, quand une circonstance fortuite lui en offrit l'occasion. La châtelaine ayant mis au monde un fils, son mari invita Notger à le venir baptiser. L'évêque promit d'aller un jour déterminé procéder à cette cérémonie avec un grand cortège. Mais il devança la date fixée, de peur que le châtelain ne vînt à sa rencontre à Liège et ne découvrit la ruse qu'il ourdissait. Habillant donc en prêtres un grand nombre de ses soldats, qui cachaient leurs armes sous leurs surplis, et leurs casques sous des capuchons, il partit en procession solennelle. On annonce au châtelain que Notger vient le visiter avec presque tout son clergé: il accourt au devant du cortège et l'introduit dans le château avec toute sa suite. Mais à peine les guerriers de Notger y sont-ils entrés que, sur l'ordre de l'évêque, ils jettent bas leur costume ecclésiastique, massacrent tout ce qui leur résiste et s'emparent de la forteresse, qu'ils détruisent de fond en comble. Après quoi ils retournèrent à Liège, emportant avec eux les reliques des saints, qu'ils déposèrent avec respect dans la cathédrale.

Telle est la légende qui, consignée pour la première fois, au commencement du XIIe siècle, dans un résumé de la chronique d'Anselme (374), s'est répandue ensuite dans les chroniqueurs et dans les historiens comme un fait avéré. Accueillie par Gilles d'Orval, dont la compilation absolument dépourvue de critique est devenue, à partir du XIIP siècle, la base de l'histoire liégeoise, amplifiée et dramatisée au XIV' par la féconde imagination de Jean d'Outremeuse, introduite au XVe, avec une variante assez considérable, dans la chronique de l'abbaye de Saint-Laurent, elle a été rééditée successivement par tous les historiens tant liégeois qu'étrangers, et c'est de nos jours seulement que les érudits l'ont définitivement éliminée de l'histoire (375).

Nous venons d'énumérer les souvenirs que la principauté de Liège a conservés des travaux de son premier souverain. Tous, on le voit, se rapportent, comme dans la capitale, à un même ensemble de grandes constructions religieuses et militaires, ou à des luttes pour défendre le pays contre la féodalité pillarde et oppressive. Ils se groupent autour de quelques noms: Liège, Thuin, Fosse, Malines, Chèvremont. Les autres villes auraient-elles été oubliées par le grand initiateur? Non certes, et ce n'est pas parce que leur nom ne figure pas sur les feuillets de l'histoire qu'on aurait le droit de le penser. Comment se figurer que des centres aussi intéressants que Tongres, Maestricht et Huy, pour n'en pas citer d'autres, n'auraient eu aucune part dans les sollicitudes du père de la patrie? Mais il faut bien renoncer à savoir ce qui ne nous a pas été raconté, et nous ne ferons pas d'effort pour en savoir davantage. Tout au plus nous arrèterons-nous un instant, avant de clore ce chapitre, devant une allégation qui fait de Notger le restaurateur de la belle église Notre-Dame de Maestricht.

Ce n'est pas qu'il ait fondé ce sanctuaire, dont l'existence plonge dans la nuit des temps et qui est probablement la plus ancienne église de la ville. Mais Notre-Dame a été rebâtie au cours des âges, et, si son vaisseau actuel n'est pas antérieur à l'époque romane, en revanche son étonnant narthex évoque bien l'idée du Xe siècle et offre une frappante analogie avec celui de Saint-Denis de Liège, oeuvre du grand évêque. Un document très ancien nous apprend que la crypte de Notre-Dame fut creusée par Baldéric II, son successeur immédiat, et qu'elle s'écroula le jour même où ce prélat sortait de l'église pour aller, avec son armée, participer à l'expédition contre la Hollande (376). Ce renseignement concorderait avec l'hypothèse de la reconstruction de l'édifice par Notger. Celui-ci serait mort avant de l'avoir achevé, et le soin de consacrer l'église de Maestricht, comme la cathédrale de Liège, serait échu à son successeur (377).

Mais ce n'est pas tout, et l'on veut que Notger, après avoir construit Notre-Dame, y ait transporté le chapitre séculier de Malonne avec son abbé. A cette occasion, continue l'auteur moderne auquel j'emprunte ce renseignement non sans hésitation, il donna à l'église un moulin banal et le droit de pâturage sur le patrimoine de l'église Saint-Pierre (378). II ne m'est pas possible de contrôler ce renseignement et je laisse à un plus heureux que moi le plaisir de résoudre un jour ou l'autre ce petit problème de l'histoire de Notger.


NOTE COMPLÉMENTAIRE SUR LA LEGENDE DE CHEVREMONT.


La légende se bifurque en deux versions à l'endroit du stratagème par lequel Notger pénétra dans la forteresse. L'une de ces versions est celle que j'ai analysée ci-dessus; l'autre, qui se trouve dans la chronique interpolée de Saint-Laurent, c. 8 p. 264, veut que Notger ait spontanément imaginé de pénétrer dans le château faisant dire au seigneur qu'il voulait y célébrer l'office du jeudi saint. Cette variante prouve tout au moins qu'a l'origine, on se bornait à raconter que Chèvremont avait été pris grâce à un stratagème, mais sans savoir lequel. C'est plus tard seulement qu'on imagina de préciser, et rien n'est mieux fait pour attester le caractère légendaire de la tradition relative à Chèvremont.

Gilles dOrval (Il, 50, p. 58), écrivant au XIIIe siècle, a imaginé de greffer diverses légendes accessoires sur la principale, et Jean d'Outremeuse (IV, pp. 445-449) est trop heureux de développer ces nouveaux thèmes à sa suite.

C'est ainsi que, selon Gilles d'Orval, il y avait dans le chàteau de Chèvremont trois églises: Notre-Dame avec ses douze prébendes, qui furent transportées a Aix-la-Chapelle, Saint-Jean et Saint-Denis. Or, Saint-Jean ne voulut d'aucune manière se laisser abattre, jusqu'à ce que Notger eût fait le voeu de bâtir dans sa ville une autre église sous le même vocable. Alors seulement les démolisseurs en vinrent à bout. Jean d'Outremeuse s'en voudrait de ne rien ajouter à cette légende, et il nous apprend que celui qui conseilla à Notger l'expédient du voeu, ce fut « un grand maistre théologien » du nom d'Eustache de Chamont: « et tot aussi tost qu'il l'ut voweit, écrit-il comme s'il avait été présent, elle chaiit sens cop férir ». Jeu d'Outremeuse sait encore que l'église Saint-Jean de Chévremont contenait 30 chanoines, dont 20 avaient été fondés par saint Materne et 10 par saint Martin. (IV, p. 149).

On peut s'étonner que Jean d'Outremeuse ait résisté à la tentation de développer le thème que Gilles d'Orval lui fournissait avec ses renseignements sur la troisième église de Chèvremont, dédiée à saint Denis. Notre chroniqueur, sans doute parce qu'il était fatigué, s'est borné, pour n'en pas perdre l'habitude, a corriger se source Saint-Denis de Chêvremont n'est pas, d'après lui, une église distincte. C'est une simple chapelle de l'église Saint-Jean. Néanmoins, sa mégalomanie l'emportant au dernier moment, il ne peut s'empêcher de placer douze prêtres dans ce « petit oratoire ». Jean d'Outremeuse comble aussi une grave lacune du récit de Gilles d'Orval et épargne au lecteur la torturante question: Que sont devenus les châtelains de Chèvremont, à savoir le père, la mère et l'enfant? Et tout d'abord, il a soin de nous faire connaitre les noms de ces personnages ignorés avant lui: le père s'appelait Lidriel, la mère Isabeau, et l'enfant (que Notger baptisa aussitôt après la prise du château), Anchelay. Lidriel donc, se voyant trahi, se précipita du haut des murs du château et périt brisé sur les rochers; la mère de l'enfant et l'enfant ons motit en Vals (Vaux-sous-Chèvremont) ou à Chayenée, à un hosteil suffissant, mains ilh moururent andois. Comme on le voit, il est impossible d'être mieux renseigné que ne l'est notre chroniqueur sur une histoire qui s'est passée quatre siècles avant lui, et que ses prédécesseurs avaient racontée en quelques lignes. Mais ce n'est pas tout. Jean d'Outremeuse sait aussi ce que devinrent les cloches de Chèvremont. Elles étaient douze, ni plus ni moins, et chacune avait son petit nom, naturellement connu de notre omniscient chroniqueur. Dardar fut donnée à Saint-Paul de Liège, Primette à Saint-Pierre, et ainsi de suite. Dardar (qu'il faut sans doute lire dare-dare), et Primette sont de charmants noms de cloche, et il est peu probable que Jean d'Outremeuse les ait inventés; ou je me trompe fort, ou c'était des noms portés de son temps par des cloches de Saint-Paul et de Saint-Pierre, auxquelles il a voulu forger une histoire.

Les fables de Jean d'Outremeuse ont encore été amplifiées par les érudits liégeois a partir de la Renaissance. Il serait oiseux de relater par le menu toutes leurs inventions nouvelles; je me contenterai de ce spécimen. Albert de Lymborch, chanoine de Saint-Paul au XVIe siècle, a trouvé sans doute que Jean d'Outremeuse n'a pas fait la part de sa collégiale assez belle en ne lui attribuant dans les dépouilles de Chèvremont qu'une simple cloche. Il sait que Dardar appartenait à une quatrième église de Chévremont restée inconnue de Jean d'Outremeuse, et qui était dédiée la saint Caprais (Saint Gaprais à Capraeanons, c'est bien imaginé et digne d'un humaniste!) Il y avait à Saint-Caprais dix chanoines que Notger transporta, avec leur cloche, dans l'église de Saint-Paul de Liège, ou ils furent désormais au nombre de trente:

--- Census titulumque Caprasi

(Sic primi primis qui successere sequentes

Ordine, sic prisci nos edocuere recentes)

Transtulit ad Pauli templum numerumque tricenum

Inceptamque aedis molem complevit.

Albert de Lymborch, Fundatio Sancti Peul, dans O. J. T.,

Essai historique sur l'église de Saint-Paul, p. 321.

Quant aux chroniques vulgaires, cette vraie peste de l'historiographie liégeoise, qui se sont bornées à reproduire et à amplifier les légendes de Jean d'Outremeuse, elles n'ont pas manqué à la tâche. Dès le commencement du XVIe siècle déjà, elles racontaient, en contradiction formelle avec leur auteur, le triste sort de la châtelaine, se précipitant dans le puits du château, selon les uns avec son enfant, selon les autres sans lui. Déjà Placentius et dom de Waha (celui-ci vers 1596, y. Bormans dans son Introduction à Jean d'Outremeuse, p. CC) citent cette légende, mais pour s'en moquer, et de même fait Foullon, t. I, p. 199. Ils ont tort: l'histoire est bien plus dramatique ainsi, et d'ailleurs, chaque fois qu'un château est pris, la châtelaine se jette soit dans un puits, soit du haut des murs; sans sortir de notre petite Belgique, nous avons quantité d'exemples de cette mode féodale.

On me demandera pourquoi je me suis infligé la peine de suivre à la piste les développements successifs d'une légende dont le caractère fabuleux saute aux yeux de tout lecteur ayant un peu d'esprit critique.

Il le fallait à cause du crédit extraordinaire qu'elle a gardé, jusque dans les derniers temps, auprès des historiens liégeois, et qu'elle a conservé chez plus d'un de ceux du dehors. Je citerai, sans essayer de faire une énumération complète Fisen, t. I, p. 150; Foullon, t. I, p. 198; Bouille, t. I, p. 72; Gallia Christiana, t. Ill, col. 843; histoire littéraire de France, t. VII, p. 209; Villenfagne, Essai historique sur Notger, p. 20, où on lit ce passage curieux: « Il m'aurait été bien satisfaisant de disculper l'illustre Notger de la surprise de cette place, mais après avoir approfondi ce trait historique, j'ai trouvé que cela est impossible. Si quelques personnes traitent encore ce stratagème de fable, c'est qu'elles n'ont point pris la peine d'examiner comme moi, dans de bonnes sources, l'histoire de ce prince ». Les historiens du XIXe siècle font écho à ceux du XVIIe et du XVIIIe; tels sont de Gerlach. Histoire de Liège, 3e édition, p. 45 et suivantes; Polain, Histoire de Liège (1844), t. I, p. 138; Hirsch, Jahrbücher des deutschen Reich, unter Heinrich II, t. I, p. 404; F. Lot, Les derniers Carolingiens, p. 215; Böhmer, Willigis von Mainz, p. 119, qui n'hésite pas à conclure de la légende « que les évêques du Xe siècle ne craignaient pas de recourir à des moyens d'une moralité douteuse pour protéger l'intégrité du patrimoine de leur église. » Mais la palme de l'extravagance était réservée, cette fois encore, à F. Henaux. Cet historien, qui n'entre jamais dans l'écurie d'Augias de la légende que pour ... en mettre, selon une expression spirituelle. nous a déjà présenté Chêvremont comme une ville (v. ci-dessus, p. 51, note). Ce n'est pas tout. Il sait encore que le seigneur de Chèvremont n'était autre que le comte de Liège, ignorant qu'il n'y a jamais eu de comte de Liège. Il veut, on ne sait pas pourquoi, que ce personnage se soit appelé Guidon, et, après l'avoir dépouillé du nom que lui avait donné Jean d'Outremeuse, il en gratifie sa femme. qui devient Idrelle par aphérèse.

Après nous avoir appris une première fois que Notger prit Chèvremont, le 21 avril 972 (BIAL, I, p. 58) il s'aperçoit un peu tard que c'était deux jours avant la consécration épiscopale de ce prince à Bonn, et il imagine alors, pour des raisons dont il a cru devoir conserver le secret, de placer l'événement en 993. (Histoire à pays de Liège, 3e édition, t. I, p. 110). Enfin, il couronne toutes ces énormités par une idée saugrenue qui, par bonheur pour lui, n'a jamais été réalisée: il propose de faire des fouilles dans le puits de Chèvremont pour retrouver les restes des guerriers de ce château qu'on y a précipités en 972! (F. Henaux, Les ruines de Chévremont, BIAL, t. 1, pp. 50-64) (note du webmestre: Transcrit sur ce site).

Cependant, dès le XVllle siècle, on avait commencé à révoquer en doute l'histoire du stratagème de Chèvremont. Le premier qui s'y soit employé à ma connaissance, c'est Devaulx, dans sa dissertation manuscrite « Sur la manière dont Notqer s'est rendu maItre de Chèvremont, (En manuscrit à la bibliothèque de l'Université de Liège). Un plus rude coup fut porté à la légende par Ernst, Histoire du Limbourg. t. I, p. 335, qui versa le premier au débat la correspondance de Gerbert. La question fut reprise ensuite par dom Pitra, (BIAL, t. I, p. 183), et après lui, par J.-J. Raikem, Quelques événements du temps de Notger, Liège, 1870; par J. Demarteau, Notre-Dame de Chèvremont. Liège, 1874; par F. Gonne, Notger, dans les Conférences de la Société d'Art et d'Histoire du diocèse de Liège, 1ere série, Liège, 1888 (d'après des notes fournies par l'auteur de ce livre); par le chanoine Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège depuis leur origine jusqu'au XIIIe siècle, Liège, 1890, pp. 286 et suivantes. On peut considérer le sujet comme épuisé après tous ces travaux.


CHAPITRE XII

LA PRINCIPAUTÉ


A la tête du gouvernement d'une principauté, Notger avait à l'organiser. Tout y était à créer. Les sources ne nous font connaître qu'une seule des nombreuses initiatives qu'il aura prises, mais quelle lumière ce trait isolé jette sur toute sa carrière d'homme de gouvernement! Écoutons ici Anselme

« Notger, dit-il, par une mesure pleine de sagesse, partagea en trois parts égales les biens de son église. Il eu réserva une pour lui-même et pour ses successeurs, il en attribua une autre aux serviteurs de Dieu dans les églises et dans les monastères, et il accorda la troisième à ceux qui se consacraient au métier des armes » (379).

Ceci mérite quelques explications.

En règle générale, l'évêque était, dès les premiers siècles, l'administrateur de tous les biens possédés par son église, c'est-à-dire par son diocèse, et il en faisait l'usage que réclamaient les besoins du culte et de la religion (380). De bonne heure les canons en avait déterminé l'emploi: un quart devait être réservé à l'évêque, un second au clergé, un troisième aux églises et un quatrième aux pauvres. L'évêque exerçait la gestion de ce patrimoine ecclésiastique avec le concours et sous le contrôle de son presbyterium ou conseil épiscopal, embryon du chapitre cathédral qui devait hériter du presbyteriumm Le droit de co-administration des biens de l'église.

Ce mode de répartition des revenus ecclésiastiques, que nous voyons appliqué, à l'époque de Notger, par son ami saint Adalbert de Prague (381), et que Rathier avait observé à Vérone (382), n'était cependant pas usité seul. De bonne heure, à côté de l'usage romain de la division quadripartite, nous en voyons apparaître une autre en trois parties, qu'on désigne parfois sous le nom d'usage espagnol (383), mais que, chose curieuse, le pape Gélase I lui-même semble inculquer concurremment avec l'autre (384). Elle attribuait un tiers au clergé, un tiers aux pauvres et un tiers à l'évêque. Un capitulaire de 802 recommande aussi la division tripartite, mais le tiers que Gélase I réserve au clergé y est donné aux fabriques d'église, si je comprends bien le texte (385).

La division tripartite de Notger procède d'un autre principe et répond à d'autres nécessités. L'église de Liège se trouve placée dans une situation nouvelle: elle doit subir la loi commune de l'inféodation des terres ecclésiastiques, pratiquée sur une si large échelle depuis Charles Martel; de plus, elle est devenue une puissance temporelle et, à ce titre, elle a des obligations spéciales. Elle ne pouvait pas se passer de vassaux qui, pour prix des fiefs qu'elle leur accordait, lui engageaient leurs services et formaient le meilleur de son armée. Déjà au IXe siècle, nos prélats s'étaient habitués - peut-être faut-il dire résignés - à conférer des fiefs aux nobles du pays. Le régime se généralisant, l'évêque Eracle avait été réduit à une espèce d'indigence par les féodaux qui s'étaient emparés des terres de son église (386).

Tout fait croire que la mesure prise par Notger, en régularisant la situation, porta des fruits heureux. En effet, on n'entend plus reparler, après lui, d'un évêque de Liège spolié par ses vassaux. Il est vrai que ses successeurs restèrent fidèles à son système et inféodèrent spontanément de nombreux domaines. Ainsi fit notamment Baldéric II pour se procurer une solide armée, à l'occasion de sa lutte contre le duc de Brabant (387). Pareillement, Durand convertit en fiefs une partie des terres de l'abbaye de Saint-Laurent, encore inachevée (388). A ce prix, ils mirent fin aux violences qui avaient désolé les âges précédents, et disposèrent de milices vaillantes. Un pacte de fidélité qui, en somme, a été tenu pendant des siècles, rattacha à l'église de Liège les principales familles du pays.

Les vassaux du prince de Liège, à cette époque primitive, se groupaient dans deux catégories bien distinctes, que le temps s'est chargé de fondre et d'unifier. D'une part, c'étaient des puissants qui possédaient leurs domaines en toute propriété, mais qui ne détestaient pas de s'enrichir encore en se faisant donner en fief des terres de Saint-Lambert: ce sont les « hommes libres » (liberi homines) mentionnés dans nos plus anciens diplômes. D'autre part, c'étaient des gens de service, des ministériaux, comme on disait dans la langue du temps, que le prince appelait au métier des armes et à qui il accordait des fiefs. Le nom sous lequel nos sources désignent ces derniers exprime bien leur condition; Ils étaient les soldats (milites) de la principauté (389). Ces deux catégories de vassaux, répandues sur toute la surface du pays, étaient loin, à cette époque, d'être confondues comme elles le furent plus tard. Tandis que les hommes libres vivaient sur leurs terres et jouissaient d'une indépendance presque complète, les soldats se voyaient souvent assigner des garnisons et devaient loger là où les intérêts du prince l'exigeaient (390). Ainsi nous en voyons un bon nombre fixés à Thuin, où ils protègent la ville et assurent la sécurité de l'abbaye de Lobbes qui les paye (391). Avec le temps, hommes libres et soldats vinrent à se fusionner et formèrent la classe noble du pays. Ce que le règne de Notger nous montre, c'est la naissance de cette chevalerie liégeoise, si vaillante et si réputée (392), qui avait pour profession la défense de la patrie, et pour passe-temps la guerre civile ou les grandes aventures au dehors.

Les deux autres tiers de son budget, Notger les réserva, dit Anselme, l'un pour lui, le second pour le clergé des monastères et des églises. Ceci parait indiquer une autre importante mesure d'ordre financier: je veux dire la distinction de la mense épiscopale et de la mense capitulaire. A l'origine, c'est l'évêque seul, nous l'avons vu, qui administrait tous les biens de son diocèse, et il continua de le faire même à une époque où ces biens avaient reçu leurs diverses affectations spéciales (393). Mais une modification considérable se produisit dans le régime économique des diocèses lorsque le concile d'Aix-la-Chapelle, en 817, eut soumis le clergé des grandes églises à la vie canonique. Les actes de ce concile, reprenant, pour l'étendre et la compléter, l'oeuvre commencée au VIIIe siècle par l'évêque de Metz Chrodegang, transformaient les chapitres des cathédrales en de véritables corporations, et leur donnaient une organisation dont le trait principal était la vie commune. Le prévôt du chapitre devint le chef et aussi l'administrateur de la corporation, et eut à gérer les biens de celle-ci à la place de l'évêque. Voilà comment naquit, on ne sait au juste à quel moment, la distinction des deux menses.

Nous la rencontrons pour la première fois à Cologne en 866 (394), puis à Hildesheim entre le IXe et le Xe siècle (395), à Cambrai en 911 (396), à Autun en 922 (397), à Reims vers 973 (398), â Verdun sous le pontificat de Heymon (988-1024) (399). Tout nous autorise donc à interpréter dans le sens d'une distinction faite par Notger entre les deux menses le passage d'Anselme cité plus haut. Et, de fait, nous voyons que sous le règne de Notger la distinction existe: en effet, c'est avec les revenus de la cathédrale que le prévôt Robert et le chantre Nithard bâtissent, sous les auspices de l'évêque, les églises Sainte-Croix et Saint-Denis. Et l'épisode où est relatée la fondation de Sainte-Croix nous fait voir bien clairement que le prévôt Robert gère le patrimoine du chapitre de Saint Lambert dans une parfaite indépendance vis-à-vis de l'autorité épiscopale. Notger se couvre, en quelque sorte, de la responsabilité du prévôt pour se dérober aux sollicitations du puissant qui lui demandait l'emplacement de cette église. Or, nous savons que le terrain sur lequel elle s'éleva appartenait au chapitre de Saint-Lambert. Il semble donc bien qu'à la date où surgit Sainte-Croix, la distinction entre les deux menses fût déjà chose accomplie à Liège. Au surplus, les témoignages ne manquent pas qui confirment la chose pour les pontificats de la première moitié du XIe siècle.

L'évêque Durand, entre 1021 et 1025, attribua à la mense épiscopale divers biens de l'abbaye de Saint-Laurent (400). Quelques années plus tard, Wazon, alors doyen du chapitre de Saint-Lambert, rappelle au despotique prévôt de ce collège qu'il ne lui est pas permis de disposer arbitrairement des biens de la cathédrale et que l'évêque lui-même n'a pas ce droit (401). Devenu évêque, le même Wazon, nous dit un contemporain, augmenta les rations quotidiennes qu'on distribuait aux chanoines de la cathédrale et trouva encore le moyen de faire des libéralités aux collégiales, disant « qu'il était juste que l'abondance de la cathédrale vint en aide aux besoins des églises inférieures » (402). Enfin, en 1083, la Mense épiscopale possède son administrateur en titre (403), et en 1116 un acte public nous montre le prévôt de Saint-Lambert passant une transaction relative aux biens de la Cathédrale (404).

Ces quelques renseignements sont trop vagues pour nous édifier sur le régime financier de la principauté à l'époque Notger, mais nous sommes en état, grâce à une source digne de foi, de nous faire une idée plus exacte de l'administration d'un domaine épiscopal. Il s'agit de l'abbaye de Lobbes, avec ses cent cinquante trois villages et son château-fort de Thuin. Lorsque le roi Arnoul la donna à l'évêque Francon, celui-ci partagea l'opulent patrimoine de cette maison en deux parts égales: il en laissa l'une aux moines, et il prit pour lui l'autre, comprenant le château de Thuin et les fiefs militaires (405). Ce régime dura jusqu'à ce qu'Éracle rendît à Lobbes son abbé. Seulement, à cette occasion, il fit un nouveau partage de ce qui restait à l'abbaye, si bien que celle-ci ne conserva plus que 30 de ses domaines environ. En d'autres termes, il ne laissa rien à l'abbé pour sa mense personnelle, ni à l'abbaye pour les nombreuses dépenses que nécessitaient les besoins croissants d'une si grande maison, mais il se chargea lui-même de la défendre partout où elle avait du bien, et ce régime se prolongea jusqu'au milieu du XIIe siècle (406).

Mais le rôle du chapitre ne devait pas se borner à celui d'une corporation religieuse ayant l'administration indépendante de ses biens; il était appelé à devenir, à la lettre, le co-seigneur de Liège, et nous le voyons associé au gouvernement de la principauté, au point que rien d'important ne pourra se faire sans lui. Cette haute situation, il n'en jouit pas encore au moment où nait la principauté de Liège; elle sera le fruit d'une succession de circonstances historiques dont le récit n'appartient pas à ce livre. Toutefois, il est intéressant de trouver, au berceau de cette principauté, les germes qui en se développant, produiront la constitution liégeoise, et c'est pourquoi il semble qu'il y ait quelque intérêt à les étudier ici.

De ces germes, le plus intéressant est sans contredit celui d'où devaient sortir les trois États de la patrie liégeoise: il remonte jusqu'aux origines de l'épiscopat lui-même. Tout évêque avait son conseil sacerdotal (presbyterium) qui l'assistait dans les grandes affaires et dont il prenait les avis; ce fut l'origine des synodes diocésains. Lorsque naquirent les principautés ecclésiastiques, les synodes, dont la compétence avait été jusque-là purement religieuse, eurent à s'occuper aussi d'affaires temporelles. Le synode devint ainsi le conseil du prince, de même qu'il était déjà le conseil de I'évêque. Le caractère mixte du synode ne tarda pas à trouver son expression dans la composition de ses assemblées, où l'on vit désormais des laïques figurer à côté des ecclésiastiques. Tout naturellement, on ne convoquait que les personnages les plus importants, les hommes libres notamment. Ils participaient aux délibérations sur les questions d'ordre temporel; ils figuraient, tout au moins comme témoins, dans les actes qui émanaient du synode. Ce groupe des vassaux principaux de l'église liégeoise, c'est l'embryon de l'Etat noble ou secondaire, venant prendre place à côté de l'État ecclésiastique ou primaire dans les conseils du prince. On voit d'ailleurs, dès l'époque de Notger, apparaitre par-ci, par-là, dans les actes synodaux, des noms de vassaux d'origine servile, de ministériaux qu'ennoblira peu à peu leur fief, mais qui sont encore désignés sous des qualificatifs modestes (407).

Cinq d'entre eux ont signé la convention de 1002 entre Notger et l'abbaye de Saint-Riquier en Picardie (408; ce sont: Wautier, Hiserelm. Norbert, Odelm et Butso, qui se titrent tous les cinq de soldats (milites) (408). Ces cinq personnages sont, si l'on peut ainsi parler, les plus anciens membres de l'État noble liégeois dont l'histoire ait retenu les noms (409).

Une assemblée de vassaux qui se réunit autour de l'évêque, quelques années après la mort de Notger, nous laisse entrevoir un tableau qui, sans doute, est aussi celui des réunions tenues sous ce prince. Lorsque Baldéric II eut sur les bras la guerre de Hougaerde avec le duc de Brabant, « l'évêque, dit son biographe, ne voulut rien faire sans le conseil des comites, qui, à cause de leur serment de fidélité, avaient pour devoir de défendre la ville et tout l'évêché. Il les rassembla donc, il convoqua le noble sénat de ses frères, et leur exposa la situation, ajoutant qu'il avait vainement essayé, pendant trois ans, d'arriver à une solution pacifique de ce conflit. Il leur demanda d'aviser et d'agir conformément au serment de fidélité qui les liait à lui, mais, pour que cette fidélité ne fût pas tentée de branler, il leur donna des fiefs militaires. Tous furent d'avis qu'il fallait répondre à la force par la force et promirent leur concours. » (410) Ce passage est instructif à plus l'un titre; on y voit s'esquisser, en quelque sorte, les futures journées des États liégeois.

On voit aussi apparaître dans la pénombre la figure du principal agent des domaines ecclésiastiques: je veux dire l'avoué. Toute église avait son avoué, c'est-à-dire son défenseur, et tout immuniste avait le sien, c'est-à-dire son lieutenant. L'avoué des principautés ecclésiastiques réunit ce double caractère: il les représenta au dehors, il participa à leurs transactions, il fut le chef de leurs milices et le président de leurs tribunaux criminels. Peu à peu, comme toutes les fonctions de l'époque féodale, l'avouerie devint héréditaire, et se transforma en une puissance qui s'entendit aussi bien à opprimer qu'à protéger. A Liège toutefois, il n'en fut pas ainsi, et l'on ne voit pas que l'avoué de cette église soit jamais parvenu à se créer une autorité réellement menaçante pour celle de l'évêque. Ce n'est pas que la bonne volonté lui ait manqué, si, comme je me le persuade, c'est l'avoué qui imagina de se bâtir sur les hauteurs de Sainte Croix une forteresse d'où il aurait dominé toute la ville Quel autre, en effet, que le défenseur attitré de l'église de Liège pouvait réclamer de l'évêque la concession d'un château-fort « pour mieux protéger la ville et le pays contre les attaques de l'ennemi? (411) On sait comment Notger parvint à écarter le danger: il fut obligé de recourir à la ruse, et, de fait, il ne devait pas être facile de refuser à l'avoué une faveur qu'il demandait pour mieux remplir son office de protecteur!

Nous sommes d'ailleurs mal renseignés au sujet des avoués de l'église de Liège. Alors que, dans les abbayes voisines, à Stavelot et à Saint-Trond notamment, des pages entières de l'histoire sont remplies des faits et gestes de l'avoué, à Liège, rien de semblable: c'est à peine si on le rencontre dans certains actes solennels, où il joue un rôle purement décoratif, et prend possession, au nom de l'église, des biens qui sont cédés à celle-ci. Il n'appartient pas aux grandes familles du pays. Tandis que les abbayes du diocèse avaient pour avoués les ducs de Lotharingie ou encore les ducs de Brabant ou de Limhourg, Liège se contente d'un agent d'ordre bien inférieur. C'est la preuve que les évêques étaient parvenus à éviter des protecteurs trop encombrants. On ne se trompera pas, sans doute, en faisant honneur de cette politique adroite à Notger, au moins en partie. Il y a grande apparence, en effet, que c'est lui qui a institué le premier avoué de l'église de Liège dont l'histoire nous ait conservé le nom. Il s'appelait Hellin, et il apparaît dans un document à la date de 1011 (412).

Je ne voudrais pas jurer que son successeur Wiger, que nous trouvons investi de l'avouerie de 1015 à 1054, était son fils, ni que dès lors l'avouerie a été héréditaire; mais elle le fût, dans tous les cas, bientôt après, car l'avoué Renier, qui accéda à Wiger, lui était rattaché par les liens du sang (413).

Les avoués de l'église de Liège ne portèrent d'abord que le simple titre d'advocatus; c'est plus tard, en 1029, que surgit pour la première fois celui d'avoués de Saint-Lamert (414), et ce n'est pas avant 1171 qu'apparaît celui d'avoués de Hesbaye, sous lequel ils sont connus dans l'histoire de la principauté (415). Mais ce nom est d'une signification si restreinte au regard du titre glorieux d'avoué de Saint-Lambert, qu'il semble déjà marquer la décadence de institution. Si je le comprends bien, il veut dire que l'église de Liège n'a plus que des avoués locaux; que, parmi ceux-ci, le premier rang reste acquis par tradition aux avoués de Hesbaye, mais qu'ils sont loin d'exercer leur autorité sur tout le territoire de la principauté (416 On sait que l'église de Liège n'acquit le comté de Hesbaye qu'en 1040 et elle avait des avoués bien avant cette date. Mais la famille des avoués avait ses domaines patrimoniaux dans la Hesbaye méridionale (Borloo, Haelen, Cortenaeken) et le nom désigne leur pays d'origine. Le capitulaire d'Aix-la-Chapelle de 801-803, c. 44, p. 172, voulait que les avoués eussent des possessions dans les comtés placés leur protection. S'en suivrait-il, d'après le nom, que dès la fin du XIIe siècle, les avoués de Saint-Lambert n'exerçaient plus leur autorité qu'en Hesbaye?). En fait, ils n'ont conservé de leurs anciennes attributions que le droit honorifique de porter l'étendard des milices liégeoises à la guerre (417 Leodiensis militiae signifer Reynerus (1119). Rodolphe de Saint-Trond, II, 4, p. 299. Suum episcopus vocavit exercitum et Rasoni militi portandam mandavit banneriam, quia Hasbaniae advocatus factus de medio - (Hervard dans le Triumphus de Steppes. Ill, c. 5, p. 175). Cf. le record de 1321 dans Bormans Schoolmeesters, IIII, p. 229.). Et leur dignité, qui aurait pu devenir si redoutable, n'a jamais gêné les princes-évêques de Liège. Ailleurs, les avoués ont été bien souvent les fléaux des églises qu'ils protégeaient; il a fallu soutenir contre eux des luttes opiniâtres dont on ne sortait pas toujours victorieux, et ils ont troublés les plus beaux siècles des principautés ecclésiastiques. Une heureuse fortune, à laquelle le premier prince-évêque n'est pas resté étranger, a voulu que le pays de Liège ne connût pas plus les exactions de ses avoués que la ville n'a connu celles des burgraves.

De la cour de Notger, nous ne savons rien. Sans doute elle ressemblait à celle des autres princes et elle prenait modèle sur les cours royales. Elle aura donc possédé de bonne heure ses principaux officiers féodaux: un sénéchal, un maréchal, un échanson, un conseiller, un connétable, un camérier. Mais les textes nous laissent dans l'ignorance: le sénéchal de Liège (senescalcus, dapifer) n'apparait pas avant 1083, l'échanson (pincerna) est mentionné à la même date (418) et des autres officiers il n'est parlé que beaucoup plus tard (419).

Il est certain, toutefois, qu'un nombreux personnel se groupait autour du prince-évêque. Ecclésiastiques consultés sur les affaires quotidiennes, clercs attachés à sa personne, laïques de tout rang occupant une fonction honorifique, serviteurs de toute catégorie pour vaquer aux diverses besognes qu'exige un grand train de maison, tout ce monde vivait auprès du prince et faisait de sa cour un centre important d'affaires et de dépenses. Si modeste, si austère que fût l'évêque, le prince ne pouvait se dispenser de faire honneur à son titre et de sacrifier aux exigences de son rang (420). Aussi faisait-il grande figure au Xe et au XIe siècle, si nous en croyons un témoin bien informé.

L'évêque de Liège, armé du double glaive, siégeait dans la chaire de saint-Lambert comme un roi et comme un pontife. Tout un peuple de chevaliers sages et vaillants remplissait, ornait, fortifiait sa cour épiscopale. On y rencontrait de grands princes, un clergé nombreux et respectable, qui comptait dans son sein des hommes éminents revêtus de hautes dignités: à leur tête les sept archidiacres, hommes de grande valeur, qui possédaient à fond la loi divine et la loi humaine » (421).

Nous sommes dépourvus de renseignements sur la chancellerie de Notger. Il faut même dire, d'une manière générale, que la chancellerie des princes-évêques de Liège nous est à peu près totalement inconnue. On ne possède aucun document qui nous la fasse connaître, et des divers actes de cette époque, il n'y en a que deux où l'on puisse recueillir à ce sujet de faibles indices. L'un de ces actes nous montre un notaire Hardulfus, souscrivant vers 972 une charte de l'église Saint-Martin par ordre de Notger (422). L'autre, rendu en 980 par notre évêque pour l'abbaye de Lobbes est revu et signé par un certain Tancrède (ego Tancredus recognovi et subscripsi) (423). Mais Tancrède est un moine de Lobbes, et c'est lui, et non la chancellerie de Notger, qui a rédigé le diplôme accordé à l'abbaye (424).

Toutefois, il n'y a pas lieu de révoquer en doute l'existence d'une chancellerie de Notger, et il est probable qu'elle fut créée par ce prince (425). Mais elle a dû avoir une situation assez modeste, et, comme dans plus d'une autre ville épiscopale, elle était unie à l'écolâtrie. En 1011, l'écolâtre Wazon fonctionne comme chancelier; en 1057, l'écolâtre Francon se donne aussi le titre de cancellarius (426). Il faut descendre jusqu'en 1192 pour rencontrer les fonctions de chancelier distinctes de celles d'écolâtre, sans que toutefois elles prennent beaucoup d'ampleur. L'institution est donc loin d'avoir à Liège l'importance que nous lui trouvons, par exemple, à Cambrai (427), où elle fut également réunie à l'écolâtrie, à Tournai, où elle était rattachée à l'office du chantre (428), et à Reims, où dès l'origine, elle subsista indépendante de toute autre fonction (429).

Après ce coup d'oeil jeté sur les principaux officiers d'ordre central qui sont à la disposition du prince, il reste à voir encore quels sont ses agents locaux dans les villes.

A Liège, on le sait, les évêques avaient au VIIe siècle, comme tous les immunistes, un juge privé dont la juridiction s'étendait sur la population de l'immunité (430). A une date inconnue, mais qui, selon toute probabilité, coïncide avec la naissance de la principauté ecclésiastique, ce juge privé fut remplacé par un avoué, à moins qu'il ne soit plus vrai de dire qu'il changea simplement de nom. En même temps, sa juridiction prit un autre caractère: c'était une juridiction publique et non plus privée et, de ce chef, il eut pour justiciables non plus seulement les gens dépendant de l'immunité, mais toute la population urbaine. L'avoué de Liège est resté jusqu'aujourd'hui bien peu connu, au point que la plupart des historiens l'ont confondu avec l'avoué de Saint-Lambert. Cela s'explique. Au XIIIe siècle, l'autorité de l'avoué de Liège n'est plus qu'un souvenir, et le maïeur du prince lui a succédé dans l'exercice de sa juridiction; mais il garde son office, que le temps a rendu héréditaire, ainsi que les droits honorifiques ou pécuniaires y attachés, et il a soin de les faire attester par des records (431). Ce qui nous intéresse dans l'histoire de cet agent, c'est qu'il est choisi, à l'origine, dans la catégorie modeste des ministériaux, c'est-à-dire que le prince se trouve assez fort dans sa ville épiscopale pour ne pas laisser tomber l'avouerie dans les mains dangereuses de quelque grand seigneur. Le plus ancien avoué de Liège dont le nom soit cité dans nos chartes est Meinerus, qui apparait en 1036 avec la double désignation de judex et d'advocatus (432).

Dans les autres domaines possédés par l'église de Liège, c'est un avoué encore qui représente primitivement l'évêque. Il en est ainsi à Huy, où le plus ancien avoué connu, Wautier de Barse, est en fonction à la date de 1066 (433); c'est l'héritier, sans doute, de celui que Notger aura installé lorsque le comté lui échut (434). II en est de même à Dinant, à Fosse, à Malines et ailleurs encore. A Dinant, l'avouerie était, depuis le XIe siècle, aux mains des seigneurs de Montaigu-Rochefort (435). L'avouerie de Fosse était attachée à la seigneurie de Morialmé (436). Celle de Tongres était exercée depuis un temps immémorial par les comtes de Looz (437), et celle de Malines, par la puissante famille des seigneurs de Grimberghe (438). Malines est, au surplus, la seule ville où les avoués soient parvenus à gêner sérieusement le prince-évêque, et cela s'explique par la position excentrique de cette ville, séparée du reste de la principauté par le duché de Brabant. Partout ailleurs, les évêques surent tenir en bride l'ambition de leurs avoués, et finirent par rester les seuls maîtres de leurs villes.

A côté des avoués locaux et siégeant, en quelque sorte, sous leur protection, nous devons mentionner aussi les tribunaux échevinaux. Cette institution plonge ses racines dans l'époque mérovingienne, et l'on sait que chaque tribunal avait pour ressort une subdivision du comté, la centène. Mais cette vieille organisation avait été détruite depuis longtemps, et les villes, se détachant de leur centaine, formèrent de bonne heure des circonscriptions judiciaires à elles seules. On ne sait quand Liège devint un de ces centres, et il serait téméraire de faire remonter l'origine de son tribunal à saint Hubert, qui, nous dit Anselme, donna un droit civil aux habitants de cette bourgade (439).

Il fallut d'abord que Charlemagne eût réorganisé le régime judiciaire des Francs et créé une magistrature à vie, il fallut ensuite que les villes eussent acquis une importance suffisante pour justifier la possession d'un tribunal exclusivement réservé à leurs habitants. Et cette importance, Liège la possédait-elle avant que Notger eût transformé la bourgade en véritable ville? Je pose la question, mais je n'y réponds point, parce que les éléments me font défaut pour la résoudre. Je me borne à attirer l'attention du lecteur sur ce fait que Liège possède de temps immémorial quatorze échevins c'est justement le double du chiffre normal fixé par Charlemagne (440), le double aussi de celui des échevins de toutes les bonnes villes du pays. Dans beaucoup de cas, ce chiffre s'explique par l'unification judiciaire de deux territoires auparavant distincts (441). Si, comme tout nous porte à le croire, il en a été de même à Liège, nous devrons faire remonter à la création du quartier de l'Ile la duplication du nombre des échevins liégeois. En rattachant à la Cité ce quartier plein d'avenir, et presque aussi grand qu'elle, Notger aura voulu lui donner, dans le tribunal urbain de même que dans la vie paroissiale, une place proportionnée à son importance future. Ce n'est là, à vrai dire, qu'une conjecture, et il sera fort difficile d'arriver à quelque certitude en cette matière, aussi longtemps que nos sources ne nous permettront pas de remonter plus haut que le commencement du XIIe siècle. En effet, les plus anciens membres du tribunal échevinal de Liège ne sont mentionnés qu'à la date de 1113 (442).

Une particularité qui vaut la peine d'être notée dans l'histoire de ce tribunal, c'est que, jusqu'en 1589, il ne posséda pas de local à lui; son destroit (443 Destroit, venant de districtus, a eu successivement trois sens découlant l'uns de l'autre. Il signifie: 1° Le droit de contraindre (distringere.) exercé par une autorité judiciaire; 2° le ressort territorial sur lequel elle exerce ce droit (d'où le wallon destroit); 3° le lieu où elle siège. Les historiens liégeois se sont longtemps amusés a interpréter le nom de destroit par l'étroitesse du passage qui séparait ce local de la Violette ou hôtel-de-ville.), comme on disait, c'est-à-dire le siège de sa juridiction, était établi sur un emplacement qui faisait partie des dépendances de la cathédrale de Saint-Lambert. C'était, dans les derniers temps, une maison située sur le marché actuel, et contiguë aux degrés qui menaient au choeur oriental du sanctuaire (444).

Il n'en était pas ainsi à l'époque de Notger. Le tribunal des échevins était alors situé au nord de la cathédrale, à l'endroit connu de temps immémorial sous le nom d'à la chaîne. Il touchait, par conséquent, à l'hospice, qui portait la même désignation topographique, et qui, lui aussi, à partir du XIIIe siècle, quitta cet emplacement primitif pour celui de la rue Gérardrie. Mais, en ce printemps de la vie civile liégeoise dont nous essayons de retracer l'aspect, l'hospice et le tribunal vécurent fraternellement côte à côte: la justice et la charité, selon le mot de l'Écriture, échangeaient le baiser de paix à l'ombre du même sanctuaire. Le souvenir de cette cohabitation familière s'est perpétué au cours des siècles: depuis longtemps, l'hospice Saint-Mathieu, établi à partir du XIIIe siècle rue Gérardrie, y avait emporté son vieux surnom d'à la chaîne, que les échevins de Liège continuaient de revenir parfois, obéissant à la vieille tradition, tenir leurs séances « à la chaîne en Gérardrie » (445).

Le destroit de Liège fut donc, dès son origine, l'hôte de la cathédrale: établi sur un sol qui dépendait d'elle, il semblait y plonger ses racines et affirmer ainsi son caractère spécial (446). Il faut d'ailleurs ajouter que, de tout temps, ses relations topographiques avec le marché furent aussi nettement accusées qu'avec la cathédrale. En effet, c'est au côté nord de celle-ci que, comme nous l'avons vu, s'étendait le plus ancien marché de Liège, et il y a lieu de croire que le destroit le suivit le jour où, aux environs de 1100, le marché fut transféré à l'est de la cathédrale, à l'endroit qu'il n'a cessé d'occuper depuis. Selon toute apparence, le perron, qui est l'antique emblème de la vie publique de la Cité, surgissait déjà sur la place du Vieux Marché, en face du destroit. Ainsi, le Marché, le Destroit et le Perron sont nés à l'ombre de la cathédrale notgérienne et auront émigré du nord à lest en même temps que le régime municipal s'affermissait sur des bases plus larges. Il n'était pas inutile de mettre en lumière cette phase si antique et si profondément oubliée de leur dramatique histoire.

Si maintenant nous abandonnons le terrain des institutions publiques pour nous enquérir de l'état des populations, nous constaterons un phénomène économique qui donne une assez bonne idée de leur prospérité. Le commerce déploie au Xe siècle une sérieuse vitalité dans la plupart des villes du pays. Nous voyons qu'il y a des marchés à Maestricht (446), à Visé (447), à Dinant (448), à Fosse (449), et nous avons tout lieu de croire qu'il en existait à Liège et à Huy. Les caravanes de nos marchands sillonnaient toute la région mosane; des sources nous montrent les Hutois passant à Florennes (450) et à Verdun (451), et il y avait, pour cette classe de voyageurs, un entrepôt à l'abbaye de Lobbes (452).

Un commerce très actif circulait sur la Meuse; les barques marchandes remontaient et descendaient ce beau fleuve, faisant escale, si j'ose employer cette expression, dans les ports de Dinant, Namur, Huy, Liège, Visé et enfin Maestricht, et y acquittant un droit de stationnement qui fut de bonne heure cédé par les empereurs aux évêques de Liège (453). On remarquera la qualification de port attribuée à nos villes mosanes (454): le mot à lui seul atteste l'importance qu'avait le commerce pour ces localités naissantes. Au surplus, le fleuve était le vrai chemin du trafic; tout le monde voyageait par eau, et l'on utilisait, pour la navigation, des rivières qui, de nos jours, ne portent plus la plus mince embarcation. La vieille route romaine de Bavai à Cologne, dont l'importance avait toujours été plus stratégique que commerciale, cessait peu à peu d'être employée, et le tronçon qui traverse la Hesbaye commençait à prendre le nom significatif de Chemin vert, qu'il a conservé dans le langage de ses riverains (455). Ainsi s'explique la prospérité des six villes mosanes que nous avons énumérées ci-dessus.

Le laconisme de nos sources ne nous permet pas d'assister de près à l'activité commerciale de ces villes; nous ne pouvons relever ici que quelques traits. Nous voyons qu'à Dinant, au Xe siècle, il n'y a pas encore de pont et que néanmoins le marché se tient sur les deux rives du fleuve, même au plus fort de l'hiver (456). A la foire annuelle de Visé, on vendait du bétail, des étoffes, des habits et diverses espèces de métaux (457). Maestricht possédait dès la première moitié du IXe siècle une nombreuse population de marchands (458).

Les Mosans ne se contentaient pas du trafic local; déjà ils s'étaient ouvert les marchés internationaux, et ils y faisaient quelque figure. Au Xe siècle, nous rencontrons les commerçants de Liège, avec ceux de Huy et de Nivelles, sur le marche de Londres. S'embarquant je ne sais où, peu-têtre à Damme, ils prenaient terre dans quelque ville du littoral sud-est de l'île et gagnaient la grande cité de la Tamise à pied, ce qui leur permettait de faire certaines affaires en route et leur valait l'obligation de payer un double tonlieu (459). Pendant le cours du XIe siècle, on retrouve dans l'île des gens de la Hesbaye et un marchand de Gembloux (460). Peu de temps après (1104), on signale, sur le marché de Coblence, les négociants de Liège, de Huy, de Namur et de Dinant, qui mettent en vente des pelleteries, des chaudrons et des bassins: c'est, comme on le voit, le commencement de la dinanderie (461). A la même date (1103), Liégeois et Hutois vendent sur le marché de Cologne de l'étain, de la laine, du lard, de l'onguent, de la toile et du drap (462).

La charte de Cologne où nous trouvons ces intéressantes particularités nous donne une assez vive image du mouvement du commerce mosan dans la grande cité rhénane. Parmi les Liégeois que leur trafic y appelle, les uns sont des capitalistes pouvant fréter eux-mêmes les bateaux sur lesquels ils transportent leurs marchandises, tandis que d'autres sont obligés de recourir à des vaisseaux de commerce. A côté de ceux qui empruntent la voie fluviale, nous en rencontrons qui prennent la voie de terre et arrivent avec leurs chariots; d'autres encore, véritables prolétaires du monde commercial, chargent modestement toute leur marchandise sur le dos de leur monture.

Le vaste marché colonais n'absorbe d'ailleurs pas seul l'activité de nos Liégeois: il en est qui vont jusqu'au fond la Saxe pour y acheter du cuivre, et qui paient un droit transit en repassant par Cologne (463). Souvent, les intérêts leur commerce les fixaient pendant des années à l'étranger: tel ce marchand de Halmael qui s'établit en Angleterre et s'y maria, puis revint au pays natal (464), ou encore ce pelletier de Huy, fixé à Falaise en Normandie, dont la fille eut l'équivoque honneur de devenir la mère de Guillaume Bâtard, dit le Conquérant (465 Albéric de Troisfontaines, p. 784, cf. G. Kurth, Renier de Huy, dans BARB, 03, p. 542).

Quant à la ville de Liège, la Meuse, véritable chemin qui marche, y faisait affluer les marchandises et les marchands (466). Nous connaissons le nom de l'un de ceux-ci, qui vivait en 1056: il s'appelait Marianus, et c'est lui qui fournit le sac dans lequel furent rapportées d'Espagne les reliques de saint Jacques (467 Récit d'un contemporain reproduit par Gilles d'Orval, III, 7, p. 86). Le commerce liégeois, qui n'avait cessé de s'étendre, atteignit, au seuil du XlIe siècle, un développement considérable: son organisation était assez forte pour qu'il pût entreprendre, et avec succès, de faire respecter ses droits sur le marché de Cologne. Pour donner plus de poids Leurs réclamations, les marchands liégeois et hutois les firent appuyer par leur prince-évêque, qui se trouvait alors à une réunion épiscopale dans la grande ville rhénane, et Otbert - car c'est lui - fut témoin de l'acte par lequel l'archevêque Frédéric donna pleine satisfaction aux gens de Liège et de Huy (468). Plusieurs de ceux-ci ont mis leur nom au bas du document, qui laisse entrevoir, si je ne me trompe, l'existence d'une gilde de marchands liégeois. Ce sont, outre Henri le maïeur, les marchands Mascelin, Godefroi, Lanfroi, Lambert de Liège, Lambert de Huy et Baldéric.

Le patriciat urbain de Liège, représenté par les noms que je viens de citer, nous apparait, au cours du XIe siècle, comme une véritable puissance financière. Les capitalistes de Liège prêtent de l'argent à de riches abbayes, comme Saint-Laurent (469) ou Saint-Hubert en Ardenne (470); le prince-évêque les appelle à signer ses actes (471) et semble avoir appuyé sa politique sur cette classe opulente. Un contemporain l'accuse formellement de se l'être attachée au moyen de libéralités et de promesses, pour pouvoir mieux opprimer les petits (472).

Ceci est significatif. L'opposition entre grands et petits à la fin du XIe siècle et l'existence avérée de griefs populaires semblent insinuer qu'il y avait dès lors une certaine organisation communale à Liège. Peut-on la faire remonter jusqu'à l'époque de Notger? Il y aurait de la hardiesse à le soutenir, encore bien que nous en trouvions au XIIe siècle plus d'une trace. On a déjà fait remarquer la charte de 1175, par laquelle le comte de Looz accorde à sa ville neuve de Brusthem « la loi, le droit et la liberté de Liège, tels que par l'intermédiaire d'hommes de bien, nos fidèles, nous les avons appris des Liégeois eux-mêmes ». Cette charte atteste l'existence d'un droit spécial à l'usage des bourgeois de Liège, et ce droit, il y est déjà fait allusion dans l'acte de 1107 par lequel l'empereur Henri V décide que quiconque a la qualité de marchand (mercator publicus), relève de la juridiction scabinale. Nous pouvons remonter une génération plus haut et constater que lorsqu'on fonda le tribunal de la paix, en 1082, les Liégeois furent exemptés de cette nouvelle juridiction (473), apparemment parce qu'ils étaient en possession d'un droit urbain qui donnait les mêmes garanties. Nous voilà bien près de l'année 1066, en laquelle Huy, la seconde ville de la principauté, reçut sa charte d'affranchissement.

Or, si, au milieu du XIe siècle, nous trouvons à Huy une bourgeoisie déjà organisée, à qui le prince accorde le précieux privilège de garder elle-même son château pendant les interrègnes, qui est assez riche pour payer fort cher les droits qu'on lui concède, et assez respectable pour que le prince traite avec elle d'égal à égal, peut-on supposer que la capitale du pays fût moins bien lotie? Le seul fait que les Hutois ne sont tenus d'entrer en campagne pour le service du prince que huit jours après les Liégeois ne montre-t-il pas que la situation de ceux-ci est déjà réglée au point de vue de leurs devoirs militaires? Et comment croire que Liège, qui fut toujours le type d'organisation municipale sur lequel se modelèrent les autres villes de la principauté, n'eût point précédé celles-ci dans la voie de l'affranchissement (474) ? Dans tous les cas, ses privilèges ne peuvent guère être postérieurs à ceux de Huy.

Si ces raisonnements sont fondés, ce serait dans la première moitié ou, du moins, vers le milieu du XIe siècle que nous aurions à placer la naissance de la commune de Liège (475). Et le lecteur se convaincra facilement qu'une recherche de ce genre n'était pas hors de propos à la fin de ce chapitre consacré aux institutions du temps de Notger. En effet, l'origine de la constitution communale liégeoise rattacherait directement, d'après cela, à la clôture de la ville par les soins de ce prélat. Une enceinte muraillée était toujours, pour les agglomérations urbaines, la mère d'une paix spéciale, c'est-à-dire d'un ordre public garanti par une protection plus efficace de la sécurité et par une douceur plus grande du régime légal (476).

Je m'arrête ici, craignant qu'on ne puisse me reprocher d'avoir abusé de la conjecture. Si c'était le cas, j'aurais droit à une certaine indulgence. Une étude sur le règne de Notger ne pouvait passer devant les multiples problèmes que lève l'histoire des institutions du Xe siècle sans poser au moins quelques points d'interrogation. Ils seront, si l'on veut, des jalons indiquant aux chercheurs de l'avenir les endroits où il faudra creuser.


CHAPITRE XIII

LE DIOCESE


Il peut sembler étrange, à première vue, que nous soyons beaucoup mieux renseignés, par nos chroniqueurs ecclésiastiques, sur l'histoire du prince que sur celle de l'évêque. Cela s'explique. D'une part, on ne consignait par écrit que le souvenir d'événements éclatants et d'actions qui sollicitaient le regard; or, l'administration d'un diocèse est quelque chose de régulier et de tranquille qui ne frappe guère l'attention. En second lieu, un évêque de cour, incessamment appelé auprès du roi, comme on l'a vu, et obligé souvent de le suivre dans des expéditions lointaines, devait être plus d'une fois empêché de remplir les fonctions de son ministère, qui consistaient à tenir les synodes annuels, à visiter son diocèse, à administrer le sacrement de confirmation, à enseigner son troupeau et à veiller à tous les besoins religieux. Pour ces deux raisons, il n'est nullement étonnant que nos sources, déjà si laconiques en ce qui concerne le gouvernement de la principauté, deviennent à peu près muettes lorsqu'il s'agit de l'organisation et de l'administration du diocèse. Nous sommes donc réduits à quelques mentions épisodiques trouvées, en général, dans des documents étrangers à l'histoire de Notger, dont nous tâcherons de tirer tout ce qu'ils peuvent nous apprendre.

Le lecteur sait déjà quelle était l'étendue du vaste diocèse de Tongres ou de Liège. Une moitié en était comprise dans le domaine de la culture latine, où on parlait un idiome roman, tandis que l'autre plongeait dans ces régions sur lesquelles, de bonne heure, s'était répandu le flot de l'invasion germanique. Si bien que deux langues se partageaient le diocèse, qu'elles coupaient en deux parts presque égales: la septentrionale parlait le thiois ou néerlandais, la méridionale, un dialecte roman connu aujourd'hui sous le nom de wallon, sans compter des populations du sud-est (477), dont L'idiome se rapprochait du haut allemand.

Que les frontières de cet immense diocèse n'aient pas été partout également fixes, on ne s'en étonnera pas; ce qui surprend plutôt, c'est qu'elles n'aient pas fait l'objet de plus fréquentes contestations. Il s'en était produit une au VIe siècle avec l'archevêque de Reims, au sujet de la juridiction spirituelle de Mouzon, qui relevait de cette église métropolitaine, mais où l'évêque de Liège avait, sans doute par ignorance, procédé à des ordinations. Ce fut l'occasion d'une lettre des plus vives par laquelle saint Remi reprochait à Falcon de Tongres cet acte d'usurpation (478).

Notger eut à s'occuper aussi d'une difficulté de ce genre, et il la trancha d'une manière pacifique. Comme nous l'avons déjà dit, du côté de l'est, le diocèse de Liège était contigu à l'archidiocèse de Cologne, et il englobait, entre la Meuse et e Rhin, un certain nombre de paroisses aujourd'hui comprises dans la Prusse Rhénane (479). Les plus septentrionales se groupaient autour de Wassenberg, qui en était le centre et qui donnait son nom à une des chrétientés de l'archidiocèse.

Dans une paroisse de cette chrétienté, nommée Gladbach (480), l'archevêque de Cologne Géron, celui-là même qui avait imposé les mains à Notger, avait bâti, en 974 ou 975, une abbaye de bénédictins. On ne sait pas au juste pourquoi il avait cru devoir fonder cette maison précisément au-delà des frontières de son diocèse, et il y a apparence que, de même que saint Remacle lorsqu'il édifia Malmedy, il ne connaissait pas exactement les confins de Liège et de Cologne. Gladbach se trouva donc, dès l'origine, dans la dépendance temporelle de Cologne et sous la juridiction spirituelle de Liège: situation semblable à celle de plusieurs autres abbayes du diocèse ou du pays de Liège (481) et qui créait, tant au diocèse qu'aux abbayes elles-mêmes, de sérieuses difficultés. Gladbach n'eut vas à se louer de cette dualité de maîtres. Son premier abbé, Sandrad, fut accusé à Cologne d'avoir plus de zèle pour le service de Liège que pour celui de la métropole, bien que, dit la chronique locale, il s'acquittât humblement de son devoir envers l'un et l'autre prélat. Finalement, il fut rappelé par l'archevêque Warin et ne put rentrer dans son monastère que grâce à la protection de l'impératrice Adélaïde. Everger, successeur de Warin, ennuyé d'avoir à entretenir un monastère dans le diocèse d'autrui, imagina de transporter les moines de Gladbach à Saint-Martin de Cologne; déjà il se disposait à faire emporter les reliques, lorsqu'il en fut détourné par une vision dans laquelle il crut voir apparaître saint Vith. Alors, il se décida à restaurer l'abbaye, mais, en même temps, il résolut d'en acquérir le domaine spirituel, et il ouvrit des négociations à ce sujet avec Notger. Les deux diocèses procédèrent à ce qu'on appellerait en langage moderne une rectification de frontières: Liège céda à Cologne la juridiction religieuse sur Gladbach et sur Reith, Cologne donna à Liège les trois paroisses de Tegelen, de Lobberich et de Venlo. Cet accord fut conclu entre l'année 984 et le 11 juin 999, date de la mort d'Everger (482). Depuis lors, et jusqu'au morcellement des diocèses belges en 1559, les trois localités cédées à Notger firent partie du diocèse de Liège, où nous les retrouvons dans l'archidiaconé de Campine, au doyenné de Wassenberg (483)

Notger n'était pas seul à administrer son vaste diocèse. Dès les premiers temps, les évêques eurent un archidiacre avec qui ils partageaient la sollicitude de toutes les affaires matérielles: charité, discipline, gouvernement. A partir du IXe siècle, les fonctions archidiaconales subirent une modification profonde; chaque évêque eut plusieurs archidiacres, et chaque archidiacre fut à la tête d'un ressort territorial déterminé (484). La subdivision des diocèses en archidiaconés devient la règle à cette époque. La pluralité des archidiacres semble déjà établie en 813 (485); toutefois, ce n'est qu'à la fin du IXe siècle qu'on peut la prouver pour un diocèse déterminé: Hincmar de Reims avait au moins deux archidiacres et probablement davantage (486).

On a soutenu, il est vrai, que la division du diocèse de Liège en huit archidiaconés datait de 799, et qu'elle fut de décidée par le pape Léon III, lors du voyage qu'il fit auprès de Charlemagne (487). Mais que n'ont pas fait nos chroniqueurs de ce voyage pontifical? Ils y ont rattaché, à peu près, tous les faits religieux imaginables (488). En réalité, c'est seulement au début du Xe siècle que nous voyons à Liège des archidiadiconés territoriaux. Celui de Hainaut est cité en 903-920 (489), celui de Hesbaye en 960 (490), et ce sont les plus anciennes mentions. Deux archidiacres simultanés apparaissent pour la première fois dans nos textes en 961: ce sont celui de Hesbaye, Bovon, et Gislebert, dont le ressort est inconnu (491) Enfin, en 1007, trois archidiacres signent à la fois un acte de Notger: ce sont Otbert, Albold et Jean (492), mais nous ne savons pas à quel archidiaconé ils président.

Ces maigres renseignements ne nous permettent pas de dire avec certitude ni à quelle date remonte la division du diocèse en archidiaconés, ni combien il y en avait à l'époque de Notger. Nous pouvons admettre que l'organisation est du IXe siècle, comme partout ailleurs. Quant au nombre, nous avons à cet égard des renseignements que je crois devoir, dans l'intérêt de la clarté, résumer dans le tableau suivant:


903-920. Plus d'un archidiacre et notamment Adalelm, archidiacre de Hainaut.

960. Plus d'un archidiacre, et notamment Bovon, archidiacre de Hesbaye.

961. Bovon, archidiacre de Hesbaye, Gislebert, archidiacre,

1007. Trois archidiacres: Othert, Albold et Jean.

1026 Encore trois archidiacres: Bodon, Otbert, Robert

1029 Encore trois archidiacres: Gobert, Jean, Lanzon.

1031.Cinq archidiacres: Geldrad, Lambert, Robert, Siccon, Wazon.

1036 Encore cinq archidiacres: Gérard, Gobert, Jean, Rotfrid, Robert.

1057. Six archidiacres: Bernier, Gérard, Godescalc, Godezon, Gobert, Humbert.

1066. Sept archidiacres Boson, Godescalc, Godescalc, Godescalc, Gobert, Herman, Théoduin.

1178. Huit archidiacres: Albert, Baudouin, Berthold, Brunon, Henri, Otton, Rodolphe, Thierry (493).


Cette progression si étonnamment régulière est-elle l'expression de la réalité et faut-il croire que les archidiaconés du diocèse de Liège sont allés en se multipliant dans l'ordre qu'on vient de voir? Je ne suis pas en état de répondre à cette question. Toutefois, je ferai remarquer qu'au dire d'un auteur du XIIe siècle cité plus haut, il n'y avait que sept archidiacres au XIe siècle (494). Ce témoignage confirmerait singulièrement les conclusions qu'on tirerait des données fournies par les dates de 1066 et de 1178.

Les archidiaconés eux-mêmes étaient subdivisés en doyennés, c'est-à-dire en circonscriptions rurales dites chrétientés ou conciles, à la tète desquelles était un prêtre revêtu des fonctions de doyen. Le doyen était ce qu'il est encore aujourd'hui (495), et nous savons par une source du Xe siècle l'existence d'un doyen d'Entre-Sambre-et-Meuse, nommé Flodinus, dans la circonscription duquel se trouvait le monastère de Saint-Gérard de Brogne (496). Les trente doyennés liégeois qui existaient en 1559 ne remontent pas tous à l'époque de Notger, mais les plus anciens sont peut-être antérieurs à la subdivision des archidiaconés.

S'il est vrai, comme semble l'avoir établi récemment un ingénieux chercheur, que les ressorts des croix banales coincident avec ceux des doyennés (497), alors l'antiquité de ceux-ci apparaîtra dans tout son jour, car les croix banales sont elles-mêmes attestées dès le Xe et le XIe siècle, non pas comme une invention de cette époque, mais comme une tradition remontant à une date immémoriale. Un épisode de l'histoire de Notger nous fournit l'occasion de considérer de plus près cette curieuse institution.

Les bancroix ou croix banales étaient des processions qui, tous les ans à la même date, amenaient au sanctuaire le plus ancien et le plus respecté de la région les populations des villages avoisinants, apportant leur redevance traditionnelle: une obole et un pain. Elles avaient un double caractère: celui d'un hommage rendu au saint dont elles visitaient le sanctuaire et celui d'une redevance régulière, dont le payement se faisait, selon l'esprit du temps, d'une manière collective et solennelle.

Comme la plupart des institutions dont l'origine se perd dans une antiquité reculée, elles eurent leur légende, qui avait la prétention d'expliquer leur origine: d'ordinaire, on racontait qu'un fléau de la nature, (inondation, sécheresse, épidémie, épizootie) avait été conjuré par l'institution de ces croix, et que les fidèles reconnaissants avaient voulu perpétuer le souvenir du miracle obtenu en le commémorant chaque année (498 Ainsi, à l'abbaye de Saint-Hubert, les bancroix auraient été imaginées en 837 pour conjurer des pluies diluviennes qui détruisaient les récoltes; l'empereur Louis le Débonnaire et un synode diocésain auraient confirmé l'institution (V. Miracula sancti Huberti, II, 6, p. 67)...). Ces cérémonies, à la longue, parurent onéreuses à beaucoup de localités qui, sans vouloir se soustraire à la double obligation de la procession et de la redevance, préférèrent porter leurs hommages à des sanctuaires moins éloignés. De là, pour la plupart des monastères, l'occasion de fréquents conflits avec les populations (499). A Lobbes, le conflit éclata de bonne heure. Septante-deux paroisses devaient apporter leurs redevances annuelles à l'abbaye le 25 avril, jour de la fête de saint Marc. Mais, trouvant sans doute l'itinéraire trop long, vingt-neuf d'entre elles préférèrent les porter, les unes à l'abbaye de Nivelles, les autres à celle de Fosse, dont elles étaient plus rapprochées, frustrant ainsi Lobbes de l'honneur et du profit qui lui revenait. Folcuin s'en plaignit à Notger, qui examina sa revendication dans un synode épiscopal, et, l'ayant trouvée fondée, enjoignit ans paroisses récalcitrantes d'avoir à respecter désormais les droits de l'abbaye. L'évêque était venu en personne à Lobbes pour faire son enquête et tenir son synode, et c'est là que, le jour même de la fête de saint Marc, il promulgua son décret (500).

En examinant de près ce document, on constate que les paroisses récalcitrantes dont il y est question sont précisément, à deux près, celles qui composaient le doyenné de Fleurus en 1706 (501). C'est donc bien ce doyenné tout entier qui, vers 980, s'était avisé de renoncer au vasselage religieux de Lobbes, et, du coup, nous avons la preuve de son existence à cette date reculée, ainsi que de l'immutabilité de sa circonscription pendant sept siècles. La division paroissiale est ici un fait accompli, et il n'y sera presque plus touché par la suite (502). Tout nous autorise à croire que ce grand progrès de la vie religieuse, réalisé sous la puissante impulsion de Charlemagne (503), n'était pas limité au pays de la Sambre. On se tromperait toutefois si l'on croyait qu'il en était de même partout. Tandis que les régions fertiles voient de bonne heure leurs diverses agglomérations dotées d'un service paroissial, la plupart des villages des contrées pauvres, comme, par exemple, l'Ardenne, durent attendre beaucoup plus longtemps ce bienfait (504).

Nous voyons aussi fonctionner, sous Notger, une antre institution canonique, le synode diocésain. Issu du presbyterium de l'église primitive, le synode diocésain est, comme lui, un conseil épiscopal. On y promulgue les décisions des conciles provinciaux, en même temps qu'il y est pourvu, par l'autorité épiscopale, à la solution des questions d'ordre religieux et à la répression des abus. Les canons prescrivaient à l'évêque deux synodes diocésains par an et en fixaient même la date (505). Nous avons indiqué plus haut que le caractère à la fois spirituel et temporel de l'autorité des évêques de Liège eut pour résultat de transformer plus d'une fois leurs synodes diocésains en réunions mi-partie religieuses, mi-partie politiques, et que les trois États du pays sont sortis de ces assemblées (506). Mais nous n'avons à parler ici des synodes qu'au point de vue religieux. On en a tenu dans le diocèse de Liège longtemps avant Notger, et c'est dans un synode de l'évêque Etienne que fut autorisé le culte de saint Eugene, dont les reliques avaient été récemment transférées à l'abbaye de Saint-Gérard de Brogne (507). Notger lui-même a tenu plusieurs synodes; on vient de lire un résumé de celui de Lobbes, qui siégea en 980.

C'est la même année 980 que fut examinée, en synode, la délicate question des saints de Wintershoven. Si, comme c'est probable, cette affaire fut traitée le plus près possible du lieu d'où devaient venir les témoins, c'est à Liège ou à Tongres, et non à Lobbes, que l'assemblée aura siégé, et alors nous devons admettre qu'il y en a eu au moins deux pendant cette année 980. Et cela montre aussi que, lorsqu'il était dans son diocèse, Notger vaquait activement à ses fonctions épiscopales.

L'affaire des saints de Wintershoven était, en réalité, un procès de canonisation: on sait que, jusqu'à la fin du XIe siècle, c'est l'autorité diocésaine qui prononçait la béatification des saints personnages et qui leur décernait les honneurs du culte public. Ce n'était pas, d'ailleurs, comme on vient de le voir, la première affaire de ce genre qui était portée devant un synode liégeois. Mais celle dont il s'agissait cette fois était plus importante et plus difficile.

Wintershoven, près de Tongres, était une terre qui appartenait à l'abbaye de Saint-Bavon de Gand, mais dont les comtes de Flandre s'étaient emparés et qu'ils avaient successivement donnée en fief à plusieurs vassaux. On y rendait un culte à des saints locaux dont l'évêque Eracle (959-974) avait ordonné l'élévation, à la prière de Lambert, alors possesseur du fief de Wintershoven. Cette cérémonie avait été accompagnée de plusieurs miracles qui, comme bien on pense, avaient jeté un nouveau lustre sur la mémoire des dits saints. Aussi, lorsqu'en 976, un diplôme d'Otton II eut remis l'abbaye de Saint-Bavon en possession de la terre de Wintershoven (508), les moines de Gand voulurent-ils avoir chez eux de si précieuses reliques. Ils envoyèrent à Wintershoven une commission, qui procéda à l'exhumation des corps saints et qui les transporta à Gand (509). C'était en 980. L'abbé Womar pria Notger, avec qui il était lié d'amitié, de faire recueillir tout ce qu'il savait sur les reliques et d'écrire la vie des saints de Wintershoven. A cette supplique était joint un mémoire racontant la vie des saints d'après les renseignements recueillis sur place par la commission monastique, et dont la plupart avaient été fournis par Sarabert, le curé du lieu. En voici la substance:

« Au VIIe siècle, saint Amand, évêque régionnaire, était allé demander du renfort au pape saint Martin pour ses missions apostoliques. Le souverain pontife lui adjoignit l'archiprêtre Landoald et une dizaine de pieux personnages des deux sexes, parmi lesquels il y avait les diacres Amantius, Vinciane, soeur de Landoald et Adeltrude. Ils rejoignirent Amand dans le pays de Tongres. Peu de temps après, Amand fut appelé sur le siège épiscopal de cette ville, à la mort de saint Jean l'Agneau. Il ne l'occupa que trois ans et le quitta pour retourner à sa vie errante d'évangélisateur. Pendant les neuf années qui, dit-il, s'écoutèrent entre sa retraite et l'avènement de saint Remacle, le siège vacant fut administré par saint Landoald.

« Établi dans le village de Wintershoven, près de Tongres, Landoald y devint le précepteur de saint Lambert qui, encore enfant, fit là ses deux premiers miracles. Le roi Childéric II, qui résidait alors à Maestricht, envoyait tous les jours des vivres à la pieuse colonie. Adrien, le messager qui circulait du palais royal à la maison des saints, fut un jour assassiné en route, à Waltwilder, parcequ'on supposait qu'il portait des trésors. Saint Landoald mourut dans une bonne vieillesse, le 19 mars d'une année restée inconnue, et fut enterré à Wintershoven, dans l'église qu'il avait lui-même bâtie et dédiée à saint Pierre le 1 décembre. Au VIIIe siècle, saint Floribert, évêque de Liège, fit la translation des reliques des saints, le 1 décembre, jour anniversaire de la dédicace de l'église. Leur culte se célébra dans le village jusqu'à l'invasion des Normands, donc jusqu'en 882, que l'on réenterra leurs corps pour les soustraire à ces déprédateurs. A cette cérémonie, lisait notre narrateur, assistèrent le vieilllard Frangerus, alors maïeur de Wintershoven depuis neuf ans, et le prêtre Hildebrand, que j'ai moi-même enterré il y a quelques années. Il existait aussi une vie de ces saints, que j'ai vue; mais elle était écrite en caractères si anciens et tellement maculée de taches de cire, qu'elle a été bien peu lue: malheureusement, il y a un quart de siècle, lors de l'invasion des Hongrois (510), ce livre, grâce à l'incurie de ses gardien a péri dans un incendie ».

Notger déféra au désir de Womar. Il commença par soumettre à son synode diocésain la question du culte des saints de Wintershoven. Un grand nombre de prêtres et de clercs vinrent déposer au sujet de leurs miracles, dont ils avaient été les témoins oculaires et auriculaires. A la suite de cette enquête, Hériger reçut mission d'écrire l'histoire de nos saints. Prenant pour base la déposition de Sarabert, s'aidant du mémoire de Womar et recueillant tout ce qui se disait dans le pays, il rédigea, sous le nom de Notger, une Vie de saint Landoald que l'évêque, sous la date du 19 juin 980, adressa à l'abbé de Saint-Bavon (511).

Tout n'était pas fini, cependant. Il ne manquait pas de gens qui ne voulaient rien croire de l'histoire racontée par Sarabert. Selon eux, loin d'être des corps saints, les prétendues reliques n'étaient que des ossements de malfaiteurs: au lieu de les élever sur les autels, on devait plutôt leur faire subir l'épreuve du feu. N'ayant pas réussi à persuader l'abbé de Saint-Bavon, les opposants s'adressèrent à son métropolitain, c'est-à-dire à l'archevêque de Reims. Ce fut l'occasion d'un nouveau synode tenu dans cette dernière ville, et qui réunit autour de l'archevêque sept de ses suffragants. Saint-Bavon avait envoyé des délégués qui produisirent une relation de miracles faits par les saints de Wintershoven ainsi que la déposition écrite de plusieurs prêtres. L'assemblée se laissa convaincre par ces preuves, et, à la suite de cette séance, l'archevêque autorisa formellement le culte des reliques. Les moines, pleins de joie, allèrent aussitôt trouver leur évêque diocésain, Liudulf de Noyon-Tournai, qui consentit à faire l'élévation des corps saints le 13 juin 982. Lorsque Liudulf arriva de Gand, avec une suite nombreuse, pour présider à cette cérémonie, les opposants, si je comprends bien le texte, firent auprès du jeune prélat une dernière tentative, qui ne fut pas plus heureuse que les précédentes. Les saints de Wintershoven prirent définitivement place sur les autels.

Que faut-il penser de cette curieuse histoire, et en particulier, de la résistance acharnée que rencontra, au Xe siècle, le culte des saints de Wintershoven? Il y a lieu, à notre avis, de procéder comme dans la plupart des cas semblables, et de distinguer nettement entre le culte de nos saints et leur biographie (512). Le culte est antérieur à celle-ci: il est attesté dès le règne de l'évêque Eracle tout au moins. En autorisant l'élévation des reliques, Notger, de même que les évêques de la province ecclésiastique de Reims, se rendait sans doute à de bonnes raisons.

II en est autrement de l'historicité du Vita Landoaldi. Ce document, qui émane tout entier du prêtre Sarabert, a tout l'air d'un petit roman pieux forgé par lui. Il cite des témoins, il est vrai, mais ces témoins sont morts. Il invoque un écrit, mais cet écrit n'existe plus (513). Tout se ramène donc, en dernière analyse, à son seul témoignage, et celui-ci est fort suspect. D'abord, le cadre du récit est d'une rare invraisemblance. Je ne parle pas ici de fautes grossières contre la chronologie, comme celle qui fait donner le siège de Tongres à saint Amand, promu en 616, par Dagobert I, mort en 638, ou qui lui fait adjoindre des auxiliaires, avant son épiscopat, par le pape saint Martin, qui ne monta sur te siège de saint Pierre qu'en 619. De telles erreurs n'effarouchaient guère l'ancienne critique: il restait toujours possible de sauver la réputation d'un document compromis en supposant que l'auteur s'était simplement trompé sur le nom du pape et du roi mis en cause. On ne peut pas en dire autant d'un saint Lambert enfant vers 680, puisqu'on le fait mourir en 696 après 40 ans d'épiscopat: cette fois, aucune erreur sur la personne n'étant admissible, on était en présence d'une fiction pure. Il en est de même de la prétendue vacance du siège de Tongres pendant neuf ans et de son administration temporaire par saint Landoald. On sait que saint Remacle succéda immédiatement à saint Amand, après la retraite de celui-ci en 649: le rôle attribué à saint Landoald était donc une nouvelle fable qui rendait le récit de plus en plus suspect.

On chercherait d'ailleurs vainement, dans l'histoire du haut moyen âge, un diocèse du nord de la Gaule confié par le pape à un administrateur apostolique, et il faudrait une autorité plus sérieuse que celle du Vita Landoaldi pour nous y faire croire. Ce n'est pas tout. On possédait à cette date deux Vies de saint Lambert, dont l'une avait pour auteur un contemporain: or, elles ignoraient entièrement le séjour que le saint aurait fait dans sa jeunesse à Wintershoven, sous la direction de saint Landoald. Ce silence était d'autant plus remarquable, qu'il laissait dans l'ombre deux éclatants miracles faits par Lambert enfant, alors que, d'ordinaire, les vies des saints n'avaient d'autre but que de faire connaître les faits merveilleux de ce genre, et on n'a pas d'exemple qu'elles les aient tus sciemment.

L'analyse critique du récit n'était pas moins probante et en découvrait la singulière incohérence, Etait-il possible d'admettre qu'après avoir fait le long voyage de Rome en Belgique, pour participer aux travaux apostoliques de saint Amand, Landoald et ses compagnons se fussent retirés dans une villégiature aux environs de la ville épiscopale, et que Landoald, en particulier, eût borné son activité à faire l'éducation d'un petit garçon? Enfin, cette administration du diocèse de Tongres, pendant neuf ans, par le précepteur de saint Lambert, n'est-elle pas elle-même suggérée tout simplement par le nom du personnage? Landwald signifie, en langue germanique, l'administrateur du pays: de là à imaginer que Landoald avait effectivement administré le diocèse de Liège, il n'y avait qu'un pas, et l'inspirateur du Vita Landoaldi ne s'est fait aucun scrupule de le franchir (514).

La critique du Xe siècle n'était pas assez développée pour se formaliser de pareils indices de supposition, et puis, les idées du temps n'admettaient guère que la critique se permit de pénétrer sur le terrain de l'hagiographie: élever le moindre doute au sujet d'un miracle, c'était de l'impiété (515). Bien plus: il suffisait d'agrémenter un écrit de quelques belles histoires de miracles pour désarmer ordinairement les plus incrédules et pour lui donner de l'autorité. Notger était de son temps, et, pas plus que ses contemporains, il ne parait s'être ému des indices de supposition que contenait le récit de Sarabert. Nous nous bornons à en prendre acte, sans nous aviser de lui en faire un reproche (516).

Nous aurons achevé de dire tout ce que nous savons de l'administration épiscopale de Notger, quand nous aurons fait connaitre quelques fondations ecclésiastiques et quelques consécrations d'églises. Il ne sera pas reparlé ici, cela va sans dire, des sanctuaires qu'il bâtit ou consacra dans sa principauté, mais de ceux dont, en qualité d'évêque, il eut à s'occuper dans le reste de son diocèse. Et ici, nous avons tout d'abord à mentionner son rôle à Aix-la-Chapelle. Cette ville, la ville impériale comme elle aimait à s'appeler, faisait partie du diocèse de Liège (517), et l'on a déjà vu que ce n'est pas sans l'intervention de Notger que son église Notre-Dame avait reçu de l'empereur, en 972, le don de l'abbaye de Chèvremont (518). Lorsque le château de Chèvremont et avec lui son abbaye furent détruits en 906, ce fut naturellement Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle qui reprit possession de tous les biens de celle-ci. Elle avait jusqu'alors un chapitre de vingt chanoines; grâce à la dotation nouvelle, le nombre en fut doublé et porté à quarante (519). Malheureusement, il n'est resté dans l'histoire aucune trace des modifications qui eurent lieu, à cette occasion, dans le régime de cette collégiale, ni de l'intervention de l'évêque diocésain.

Par contre, nous avons une autre preuve de l'intérêt porté par Notger à l'église vénérable dont le dôme ombrageait la tombe de Charlemagne. C'est une bulle du pape Grégoire V, en date du 8 février 997, accordant à ce sanctuaire le privilège d'être desservi par sept cardinaux prêtres et par sept cardinaux diacres. Les cardinaux prêtres étaient les seuls, avec l'archevêque de Cologne et l'évêque de Liège, à pouvoir officier sur l'autel de la Sainte Vierge (520). Il n'y avait guère, de ce côté des Alpes, que Reims et Cologne qui fussent en possession du même honneur. Un artiste italien du nom de Jean fut chargé par l'empereur de la décoration du sanctuaire et fut ensuite recommandé par lui à Notger, qui l'employa à orner les églises de Liège: (521) c'est un indice de plus de la collaboration de l'empereur et de l'évêque à Aix-la-Chapelle.

Cette collaboration, toutefois, n'eut pas pour objet, comme on l'a cru jusqu'à nos jours, la construction d'une église à la mémoire de saint Adalbert, leur ami commun. Qu'y avait-il de plus poétique et aussi de plus vraisemblable que l'histoire de l'érection de ce sanctuaire par les deux hommes qui professaient ensemble le culte d'une mémoire chérie et dont l'un, l'évêque, est connu pour avoir honoré cette mémoire en lui consacrant une de ses églises de Liège? Et pourtant, il faut renoncer à cette belle légende, car il est établi aujourd'hui que c'est Henri II et non Otton III qui a fondé l'église Saint-Adalbert à Aix-la-Chapelle (522). Notger, au surplus, a dû porter à l'initiative d'Henri II le même intérêt qu'il aurait porté à celle d'Otton III; il a peut-être encouragé l'empereur dans son projet, et, sans doute aussi, il a consacré l'église quand elle fut achevée.

Deux autres églises du diocèse de Liège furent consacrées par Notger: ce sont celles de Florennes et de Waulsort. Sur la première, nous sommes assez bien renseignés. Elle avait été bâtie par Arnoul de Rumigny, seigneur du lieu (523), en l'honneur de saint Gengoul, dont les reliques y avaient été apportées de Gedinne (524). Cette consécration eut lieu en 1002 (525).

Nous connaissons moins l'activité épiscopale de Notger à Waulsort. L'évêque de liège, qui était déjà venu à Waulsort consacrer l'abbé Thierry (526), y fut rappelé sous ce dernier pour consacrer l'église abbatiale, qui venait d'être rebâtie à la suite d'un incendie. A cette occasion, il prit quelques mesures liturgiques dont le chroniqueur nous entretient avec plus de détail. Sous l'abbé Forannan, l'abbaye célébrait le même jour, c'est-à-dire le 3 décembre, trois fêtes à la fois: celle de la dédicace de son église, celle de la déposition de saint Eloque, et celle de la translation du même saint. L'évêque de Liège décida que la fête de la déposition du saint continuerait d'être célébrée le jour traditionnel, c'est-à-dire le 3 décembre; il porta celle de la translation au 8 octobre, et celle de la dédicace de l'église au 14 mai, qui est probablement le jour où il la consacra. Le chroniqueur de Waulsort se félicite de ces mesures, qui, dit-il, donnèrent à chacune de ces solennités l'éclat dont elles furent entourées depuis lors (527).

Là ne se borna pas l'intérêt que Notger porta à l'abbaye de Waulsort. Il est permis de croire qu'il aura inspiré ou tout au moins encouragé les remarquables travaux qui y furent exécutés par l'abbé Erembert, et qui rappellent, d'une manière instructive, ceux de l'abbé Folcuin à Lobbes (528). Les autres abbayes du diocèse ne laissèrent pas Notger indifférent. Bien que celle de Saint-Trond relevât au temporel de l'évêché de Metz, elle était trop voisine de Liège et elle avait trop souvent besoin, dans ces temps troublés, de la protection de l'évêque diocésain pour que celui-ci se soit désintéressé de ses destinées (529). On le voit aussi en bons rapports avec l'abbé de Saint-Hubert (530), et on sait qu'il est parvenu à mettre Gembloux sous le patronage de Saint-Lambert (531). Des traditions un peu altérées, mais qui ont un fond historique, nous font connaître aussi sa présence à Saint-Gérard de Brogne, et la bienveillance dont il entoura cette maison religieuse. Mais nous sommes particulièrement bien renseignés sur ses relations avec l'abbaye de Thorn. Cette maison, située sur la rive gauche de la Meuse, entre Maeseyck et Ruremonde, fut fondée en 992 par Hilsuinde, femme du comte Ansfrid, avec le consentement de son époux. Elle la dota richement et, devenue veuve, elle s'y retira avec sa fille Benoîte, qui en devint la première abbesse (532). En qualité d'évêque diocésain, Notger était appelé à approuver cette fondation, mais d'autres motifs encore le portaient à s'y intéresser (533). Ansfrid était son ami: ils avaient tous les deux servi les rois saxons, à la cour desquels ils s'étaient probablement rencontrés plus d'une fois. C'est à la demande de l'évêque de Liège qu'en 983, Otton III avait accordé à Ansfrid des avantages considérables en Frise et dans le Maesland (534). Notger obéissait donc autant aux suggestions de l'amitié qu'à la voix de son devoir pastoral en contribuant à cette importante fondation de la pieuse famille qui renonçait tout entière aux joies du monde pour suivre, dans le clergé ou dans le cloître, les traces du divin Rédempteur (535).

L'abbaye de Thorn lui resta chère; il lui fit don des trois églises de Britte, de Hemert et d'Avezate; plus tard, l'année qui précéda sa mort, il lui fit concéder par diplôme impérial les droits de tonlieu et de marché à Thorn, avec celui de juridiction (536). Dans l'intervalle entre ces deux donations, il eut l'occasion de témoigner d'une manière plus éclatante la haute considération qu'il avait pour le comte Ansfrid; l'évêché d'Utrecht étant devenu vacant en 995, il décida l'empereur Otton III à confier ce siège à son ami (537).

Le reste de l'activité épiscopale de Notger échappe à notre connaissance, et son biographe ne nous en a rien dit. Nous n'essayerons pas de suppléer à son silence, et nous n'énumérerons pas ici des rubriques sous lesquelles nous serions obligés de laisser des blancs. Certes, ces lacunes de notre exposé sont pénibles. Avec quel intérêt, par exemple, on assisterait au travail de l'organisation paroissiale, qui dut être actif! Sous un pontificat si prospère, en un temps où le rajeunissement de la vie religieuse était si vif, où un mouvement universel faisait sortir de terre tes églises neuves, sans doute aussi les paroisses durent se multiplier, et plus d'une se sera détachée sous Notger de son église-mère pour conquerir une existence indépendante. Il est dit d'un évêque du Xe siècle que dans un grand nombre de localités il vint au secours des populations trop éloignées de l'église, soit en y créant des paroisses nouvelles, soit en y bâtissant des chapelles (538). Cela est vrai, dans une mesure variable, et de notre évêque, et de tous les pontifes du Xe siècle en Allemagne.

Je ne crois pas inutile de donner ici un aperçu des établissements monastiques existant dans le diocèse de Liège sous le pontificat de Noter.

Abbayes d'hommes Abbayes de femmes
Stavelot Nivelles
Saint-Trond Suesteren
Saint-Hubert Andenne
Gembloux Moustier-sur-Sambre
Brogne Aldeneyck
Celles Thorn
Malonne
Malines
Aulne
Florennes

Il faut savoir gré au biographe de nous avoir au moins laissé entrevoir Notger dans l'exercice du ministère de la parole. Ce ministère était en effet une des principales missions de l'évêque, et Fulbert de Chartres s'inspirait de la tradition quand il recommandait au roi Robert de ne point permettre d'élire un évêque incapable de prêcher (539). Les évêques du Xe siècle ne se sont pas dérobés à ce devoir. Nous voyons saint Brunon (540) et saint Héribert (541), à Cologne; saint Ulric, à Augsbourg (542); saint Adalbert, à Prague (543); saint Frédéric et Willigis, à Mayence; saint Gérard, à Toul (544), haranguer leurs fidèles, et une des qualités épiscopales les plus vantées, c'est l'éloquence. Elle ne manqua pas à Notger. Un poëme écrit presque au lendemain de sa mort nous dit qu'il enseignait le peuple en langue vulgaire et le clergé en langue latine, nourrissant, à l'exemple de l'apôtre, les petits de lait et les grands d'aliments solides. Et il continue, faisant allusion, sans doute, à la vigueur oratoire du prélat: « Devant ce vaillant chevalier du Christ, les hérésies tombaient d'emblée. La fraude, les fausses doctrines, l'orgueil des sectaires et leurs inventions, tout fuyait, tremblant de se voir démasqué par ce redoutable juge des moeurs. » Il n'y a là que quelques traits, mais ils suffisent pour nous intéresser.

J'ai d'ailleurs fait remarquer plus haut que Notger ne savait pas le roman ou wallon (545 C'est le nom d'origine allemande qu'on trouve dans la chronique de Rodolphe de Saint-Trond I, 1, p. 229: Igitur primus Adelardus nativam linguam non habuit theutonicam, sed quam corrupte nominant romanam, theutonice walonicam), qui était parlé par une moitié de ses ouailles et notamment par la population de sa ville de Liège. Cela était fâcheux, sans doute, mais des inconvénients de ce genre étaient fréquents dans la Lotharingie, qui était pourvue d'évêques par la cour d'Allemagne. C'est ainsi qu'à la même époque, deux évêques de Cambrai, Bérenger et Theudon, ont ignoré le français et ont pu se considérer comme des étrangers dans leur cité épiscopale (546). Il faut ajouter que la plus grande partie du diocèse de Cambrai et une bonne moitié du diocèse de Liège parlaient l'idiome germanique. Cet idiome, à la vérité, se distinguait notablement du dialecte natal de Notger, et celui-ci aura dû faire des efforts pour se rendre intelligible à ses auditeurs thiois. Plus d'une fois, en l'écoutant, ils auront reconnu le Souabe à sa langue chuintante, tout en admirant son éloquence.

Est-il vrai que Notger ait contribué pour une large part à la diffusion de la fête des Trépassés, que l'abbé Odilon de Cluny venait de créer dans son monastère, et qui de là se répandit sur tout le monde chrétien? Gilles d'Orval nous dit qu'il l'introduisit dans son diocèse et voulut qu'elle y fût célébrée solennellement (547). Ce renseignement est sommaire et tardif; toutefois, il serait téméraire de l'écarter pour cette seule raison, et tout indique que Gifles d'Orval parle ici d'après une source plus ancienne. C'est vers 998 que, selon Sigebert de Gembloux, Odilon institua la fête des morts (548); la chronologie ne s'oppose donc pas à ce que Notger ait pu s'y intéresser et la répandre. Et il fut certainement l'un des premiers qui accueillirent une solennité si touchante, autrement l'histoire n'aurait pas pris la peine de nous apprendre son initiative, puisqu'on sait que tous les diocèses, l'un après l'autre, consacrèrent par leur liturgie l'oeuvre d'Odilon de Cluny. Cela suffit pour nous autoriser à revendiquer pour le diocèse de Liège, qui avait créé la fête de la Trinité et qui devait créer celle de la Fête-Dieu, l'honneur d'avoir été des premiers à répandre celle des Trépassés.

Ce qui vient d'être dit permet de croire que d'excellentes relations existaient entre Notger et les Clunisiens. Nous en avons une autre preuve. L'un des hommes les plus illustres de cette famille monastique, Richard de Saint-Vanne, qui a réformé plus d'un monastère du diocèse de Liège, professait pour Notger une véritable vénération et le considérait comme un saint (549). Cela étant, la tradition d'après laquelle l'abbé Odilon aurait fondé dans le diocèse de Liège cinq prieurés de son ordre (550) ne manque pas d'une certaine vraisemblance interne. En réalité toutefois, aucun de ces établissements n'est antérieur à la fin du XIe siècle, et il faut biffer de l'histoire de Notger toute la part qui lui est attribuée dans leur fondation (551).

Au dire d'Anselme, le pape aurait eu pour Notger une si haute estime, qu'il l'aurait plus d'une fois chargé de trancher à sa place des différents entre évêques cisalpins (552). Nous ne savons à quels événements Anselme fait allusion, mais il est bien certain que son témoignage est ici de grande portée, et nous pouvons l'accueillir avec certitude, bien qu'il soit malheureusement trop vague à notre gré. Anselme n'a pu penser d'ailleurs qu'à Grégoire V ou à Silvestre II (553). Notger les connaissait personnellement l'un et l'autre: on sait déjà ses relations avec ce dernier; quant à Grégoire V, sous le nom de Brunon qu'il avait porté dans le siècle, il avait appartenu avec Notger à la chapelle de l'empereur, et y avait probablement noué avec notre évêque des liens d'amitié. Notger fut deux fois en Italie pendant le pontificat de Grégoire V, la première en 996-997, la seconde de 997 jusqu'en 1000 et peut-être plus tard. Il eut donc l'occasion de revoir à plusieurs reprises son ancien ami. Avec Gerbert, ses relations avaient subi une crise lors du procès de celui-ci, mais, quand Gerbert fut devenu pape, elles restèrent bonnes, sans que rien nous montre que Notger aurait jouir de la faveur spéciale du souverain pontife. C'est donc, très probablement, de Grégoire V qu'il faut entendre le renseignement d'Anselme.

Il nous reste, pour épuiser l'objet de ce chapitre, à faire mention encore de certains récits relevant de ce qu'on pourrait appeler l'histoire légendaire de Notger. Ces récits, qu'on rencontre pour la première fois dans Gilles d'Orval, sont d'ingénieuses amplifications de thèmes fournis par Sigebert de Gembloux. En 1006, d'après Gilles d'Orval, un été sec, suivi de neiges précoces et de grandes pluies d'automne, qui empêchèrent les semailles, avait produit une famine. Notger ordonna un jeûne général et ses prières furent efficaces, car il plut du blé en Hesbaye, d'aucuns disent même des poissons. Ce ne fut pas la seule calamité de l'année. Il y eut un tremblement de terre; une comète apparut dans le ciel. Le 14 décembre, dans l'après-midi, on vit comme une grande torche ardente traverser le firmament et tomber sur la terre, après quoi apparut une espèce de dragon à la tête garnie d'une crête et aux pattes bleues. Mais tous les dangers ainsi pronostiqués furent conjurés par les prières de Notger » (554).

Outre les légendes populaires ou monastiques qui ont envahi la biographie de Notger, il nous faut aussi éliminer celles qui naissent aujourd'hui dans les sillons de l'érudition. La fameuse tradition des terreurs de l'an mil, si elle était fondée, créerait un inexplicable contraste entre les préoccupations d'avenir du grand civilisateur et les préjugés de son époque: il est inutile de dire qu'elle est une pure fiction des érudits du XVIIIe siècle et qu'elle reçoit du règne de Notger un éclatant démenti. L'intense activité déployée par lui et ses collaborateurs dans le double domaine religieux et civil pendant la génération qui précéda l'année fatidique est une des réfutations les plus péremptoires d'une croyance aujourd'hui démodée. Le seul récit que nous avons fait de cette carrière de prince et d'évêque exclut irrémissiblement de l'histoire les prétendues terreurs de l'an mil, et il n'y a pas lieu de nous en occuper davantage (555).

NOTE

LE CLERGÉ DE NOTGER

Prévôts
Robert (Anselme c. 26, p. 204.)
Godescalc de Morialmé 1002 (Hariulf, Chronique de Saint-Riquier. c. 30, p. 171.
Sur la date, v. ci-dessus p. 121, note 1.)
Archidiacres
Robert (Anselme c. 26, p. 204.)
Erluin (avant octobre 993) (Gesta epp. camerac. I, 110, p. 448.)
Otbert, 998,1002 (12 mars)
Albold, 1002 (12 mars)
Jean, 1002 (12 mars)
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(Hariulf, Chronique de Saint-Riquier, c. 31, p. 175.
Sur la date 1002, v. ci-dessus, p. 121, note 1.)
Ecolâtres
Adalbold
Wazon, 1007
(Anselme, c. 40, p. 210.)
Clercs
Nitho, 1002
Sico
Egbert
Frédéric
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(Hariulf, Chronique de Saint-Riquier, c. 31, p. 175.
Sur la date 1002, v. ci-dessus, p. 121, note 1.)
Notaire
Hardulfus, vers 973. (Manuscrits Lefort II, 18, aux Archives de l'Etat à Liège, f. 3.
Cf. BCRH, III, p. 278.)


CHAPITRE XIV

L'INSTRUCTION PUBLIQUE

(556) Sur les écoles de Liège au moyen-âge, il faut lire: A. Bittner, Wazo und die schulen von Lüttich, Bresslau, 1879 (dissertation); Dute, Die Schulen im Bisthum Lüttich im XIe Jahrhundert; Marbourg 1882 (programme); S. Balau, Étude critique sur les Sources de l'histoire de Liège au moyen-âge, chap. IV, §II, pp. 446-462).

Notger répandant l'instruction dans une scène du palais épiscopal de Liège


Un des plus beaux aspects de la carrière de Notger, c'est le zèle qu'il déploya pour l'instruction publique. Sous ce rapport, il fut le digne successeur d'Eracle et l'émule de cette pléiade d'hommes distingués qui, sous le règne d'Otton le Grand, gardaient les tradition du siècle de Charlemagne. Pour bien nous rendre compte de l'activité qu'il déploya dans ce domaine, il faut jeter un coup d'oeil sur l'état dans lequel il trouva les lettres et les études à Liège.

Selon toute apparence, la prospérité de l'instruction publique dans cette ville remontait à Charlemagne. La puissante impulsion donnée par ce grand homme au mouvement intellectuel devait se faire sentir principalement dans les régions de son vaste empire qu'il habitait lui-même. Quoi d'étonnant, dès lors, que Liège, voisine des séjours carolingiens d'Herstal, de Jupille et d'Aix-la-Chapelle, et qui eut même un jour l'honneur de donner l'hospitalité à Charlemagne (557), ait eu de bonne heure des écoles et des lettrés? Le seul document qui nous montre l'application des instructions données par l'empereur à l'épiscopat, c'est précisément un mandement de l'évêque de Liège Gerbald (785-810) à son clergé (558), pour lui inculquer l'horreur de l'ignorance et la nécessité de l'étude (559).

Après la mort du grand empereur, Liège continua d'être, pendant la première moitié du siècle, visitée par les souverains, dont la présence n'aura pas peu contribué à y maintenir le culte de la vie littéraire. Sous l'évêque Hartgar (840-853), la ville reçut la visite du savant irlandais Sedulius, qui y fit un long séjour. On croit qu'il enseigna les lettres à la cathédrale de Liège (560); dans tous les cas, son influence n'y sera pas demeurée stérile à une époque tourmentée par la fièvre du savoir. Sedulius lui-même, par-dessus le règne orageux de Francon, toujours en lutte avec les Normands, tend pour ainsi dire la main à Etienne, successeur de ce prince. Poète, liturgiste et hagiographe, Étienne ne laissa point s'éteindre dans sa ville épiscopale le foyer de la culture intellectuelle. Richaire, dont l'histoire nous signale les grands travaux de restauration, Hugues et Farabert, trois abbés du pays de Trèves qui apportèrent à Liège un zèle sincère pour les études et d'excellentes traditions monastiques, durent, eux aussi, veiller à la bonne marche des écoles, bien que les trop rares données des chroniques nous aient laissé ignorer leurs actions. Toutefois, il ne paraît pas qu'avant la seconde moitié du Xe siècle, les écoles de Liège s'élèvent au-dessus d'une honnête moyenne. Elles n'atteignent pas l'éclat dont brillent alors celles d'Utrecht, où des maîtres irlandais enseignent le grec à saint Brunon enfant; elles sont éclipsées par celles de Metz (561), et elles ne sauraient rivaliser avec celles de Lobbes. C'est cette maison qui, dans la naissante principauté de Liège, tient le sceptre des études.

La vie littéraire était ancienne dans cette abbaye; au VIIIe siècle, elle avait produit des écrivains comme saint Ermin et Anson (+ 800), les plus anciens noms littéraires du moyen-âge belge (562). Interrompues dans la seconde moitié du IXe siècle par l'invasion des Normands et par l'intrusion des abbés laïques, les études avaient repris vigueur à Lobbes sous l'abbé Richaire (920-943) et trois hommes s'y firent alors un nom par leur savoir: Scaminus, Théoduin et Rathier (563). Ce dernier est l'écrivain le plus érudit et le plus original de son temps. Il a beau nous dire qu'il a peu appris chez ses maîtres et beaucoup par lui-même (564), il n'en fait pas moins honneur à l'école dont il sort et qui, sans doute, lui a donné tout au moins la passion de la science avec les moyens de la satisfaire (565). Ce qui prouve bien, d'ailleurs, que Rathier devait à Lobbes plus que Lobbes ne lui devait, c'est que la tradition littéraire de l'abbaye ne fut pas interrompue par son départ; elle se continua sous les doctes abbés Alétran et Folcuin (566).

Mais le grand homme qui devait imprimer à la vie littéraire de la Lotharingie la plus vigoureuse impulsion qu'elle eût reçue depuis Charlemagne, ce fut saint Brunon. Parfaitement au courant des langues grecque et latine, lisant tous les grands écrivains de l'une et de l'autre, versé enfin dans les sept arts libéraux, l'archevêque de Cologne était un homme de haute culture intellectuelle. En conformité, d'ailleurs, avec l'esprit de son temps, il voyait dans les lettres un moyen plutôt qu'un but; il leur demandait avant tout le secret d'une belle forme, mais il entendait les mette au service des vérités éternelles, et un mot de son biographe caractérise bien son tour d'esprit: il lisait avec plaisir tous les poètes anciens, mais il s'était surtout nourri de Prudence (567). Avec cette noble passion pour les études, il était parvenu à posséder à un degré remarquable l'éloquence latine et à l'apprendre à ses disciples: ceux-ci, à leur tour, avaient porté dans tous les pays le zèle littéraire qu'il leur avait communiqué. On comprend quelle action il dut exercer sur la Lotharingie après qu'il eut réuni dans ses mains les deux principales dignités de ce pays: l'archevêché de Cologne d'abord, le gouvernement du duché ensuite.

Liège ressentit immédiatement les effets du goût de Brunon pour les choses de l'esprit. Il était à peine monté sur le siège épiscopal de Cologne, qu'il faisait asseoir Rathier sur celui de Liège. La consécration des deux prélats eut lieu à Cologne le même jour (25 septembre 953) (568). Brunon aimait à se dire l'élève de Rathier: leurs relations intellectuelles semblent dater du jour que ce dernier, après son exil de Vérone, était venu vivre à la cour d'Allemagne, où il avait fait partie du clergé de la chapelle royale et où il avait été admis dans l'intimité de Brunon (569). On ne peut pas dire toutefois, que, malgré sa science et son talent, Rathier ait eu une action directe et personnelle sur le progrès des études dans son diocèse; il n'en eut pas le temps, et puis, son tempérament combatif ne se prêtait pas à l'exercice d'une influence pacifique et régulière. Par contre, il était réservé au saxon Eracle, que Brunon donna en 959 pour successeur à Baldéric ler, de devenir l'un des principaux promoteurs du mouvement intellectuel dans les Pays-Bas.

Eracle avait été lui-même, à Cologne, l'élève de Rathier; il se plaisait à le lui rappeler longtemps après, dans une lettre affectueuse où il invitait son ancien maitre à rentrer au pays, ajoutant qu'il ne rougirait pas, en ce cas, de se remettre à son école (570). C'est Éracle qui, au dire d'un écrivain du temps, a le premier fait fleurir à Liège les études et la religion (571). Les contemporains liégeois, dit un autre, avaient depuis longtemps perdu jusqu'au souvenir des études libérales, et c'est lui qui établit les écoles auprès des collégiales (572). Mais ce n'est pas seulement sa ville épiscopale, dit un troisième, c'est tout son diocèse qu'il a appelé à la vie intellectuelle, en le couvrant d'écoles et en y appelant les maîtres distingués (573). Il est manifeste qu'il y a dans ces éloges une part d'exagération: ni Liège ni le diocèse n'étaient à ce point dénués de culture littéraire avant Eracle, et ce que nous avons dit plus haut le prouve sans réplique. Ce qui semble résulter des textes, c'est qu'à l'école de la cathédrale, qui existait de temps immémorial et dont il aura augmenté l'éclat, Eracle ajouta l'école de Saint-Martin.

Le tableau qu'Anselme nous trace de l'activité pédagogique d'Eracle est charmant, et il ne faut pas en omettre ici un seul trait. Une de ses principales occupations était de visiter à tour de rôle les classes des écoles de Liège. Il se chargeait lui-même de présider à la leçon des élèves les plus avancés (574); à l'occasion, il leur expliquait avec la plus grande douceur ce qu'ils n'avaient pas compris, promettant de s'y reprendre à cent fois, s'il le fallait, pour leur résoudre toutes les difficultés (575). Lui arrivait-il de devoir quitter sa ville pour aller à la cour ou participer à quelque expédition lointaine, il ne cessait de correspondre avec les maîtres, les stimulant, leur envoyant des poésies, réchauffant leur zèle pour l'étude par des messages qui leur arrivaient parfois du fond de la Calabre. Il était avec eux comme un père avec des enfants bien aimés, et il ne cessa, dit le narrateur, de se dévouer à sa glorieuse tâche; aussi beaucoup de jeunes gens ignorants et grossiers acquirent-ils en peu de temps, grâce à lui, la connaissance des sciences sacrées et profanes (576).

Il nous reste un témoignage touchant de la reconnaissance que gardaient ses anciens élèves au maitre dévoué: c'est la lettre d'un Anglo-Saxon qui ne se désigne que par l'initiale de son nom, B., et qui, écrivant à l'archevêque de Canterbury Ethelgar (988-989), rappelle avec émotion le souvenir de l'évêque de Liège. « J'ai été, écrit-il, au banquet de la science sacrée, où m'a introduit ce maitre chéri, et j'y ai pu, comme un petit chien, lécher les miettes que laissaient tomber le convives. Une mort cruelle m'a ravi le doux maitre qui m'a distribué à moi-même et à beaucoup d'autres le prix de la science, et nul ne sait combien, depuis ce jour, la faim et la soif intellectuelles ont tourmenté mon esprit désormais privé des festins du savoir » (577). A la date où fut écrite cette lettre, il y avait dix-sept ou dix-huit ans qu'Eracle était mort; peu de bienfaiteurs, on en conviendra, laissent un aussi long souvenir dans le coeur de leurs obligés!

Les études étaient donc en pleine prospérité à Liège lorsque Notger prit en mains la direction du diocèse. Nourri au

palais, et peut-être élève lui-même de saint Brunon, il continua, sous tous les rapports, la tradition de son prédécesseur, et leur action s'est si bien mariée et fondue, qu'il est difficile de dire à qui des deux revient la plus grande gloire dans le lustre que jeta après eux leur ville épiscopale. Au lieu d'en essayer le départ, nous allons tâcher plutôt d'en tracer un tableau d'ensemble: nous y trouverons l'occasion, plus d'une fois, de mettre en relief la haute initiative et l'énergique activité de notre prélat.

Comme on l'a pu voir ci-dessus, il y avait plus d'une école à Liège dès le temps d'Eracle (578), avec un personnel de plusieurs professeurs (579). Or, comme, en dehors de la cathédrale, il n'existait alors que la collégiale de Saint-Pierre et celle de Saint-Martin, force nous est de supposer ou bien qu'il y avait une école à Saint-Pierre ou que celle de Saint-Martin devait son origine à Eracle. Il n'est d'ailleurs pas douteux que Notger, qui acheva Saint-Paul et qui fonda Sainte-Croix, Saint-Denis et Saint-Jean, aura traité toutes ces églises comme cette dernière, où il nomma un maitre des écoles (magister scolarum) (580), et qu'il les aura toutes également dotées d'un enseignement organisé. Si cette conjecture est fondée, Liège aura possédé à l'époque de Notger une école de cathédrale et six écoles de collégiale (581).

Ce qui vient d'être dit contient la réfutation anticipée d'une conjecture émise par certains érudits (582), et qui doit nous arrêter quelques instants. Selon eux, il n'y aurait pu eu décolâtre à la cathédrale avant Wazon, que nous trouvons en fonctions du vivant de Notger: c'est l'évêque lui même qui aurait gardé la direction des écoles, comme firent à Chartres non seulement l'illustre Fulbert, mais tous se successeurs jusqu'au XIIIe siècle (583). II est impossible de rallier à cette manière de voir, qui ne s'appuie que sur un argument négatif. Comment croire que l'école de la cathédrale, qui était de beaucoup la plus importante, ait manqué de ce que possédaient les collégiales et ait dû se contenter, pour directeur, d'un évêque presque toujours absent? L'exemple de Chartres, qu'on invoque ici, est loin d'être probant, car Chartres avait des écolâtres depuis le commencement du Xe siècle (584), et l'on verra plus loin qu'il en était de même à Liège.

Il est probable, au surplus, que les écoles des collégiales n'étaient guère, comme nous dirions aujourd'hui, que des établissements d'enseignement moyen (585), tandis que l'école de la cathédrale avait le caractère d'un grand séminaire ou d'une université. Le personnage placé à la tête de cette dernière portait concurremment, vers le milieu du XIe siècle, le titre de magister scolarum et celui de scolasticus (586), ce qui prouve l'identité des deux appellations. Et il semble même avoir cumulé ses fonctions avec celles de chancelier, comme c'était le cas à Chartres (587) et à Cambrai, où, de 1057 à 1101 et encore en 1132, nous rencontrons une série de chanceliers qui portent le titre d'écolâtre (588). Ce qui nous confirme dans cette supposition, c'est qu'à Liège aussi, Francon nous apparait revêtu, en 1057, de la dignité de chancelier (589), en 1066, de celle d'écolâtre (590). D'ailleurs, la chancellerie était un office compris dans les attributions de la capella ou chapelle; or, à Liège, nous pouvons constater que les écoles relèvent également de la capella. Quand Notger emmenait les élèves de son école en voyage, c'était un de chapelains qui avait la direction de la classe et, nous dit le chroniqueur, il y faisait régner une discipline aussi stricte que sur les bancs (591). C'est dans la capella que Wazon s'emploie d'abord; il y exerce des fonctions obscures, portant les livres et la machine à calculer, jusqu'à ce que, s'élevant de degré en degré, il parvient au rang de maitre des écoles (592). Or, n'est-il pas remarquable que nous lui voyions également signer des chartes comme chancelier (593), attestant par là que l'écotatrie, la chancellerie et la capella étaient reliées entre elles par les liens les plus étroits (594)? C'est même parce que l'écolâtre et le chancelier sont si souvent une seule et même personne que nous verrons plus tard, dans les universités, l'échange des deux noms, et celui d'ecolâtre finir par disparaitre devant celui de chancelier (595).

Quelles étaient les attributions de notre chancelier directeur des écoles? Apparemment, son autorité ne s'étendait pas seulement sur l'école de la cathédrale; il devait avoir, du moins à l'origine, une certaine direction ou surveillance de l'enseignement dans toutes les autres églises (596). En d'autres termes, si les analogies ne sont pas trompeuses, l'écolâtre de la cathédrale était, au temps dont nous parlons, l'équivalent d'un ministre de l'instruction publique. Nous sommes malheureusement réduits à de simples conjectures sur ce sujet.

Essayons de grouper ici le peu que la pauvreté de nos sources nous permet de connaître ou de deviner, au sujet de l'enseignement qui se donnait dans l'école de la cathédrale.

La première chose qu'il faille noter, c'est que l'école de la cathédrale était, dès le temps de Notger, partagée en deux: l'une intérieure pour les clercs, l'autre extérieure pour les laïques. Ce n'était pas le cas partout (597): bon nombre d'églises se bornaient à assurer, par leur enseignement, le recrutement de leur personnel. Liège était donc de celles qui enseignaient aussi par amour de la science, et qui aimaient à en communiquer le plus largement possible les fruits au monde profane (598).

La distinction dont il vient d'être parlé nous est affirmée par le témoignage le plus autorisé de l'époque. En même temps, nous dit Anselme, que Notger se livrait avec délices, au milieu des clercs, à la lecture et à l'étude des livres saints, il faisait instruire les jeunes gens laïques, qui étaient l'objet d'un enseignement à part, dans des connaissances qui convenaient à leur âge et à leur condition (599). Ce passage est d'ailleurs le seul qui nous révèle l'existence d'une école extérieure de la cathédrale de Liège; mais il n'en est que plus important, puisqu'il atteste qu'à une date aussi reculée que le Xe siècle, la jeunesse laïque trouvait à Liège le moyen de se procurer une culture littéraire sous des maîtres distingués. Tout ce que les chroniqueurs nous rapportent de plus a trait exclusivement à l'école intérieure ou cléricale, qui équivalait, dans la formation du clergé, à ce qu'est aujourd'hui un grand séminaire.

Dans cette école, Notger n'admettait pas seulement des adolescents de naissance libre, mais aussi des enfants de condition servile qu'il se faisait céder, souvent même avant leur naissance, par les mères encore enceintes (600). II semble bien qu'une pareille adoption équivalait, pour les futurs clercs, à un affranchissement en règle, et il n'est pas douteux, puisque aussi bien les canons l'exigeaient, que leur émancipation ne fût la condition préalable de leur admission aux ordres sacrés. Du nombre de ces heureux protégés fut peut-être Durand, troisième successeur de Notger sur le siège épiscopal de Liège (1021-1025), et dont les chroniqueurs nous attestent l'origine servile (601). Mais le grand coeur de l'évêque ne lui permettait pas de réserver le bienfait des études libérales aux seuls enfants de son diocèse: il admettait aussi dans son école ceux qui lui venaient d'autres diocèses, lorsqu'ils lui étaient recommandés par leur évêque ou par leurs parents (602).

Entre les deux écoles, il y avait d'ailleurs une différence déterminée par le but propre de chacune. L'intérieure préparait le recrutement du clergé de la cathédrale; son programme comportait donc tout au moins le minimum des connaissances indispensables à tout prêtre chargé du ministère ecclésiastique. Pour l'école extérieure, le programme était plus simple, puisqu'il se bornait à offrir aux jeunes gens laïques les connaissances les plus élémentaires. On peut croire qu'il ne dépassait pas beaucoup le niveau de ce que nous appelons aujourd'hui l'enseignement primaire.

Le personnel enseignant de la cathédrale devait être assez nombreux, d'abord à cause de la division de l'école en extérieure et en intérieure, ensuite à cause de la durée des études, qui était de plusieurs années, et de la grande diversité des branches, qui comprenaient, comme on sait, les sept arts libéraux. L'exemple de ce qui se passait ailleurs ne laisse pas d'être assez concluant sous ce rapport. A Utrecht, dès la fin du VIIIe siècle, l'école ne comptait pas moins de quatre maîtres, qui, il est vrai, n'enseignaient qu'un trimestre chacun (603). A Poitiers, l'écolâtre Hildegaire avait un coopérateur appelé magister scolarum (604). A la même époque, le savant Renaud était sous-maitre de l'école de la cathédrale de Tours (605). Peu après, au XIIe siècle, dans l'école de Toul, qui était certes inférieure en éclat et en importance à celle de Liège, il y avait, à côté de l'écolâtre, trois maîtres ayant chacun une prébende de chanoine (606).

Mais c'est surtout l'exemple de Chartres qui est décisif. Là, dans la première moitié du Xe siècle, nous rencontrons déjà un écolâtre, investi des fonctions de chancelier, et à côté de lui un professeur de littérature (grammaticus) qui porte le titre de vice-chancelier (607). Vers la fin du siècle, autant qu'il est permis d'en juger par le nombre considérable d'hommes éminents dans les lettres et les sciences qui étaient réunis à Chartres, ce personnel devait s'être augmenté notablement (608). Ce qui est certain, c'est que pendant tout le XIe siècle il comprenait, en-dessous de l'écolâtre, des personnages qui portaient le titre de grammaticus, de magister scolae ou d'adjutor scolarum, et dont plusieurs arrivèrent à leur tour aux hautes fonctions d'écolâtre et de chancelier (609).

En ce qui concerne plus particulièrement Liège, le même fait semble ressortir des titres que se donnent entre eux deux écolâtres du XIe siècle, Rodolphe de Liège et Raimbaud de Cologne, dont la correspondance nous a été conservée. Le premier gratifie son correspondant du titre pompeux de Coloniensis ecclesiae generalissimus scolasticus, et se qualifie plus modestement de Leodicensis (scolasticus) particularis et infimus. Raimbaud, dans sa réponse, confirme à Rodolphe le titre, qu'il a pris lui-même, de magister specialis ecclesiae Leodicensis (610), et il faut bien admettre que cette terminologie désigne une différence de rang hiérarchique, car, plus loin, nous voyons que Raimbaud s'appelle scolasticus, tandis que Rodolphe n'est désigné que par le titre de magister. Le premier est évidemment le directeur des écoles de Cologne, l'autre n'est qu'un des professeurs de l'école cathédrale de Liège. Le célèbre Egbert, qui écrivait, vers 1020, le recueil de sentences appelé Fecunda Ratis, aurait été, lui aussi, un membre de ce collège professoral de Saint-Lambert, si nous en croyons l'ingénieuse conjecture du dernier érudit qui se soit occupé de lui: en effet, il dit écrire son livre pour de tout jeunes écoliers, qui tremblent encore sous la férule et qu'il appelle des impubères et même des souris. Évidemment, d'autres maîtres enseignaient les élèves plus avancés en âge (611).

Nous ne sommes pas en état de reconstituer, comme on l'a fait pour Chartres, la liste des écolâtres liégeois pendant la période primitive. Je ne crois pas me tromper cependant en supposant qu'un des premiers noms repris dans cette liste devrait être celui d'Adalbold, le célèbre évêque d'Utrecht. Du moins, nous voyons qu'à la date de 1007, Adalbold exerce les fonctions d'archidiacre de Liège, et nous savons que c'était un personnage fort instruit, correspondant avec le pape Silvestre II (donc entre 999 et 1003) sur les problèmes les plus ardus des mathématiques. Or, dans une des lettres qu'il lui adresse, il s'excuse de la liberté qu'il prend, jeune comme il l'est, d'aborder un homme de son importance presque comme un collègue, quasi conscholasticum (612). On aura beau commenter ce passage tant qu'on voudra, il faudra bien qu'on se résigne à la conclusion qu'Adalbold a été écolâtre et qu'il traitait Gerbert comme si ce dernier était encore écolâtre lui-même (613).

Quoi qu'il en soit de cette conjecture, avec Wazon, successeur d'Adalbold, nous mettons le pied sur un terrain plus solide. Wazon, en effet, nous le savons par le témoignage formel d'Anselme, a été écolâtre de Notger, et si Adalbold a occupé cette dignité vers 999-1003, nous devons en conclure que Wazon lui aura succédé dans son poste le jour où Adalbold fut promu aux fonctions d'archidiacre (614). Disons-le en passant: ce seul choix montre que Notger se connaissait en hommes, car Wazon, c'est Notger lui-même, revivant dans une physionomie dont une heureuse coïncidence nous permet de voir de près et d'admirer la rare beauté morale.

Le plus parfait accord de vues régnait entre l'évêque et son écolâtre; ils étaient dévorés tous deux du même zèle pour l'enseignement de la jeunesse, et leur oeuvre se mêla à tel point qu'Anselme redit de Wazon comme écolâtre ce qu'il a déjà dit de Notger lui-même. Wazon se préoccupait à la fois de l'éducation morale et de la culture littéraire; il préférait de beaucoup, nous dit le chroniqueur, les jeunes gens qui avaient de la vertu à ceux qui n'avaient que la connaissance des lettres (615). Les élèves affluaient de tous les pays à son école, mais il ne les accueillait pas tous avec empressement; loin de là, il leur faisait d'abord valoir la difficulté des études; par contre, ceux chez qui il remarquait un vrai zèle pour la science étaient traités par lui de la manière la plus cordiale; il les gardait tant qu'ils voulaient et souvent il pourvoyait encore à leur vêtement (616).

Quelle que fût d'ailleurs la confiance méritée que Noter avait dans son écolâtre, il n'abdiquait pas totalement entre ses mains les nobles préoccupations de l'école; il aimait à rester en contact avec les jeunes gens, à se rendre compte de leurs travaux et de leurs progrès. Jusque dans ses nombreux voyages, il ne pouvait pas se détacher de ses chers élèves: il emmenait avec lui les meilleurs, et, sous la direction d'un de ses chapelains, ils continuaient leurs études dans une discipline aussi rigoureuse qu'à l'ombre des cloitres de Saint-Lambert. Ce séminaire ambulant, s'il est permis de l'appeler ainsi, avait sa bibliothèque et toutes ses autres armes de classe, comme s'exprime Anselme. Et ainsi, continue-t-il, ceux que l'évêque emmenait ignorants et illettrés revenaient souvent, plus instruits dans les lettres que les maîtres qu'ils avaient quittés (617). Cela se comprend: une éducation complétée par des voyages et par un contact précoce avec d'autres peuples et d'autres hommes devait rapidement mûrir ces jeunes intelligences. En ceci, Notger ne faisait que se conformer à l'exemple des maîtres les plus illustres. Il faisait ce qu'avaient fait à Liège son prédécesseur Éracle, à Hildesheim le précepteur de saint Bernward (618) et ce que devait faire ce saint lui-même (619).

On ne peut pas douter qu'en même temps qu'il élevait à cette hauteur l'école cathédrale, Notger ait déployé une même sollicitude pour les autres écoles de sa ville épiscopale et de son diocèse. Malheureusement, on l'a déjà vu, nous sommes très peu renseignés sur les collégiales de Liège et pas du tout sur les autres. Il est certain toutefois qu'elles ont dû avoir leur pépinière de clercs de tout rang pour le service de leur culte et pour les prébendes dont elles disposaient. Quant aux écoles monastiques, bien qu'elles fussent plus indépendantes de l'évêque, Notger ne parait pas s'en être désintéressé: ce qui le prouve, c'est que la plus brillante de toutes les écoles monastiques de son temps, ce fut précisément celle de l'abbaye de Lobbes, qui lui appartenait. Notger encouragea de toute manière l'abbé Folcuin, un des principaux érudits de l'époque, et certes, il ne lui aura pas marchandé, dans le domaine des études, un appui qu'au dire de Folcuin lui-même (620), il lui accordait si libéralement lorsqu'il s'agissait de travaux d'art.

Lorsque Folcuin mourut, Notger lui donna pour successeur son ami Hériger, l'écolâtre de l'abbaye, qui avait toute sa confiance et qu'il avait emmené dans son voyage d'Italie l'année précédente. L'honneur de ce choix excellent revient toutefois, en premier lieu, aux moines de Lobbes eux-mêmes. Dans une supplique adressée par eux à l'évêque de Cambrai et à celui de Liège, l'un, leur supérieur spirituel, l'autre, leur chef temporel, ils avaient désigné à ces deux prélats Hériger comme leur candidat préféré. « Il y a de longues années, écrivirent-ils, qu'il vit au milieu de nous en frère, nous rendant de signalés services, et remplissant avec le plus grand zèle, à l'égard d'un bon nombre de nous, le rôle d'un éducateur. Vous avez comme nous la certitude qu'il sait bien enseigner, et qu'il possède cet art qui consiste à tirer de son trésor l'ancien et le nouveau (621). Pas plus que son illustre ami et chef spirituel, Hériger, devenu pasteur, ne se désintéressa des études qui avaient été la joie de son existence, et nous avons lieu de croire que, comme Notger, il continua d'enseigner en personne (622). Écrivain remarquable autant que professeur distingué, Hériger laissa plusieurs ouvrages parmi lesquels sa Chronique des évêques de Tongres lui a valu le titre de père de l'histoire de Liège. Il mourut à un âge assez avancé, le 31 octobre 1007, et Notger, qui lui survécut de quelques mois, a encore eu le temps de choisir son successeur. Mais, cette fois, il ne parait pas avoir eu la main aussi heureuse que de coutume, car Ingobrand, qu'il revêtit de la dignité d'abbé, laissa bien déchoir la maison et le prince, évêque Wolbodon fut obligé de le déposer en 1020 (623).

Si nous mentionnons cette dernière circonstance, c'est parce qu'elle montre bien que c'est de l'école d'Hériger seul que sont sortis les personnages éminents de cette époque qui firent tant d'honneur à l'abbaye de Lobbes, à savoir Wazon, évèque de Liège, Burchard, évêque de Worms, et Otbert, abbé de Gembloux et de Saint-Jacques de Liège.

Nous connaissons moins l'histoire des autres abbayes; dans aucune d'elles, nous ne rencontrons le nom d'un écolâtre contemporain de Notger. Toutefois, les plus anciens témoignages relatifs aux études dans ces maisons sont d'une date si rapprochée de lui, qu'ils semblent bien pouvoir être invoqués pour son temps. A Saint-Laurent, au portes de Liège, il y avait un écolâtre, Falcalin, qui enseigna dans la première moitié du XIe siècle, et qui fut le collaborateur du célèbre Francon (624). A Stavelot, vers 1030 ou peu après, le bienheureux Thierry, si célèbre depuis comme abbé de Saint-Hubert, commença sa carrière comme directeur de l'école (625). A Saint-Trond, nous rencontrons avant 1034 un écolâtre du nom d'Adélard, qui occupe en même temps les fonctions de trésorier (626). A Saint-Hubert, il y avait, vers 1055, deux écolâtres, dont l'un tenait l'école intérieure et l'autre l'extérieure (627). Il n'est pas téméraire de présumer qu'en général, la prospérité des lettres, que nous constatons dans les centres dont nous avons parlé, se sera manifestée aussi dans ceux dont les destinées nous restent inconnues.

Il faut maintenant nous informer du programme des études. Il variait notablement selon les écoles et selon le degré de l'enseignement. Dans les écoles inférieures on se bornait, selon le voeu de Charlemagne, à la lecture, à l'étude du psautier, qu'on apprenait par coeur, à la musique avec le chant et aux éléments de calcul; c'était, si l'on peut ainsi parler, le programme de l'enseignement primaire (628) et je suis porté à croire que les écoles extérieures n'en avaient pas d'autre. Par contre, dans les écoles où les futurs clercs complétaient ou achevaient leurs études, et tout spécialement dans les écoles des cathédrales, le programme élaboré par Charlemagne comprenait, en outre, un ensemble de connaissances théoriques et pratiques: d'une part, la liturgie et le chant, avec la discipline ecclésiastique ou théologie morale, le comput, l'éloquence sacrée, la rédaction des actes publics; de l'autre, l'Écriture sainte et la patristique (629). Au surplus, il faut se garder de trop de précision, et c'est à peine si l'on peut parler ici de programme. Il est certain que le degré de supériorité auquel nous voyons s'élever l'enseignement de certaines écoles de ce temps, notamment de celles de Liège, est avant tout l'œuvre personnelle de leurs maîtres. Ceux-ci avaient toute latitude de pousser aussi loin qu'ils voulaient, selon la capacité de leurs élèves et leur propre zèle (630). Et c'est sous cette réserve que nous abordons ici l'examen des études liégeoises du haut moyen-âge.

Ces études, on le sait, se groupaient, depuis les derniers siècles de l'Empire romain, en une encyclopédie de sept sciences, les unes littéraires, qui constituaient ce qu'on nommait le trivium, les autres scientifiques et formant le quadrivium. Le trivium comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c'est-à-dire, comme on dirait aujourd'hui, l'étude de la littérature, de l'éloquence et de la philosophie. Le quadrivium comportait celle de la musique, de l'arithmétique, de la géométrie et de l'astronomie, c'est-à-dire les sciences en regard des lettres. Nous allons passer en revue les diverses branches du septivium, en marquant ce qu'on sait sur l'étude de chacune dans les écoles de Liège

Tout d'abord, elles n'étaient pas étudiées successivement, mais en partie simultanément. Du moins, on voit bien que l'enseignement de la grammaire, c'est-à-dire de la littérature, se prolonge pendant toute la durée des études.

Cet enseignement commençait par la lecture, et, comme il n'y avait pas de livres en langue vulgaire, on apprenait à lire en latin. Le latin était d'ailleurs, en fait de langues, la seule qu'on apprit, puisqu'elle était, par son universalité, le seul véhicule des idées générales et la seule expression de la civilisation. Il s'ensuit que l'art de lire était, pour le commençant, une connaissance absolument stérile aussi longtemps qu'on n'y associait pas l'étude du latin. Celui-ci était donc abordé tout de suite et l'étude en était menée de front avec celle de la musique et celle du calcul digital. Tout cela, bien que fort élémentaire, n'était pas sans difficulté. Plus d'un écolier aura versé des larmes amères avant de posséder parfaitement les neumes qui étaient le seul langage musical de l'époque. Et l'apprentissage de la langue savante était très pénible aussi.

Des listes de mots, des manuels de conversation, des exercices de conjugaison latine étaient la première propédeutique des petits barbares qui venaient s'asseoir sur les bancs du cloître de Saint-Lambert. On mettait ensuite dans leurs mains des résumés de grammaire, dont Donat fournissait les principaux éléments. Dès que la chose devenait possible, on appelait l'exercice au secours de la théorie, et, pour le rendre fructueux, on interdisait aux élèves de converser dans une autre langue que le latin (631).

En attendant, ils apprenaient par coeur tout le psautier (632), et cet usage, déterminé sans doute par des considérations pratiques telles que les besoins de la liturgie, avait pour résultat de meubler l'esprit de l'élève d'un trésor de poésie sacrée dont il ne comprenait pas toujours toute la beauté, mais qui maintenait sa vie intellectuelle dans les régions supérieures. Tout le moyen-âge est resté fidèle à la récitation intégrale du psautier; le plus ancien des hagiographes liégeois nous montre saint Lambert le récitant dans la neige et au milieu des frimas, devant la croix de l'abbaye de Stavelot (633).

Mais le psautier n'était pas le seul livre qu'on mettait aux mains des élèves. Des recueils de sentences, généralement sous forme métrique, venaient solliciter leur curiosité toute fraîche encore. Tels étaient les Distiques de Caton, ouvrage d'un emploi universel, les Fables d'Avien, et celles de Phèdre mises en prose par un certain Romulus (634). Un maitre liégeois contemporain de Notger, du nom d'Egbert, a le mérite d'avoir enrichi cette littérature pédagogique d'un recueil de sentences à un, deux ou plusieurs vers, qui contenait en quelque sorte tout le trésor de la sagesse populaire de l'époque (635). Ce livre, qui nous a été heureusement conservé, n'a pas joui de la diffusion de ceux que je vient de nommer, et son volume ne le permettait pas d'ailleurs: toutefois, il n'a pas laissé d'être répandu, et la mention honorable que lui accorde Sigebert de Gembloux atteste l'estime dans laquelle il était tenu par les maitres du moyen-âge (636).

Après cette préparation, on abordait l'étude des sept arts libéraux eux-mêmes. Dans les pages qui vont suivre, j'essayerai de dire aussi complètement que possible comment ils étaient enseignés à Liège du temps de Notger.

I. La grammaire.

Sous ce nom, nos sources désignent l'enseignement littéraire dans son ensemble depuis ses premiers éléments, c'est-à-dire depuis l'alphabet, jusqu'aux chefs d'oeuvre de la poésie païenne et chrétienne, en y comprenant toutes les oeuvres du génie humain (637). L'étude de la grammaire savante se continuait à Liège dans Donat et dans Pricien (638), auxquels il faut probablement ajouter Martianus Capella. C'est quand on passait à l'étude des écrivains qu'on se trouvait vraiment sur le terrain de la littérature. Les maîtres choisissaient librement les auteurs qu'ils expliquaient, toutefois, il semble qu'il y ait eu dès lors, dans les écoles, un certain ordre suivi, et Prudence parait avoir été en possession de présider aux débuts des études littéraires des jeunes humanistes (639). Cette préférence avait sa raison d'être on: voulait éviter que l'imagination de l'enfant fût troublée, voire même souillé par ce qu'il y avait d'impur dans les écrivains classiques, et, conformément aux recommandations d'Alcuin, on chargeait le poète chrétien d'introduire la jeunesse dans le sanctuaire des lettres. Au surplus, dans la pensée de cette époque, l'étude des anciens ne devait être elle-même qu'une préparation à celle de l'Écriture Sainte; ce qu'on leur demandait, ce n'était pas leur tour d'esprit, comme firent plus tard les humanistes de la Renaissance, c'est la connaissance de leur langage et de leur style.

A part la prédilection pour Prudence, à laquelle les maîtres liégeois, disciples de saint Brunon, seront restés fidèles, nous ne savons que vaguement quels écrivains étaient étudiés dans les classes et nous ignorons totalement dans quel ordre ils l'étaient. Il faudra donc nous borner à énumérer ceux que les Liégeois du Xe et du XIe siècle connaissaient. Parmi les païens, ils citent Cicéron, Salluste, Varron, Sénèque, Pline l'Ancien, Quinte-Curce, Aulu-Gelle, Macrobe, Virgile, Horace, Tibulle, Perse, Juvénal, Lucain, Plaute, Phèdre, Martial, Stace et même Lucilius, Labérius et Publilius Maximinianus. Parmi les écrivains chrétiens, ils ont lu saint Jérôme, saint Augustin, saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Grégoire-le-Grand, Sulpice Sévère, Lactance, Cassien, Boèce, Procope, Pierre Chrysostome, saint Isidore de Séville, Eugène de Tolède, Béda le Vénérable, Paulin, Raban Maur et leur propre compatriote Rathier, auxquels il faut ajouter les poètes, Prudence, Arator et Sédulius, sans compter les chroniqueurs et les hagiographes du moyen-âge (640). Ils en connaissaient d'autres encore, cela n'est pas douteux, mais nous ignorons lesquels. De ces auteurs, tous n'étaient pas expliqués en classe, un grand nombre étaient réservés dans les bibliothèques à la curiosité des plus studieux. Virgile et Lucain jouissaient d'une diffusion sans égale. On les commentait au moyen-âge avec autant de zèle que pendant l'antiquité, et c'est notre Egbert qui écrit ces paroles, significatives dans la bouche d'un professeur:

Qui sine commento rimaris scripta Maronis

Immunis nuclei solo de cortice rodis (641).

Mais quels étaient, pour continuer la figure d'Egbert, les commentaires qui ouvraient le fruit précieux et faisaient goûter la noix? Il n'est pas facile de le dire, et il y a tout lieu de croire que le plus clair du temps des maîtres médiévaux était consacré par eux à faire eux_mêmes le travail de commentateur. C'est, selon toute apparence, un professeur liégeois qui nous a laissé ce curieux commentaire manuscrit du XIe siècle sur Lucain, Macrobe, Juvénal et Perse. L'oeuvre de ce contemporain de Notger est hautement instructive (642). Le commentateur suit son texte pas à pas et l'explique vers par vers, s'attachant surtout aux faits et ne s'occupant guère de critique littéraire; ses gloses, tantôt justes et tantôt erronées, souvent encore subtiles ou même puériles, illustrent de la manière la plus saisissante l'enseignement des lettres et l'explication des auteurs anciens dans un collège du XIe siècle (643).

Ce que l'on cultivait avec le plus grand soin à Liège, c'était la versification. L'on y voyait non seulement une excellente gymnastique intellectuelle, mais la meilleure preuve de la culture littéraire. Tout le monde s'en mêlait; il n'est presque pas un seul des hagiographes ou chroniqueurs du temps qui n'ait voulu nous laisser au moins un échantillon de son savoir-faire dans un art si noble et si estimé, et les écoliers versifiaient à tour de bras. Voici une preuve curieuse de l'engouement universel.

En 1030, le prieur Guifred étant mort à l'abbaye du Mont-Canigou, au fond du Languedoc, ses moines, conformément à l'usage des abbayes qui faisaient partie d'une association de prières, firent annoncer la funèbre nouvelle à toutes les maisons fédérées. Ceux qui recevaient la visite du messager de l'abbaye signaient le rouleau de parchemin qu'il apportait, et y inscrivaient, selon le cas, tantôt une parole de condoléance ou un accusé de réception quelconque, tantôt, quand ils savaient écrire et qu'ils ne détestaient pas de le montrer, une pièce de vers de circonstance. Nous possédons encore le rouleau mortuaire qui fut rapporté en 1051 à Mont-Canigou par le messager, après une tournée au cours de laquelle il avait visité une multitude de monastères et d'églises de l'Occident (644). Sur cent trente-trois inscriptions que contient ce curieux document, il y en a onze de Saint-Servais de Maestricht (645) et quatorze de Liège; ces dernières proviennent de la cathédrale, puis des collégiales de Saint-Pierre, de Sainte-Croix, de Saint-Jean et de Saint-Barthélemy, et, enfin, des monastères de Saint-Jacques et de Saint-Laurent (646). Dans aucune ville de son itinéraire, le porteur du rouleau n'avait recueilli un si grand nombre d'attestations de condoléance. Toutes ces petites pièces sont en vers, et il faut avouer que les effusions lyriques de nos Liégeois se distinguent par leur tour en général plus aisé et plus élégant. Sans doute, il s'agit ici de l'époque de Wazon, dont le souvenir est évoqué plus d'une fois par les annotateurs liégeois du rouleau, mais, je l'ai déjà dit, l'oeuvre de Wazon continue l'oeuvre de Notger, et l'une témoigne pour l'autre.

Le rouleau mortuaire du Mont-Canigou nous montre d'ailleurs qu'à Liège, la versification latine est entrée sans réserve dans le courant nouveau. D'une part, la rime a pénétré dans l'hexamètre et les vers léonins se multiplient rapidement. D'autre part, à côté du vers métrique, qui pèse les syllabes, on voit apparaître le vers rythmique, qui les compte. Or, ce double phénomène se rencontre déjà sous Notger. L'inscription de son célèbre ivoire, peut-être composée par lui-même (647), contient deux hexamètres léonins, et l'on en trouve d'autres parmi ceux que l'abbé Hériger a écrits en l'honneur de saint Servais (648).

Pour les vers rythmiques, les premiers que je connaisse d'un maitre liégeois sont ceux dAdelman, dans son célèbre poème sur les savants de son temps (648) Il est vrai qu'Adelman avait étudié à Chartres, où ce genre de versification était particulièrement cultivé (649), et on pourrait se demander si ce n'est pas lui qui en a introduit le goût dans sa ville natale, où il a composé son poême (650). Mais, d'autre part, Adelman a étudié à Liège avant d'aller à Chartres, et il n'est las interdit de penser, jusqu'à preuve du contraire, qu'il aura trouvé dans sa patrie l'usage du vers rythmique.

Nous ne quitterons pas le chapitre de la grammaire, c'est-à-dire de la littérature, sans répondre à une question qui a été plus d'une fois posée.

Le grec figurait-il au programme de l'enseignement des écoles notgériennes? Je ne le pense pas, et ce n'est certes pas la présence de Léon de Calabre à Liège qui pourra le faire croire (651), car enfin, Léon était-il bien de Calabre? et s'il en était, savait-il le grec, et s'il le savait, l'a-t-il enseigné à Liège? Ce n'est pas non plus parce que l'écolâtre Gozechin, qui, en 1050, signe en qualité de notaire une charte de Théoduin pour Waulsort, trace son nom en caractères grecs (652) ou parce qu'en 1051 les clercs de Saint-Pierre écrivent sur le rouleau mortuaire du Mont-Canigou: In nomine Л et Y et A: et Л AГK Amen (653), que nous devons conclure à un enseignement du grec à Liège sous le pontificat de Notger et de Wazon. Quelle conclusion serait plus forcée et plus aventureuse? Si Rathier a su un peu de grec, cela ne prouve pas davantage, car ce polymathe possédait une science exceptionnelle pour son temps; d'ailleurs, ce qu'il savait de cette langue, il l'a bien plutôt appris an cours de ses nombreuses migrations que dans les écoles de son pays (654). Rien donc n'autorise à supposer que l'enseignement du grec fût donné à Liège sous Notger; aussi n'y a-t-on pas relevé la moindre trace de la connaissance de cette langue ou de sa littérature dans les écrivains du temps, si empressés d'ordinaire d'exhiber leur savoir (655). Liège, sous ce rapport, n'avait aucune supériorité sur Chartres, où le grec n'était pas enseigné non plus, bien que tel ou tel Chartrain se soit plu, comme Gozechin, à écrire certains mots en caractères grecs, ou, comme Luidprand, à larder son texte d'expressions empruntées à cette langue (656).

II. La rhétorique.

C'est, de toutes les branches du septvium, celle au sujet de laquelle nous sommes le moins informés. Aucune de nos sources ne nous parle de l'enseignement de l'art de l'éloquence dans les écoles de Liège. D'ailleurs, le trivium traditionnel n'appliquait l'éloquence qu'aux choses du monde profane (657). Raban Maur, il est vrai, qui fut le maitre par excellence des écoles du royaume d'Allemagne, voulait qu'on l'étudiât aussi en vue de la prédication et il se réclamait de l'autorité de saint Augustin (658). Mais lui-même n'entre dans aucun détail à ce sujet. Les prédicateurs, d'autre part, ne professaient pas une estime exagérée pour un art tant goûté des anciens, mais qui avait finalement abouti à un verbiage stérile: ils recherchaient la simplicité du langage évangélique, faite pour toucher les auditeurs et pour pénétrer dans leur intelligence, plutôt que les accents grandiloquents et la beauté boursouflée des harangues composées selon les règles. Aussi l'enseignement de l'éloquence avait-il changé de nature dans les écoles chrétiennes. Ce n'est pas qu'on y eût entièrement renoncé à l'exercice de la déclamation classique, qui consistait à faire des discours sur des causes imaginaires. Un curieux passage d'Hériger nous édifie à ce sujet: « Ce n'est pas ici, écrit-il dans la préface du Vita Remacli, une de ces compositions frivoles comme les écoliers en rédigent sur des sujets donnés, faisant parler tour à tour, par exemple, un offenseur et un offense » (659). Voilà bien la déclamation à la Sénèque pratiquée dans les écoles liégeoises, car nul ne soutiendra que Hériger, professeur lui-même, fasse allusion aux écoles de l'empire romain et non à celles de son temps. Conçue de la sorte, la rhétorique relevait de l'art d'écrire bien plutôt que de l'art de dire. C'était un enseignement spécial et fort technique, qui n'avait pas grand chose de commun avec l'art oratoire. Nous aurions pu classer sous la rubrique grammaire tout ce que nous disons ici de l'enseignement de la rhétorique dans les écoles liégeoises. Il consistait essentiellement en des exercices de rédaction sur des thèmes donnés: on rédigeait des diplômes, on écrivait des lettres sous le nom de tel ou tel personnage et sur telle ou telle question (660), et ces exercices d'écoliers, quand ils étaient bien faits, ont été pris plus d'une fois pour de vrais documents historiques. Le triomphe du rhétoricien, s'il est permis d'employer cette expression, consistait dans la confection de ces belles arenga dont s'enorgueillissaient les dictateurs du moyen-âge. Naturellement, la rédaction de tant de documents d'ordre purement pratique (on dirait aujourd'hui de tant d'actes notariés) n'allait pas sans la possession d'au moins quelques notions de droit et devait pousser à l'étude de celui-ci: on verra plus loin que cette étude, étrangère au cycle des arts libéraux, n'était pas négligée à Liège.

3. La dialectique.

Sous ce nom, on comprenait tout l'enseignement de la philosophie, comme, sous celui de grammaire, tout l'enseignement de la littérature. La dialectique était pour le moyen-âge ce que la rhétorique avait été pour l'antiquité: la reine incontestée du septivium, l'art des arts, la science des sciences (661). Raban Maur la proclame indispensable au clerc pour confondre les sophismes de l'hérétique. C'est déjà montrer que la logique formait le centre et le sommet de toutes les études philosophiques. Analyser subtilement une idée ou un raisonnement et les reconstituer d'après les procédés élaborés par les maîtres de la logique formelle, c'était l'alpha et l'oméga de la philosophie; il semblait qu'on eût des recettes pour penser. Gozechin, dans sa lettre à son ancien élève Walcher, rappelle à celui-ci que, du temps qu'il était sur les bancs de l'école de la cathédrale, il savait à l'occasion remplacer son maitre absent, même pour résoudre les plus difficiles problèmes d'ordre théologique ou philosophique (662). Il ajoute que Liège n'a rien à envier à l'académie de Platon en ce qui concerne l'étude des lettres, ni à la Rome des papes pour le culte de la religion (663). Gozechin lui-même semble préoccupé de justifier cette appréciation si flatteuse de l'enseignement philosophique qu'il a tour à tour reçu et donné dans sa ville natale il se complaît à faire défiler sous sa plume les noms de plusieurs célèbres philosophes antiques: Socrate, Zénocrate, Crantor, Chrysippe, Aristote, Carnéade, Panaetius, Cicéron et Musonius (664).

La réputation des écoles de Liège dans le domaine des études philosophiques semble s'être maintenue pendant tout le XIe siècle. Nous voyons l'évêque Eudes de Bayeux, frère de Guillaume le Conquérant, envoyer les plus instruits de ses clercs à Liège et dans d'autres villes où florissait l'enseignement de la philosophie (665). Il y a là un témoignage considérable rendu à la ville de Notger. Et, de fait, un des philosophes les plus estimés du XIe siècle ne fut-il pas le célèbre Alger, écolâtre de Saint-Barthélemy de Liège, puis moine à Cluny, qui avait étudié les sept arts libéraux, qui connaissait à fond les anciens, et chez qui un contemporain vante surtout la science de la philosophie et des lettres sacrées? (666).

Étant donnée la haute réputation dont jouissaient les études philosophiques de Liège, il est assez étonnant que l'on soit si peu renseigné sur leur programme. Au surplus, tandis qu'à une extrémité du Lothier elles brillent d'un si vif éclat, il est remarquable qu'à l'autre extrémité, au pays de Cambrai, nous en entendions parler avec un mépris assez peu dissimulé (667).

4. La musique.

Nous savons que cet art a été cultivé avec succès à Liège par l'évêque Étienne, qui s'est acquis un bon renom de liturgiste (668). Rathier, dans sa vieillesse, a également enseigné la musique (669). Si l'on pouvait établir que Noter, comme on le croit communément, avait fait ses études à Saint-Gall, on serait autorisé à croire qu'il aura fait profiter les écoles de sa ville diocésaine de l'excellente éducation musicale qu'on recevait au Xe siècle dans le grand monastère de la Souabe. Nous connaissons d'ailleurs les noms de deux musiciens liégeois distingués qui ont vécu au XIe siècle; le premier est Lambert de Saint-Laurent, duquel nous possédons des pièces notées pour musique (670), l'autre est le moine Helbert, qui vivait dans l'abbaye de Saint-Hubert en Ardenne (671).

5. L'arithmélique.

L'arithmétique était tenue en haute estime au moyen-âge; l'ignorer, avait dit Cassiodore (672), c'est ressembler à l'animal. Une des raisons de la faveur dont elle jouissait, c'était la superstition des nombres: on leur attribuait une valeur mystique, et il était convenu que la connaissance de cette valeur était indispensable à la bonne interprétation de l'Écriture Sainte (673). Il y avait donc une fausse arithmétique comme il y avait une fausse chimie (l'alchimie) et une fausse astronomie (l'astrologie).

L'enseignement de l'arithmétique était poussé fort loin dans les écoles de Liège, et c'est même, au dire d'un érudit, ce qui aurait nécessité l'existence de plusieurs professeurs à l'école cathédrale (674). Rathier, dans sa vieillesse, comprenait l'arithmétique au nombre des sciences qu'il enseignait (675). L'emploi de la machine à calculer, connue depuis l'époque romaine sous le nom d'abacas, est attesté à plus d'une reprise dans les écoles de Liège; Hériger lui avait consacré un traité (676); Wazon, nous dit son biographe, avait débuté dans les écoles de Notger en portant l'abacus, c'est-à-dire en remplissant les plus humbles fonctions de la domesticité scolaire (677); Rodolphe de Liège et son ami Raimbaud de Cologne, dans leur correspondance scientifique, s'en servent pour leurs calculs; enfin, il est dit de Helbert de Saint-Hubert, ancien élève de Liège, qu'il était aussi fort sur l'abacus, c'est-à-dire en calcul, qu'en musique (678). Ajoutons ici qu'on se servait déjà au XIe siècle des chiffres arabes, comme on peut le voir par la correspondance de Rodolphe et de Raimbaud (679). Aux noms des mathématiciens liégeois que nous venons de citer, il faut ajouter celui de Gunther, archevêque de Salzbourg, ancien élève de Liège.

6. La géométrie.

La géométrie est une des sciences dans lesquelles les Liégeois ont brillé au XIe siècle. A cette époque, elle n'était pas renfermée dans ses limites actuelles; elle comprenait la géographie et même l'histoire naturelle. On la cultivait avec zèle dans les écoles de Liège sous le pontificat de Notger. Deux de ses élèves, Adalbold et Wazon, ont occupé un rang distingué parmi les géomètres de leur temps. Tous deux, au dire d'un Liégeois dont le nom devait éclipser le leur dans cette science, se sont préoccupés du problème de la quadrature du cercle (680). Adalbold correspondait avec Gerbert sur des questions de mathématique et de géométrie; il l'interrogeait notamment au sujet de l'épaisseur de la sphère (de crassitudine spherae) (681). Mais, ainsi que je viens de le dire, le plus fameux géomètre liégeois de ce siècle, c'est un homme qui a été formaté dans l'école de Liège et, selon toute apparence, par des maitres qui avaient eux-mêmes reçu l'enseignement de Notger: j'ai nommé le célèbre Francon, qui remplit à la cathédrale de Saint-Lambert les fonctions d'écolâtre depuis au moins 1047, et qui les occupait encore en 1084. Francon a écrit un traité De la quadrature du cercle, qui a été publié de nos jours (682), et dans la composition duquel il fut aidé par Falcalin, moine de l'abbaye de Saint-Laurent (683).

Vers la même époque florissait à Liège un autre géomètre de distinction, Rodolphe, professeur à l'école de la cathédrale ou écolâtre d'une collégiale de la ville. Nous possédons la correspondance curieuse qu'il entretenait avec Raimbaud, écolâtre de Cologne, au sujet de diverses questions de géométrie (684). Des deux correspondants, c'est Rodolphe de Liège qui apparait commune le plus savant. Raimbaud s'informe auprès de lui, lui pose des questions, lui demande des livres, et lui rappelle les fortes études qu'il a faites à Chartres sous Fulbert. Rodolphe répond aux questions de Raimbaud, résoud ses difficultés, en confère parfois avec d'autres maîtres et semble mettre dans ces relations autant de condescendance que Raimbaud y apporte de déférence (685 Sur les questions traitées dans cette correspondance, on lira avec intérèt, les lignes suivantes « La géométrie théorique fait l'objet principal des lettres de Raimbaud et de Rodolphe. Ils s'efforcent d'expliquer le passage de Boéce sur la valeur des angles. L'un démontre qu'en effet les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits; l'autre, que le triangle équivaut a la moitié d'un carré coupé par une diagonale. La discussion s'engage ensuite sur la longueur de cette diagonale proportionnellement aux deux autres cotés du triangle, ce qui donne lieu à une division de fractions par l'abaque. Une nouvelle question est soulevée peut-on trouver un carre double d'un autre par l'arithmétique ou par la géométrie? L'on répond que par l'arithmétique on ne l'obtient point d'une manière exacte, mais seulement par la géométrie, en élevant un carré sur la diagonale du carré dont on recherche le double. Le passage de Boèce sur les angles intérieurs et extérieurs fournit aux deux savants un autre sujet de discussions. Qu'appelle-t-on angles intérieurs ou extérieurs? Les angles intérieurs se trouvent-ils exclusivement dans les plans, et les angles extérieurs dans les solides? Ou bien sont-ils identiques, ceux-ci avec l'angle aigu. ceux-là avec l'angle obtus? Enfin, les deux amis se demandent ce qu'il faut entendre par les pieds, droite, carrés, solides, dont parle aussi Boéce.» Clerval, p.126). Rodolphe, on vient de le voir, a des collègues possédant comme lui la science géométrique, témoin Odulfe, qu'il appelle son confrère, et auquel il a soumis une question posée par Raimbaud. Cet Odulfe est peut-être aussi un écolâtre liégeois. Un autre, du nom de Rasquin, a été l'élève de Rodolphe; il est maintenant le voisin de Raimbaud, c'est-à-dire, sans doute, qu'il a quitté le diocèse de Liège pour celui de Cologne. On le voit, Liège peut être considérée à cette époque comme un véritable foyer d'études géométriques.

7. L'astronomie.

Cette science, que déjà Raban Maur distingue nettement de l'astrologie, condamnant celle-ci et recommandant l'étude de celle-là (686), avait, au moyen-âge, une utilité immédiate et présentait même aux clercs un caractère de véritable nécessité: sans elle, pas de comput, c'est-à-dire pas de chronologie! Et l'on sait qu'à cette époque, comme dans les premiers temps de la Rome républicaine, c'étaient les ministres de la religion qui étaient seuls chargés de la rédaction du calendrier. La détermination de la date de Pâques, qui s'établissait d'après la place occupée dans celui-ci par la pleine lune de printemps, rendait l'étude de l'astronomie indispensable; tout computiste était donc astronome, à Liège comme ailleurs.

Il ne nous reste aucun témoignage explicite sur l'enseignement du comput et sur les travaux des computiste liégeois. Mais on connaît les noms de quelques Liégois qui ont étudié l'astronomie au temps de Notger. Ce sont Englebert de Saint-Laurent, computiste (687), et Rodolphe, l'écolâtre dot nous venons de parler. Celui-ci avait composé un astrolabe dont il entretient son correspondant Raimbaud de Cologne « Je vous aurais envoyé volontiers, lui écrit-il, mon astrolabe pour que vous en jugiez, mais il me sert de modèle. Si vous voulez savoir ce que c'est, venez à la messe de Saint-Lambert vous ne vous en repentirez pas. Il vous serait inutile de voir simplement un astrolabe » (688).

La connaissance de l'astronomie à Liège datait d'ailleurs, comme toutes les autres, du temps d'Eracle. Nous en avons la preuve dans la célèbre anecdote dont cet évéque fut le héros, lors d'une éclipse totale de soleil qui épouvanta l'armée d'Otton I pendant une campagne en Italie (22 décembre 968). Seul tranquille au milieu de ces multitudes éperdues qui attendaient la fin du monde et qui se cachaient en tremblant sous les chariots, Eracle parcourait le camp et rassurait les soldats liégeois, leur disant qu'il n'y avait là rien qu'un phénomène naturel, et que sous peu ils reverraient la lumière du jour (689).

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Tels sont les renseignements que j'ai pu recueillir sur l'étude des sept arts libéraux à Liège sous Notger. Tout fragmentaires qu'ils sont, ils donnent une grande idée du mouvement intellectuel auquel présidait notre illustre prélat.

Mais déjà l'activité des études débordait le cadre étroit du septivium antique, et de nouvelles branches du savoir étaient nées qui ne se laissaient pas enfermer dans ses étroites limites. Les sept arts libéraux, on ne cessa de le redire au moyen-âge, n'étaient qu'une préparation à une étude bien autrement haute et importante, celle de la théologie: c'était pour la mieux approfondir qu'on mettait l'esprit de la jeunesse à leur école. Les clercs avaient un programme d'études dont le minimum avait été fixé par un capitulaire de Charlemagne: il comprenait, outre les connaissances reprises plus haut, celle de la liturgie, du droit ecclésiastique et de la patristique (690). La théologie était l'auguste couronnement de ces études: elle en formait le degré le plus élevé et n'était l'apanage que de ceux qui voulaient une culture supérieure.

L'intervention de l'école théologique de Liège dans les débats du Xe et du XIe siècle au sujet de l'Eucharistie suffit à attester non seulement l'intérêt qu'on y prenait au problème, mais aussi le soin avec lequel il avait dû y être étudié (691). Déjà Rathier s'était exprimé de la manière la plus catégorique au sujet de l'Eucharistie: c'est bien, avait-il dit en termes formels, la chair et le sang de Jésus-Christ qu'on reçoit dans la communion (692). Hériger également défend la doctrine orthodoxe; son De corpore et sanguine Domini prend parti pour Paschase Radbert contre Raban Maur (693). Aussi, lorsque plus tard l'hérésie de Bérenger de Tours vint troubler tout le monde savant, les Liégeois s'élevèrent contre le novateur avec une unanimité et une énergie qui ne montrent pas seulement la persistance d'une tradition dogmatique, mais la continuité d'un enseignement scientifique (694). C'est le vieux Gozechin qui, de Mayence, tonne contre Bérenger, l'apôtre de Satan (695). C'est Adelman qui écrit à l'hérésiarque une lettre touchante pour lui rappeler l'enseignement des maîtres communs qu'ils ont entendus à Chartres (696). C'est Rupert de Deutz dont la doctrine reproduit ce qu'on lui a appris du temps qu'il était sur les bancs de l'école de Liège (697). C'est Théoduin qui, dans sa lettre au roi Henri I, lui demande non de réunir un concile à Paris, mais d'instruire immédiatement le procès de Bérenger et de décréter son supplice (698). C'est Alger enfin, l'un des plus illustres élèves de Liège, qui écrit le beau traité sur l'Eucharistie (699), vanté comme un chef-d'œuvre par ses contemporains.

A la théologie se rattachaient l'étude de l'exégèse et celle de la liturgie. La première se passionnait surtout pour les subtiles distinctions du sens littéral ou historique et du sens figuré ou prophétique (700), à laquelle s'était déjà appliqué Raban Maur, l'Alcuin de l'Allemagne.

Il est difficile de dire si la liturgie était l'objet d'un enseignement formel, mais on est porté à le croire, quand on voit dès le commencement du Xe siècle, les travaux liturgiques de l'évêque Étienne. Ce sont les maîtres des études liégeoises, Hériger et Francon, qui se distinguent dans ce genre de littérature. Le premier écrit, outre des antiennes et des Hymnes, un traité Des offices divins en deux livres et un autre Sur la manière de célébrer l'Avent. Le second a composé, avec Falcalin de Saint-Laurent, qui a déjà été son collaborateur pour un autre travail, un traité Du jeûne des quatre temps (701).

Mentionnons encore, pour finir, et sans chercher à savoir si l'enseignement y est pour quelque chose, les travaux juridiques de quelques Liégeois. On sait que Rathier déjà s'était distingué par ses connaissance en matière de droit (702). Le célèbre canoniste Burchard de Worms est un élève de école de Lobbes, et il a eu pour collaborateur l'abbé de Saint-Jacques, Olbert. D'ailleurs, une certaine teinture de droit ecclésiastique était indispensable au prêtre; il ne pouvait ignorer complètement les canons des conciles et les décrétales des papes, et Burchard de Worms en exigeait la connaissance de ses clercs (703). Faut-il croire que ce sont les études de droit qui ont développé de bonne heure, à Liège, les idées réformistes, dont Wazon, on le sait, fut le premier champion dans l'épiscopat? (704) La question est intéressante et vaudrait la peine d'être soumise à un examen (705).

Quant à la médecine, que tout prêtre, au dire de Raban Maur (706), avait l'obligation de connaître, force nous est de nous en taire, parce que nos sources sont muettes tant sur l'enseignement que sur la connaissance de cette science (707)

Combien de temps durait l'ensemble des études à l'école de la cathédrale? Nous n'avons pas de données fort précises à cet égard, et il faut naturellement distinguer. Dans les écoles extérieures, où l'on ne donnait qu'un enseignement sommaire, elles n'exigeaient sans doute qu'un petit nombre d'années. Dans les écoles intérieures elles-mêmes, il y avait encore des différences, car la majorité des élèves ne faisaient que les études ordinaires du clergé, tandis que les étudiants d'élite approfondissaient tout le savoir de l'époque. Ces derniers consacraient à leur formation intellectuelle un temps qui ne devait guère être inférieur à celui qu'aujourd'hui les études primaires, secondaires et supérieures réunies. En général, on peut dire que, pour achever le cours complet du septivium et de ses annexes, on ne mettait pas moins d'une douzaine d'années (708). Ainsi Egbert de Liège avait fait trois ans d'études élémentaires et neuf ans septivium (709). Saint Brunon resta une dizaine d'année à l'école (710). Saint Adalbert de Prague, qui avait reçu sa première instruction dans la maison paternelle, où il par apprit par coeur tout le psautier et étudia le Moralia de saint Grégoire le Grand (711), passa ensuite pendant neuf ans à Magdebourg sous le célèbre Ohtrik (712). Ces exemples nous autorisent à conclure qu'au moyen-âge on consacrait à peu près le même temps que nous aux études primaires et moyennes (713), avec cette différence toutefois que les vacances étaient inconnues. Il est vrai que le nombre beaucoup plus grand qu'aujourd'hui des fêtes chômées, joint au repos rigoureux qu'on y observait, apportait des compensations suffisantes. Les jeux et les divertissements de toute nature prenaient alors la place des études; les livres étaient soigneusement mis de côté, les maîtres les plus sévères se déridaient et les écoliers se livraient au plaisir avec la gaieté et la pétulence de leur âge (714).

Si maintenant on veut pénétrer dans l'école pour en observer le régime, on ne manquera pas de faire quelques constatations intéressantes. Les deux écoles, l'intérieure et l'extérieure, sont logées chacune dans les cloîtres de la cathédrale et la vie qu'on y mène se ressent de ce milieu quasi-monastique (715). Les élèves, ceux de l'école intérieure surtout, participent à une bonne partie des exercices religieux des chanoines; plus d'un parmi eux fait déjà partie du chapitre avant l'âge d'exercer le ministère, et il y a un peu partout des chanoines-écoliers (canonici scolares) (716). L'école a sa chapelle particulière, qui surgit à l'entrée de ses locaux: elle est dédiée à saint Nicolas, patron de la jeunesse et spécialement des écoliers (717).

Les classes présentent le même spectacle que de nos jours: l'émulation est ardente, surtout quand elle est stimulée par un maitre zélé (718). Parfois, comme aujourd'hui, elle portée à l'excès, et l'ardeur pour les études dégénère en fièvre chaude, je n'en veux pour preuve que ce jeune de Stavelot, assailli sur son lit de mort par des visions démoniaques qui viennent à lui sous la figure d'Enée de Turnus et d'autres héros de Virgile (719).

L'école est d'ailleurs régie par une autorité sévère, et discipline y est rigoureuse. « Il faut, disait Meinwerc évêque de Paderborn, qu'on élève les enfants avec sévérité, leur prodiguer les caresses, c'est les encourager à l'indiscipline (720).

La férule était l'indispensable instrument de l'éducation: elle était dans la main du maitre comme l'épée dans celle soldat ou la crosse dans celle de l'évêque (721). On était tout nourri de cette maxime des Livres Saints: « Celui qui épargne la verge à son fils hait son fils. » Un des plus savants hommes du temps, le plus érudit des Liégeois du Xe siècle, Rathier, écrit ces lignes dans un ouvrage où il expose tour à tour les devoirs de toutes les professions: « Etes-vous maitre d'école? Souvenez-vous que vous devez votre affection avec votre enseignement à vos disciples; n'oubliez pas que vous avez à corriger leurs fautes par des paroles et par des coups (722). » Et le même savant donne le titre significatif d'Épargne-Dos (Sparadorsum) à sa grammaire latine. La mention de la férule revient d'une manière régulière chaque fois qu'on parle de classes (723). Éracle écrit à saint Brunon qu'il se remettrait volontiers sous sa férule. Hellin de Fosse, qui a gardé un souvenir reconnaissant à son maitre Sigebert de Gembloux et qui lui a dédié ses deux ouvrages sur saint Feuillien, lui rappelle avec attendrissement le temps où la férule de ce bon maitre venait caresser son échine d'enfant (724). Gozechin de Mayence, qui fut écolâtre à Liège, écrit à son ancien élève Walcher: « Je me réjouis aujourd'hui d'avoir souvent corrigé sur votre dos vos peccadilles d'écolier... Où est le temps où vous pleuriez sous ma férule? » (725) Et Walcher était un bon élève, son ancien maitre lui en rend témoignage; il déclare qu'il voudrait n'en avoir jamais formé que des pareils. Mais les moeurs étaient rudes et parfois la dureté des maîtres dégénérait en barbarie véritable, s'il en faut croire le vieil Egbert, qui la flétrit en termes énergiques, bien qu'avec une certaine exagération.

« Il y a, dit-il, des écoles qui ne consistent qu'en verges. On frappe le corps, on ne se soucie pas de corriger l'esprit. Radamanthe est moins implacable que certains maîtres, Eaque tourmente moins cruellement les ombres des damnés, les Erynnies entourées de serpents se démènent avec moins de fureur. Il y en a parmi eux qui veulent que les élèves sachent ce qu'ils ne leur ont pas appris. Ce ne sont pas les coups de bâton qui donneront la science, c'est le travail intérieur de l'esprit vous casserez une forêt entière sur les épaules de vos malheureux élèves, vous n'arriverez à rien sans la collaboration de leur intelligence. De quel droit vous dispensez-vous d'enseigner ce que vous avez appris, ou voulez-vous qu'on sache ce que vous n'avez pas enseigné? Est-ce que la pauvre chair humaine a la dureté du bois ou du métal? Tremblez qu'à faire périr de malheureux élèves, vous ne périssiez vous-mêmes à jamais. Je vois maltraiter également celui qui est capable d'étudier et celui qui ne pas.

« C'est par la douceur et par les égards qu'on forme les enfants. Ce malheureux petit que vous accablez de coups, il s'en ira aussi peu formé que lorsqu'il est venu; avant I'âge, il descendra, l'obole dans la bouche, aux rives du fleuve infernal, et il mourra dans ses premières années alors qu'il eut pu remplir un rôle utile dans le monde. Tel frappe les enfants comme s'il avait soif de leur sang, ou qu'il eût à venger sur eux le meurtre de son père. Non, ce n'est ainsi qu'on forme un éphèbe: ce sera un merle blanc s'il sort bien élevé d'un pareil régime (726 Egbert, Fecunda Ratis, p.170 la pièce intitulée: De immitibus magistris et pigris.) ».

II ne faut pas cependant, sur la foi de ces diatribe, se faire une trop mauvaise idée des écoles d'alors, ou se figurer que les écoliers y fussent traités en malheureuses victimes. Les éducateurs du temps croyaient, il est vrai, que la sévérité était nécessaire dans l'intérêt des élèves eux-mêmes. Mais ceux-ci ne semblent pas avoir été d'un autre avis, et on les voit en général garder de leurs années d'études et de Ieurs maîtres un excellent souvenir (727).

Sous certains rapports, la méthode pédagogique était, au moyen-âge, supérieure à la nôtre. Les classes ne comprenaient qu'un petit nombre d'élèves: on ne dépassait pas, en général, le chiffre de dix; y en avait-il beaucoup plus, on dédoublait la classe. Les élèves étaient assis, séparés et à distance les uns des autres (728). II y avait, comme nous dirions aujourd'hui, des professeurs de carrière. Les maîtres vieillissaient dans le métier; généralement, ils ne déposaient la férule que lorsque le grand âge venait leur faire une obligation du repos (729).

Ajoutons enfin que la gratuité de l'enseignement était, sinon une loi absolue, du moins une observance générale. Il était défendu aux professeurs d'exiger un salaire de leurs élèves, et tout au plus leur permettait-on d'accepter des plus riches une rémunération volontaire. Mais les maîtres liégeois ne voulurent rien recevoir de personne: Egbert se vante formellement de ne donner qu'un enseignement gratuit (730), et Wazon refusa toujours les cadeaux que lui offraient des élèves reconnaissants (731). On se faisait une gloire de distribuer pour rien les fruits d'or de la science, et on ne parlait qu'avec mépris des gagneurs d'argent (732) qui retiraient quelque lucre de leur savoir (733). II faut l'avouer, tous les professeurs ne poussaient pas si loin le désintéressement, et l'on voit Sigebert à Gembloux, Ohtrik à Magdeourg et en général les maîtres de Chartres accepter une rémunération volontaire (734). Mais le principe de la gratuité de l'enseignement n'était pas atteint par ces libéralités des parents riches, et, en 1179, le 3e concile oecuménique de Latran lui donna une consécration solennelle (735). Wazon allait plus loin: il pourvoyait, à ses propres frais, aux besoins matériels des bons élèves. Et c'est avec raison qu'un contemporain, reprenant une image chère à l'hagiographie médiévale, compare l'école de Liège à un bel arbre chargé de fleurs, autour duquel voltige l'essaim des abeilles qui viennent y cueillir le miel dont elles emplissent leurs ruches (736).

Telles furent les écoles de Liège sous Notger. Elle devinrent un des plus brillants foyers littéraires de l'Europe. et elles propagèrent au loin le renom et l'influence de Saint-Lambert (737). Liège éclipsait toutes les écoles de ce côté des Alpes, sinon toutes celles du continent (738). L'empereur Henri II se plaisait à dire qu'il souhaitait pour les écoles de sa chère Bamberg la science de Liège et la discipline de Hildesheim (739). Comme Gerbert à Reims, comme Fulbert à Chartres, Notger parvint à s'entourer d'une pléiade de disciples qui, plus tard, sur les sièges épiscopaux ou dans les chaires les plus célèbres de l'Europe, portèrent au loin la gloire de leur patrie.

Cette prospérité se maintint sous les successeurs du grand évêque, et en particulier sous le pontificat de Wazon. Comme Éracle et comme Notger, Wazon, devenu évêque. faisait ses délices de visiter les écoles, de s'enquérir des études de chaque élève, de poser des questions difficiles qu'il se plaisait à voir résoudre. C'était là, disait-il, sa récréation et son délassement quand il parvenait à s'arracher au tourbilIon des affaires (740). Ainsi, sous des maîtres incomparables, la traditions des bonnes études se maintint pendant au moins un siècle à Liège. Et l'école de Liège avait le don d'enthousiasmer ses élèves, de conquérir et de garder leur affection. Avec quelle tendresse parlent d'elle ceux qui ont suivi ses leçons! Nous avons déjà entendu la voix d'un de ses anciens disciples, qui, du fond de l'Angleterre, se souvient avec reconnaissance de son vieux maitre Eracle (741). La biographie émue de Wazon par Anselme, les vers rythmiques d'Adelman sur les savants de son époque (742), la prose grandiloquente de Gozechin (743) nous font entendre les mêmes accents. Liège, selon Adelman, a été la mère nourricière des hautes études (magnarum artium nutricula); elle a été, selon Gozechin, l'Athènes du Nord, la fleur des trois Gaules.

Un contemporain a énuméré les principaux élèves sortis de l'école de Liège. Parmi ceux d'entre eux qui ont obtenu des sièges épiscopaux, il cite Gunther, archevêque de Salzbourg, Rothard, évêque de Cambrai et son successeur Erluin, Haymon, évêque de Verdun, Hézelon, évêque de Toul, Adalbold, évêque d'Utrecht. Dans une seconde catégorie d'illustrations, il range nommément Durand, qui dirigea les écoles de Bamberg et qui revint plus tard occuper le siège épiscopal de Liège, Otbert, qui, à la tête de quelques prêtres liégeois, alla réformer la vie du clergé d'Aix-la-Chapelle (744), Hubald, qui professa avec le plus grand succès à Paris, et plus tard à Prague. Hubald est le premier maitre de renom qui ait enseigné à l'école de Sainte-Geneviève: il en a inauguré l'éclat, et par lui l'église de Liège peut revendiquer une part dans l'illustration qui devait entourer la naissante université de Paris. Nous possédons au sujet de ce maitre une esquisse biographique trop intéressante pour n'être pas reprise ici.

Hubald, dit le chroniqueur, était encore un adolescent, lorsque, fuyant la discipline un peu sévère de Liège, il partit pour Paris, où il s'attacha aux chanoines de Sainte-Geneviève, et où, peu de temps après, il donna l'enseignement à beaucoup d'élèves (745). Notger, pendant quelque temps, ignora le séjour du fugitif, mais lorsqu'il l'eut appris, il lui enjoignit, en vertu de son autorité épiscopale, de regagner son diocèse. Hubald ne se sépara pas sans regret des nombreux amis qu'il s'était faits pendant son court séjour à Paris; des larmes furent versées au départ et le souvenir du brillant maitre resta vivace au coeur de ses anciens disciples. Aussi, lorsque Notger fut amené à Paris, en mai 1003, par un message de l'empereur Henri Il au roi Robert (756), les chanoines de Sainte-Geneviève l'assiégèrent de supplications pour qu'il consentit à leur laisser Hubald au moins un mois tous les ans. Charmé de voir en quelle estime son clerc était tenu à Paris, Notger lui accorda spontanément d'y passer trois mois tous les ans, et par cette libéralité comme par les largesses qu'il y ajouta, il ne le rendit que plus ardent à l'accomplissement de ses devoirs. Plus tard, sous le pontificat de Baldéric, successeur de Notger, Hubald alla également enseigner à Prague, et il en revint comblé d'honneurs.

Ce ne sont pas là les seuls hommes remarquables sortis de l'école de Liège dont l'histoire ait gardé le souvenir, et nous sommes en état de grossir de plusieurs noms la liste dressée par Anselme. Tels sont, sans compter Wazon lui-même, Egbert, l'un des principaux poètes gnomiques du moyen-âge, qui rappelle avec émotion à Adalbold leurs jeunes années passées sur les mêmes bancs (757); Rothard, ce liégeois que Hugues de Flavigny dit également distingué par sa science et par sa piété (758), et qui fut, en 1008, le condisciple de l'abbé Poppon sous le bienheureux Richard de Saint-Vanne; Richaire enfin, qui dédia à Notger sa vie métrique de l'abbé Erluin de Gembloux (759). Plus tard sortirent encore de l'école de Liège Seifried, abbé de Tegernsée (1046-1065) qui rétablit la vie intellectuelle dans cette maison autrefois célèbre, mais alors déchue (760); puis, après 1074, Cosmas de Prague, qui étudia sous Francon (761), et Herman, qui fut évêque de Prague de 1100 à 1123 (762). II faut encore citer ce maitre liégeois du XIe siècle qui, à Ratisbonne, enseignait l'art de la versification à des religieuses (763).

Liège eut donc, pendant plus d'un siècle, dans l'ordre scientifique, une situation internationale qu'elle n'a plus jamais reconquise. Elle fut un des plus importants parmi les centres de culture intellectuelle qui précédèrent la naissance des universités. Ce jugement résume le chapitre que nous venons d'écrire, et suffit à faire apprécier quel fut le rôle de Notger.


CHAPITRE XV.

LE MOUVEMENT ARTISTIQUE


Nous assistons, vers la fin du Xe siècle, au joyeux réveil de la vie artistique, et c'est l'architecture qui le mène. Au commencement de la dynastie saxonne, cet art était encore bien imparfait. Quand Otton le Grand bâtit l'église de Magdebourg, il fut obligé, comme Charlemagne, de faire venir d'Italie ses colonnes de marbre (764). Mais, sous le règne de ses premiers successeurs, l'architecture prit un essor rapide, et préluda à ce style bien médiéval qui porte le nom de roman.

« Dans le monde presque tout entier, écrit un contemporain, et particulièrement en Italie et dans les Gaules, les églises furent renouvelées, même celles qui n'avaient nul besoin d'être rebâties. Les peuples chrétiens rivalisaient à qui édifierait les plus belles. C'était comme si le monde, réveillé d'un long sommeil et secouant sa vieillesse, avait voulu se revêtir d'une robe blanche d'églises. Presque toutes les cathédrales furent rebâties par les fidèles, et de même les monastères; les églises de village elles-mêmes furent renouvelées (765). »

L'intense activité architecturale de cette époque a un caractère que le chroniqueur n'a pas pensé à nous indiquer, mais qui était certainement présent à son esprit lorsqu'il comparait les sanctuaires nouveaux à la robe blanche du monde. Ce caractère, c'est la substitution de la pierre au bois dans l'architecture religieuse.

Jusqu'à la fin du Xe siècle, les églises en pierre étaient rares; on n'en voyait guère que dans les villes (766); encore y avait-il des villes comme Reims, Strasbourg, Maestricht, Brives, Tours, Thiers, Boulogne-sur-Mer, dont les premiers édifices religieux étaient eux-même en bois (767). Encore dans la seconde partie de ce siècle, on voit bâtir en bois la cathédrale de Verden, et l'historien qui relate la chose parle de cet édifice comme d'un monument de grande valeur (768). Quant aux constructions civiles, l'immense majorité était en bois: les édifices privés presque tous, les édifices publics en bonne partie. Les donjons d'une multitude de châteaux-forts (769), les murailles d'un grand nombre de villes étaient en bois (770), comme celles d'Athènes dans l'oracle de la Pythie (771).

Mais les dernières années du siècle sont témoins d'un changement profond. Dans la lutte pacifique entre la pierre et le bois, celui-ci représente le nord barbare en oppositions avec le midi civilisé, l'art de la rustique Germanie au regard de l'empire romain (772). Le bois succombe et se réfugie dans extrémités septentrionales de l'Europe. Le nouvel « âge de la pierre » marque une nouvelle conquête du monde par le génie de la vieille civilisation, en même temps qu'un des grands progrès de l'art architectural (773).

Ce mouvement, comme celui de la civilisation elle-même se fait de l'occident à l'orient et du sud au nord. La date exacte en varie de pays à pays; on peut l'induire, pour chacun en particulier, du soin avec lequel ses chroniqueurs nationaux nous font connaître la nature des matériaux de construction employés (774). Dans la Belgique orientale, il coïncide avec le règne de Notger. L'immense majorité des églises bâties chez nous du VIIe au XIe siècle était en bois (775). Le progrès, d'abord limité aux villes, gagna un peu plus tard les campagnes. II lui faudra du temps pour faire le tour du Lothier, et la transformation architectonique ne pénétrera que peu à peu dans les régions les plus reculées du pays (776).

On a pu écrire qu'encore au XIIe siècle, la Campine était couverte d'églises de bois (777), et sans doute il en aura été de même de l'Ardenne (778). Mais le mouvement est imprimé, et à partir de Notger, nous voyons la pierre pénétrer victorieusement dans la construction de plus d'un sanctuaire rural (779). Banni peu à peu de l'architecture religieuse, puis aussi de l'architecture militaire (780), le bois trouva un plus durable asile dans les constructions privées, et pendant longtemps, les sanctuaires du moyen âge surgirent comme des géants solitaires au milieu des peuples de maisons de bois qui se groupent à leurs pieds. Les grandes villes elles-mêmes contenaient au moyen-âge si peu de maisons en pierre, que celles-ci étaient considérées comme des résidences de grand seigneur, et qu'en Flandre on les désignait, comme des exceptions curieuses, sous le nom de steen (781).

Les considérations qui précèdent donnent une idée de l'oeuvre architectonique de Notger. La pierre seule entre dans toutes ses constructions tant civiles que religieuses, et il fut un des hommes de son temps qui contribuèrent le plus, dans l'ordre monumental, à la transformation dont le chroniqueur du XIe siècle parle en termes si lyriques.

Ici se pose une question.

Tant de travaux divers exigeaient le concours d'un ingénieur militaire et d'un ou de plusieurs architectes. Or, nos sources nous laissent dans une ignorance absolue au sujet des hommes qui prêtèrent à Notger le concours de leur science et de leur art. On sait cependant qu'à cette époque, où la division du travail était inconnue, l'art comme la science était aux mains des clercs seuls; aussi voyons-nous qu'encore longtemps après Notger, les architectes qui tracent les plans des enceintes urbaines et qui les font exécuter sous leurs yeux sont des moines (782 « Aux époques carolingienne et romane, l'architecture, comme tous les arts et toutes les sciences, n'était plus enseignée que dans les grandes abbayes la plupart des artistes étaient des moines bénédictins. » C. Enlart, Manuel d'Archéologie française, t. I., p. 62. A Liège, en particulier, les moines étaient encore au XVIIe siècle employés dans les travaux architectoniques. Lors de la reconstruction du Pont des Arches, en 1655, ce fut un Récollet, le frère Benoît, qui dirigea pendant deux ans et demi l'extraction et la préparation des blocs de pierre dans la carrière d'Embourg, et un Mineur, le frère Eloi, qui aida à dresser les charpentes pour le cintrage. Th. Gobert, t. III, p. 231). Nous connaissons les noms de quelques-uns au moins de ces maîtres tels sont, à Metz, l'abbé Odilbert, qui bâtit l'abbaye de Saint-Vincent (783), et l'abbé Ansterus de Saint-Arnoul, à qui on doit plusieurs édifices lotharingiens (784). Tels sont encore Bennon, qui, avant de devenir évêque d'Osnabrück en 1067, avait été écolâtre, puis prévôt de la cathédrale de Hildesheim (785), et Frédéric, moine de Saint-Vanne de Verdun, qui présida à la construction des tours de son monastère (786). Ajoutons à ces noms celui d'un laïque, Thietmar, qui aida saint Poppon de Stavelot à l'édifitation de son église, et à qui un contemporain fait honneur de la solide structure de l'édifice sacré. Thietmar, écrit-il, était un nouveau Béséléel qui, inspiré d'en haut, ornait la maison du Seigneur au gré du saint abbé, et celui-ci lui portait une vraie affection (787).

L'évêque de Liège a donc pu avoir à son service, soit parmi ses clercs et ses moines, soit même parmi ses ministériaux, des hommes comme Bennon ou comme Thietmar, qui auront tracé le plan de ses édifices (788), à moins que nous ne supposions qu'il a mis personnellement la main à l'oeuvre, et qu'il a manié l'équerre et le compas. Et on se le figure volontiers, circulant avec satisfaction sur les chantiers autour de l'édifice qui surgit, ou s'installant à proximité, à manière de l'évêque Haimon de Verdun, qui, établi à l'abbaye de Saint-Vanne, surveille, des fenêtres du couvent, les travaux d'agrandissement de l'enceinte de sa ville épiscopale (789). Volontiers encore le verrait-on, comme Meinwerc de Paderborn, engager tel chef-ouvrier qui se fait bientôt valoir comme un maitre, et honorer ses modestes collaborateurs par les marques de respect qu'il donne à leur art. Et sans doute, si on était mieux initié à sa vie, on pourrait tracer de l'emploi de sa journée un tableau comme celui qu'esquisse un biographe de saint Godehard de Hildesheim: Après sa messe, le saint consacrait une partie de sa matinée à visiter les travaux en construction, s'intéressant aux ouvriers et ne leur marchandant pas les encouragements (790).

Il s'agit maintenant de nous rendre compte des influences architecturales auxquelles ont obéi les constructions notgériennes, et de marquer à quelle province de l'art elles appartiennent. Sous ce rapport, Liège, au dire des archéologues, ne constitue pas une entité artistique indépendante. Comprise dans l'Empire d'Allemagne et orientée sur lui, elle participe de toute sa vie religieuse, politique et esthétique. C'est en Allemagne, par conséquent, qu'il faut aller chercher les types de l'art liégeois, et c'est dans la région rhénane qu'on retrouve les modèles imités à Liège (791).

Telle est la doctrine des maîtres. Je n'ose m'inscrire en faux contre elle, mais je voudrais faire remarquer que la parenté entre l'art mosan et l'art rhénan n'implique pas nécessairement que celui-là soit en tout l'élève de celui-ci. Somme toute, les édifices religieux de Liège et de Maestricht ne sont pas postérieurs à ceux qui se sont élevés sur les bords du Rhin, et il est difficile de dire aujourd'hui quels auraient pu être, à Cologne, les prototypes de Saint-Lambert ou de Saint-Servais. Un air de famille groupe les églises du Rhin et celles de la Meuse dans une même série artistique, c'est entendu; mais qui nous dit que les initiatives qui ont fini par en fixer les traits généraux ne sont pas parties des bords de la Meuse aussi souvent que de ceux du Rhin? Ce sont là des questions que l'on pourrait tout au moins poser, mais je les suppose résolues dans le sens de l'opinion traditionnelle et j'aborde immédiatement la question des relations entre l'art notgérien et l'art rhénan.

Et tout d'abord, je constate qu'à l'époque de Notger. il avait au pays rhénan deux foyers artistiques s'imposant nécessairement à son attention.

Le premier était dans son propre diocèse: c'était Aix-la-Chapelle, la vieille ville carolingienne, avec son dôme auguste qui couvrait le tombeau de Charlemagne et qui prêtait ses voûtes au couronnement des empereurs. Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle faisait revivre dans le nord barbare l'image de cette architecture à coupole dont le génie romain était si épris. C'était en quelque sorte, on le sait, une copie de Saint Vital de Ravenne, et rien n'était plus célèbre, dans nos contrées, que l'octogone de cet édifice, sa coupole, ses portes de bronze, sa couronne de lumière et ses mosaïques à fond d'or qui, à la voûte, représentaient le Christ et les Vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse. Ce n'est pas que le génie architectural de l'Occident poussât nos ancêtres à ce genre de constructions, loin de là. C'est le culte pour la mémoire de Charlemagne beaucoup plus qu'un goût particulier pour les rotondes qui a fait éclore, sur divers points à la fois, des édifices bâtis à l'imitation de celui d'Aix-la-Chapelle. Par les huit ou dix monuments qui, du IXe au XIe siècle, reproduisirent avec plus ou moins de bonheur l'image de l'église carolingienne (792), Saint-Jean de Liège est la plus occidentale avec Germigny-des-Prés. Rarement, dans l'histoire de l'architecture, l'influence d'un monument eut un caractère plus individuel, si l'on peut ainsi parler, rarement l'imitation fut plus consciente, plus voulue. Alors que, parmi les innombrables chefs-d'oeuvre d'architecture dont le génie chrétien a semé l'Europe occidentale, c'est à peine s'il y en a quelques-uns dont on puisse trouver l'origine racontée dans une de nos sources narratives, les documents nous disent, au sujet de trois églises différentes, qu'elles furent bâties sur le modèle d'Aix-la-Chapelle (793). C'est le cas pour Liège, où, au XIVe siècle, Jean I'Outremeuse sait que Notger bâtit l'église Saint-Jean « de la fachon et forme reonde ensi que astoit et est l'englise Notre-Damme d'Yais le Grain » (794). Et aujourd'hui encore, pour qui a vu les deux sanctuaires, malgré les reconstructions qui ont entamé profondément l'aspect du second, leur ressemblance s'affirme avec énergie. On peut même dire qu'à toutes les époques de son histoire architecturale, Saint-Jean de Liège semble avoir été préoccupé de conserver son caractère de reproduction du monument de Charlemagne. Lorsqu'au XIVe siècle Aix-la-Chapelle eut bâti, à côté de l'octogone, un choeur formant à lui seul un nouvel édifice, on en bâtit un semblable à Liège (795). Et il n'est pas jusqu'à cette passerelle aérienne reliant la tour à l'octogone et menant du clocher à la coupole par laquelle on n'ait voulu, à Liège, au XVIIIe siècle se conformer exactement à ce qui se voyait à Aix-la-Chapelle (796). Enfin, à l'intérieur de l'édifice, la ressemblance avec Aix était confirmée encore par « une grande couronne de cuivre qui remplit presque toute la circonférence » (797). Étant donné une conformité si fidèle entre les deux édifices, il serait intéressant de savoir si la décoration intérieure de Saint-Jean de Liège répondait dans quelque mesure à celle d'Aix-la-Chapelle. Les voûtes du sanctuaire liégeois n'avaient-elles pas l'ambition de ressembler à celles de la basilique de Charlemagne, dont, les mosaïques font encore aujourd'hui l'admiration des visiteurs? Cette question doit rester forcément sans réponse, aucune de nos sources ne nous fournissant à ce sujet le moindre renseignement (798). Quoi qu'il en soit, et à supposer que l'imitation n'ait porté que sur les caractères architecturaux, elle constitue un fait trop intéressant pour ne pas justifier la notice un peu étendue que nous avons consacrée au sanctuaire favori de Notger.

La construction de Saint-Jean est un hommage de respect et un acte de vasselage artistique envers la grande mémoire de Charlemagne, mais elle reste un fait isolé. A part cette unique exception, l'architecture notgérienne, sous les réserves formulées ci-dessus, est orientée sur la métropole de l'église liégeoise, sur la « sainte Cologne ». Cette ville, déjà au Xe siècle la plus importante de l'Allemagne, était comme la Rome du Nord. Nulle part en Allemagne il n'y avait autant de sanctuaires ni de si célèbres. Rien que dans la vieille enceinte romaine, Cologne avait une cathédrale, une collégiale (Sainte-Marie au Capitole) et quatre paroissiales; dans les faubourgs surgissaient les églises de Saint-Géréon, - la basilique des Saints d'or, comme l'appelait le peuple, - de Sainte-Ursule aux onze mille Vierges, de Saint-Séverin, de Saint-Cunibert, auxquelles venait de s'ajouter plus récemment celle de Saint-Pantaléon, dépositaire des tombeaux de saint Brunon et de l'impératrice Théophano. Il y avait là un ensemble de merveilles fascinantes. Il semble donc naturel que Liège, lorsqu'à son tour elle voulut « revêtir la robe blanche des basiliques », se soit inspirée de sa vieille métropole, et que l'art liégeois soit le disciple de l'art rhénan.

En quoi il l'imita, cela n'est pas facile à dire, étant donné que la plupart des monuments colonais d'alors ont été renouvelés. Mais la parenté artistique de Liège et de Cologne, affirmée pour le Xe siècle par les archéologues, reste vivace dans les siècles suivants: elle se prolonge par dessus l'époque romane dans l'époque gothique, et atteste l'antiquité comme la force du lien qui rattache l'art des bords de la Meuse à celui du Rhin.

Essayons de préciser, sinon les caractères de l'art notgérien, du moins les traits principaux de ses oeuvres architecturales.

Le plus frappant de tous, c'est la double abside hémisphérique de la cathédrale de Saint-Lambert (799) et de l'église Sainte-Croix (800). Tous les archéologues s'accordent à reconnaître dans cette particularité, un des traits caractéristiques de l'architecture rhénane (801). Elle influe sur la disposition de l'édifice tout entier, et même, dans une certaine mesure, sur la liturgie, à moins qu'on ne préfère l'expliquer elle-même par les nécessités liturgiques. La double abside, si l'on peut s'en rapporter aux exemples cités ci-dessus, a dû être fort répandue dans nos contrées, mais le remaniement de nos édifices religieux à partir d'une certaine époque, l'aura fait disparaître.

Un second trait de notre primitive architecture romane, c'est l'absence de voûtes: celles-ci étaient remplacées par des plafonds à la cathédrale (802), à Saint-Denis (803), à Notre-Dame de Maestricht (804) et peut-être dans d'autres église encore (805). Si Saint-Jean a eu une voûte, cela tient à sa coupole et à l'imitation d'Aix-la-Chapelle, mais, dans les débuts du gothique liégeois, les églises étaient encore munies de plafonds, témoin l'église Saint-Christophe aujourd'hui restaurée.

Je note en troisième lieu, dans les églises notgériennes l'absence de transept: aucune d'elles, si je ne me trompe n'en a eu (806).

D'autres caractères du roman rhénan ont peut-être appartenu à l'architecture notgérienne, mais nous ne sommes plus en état d'en juger. C'est ainsi, par exemple, que l'alternance des supports (piliers et colonnes), est considérée par un historien de l'art comme propre aux débuts du roman (807); toutefois, nous ne la rencontrons à Liège que dans une église, celle de Saint-Christophe, et elle est postérieure d'un bon siècle à Notger. Saint-Denis, qui date de cet évêque, repose sur des colonnes seulement.

Enfin, on veut aussi voir dans la pauvreté de l'ornementation la dernière note des édifices qui ont été élevés la période de transition du Xe au XIe siècle (808). Pour pouvoir l'affirmer des monuments liégeois, il nous faudrait avoir conservé la cathédrale notgérienne, car tout ce que savons de cet édifice nous permet de croire qu'il dépassait de beaucoup toutes les églises de Liège. A ne juger de celles-ci que par la nef et la tour de Saint-Denis, par le narthex et l'octogone de Saint-Jacques, et par l'église Saint-Barthélemy, bâties l'une et l'autre quelques années après Notger, et que nous avons conservées, nous ne sommes pas fondés à contester le jugement formulé ci-dessus. Une simplicité extrême se remarque dans ces vénérables reliques d'un passé lointain; les baies des fenêtres, les arcatures des surfaces, les chapiteaux des colonnes ne trahissent aucune recherche d'ornementation, aucun effort d'imagination, de la part de l'architecte. Un chapiteau de Saint-Barthéleiny, encore subsistant et un autre, qu'on a retrouvé dans le sous-sol de Saint-Jean, sont, à la vérité, d'un travail plus riche, sans toutefois rien présenter de cette exubérante fantaisie avec laquelle on se complaira, au XIe siècle, à orner les supports architecturaux. Au surplus, ce que les architectes appellent le remploi a été trop pratiqué dans l'architecture mosane de cette époque pour qu'on puisse attribuer une fécondité extraordinaire à la glyptique. Nous avons déjà vu que les colonnes de la Cathédrale bâtie par saint Hubert furent conservées et utilisées au porche septentrional de la cathédrale notgérienne. Un autre exemple de remploi, plus curieux encore mais plus ancien, est celui dont Folcuin de Lobbes nous a conservé le souvenir. L'église de cette abbaye fut rebâtie entre 901 et 920 par l'évêque Étienne, un des prédécesseurs de Notger, parce quelle ne répondait plus ni à la richesse de la maison, ni aux besoins du culte. Après avoir abattu de fond en comble l'édifice ancien, on le reconstruisit beaucoup plus élégant et plus beau, et l'on fit venir de partout les colonnes que les visiteurs admiraient du temps de Folcuin. De partout, c'est-à-dire, sans doute, de plus d'une villa romaine, et de plus d'un édifice des siècle carolingiens (809).

Pour terminer ces notions sur l'architecture notgérienne, il ne sera pas inutile de laisser parler ici, malgré la juste défiance qu'il inspire par ailleurs, un contemporain de la destruction de Saint-Lambert. A l'entendre, cet édifice gothique du XIIIe siècle avait conservé des fragments du sanctuaire notgérien consumé par l'incendie de 1185, et comment il en décrit l'appareil:

« Le mode de construction de cette époque était indiqué par quelques vestiges qui subsistaient dans les cloîtres avoisinant le vieux choeur.

« Cette bâtisse avait une grande ressemblance avec les constructions romaines de petit appareil, c'est-à-dire formées de petites pierres à peu près cubiques et parfois cunéiformes, environ de 3 à 4 pouces, liées ensemble par une couche épaisse de ciment.

« De tout l'entablement de cet édifice, on n'avait conservé que quelques fragments de corniches du pourtour de la nef et du cloître.

« On jugeait qu'elle reposait sur des modillons de formes très variées et souvent dune bizarrerie extraordinaire. Le uns figuraient des volutes, des feuilles, des fruits, des masques humains ou des têtes d'animaux fantastiques. Les fenêtres en plein cintre, de petites dimensions, avaient en hauteur le double de leur largeur, ce qui les faisait ressembler à des meurtrières; elles reposaient sur des pilastres larges et écrasés » (810).

Le même témoin ajoute - et cette fois je ne vois aucun motif pour lui refuser créance:

« On employa pour la construction les pierres de Sable et les moellons. Lorsqu'au siècle dernier (le XVIIIe) on examinait les vestiges des substructions de la cathédrale bâtie par Notger, on constatait que les pierres de sable provenaient de Maestricht et que le moellon brunâtre, stratifié horizontalement, le tout joint ensemble par d'épaisses couches de ciment, ne pouvait venir que d'une carrière voisine » (811).

Ce dernier détail est exact. Les moellons dont parle ici l'auteur sont en grès houillier de Vivegnis, et cette pierre a servi à la construction de tous les édifices notgériens, comme on peut le constater à Saint-Jean, à Saint-Denis, et dans les fragments de l'enceinte du Xe siècle, tout comme, un peu après, on l'employait aussi à Saint-Barthélemy (1015) et à Saint-Jacques (1016). Or, cette pierre se rencontre partout dans le sous-sol de Liège, et notre évêque n'avait pas besoin, comme Gérard de Cambrai, de parcourir à cheval les environs de sa ville jusqu'à ce qu'il découvrît enfin des carrières (812). Il suffisait de creuser où l'on voulait, sous la colline de Publémont ou ailleurs, pour mettre au jour ces matériaux en grande abondance (813), offrant d'ailleurs plus de résistance au temps que de charme au regard. Conformément à l'usage universellement suivi au moyen âge, on taillait les pierres sur place, pour éviter les frais inutiles qu'aurait causés le transport des matériaux bruts, et de là on les faisait arriver à pied d'oeuvre, toutes prêtes à leur usage (814).

En abordant l'histoire des autres arts cultivés au temps Notger, nous rencontrons d'abord une opinion assez répandue, d'après laquelle ils auraient subi à un degré prononcé l'influence byzantine. Mais les faits allégués pour établir cette manière de voir sont tout ce qu'il y a de moins probant. De ce que l'impératrice Théophano était byzantine, de ce que son frère Grégoire mourut abbé de Borcette près d'Aix-la-Chapelle, de ce qu'elle-même a eu son tombeau à Saint-Pantaléon de Cologne, peut-on tirer une conclusion fondée? Sans doute, parmi les cadeaux qu'elle apporta en Germanie en venant épouser Otton II, il a pu se trouver bien des objets d'art byzantin (815), mais en quoi les bijou et les meubles de l'impératrice auraient-ils pu révolutionner l'art occidental? Il faudrait prouver, et c'est ce qu'on ne fait pas, que l'impératrice a amené dans sa suite ou appelé auprès d'elle des artistes de son pays, que ces artistes ont travaillé chez nous et que leurs produits ont été imités par leurs émules occidentaux, mais on ne saurait pas produire un seul fait à l'appui des trois termes de cette hypothèse (816). Invoquer la circonstance que, lorsque la duchesse Hodwige de Souabe fut fiancée à l'empereur Constantin, un peintre byzantin vint faire son portrait (817), n'est-ce pas fournir la démonstration la plus complète de la pauvreté d'une thèse qui a besoin de recourir à de tels arguments?

De fait, l'art de la peinture florissait dans nos contrées de temps immémorial, et rien ne montre qu'il ait subi la moindre influence byzantine. La place qu'on lui faisait dans les sanctuaires était tout-à-fait remarquable, si on la compare avec celle qu'on lui fait de nos jours dans des églises où le culte du badigeon a si longtemps régné. Des deux côtés du Rhin, en France et en Allemagne, le peintre était le collaborateur indispensable de l'architecte, et une église n'était réputée achevée que lorsqu'elle était revêtue de sa robe de couleur. « Jusque dans les moindres villages, les églises recevaient ces ornements qui nous paraissent aujourd'hui une recherche de luxe, et qui étaient alors regardés comme une nécessité absolue. Depuis le VIe siècle jusqu'à la fin du XIIe, les églises collégiales, conventuelles, paroissiales, comme les cathédrales et les chapelles seigneuriales, reçurent des ornements et des compositions historiques dont les traces sont encore si fréquentes, etc. (818) » Voilà les constatations que faisaient, il y a déjà un demi-siècle, les archéologues français, et depuis lors, on a abondé dans leur sens. La liste serait longue des églises et des monastères qui, en Lotharingie ou en Germanie, montraient avec orgueil leurs peintures murales.

Cambrai avait, dès le IXe siècle, un peintre du nom de Madalulf (egregius pictor), qui fut appelé à Saint-Wandrile pour orner de son pinceau les murs de cette abbaye (819). A. Verdun, on admirait tout un cycle de peintures représentant la vie et les miracles de saint Paul, évêque de cette ville (820). A Trêves, le moine Sigehard, qui écrivait en 965 les miracles de saint Quiriacus, citait en témoignage une fresque dans l'église du saint, tellement vieille qu'elle était en grande partie effacée (821). A Toul, la cathédrale rebâtie par saint Gérard resplendissait de couleurs (822). A la cathédrale de Hildesheim, saint Bernward ornait de peintures les murs et même le plafond (823). L'abbaye de Reichenau faisait tracer, dans son église d'Oberzell, ce vaste cycle de scènes sacrées qui frappe encore aujourd'hui l'oeil du visiteur (824). L'art de la peinture abordait tous les genres tandis que, d'une part, il se risquait dans le portrait (825) et que, de l'autre, il retraçait les épisodes de la vie des saints, comme on l'a vu plus haut, il ne reculait pas devant la peinture d'histoire, fidèle encore en ceci à la tradition du siècle de Charlemagne (826). Dans la grande salle du palais de Mersebourg, on avait représenté la victoire d'Henri I sur le Hongrois (827), à peu près comme les Athéniens du temps de Miltiade peignaient sur les murs du Pécile la victoire de Marathon (828). Et l'évêque de Paderborn, Meinwerc, au commencement du XIe siècle, faisait représenter le triomphe remporté sur un dragon par son beau-père le comte Baldéric (829).

Il ne faudra donc pas s'étonner d'entendre parler peintures liégeoises du Xe siècle. Liège et les riches abbayes du diocèse ne faisaient que suivre le courant de la civilisation. A dire le vrai, il y avait longtemps que la peinture était en honneur à Liège, et la ville dont les environs fournissaient à la majesté impériale une de ses demeures favorites n'avait pu être étrangère aux arts. Si la destruction des monuments, jointe à celle des écrits, ne nous permet plus de reconstituer l'aspect qu'avaient alors nos sanctuaires, nous voyons, vers le milieu du IXe siècle, surgir à Liège un palais épiscopal qui éblouit le regard par la richesse de ses décorations et par la beauté de ses tableaux (830). On y trouvait notamment une chambre haute où étaient peinte les scènes du Nouveau Testament, comme à Ingelheim; depuis l'annonciation à Zacharie jusqu'à la vocation de Pierre, il n'y avait pas moins de seize sujets représentés, dont l'exécution exigeait de la composition et du dessin (831). Les vers explicatifs de ces espèces de fresques avaient été faits par Sédulius et nous sont restés. Et certes, si le palais du prince était orné de la sorte, les sanctuaires de Dieu n'étaient pas traités avec moins de sollicitude. On a donc le droit de croire que les nombreux temples qui flambèrent sous la torche des Normands virent disparaître avec eux tout un monde idéal, contemporain du grand empereur et de ses héritiers.

Mais la renaissance ottonienne était venue, et la peinture avait pris un nouvel essor à la voix des évêques bâtisseurs. Partout, dans les abbayes de ce temps, le peintre prêta son concours à l'architecte (832), et nous apprenons qu'à Lobbes, où, comme on sait, tout se faisait sous l'inspiration de Notger, le choeur tout entier, y compris la voûte, fut orné de peintures. A Liège, ce n'est pas l'art seulement que nous voyons cultivé comme ailleurs, c'est l'artiste qui va nous apparaître: un vrai artiste chrétien dont nous connaissons le nom et l'histoire, encore bien qu'un peu altérée par la légende. Arrêtons-nous un instant devant la curieuse et mélancolique figure du peintre Jean.

Jean était italien (833), et l'empereur Otton III l'avait amené d'au delà des Alpes à Aix-la-Chapelle, pour orner de son pinceau les murs de l'église carolingienne encore vierges de couleur. L'empereur aurait ensuite recommandé et en quelque sorte confié son artiste à Notger (834). Jean était une de ces âmes pieuses et recueillies pour qui l'art est une des formes de la prière, et dont le bienheureux Angelico de Fiesole est resté le représentant le plus illustre. Il était de plus, au dire d'un contemporain, le prince des artistes de son temps, et ses fresques d'Aix-la-Chapelle, bien que ternies par le temps, gardaient encore, un demi-siècle après, une triomphante supériorité sur tout ce qu'on avait peint depuis lors dans le même sanctuaire. Nul doute que ce noble artiste n'ait travaillé pour Notger, et que les peintures qu'on admirait dans la cathédrale de Saint-Lambert ne fussent dues à son pinceau. Ce qui est certain, c'est qu'il trouva auprès de Baldéric II, après la mort de son protecteur, une hospitalité non moins généreuse; il fut l'ami et en quelques manière le conseiller de cette âme sensible et éprouvée; c'est sur sa recommandation que l'évêque se décida à bâtir le monastère de Saint-Jacques, et ce fut Jean qui en orna de ses peintures le chancel. Il mourut à un âge avancé, et l'abbaye reconnaissante donna au pieux étranger l'hospitalité du tombeau (835).

Bien que le biographe de Baldéric ne nous l'ait pas dit - puisqu'il ne parle que de ce qui intéresse son héro - il n'est pas douteux que le peintre Jean ait travaille pour Notger tout aussi bien que pour Baldéric. Les églises qui surgissaient sur tous les points de la ville de Liège offraient à son zèle un champ d'action illimité. Quelles furent celles qu'orna son pinceau? Sur ce point, nous sommes aux conjectures. La cathédrale, il est vrai, n'était pas encore terminée quand mourut Notger; rien cependant ne nous empêche d'admettre qu'il aura, du vivant de ce prince, peint le choeur et d'autres parties considérables de ce grand édifice, et qu'il peut revendiquer une part dans les fresques représentant les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament (836), ainsi que d'autres sujets hagiographiques qui périrent avec la cathédrale lors de l'incendie de 1185. Quant à des peintures que Notger aura fait exécuter dans ses autres églises, à savoir Sainte-Croix, Saint-Martin, Saint-Paul, Saint-Jean et Saint-Denis, l'absence de tout témoignage à cet égard ne nous permet pas de formuler ici des conclusions: il suffit de dire qu'étant donné la place attribuée à la peinture dans la décoration des églises du Xe siècle, des travaux de ce genre n'auront fait défaut dans aucun des sanctuaires notgériens de Liège.

Il n'est pas facile de se faire, en l'absence de tout renseignement, une idée des oeuvres de Jean. Ce qui semble résulter de l'unique témoignage par lequel nous les connaissons, c'est qu'elles manquaient de solidité. Un demi-siècle s'était écoulé à peine depuis ses travaux à Aix-la-Chapelle, que déjà ils avaient perdu une grande partie de leur éclat. A Liège, ce fut pis encore: quarante ans après l'exécution de ses peintures, on les voyait, dit le chroniqueur, vieillir et se ternir. Au surplus, on ne parait pas avoir eu pour elles, à Saint-Jacques, l'enthousiasme du biographe de l'évêque Baldéric, car on ne se fit pas scrupule d'en faire disparaître une partie pour les remplacer par de nouvelles. Ajoutons que des sentences explicatives en vers accompagnaient ces oeuvres d'un art naissant. Deux de ces vers étaient relatifs à l'artiste lui-même; l'un racontait sa destinée et l'autre glorifiait ses travaux. « Le troisième Otton m'a arraché au nid de la patrie, disait le premier; et l'autre, où l'artiste s'adresait à lui-même, ajoutait: On peut voir à Aix-la-Chapelle de quoi ton pinceau est capable (837). »

La glyptique jouait un rôle bien inférieur à celui de la peinture dans les monuments religieux du Xe siècle. Malgré mes recherches, je n'ai pu découvrir qu'un seul passage où soit attestée l'existence de statues de saints dans les églises. On lit dans un auteur du XIe siècle que Giselbert, duc de Lotharingie, eut en songe une vision de saint Servais et qu'il reconnut ce saint à sa ressemblance avec sa statue d'or qui se trouvait dans l'église de Maestricht (838). S'agit-il réellement d'une statue en or, ou faut-il penser seulement à du bois doré? Je ne sais, mais je constate que, vers le milieu du XIe siècle, un chef du même saint, apparemment destiné à contenir de ses reliques, fut exécuté par des artistes pour le compte de l'empereur Henri III; les yeux étaient représentés par des escarboucles (839).

Les petits arts plastiques ont fourni leur contingent à l'ornementation des églises notgériennes, et une véritable opulence se déploie déjà dans ce qu'on peut appeler, au sens le plus large du mot, le mobilier sacré. Sans doute, les invasions normandes avaient causé de cruels ravages, et l'on ne devait plus guère trouver trace, à la fin du Xe siècle, de richesses comme celles qui furent inventoriées en l'abbaye de Saint-Trond, lors du partage de la Lotharingie (840). Mais enfin, en détruisant tant de trésors, l'ennemi n'avait pas fait périr la tradition artistique, et il y longtemps que les arts avaient repris chez nous leur vie sereine et féconde. Ajoutez à cela l'influence que doit avoir exercée l'Italie. Depuis que Otton I y était allé prendre la couronne de roi des Lombards et d'empereur, le voyage d'Italie était, pour les grands vassaux du royaume d'Allemagne, le complément d'une carrière militaire ou politique: on y allait d'une manière régulière, et Notger, on le sait, y fit jusqu'à cinq séjours, dont quelques-uns prolongé. Or l'Italie ne cessa d'être, pour les septentrionaux, la patrie de merveilles, et ce n'est pas de la Renaissance seulement que date l'admiration fervente et passionnée de cette terre privilégiée chez tous les esprits accessibles à quelque de grandeur historique, à quelque émotion d'ordre esthétique. Des natures d'artiste comme saint Bernward de Hildesheim en revenaient fécondées, et s'efforçaient de reconstituer, dans leur milieu, la beauté idéale du monde romain. Des esprits qui avaient de la culture et du goût, comme Notger, ne rapportaient pas des impressions moins vives, et l'on ne peut douter que cet entrecours incessant de l'Italie et de nos provinces ait singulièrement servi les progrès de l'art dans celles-ci. Ce n'était pas seulement le prince, c'étaient les amis et les fidèles emmenés par lui qui recevaient ainsi leur éducation artistique à la vue des chefs-d'oeuvre du génie gréco-latin. Ajoutons que la simple fréquentation de la cour était, sous ce rapport, un enseignement efficace. La cour, où les souverains rassemblaient de précieuses collections, constituait, comme on l'a dit ingénieusement, une exposition d'art permanente (841). Et c'est ainsi que tout contribuait, dans nos principautés ecclésiastiques du Xe siècle, à stimuler l'éveil artistique.

Aussi se produit-il de tous les côtés et dans tous les arts à la fois. Malheureusement, nous sommes obligés de nous contenter des maigres indications que nos sources consentent à nous fournir. En énumérant les objets que Notger donna à sa chère église de Saint-Jean-en-Ile, le biographe mentionne des voiles, des tapis, des vases, des candélabres et d'autres ustensiles. Cette énumération est bien peu complète, et il serait facile de la détailler, mais, au lieu de faire des conjectures sur ce que devait être le mobilier d'une église au temps de Notger, nous préférons emprunter à un de ses contemporains un état des travaux qu'il fit ou fit faire à Lobbes (842) pour meubler l'église nouvellement construite.

L'autel principal reçut un revêtement d'argent; des peintures murales ornèrent le choeur jusqu'à la voûte; un beau lutrin de bronze doré et argenté fut installé du cote de l'évangile; un second autel, dédié à la Sainte Croix et à tous les saints, fut également garni d'un revêtement d'argent, et surmonté d'un crucifix que l'abbé avait fait faire à grand prix et qui passait pour un chef-d'oeuvre. Une couronne de lumière en argent, couverte d'inscriptions en vers, suspendue dans la nef, et deux cloches dans la tour. Les livres liturgiques ne furent pas oubliés, ni les vêtements sacrés (843).

On a dans ces quelques mots un aperçu, sans doute incomplet mais bien suggestif, de la manière dont Notger aura meublé chacune des églises fondées par lui. Ils nous laisse entrevoir une pléiade d'artistes indigènes, parmi lesquels dut briller l'auteur du crucifix tant admiré. Il n'est pas le seul orfèvre du temps. Un contemporain de Notger, Erembert, abbé de Waulsort, (+ 1033) fabriqua de ses propre mains des ouvrages d'or, d'argent et de cuivre dont plusieurs restèrent longtemps l'ornement de la basilique abbatiale (844) Notger n'a donc pas dû être embarrassé pour trouver autour de lui l'artiste qui exécuta les croix d'or dont il fit don à ses églises, et qui portaient des inscriptions en vers, comme, par exemple, celle-:ci

Certa sains vitae Notgerum servat ubique (845).

L'usage de croix faites de métaux précieux était fréquent à cette époque; les unes étaient des croix processionnelles et on en connaît plusieurs qui étaient vantées comme des merveilles (846); d'autres étaient placées en certain nombre sur les autels, pour servir à divers usages liturgiques (847). Les artistes du métal, en ces temps, ne se bornaient pas à travailler une seule substance, et ceux qui savaient manier le marteau du batteur travaillaient le cuivre aussi volontiers que l'or. On ne faisait pas de distinction, en un mot, entre l'orfèvre et le dinandier, et c'est, comme on le sait, à un orfèvre hutois que nous devons le plus beau chef-d'oeuvre de la dinanderie qui soit conservé (848). Or, nous voyons que la dinanderie florissait au pays de Liège dès l'époque de Notger, et c'est encore une des oeuvres d'art exécutées à Lobbes, sous son haut patronage, qui va nous en fournir la preuve.

Voici en quels termes Folcuin décrit le lutrin dont il a été parlé ci-dessus:

« Il fit faire un ambon pour y chanter l'évangile. Cet ambon se composait d'une cuve formée de quatre demi-cylindres disposés en croix. Les quatre faces de bronze, travaillées au marteau, étaient, conformément à la fantaisie de l'artiste, couvertes de ciselures, de dorures et réunies par des montants argentés. Du côté du septentrion, l'ambon portait un pupitre en forme d'aigle coulé en bronze, magnifiquement doré, qui pouvait fermer les ailes ou les étendre afin de recevoir le livre des évangiles. Le cou se mouvait à volonté au moyen d'un mécanisme ingénieux: l'oiseau semblait, en quelque façon, prêter l'oreille au chant du diacre; il exhalait en même temps des nuages de parfums, produits par l'encens jeté sur des brasiers allumés qui étaient cachés dans l'intérieur du corps » (849).

Cette oeuvre d'art, qui représente une somme considérable d'expérience acquise et de traditions professionnelles, fut achevée entre les années 972 et 990 (850). Que penser, dès lors de l'hypothèse d'après laquelle les artistes mosans auraient appris la pratique de leur art à Hildesheim, où ils passaient en allant s'approvisionner de cuivre à Goslar et en revenant (851)? Cette opinion, à première vue, n'est nullement insoutenable. En effet, l'antiquité de l'art de Hildesheim est beaucoup mieux attestée que celle de l'art liégeois; on peut suivre ses traces jusqu'en plein IXe siècle (853). Saint Bernward, le génial organisateur du mouvement artistique dans sa ville épiscopale, n'y a donc pas créé, mais seulement développé et continué des traditions antérieures à lui: il est vrai qu'il a pris dans les arts plastiques un rang assez éminent pour que son oeuvre retint l'attention et suscitât l'émulation des étrangers qui passaient par sa cité. Mais, par contre, il n'est guère probable que les Mosans aient visité Hildesheim avant la fin du Xe siècle, attendu que les mines de cuivre de Goslar, qui les y amenaient, ne furent pas découvertes avant la fin du règne d'Otton-le-Grand (854). D'autre part, saint Bernward n'est monté sur le siège épiscopal qu'en 993, et son activité artistique n'a pu se donner carrière qu'après cette date. Or, plusieurs années auparavant, le chef-d'oeuvre décrit par Folcuin occupait déjà sa place dans le choeur de l'église de Lobbes.

L'art mosan ne doit donc rien, quoi qu'on en ait dit, à celui de la Basse-Saxe. C'est bien plutôt ce dernier qui a été l'élève de l'art lotharingien et français, s'il est vrai qu'Ebbon de Rems, devenu évêque de Hildesheim, y a introduit une bonne partie de la culture occidentale (855). Et sans attacher plus d'importance qu'il ne faut au texte des chartes dinantaises qui faisaient dater de Charlemagne les origines de la batterie de Dinant (856), on a le droit de croire que si cet art est indigène quelque part, c'est bien plutôt dans la vallée de la Meuse, riche en métaux et peuplée dès l'époque romaine par une population industrieuse, que dans une contrée encore barbare pendant les premières années du IXe siècle, et dans une ville qui ne fut tirée du néant que sous Louis-le-Débonnaire. Sans doute, nous ne rencontrons pas encore de dinandiers au pays de Liège pendant le IXe siècle, mais nous y rencontrons des fondeurs de cloches, dont l'art a une singulière parenté avec le leur. Déjà sous l'abbé Hartbert (835-864), un fondeur picard, venu de Corbie, exécutait dans l'abbaye de Lobbes une cloche qui portait ce vers:

Hartberti imperio componor ab arte Paterni (857).

Nous ne passerons pas en revue tous les arts décoratifs et plastiques qui ont pu fleurir sous Notger, mais dont il ne nous reste pas de trace. Toutefois, nous arrêterons encore un instant l'attention du lecteur devant une oeuvre remarquable que nous avons conservée, et qui est due à l'initiative du grand évêque. C'est le précieux ivoire en haut relief qui, depuis un temps immémorial, forme le centre de la couverture du volume connu sous le nom d'évangéliaire de Notger (858). On avait l'habitude, à cette époque, d'orner richement d'ivoires et d'autres oeuvres d'art les évangéliaires destines à être portés en grande pompe dans les processions solennelles; il semble bien que l'évangéliaire de Notger ait servi à cet usage (859).

J'en emprunte une description analytique à la plume savante de l'historien de l'art mosan:

« Au centre de la composition apparaît le Christ, entouré d'une gloire. Assis sur un siège faiblement indiqué, et qui n'est peut-être qu'un arc-en-ciel, il a la tète entourée du nimbe crucifère. Il bénit de la main droite, à la manière latine, tandis que, de la gauche, il tient un livre appuyé sur ses genoux - - - En dehors de la gloire, on voit, dans les angles, les emblèmes des quatre évangélistes posés sur des nuages. Enfin, dans la zone inférieure, se trouve Notger lui-même; il est représenté au moment où il vient de quitter sa cathedra d'évêque pour offrir au Christ, en mettant un genou en terre devant un autel à ciborium, le livre des évangiles qu'il a fait écrire. Chose assez bizarre, le naïf tailleur d'images a donné un nimbe à Notger, et il ne l'a pas fait carré, comme c'était l'usage en Italie pour les personnes de haut rang encore vivantes (860). Cet attribut de la sainteté contraste d'une manière assez frappante avec les deux hexamètres qui se lisent sur l'encadrement de ce relief:

En ego Notkerus peccati pondere pressus

Ad te flecto genu qui terres omnia nutu. » (861).

Outre ce morceau d'un si grand intérêt historique, l'on conserve encore, dans le trésor des églises Notre-Dame de Tongres et Saint-Paul de Liège, deux ivoires dont l'exécution, au dire de l'auteur que nous venons de citer, trahit le Xe siècle, et qu'il ne serait pas téméraire, peut-être, de dater aussi du règne de Notger. Celui de l'église de Tongres, représentant le Christ en croix avec divers personnages, est particulièrement instructif sous ce rapport: je ne sais quelle noblesse et quelle majesté dans l'attitude du principal personnage, jointe à un certain aspect dramatique des scènes, et à un faire tout spécial, m'induisent à croire qu'il est de la même main qui a esquissé l'image de Notger à genoux. M. Helbig incline à cet avis; selon lui, les deux oeuvres ne sont pas seulement de ta même école, il est porté à y voir la main d'un artiste obéissant aux mêmes traditions, vivant dans le même courant d'influences » (862)

L'ivoire de Notger n'est pas la seule oeuvre d'art qui nous soit restée de l'époque de ce grand homme; un monument plus fragile mais non moins intéressant, c'est son sceau, attaché en placard à l'original de la Vie de saint Landoald, aujourd'hui aux archives de l'État à Gand. Ce sceau rond en cire blanche, le plus ancien sceau épiscopal du Lothier (863), représente le buste d'un personnage ecclésiastique imberbe, à chevelure bouclée descendant jusqu'en dessous des oreilles et séparée en deux par une raie au milieu de la tête. II est vêtu d'une robe largement échancrée au cou, avec des manches assez amples se resserrant aux poignets. Dans la main gauche, il porte un volume sur lequel vient reposer aussi la main droite, avec un geste rappelant celui de l'ange qui, dans l'ivoire de Notger, représente le premier évangéliste. Alentour, on lit cette devise, dont les deux premières lettres sont effacées: NODKERVS EPS. Toute la figure, bien que déjà un peu fruste, est pleine de naturel et d'aisance (864). Rapproché de l'ivoire que nous avons décrit ci-dessus, le sceau de Notger révèle un art sobre et déjà maître de lui, aux lignes pleines d'ampleur et de vie, infiniment supérrieur aux figures gauchement hiératiques de la plupart des monuments de l'époque. On comprend qu'une région où, à une époque si haute, s'affirmait déjà cette vitalité esthétique ait pu produire, quelques générations plus tard, le noble artiste auquel on doit les fonts baptismaux de Saint-Barthélemy.

Ici s'arrête notre revue de ce que nous serions tenté d'appeler l'art notgérien. On le voit, si peu que nous en connaissions, il donne l'impression d'une vie intense et d'une réelle fécondité. Il est permis de l'affirmer: l'activité de Notger dans le domaine des arts, si nous en connaissions toutes les manifestations, nous paraîtrait aussi remarquable que dans celui de l'enseignement public. Malheureusement, le peu qui nous en reste ne sont que des épaves échappées à une grande et irrémédiable catastrophe. Le Xle siècle ne devait pas s'écouler sans qu'à deux reprises le marteau s'abattit sur tant d'oeuvres gracieuses et naïves dans lesquelles nous aimerions à saluer aujourd'hui les préludes de l'art liégeois.

En 1071, pour payer l'inféodation du comté de Hainaut, l'évêque Thiéoduin mit au pillage les trésors des églises de son diocèse (865). Un quart de siècle après, l'évêque Otbert acheva l'oeuvre de Théoduin. L'évêque Otbert, qui venait d'acheter le château de Bouillon au prix de treize cents marcs d'argent (866), ne recula pas devant une mesure radicale: il dépouilla la cathédrale et toutes les églises de son diocèse de tout ce qu'elles possédaient en objets d'or et en pierres précieuses. Rien ne fut épargné, pas même les lutrins, pas même les châsses, pas même les autels, pas même les couvertures des livres rituels (867). Tout fut arraché, gratté, brisé, fondu, et c'est ainsi que disparurent à jamais tous les produits éphémères d'un art dont les rares fragments conservés attestent la jeunesse pleine d'avenir. Il nous est resté l'ivoire décrit ci-dessus: s'il a été sauvé, c'est apparemment parce que les chanoines de Saint-Jean, à qui Notger l'avait légué, le considéraient comme une relique de leur fondateur.


CHAPITRE XVI

NOTGER ECRIVAIN

Notger peint par Vieillevoye au Palais Episcopal de Liège


Qu'un homme qui déploya pendant toute sa carrière un zèle ardent et éclairé pour le progrès des lettres les eût cultivées lui-même, il n'y aurait à cela rien d'étonnant. On n'alléguera pas, à l'encontre de cette supposition, les multiples tracas que devait lui causer l'administration combinée de son diocèse et de sa principauté, jointe à ses absorbantes occupations à la cour et à ses nombreux voyages à l'étranger. On a vu comment il utilisait les voyages même pour le profit de ses élèves; au surplus, avec son goût pour la retraite, il devait trouver, jusque dans ses années les plus remplies par la politique, plus d'une heure pour les travaux intellectuels. Aussi tous les érudits ont-ils été d'accord pour lui assigner sa place parmi les écrivains du moyen-âge, et l'histoire littéraire de la France, sanctionnant en quelque sorte ce jugement unanime, lui a-t-elle consacré une notice détaillée (1). Voyons ce que nous en devons penser.

Nous savons, par le témoignage du Vita Notgeri, que la studieuse retraite de notre grand évêque à Saint-Jean en Ile était occupée, du moins en partie, à des travaux littéraires. « C'est là, nous dit cet ouvrage, qu'il dictait à ses tabellaires et à ses copistes ce qu'il avait à écrire (2)». Et, pour ne laisser aucun doute sur la vraie portée de ses expressions, l'auteur ajoute immédiatement qu'il a vu en original un des écrits de Notger, conservé à l'abbaye de Saint-Bavon de Gand, et qui est digne, par l'ampleur de son style, d'un si auguste personnage (3). Ce témoignage a une valeur qu'il serait difficile de méconnaître: rendu au siècle même où vivait Notger, par un auteur liégeois fort au courant de la tradition conservée dans les milieux ecclésiastiques de Liège, il pourrait, à première vue, être tenu pour décisif. Et il n'est pas étonnant que maint érudit eu ait conclu, sans plus, que réellement Notger a manié la plume et laissé des oeuvres littéraires.

La question, toutefois, n'est pas d'une solution si aisée, comme on va le voir à l'instant.

Il existe trois écrits qui ont été attribués avec plus ou moins de vraisemblance à Notger. Ce sont la Vie de saint Remacle, la Vie de saint Landoald et la Vie de saint Adelin. Chacun de ces ouvrages a, en quelque sorte, son histoire et exige une étude spéciale.

Le plus ancien des trois est la Vie de saint Remacle.

Il existait à Stavelot, depuis le IXe siècle, une Vie de saint Remacle assez indigente, et composée en grande partie à l'aide des Vies de saint Lambert et de saint Trond (4). Dans la seconde moitié du Xe siècle, on trouva cet écrit insuffisant sous le double rapport du style et des l'enseignements historiques. L'abbé Werinfrid s'adressa alors à Notger, en le priant de remanier et de compléter cette biographie. Notger consentit à se charger de cette mission, et nous pouvons, en comparant son écrit à celui qu'il a révisé, - tous les deux nous ont été conservés - nous rendre compte de la manière dont il l'a remplie. Tout ce que le Vita primitif contenait de renseignements historiques est repris, parfois d'une manière littérale, dans l'oeuvre mise sous le nom de Notger, mais celle-ci ne se contente pas de ces emprunts; elle veut tracer un tableau général du temps où vivait saint Remacle, elle utilise les données fournies par des sources qui n'ont pas été à la disposition du premier biographe, telles que le Liber Historiae Francorum, les vies de saint Remi, et de saint Amand, le diplôme de fondation de l'abbaye de Cugnon; elle ne se fait pas faute non plus de développer considérablement certains thèmes hagiographiques favoris, tels que, par exemples celui des adieux du saint à ses fidèles au moment où il part pour le monastère, et quand il est sur le point de mourir (5)

Quand l'oeuvre fut terminée, Notger l'envoya à Werinfrid avec une lettre-préface dans laquelle, parlant à la première personne, il fait un court historique de son écrit. Or, Werinfrid ayant porté la crosse abbatiale depuis 962 jusqu'en 980 au plus tard (6), il s'ensuit que la composition du Vita Remacli se place entre 972, année de l'avènement de Notger, et 980, mais plus près, sans doute, de cette dernière année puisque le grand travail de compilation auquel l'auteur assure s'être livré a dû coûter un temps assez considérable. Voici maintenant comment Notger parle lui-même de ouvrage « Vous m'avez envoyé un petit écrit relatif vie de votre patron, vous plaignant de ce que, grâce à l'incurie de vos prédécesseurs, sa biographie soit trop succinte au regard de ses grandes actions. En même temps, vous m'avez prié de faire non seulement amplifier, mais retoucher cet écrit sous le rapport du style, attendu qu'il existe d'autre part quantité de renseignements sur votre saint et que, grâce à votre cartulaire, on n'en ignore pas la chronologie (7) ». Puis, après quelques compliments à l'abbé de Stavelot, il continue en ces termes: « Pour que ce travail entrepris par nous, à votre demande, ne reste pas infructueux, nous ne nous sommes pas borné à l'histoire de saint Remacle, mais nous avons recueilli les actes de tous les autres évêques qui ont occupé notre siège, autant que nous avons pu le faire jusqu'à notre temps, et nous extrayons de ce travail, pour vous l'envoyer, la vie de votre saint patron (8) ».

Ceci mérite explication.

En parlant d'un ouvrage qu'il aurait fait sur l'histoire de tous les évêques ses prédécesseurs, et duquel il extrairait la Vie de saint Remacle qu'il envoie à Werinfrid, Notger fait allusion à la Chronique des évêques de Tongres, Maestricht, et Liège d'Hériger, composée sous ses yeux et avec son appui parle célèbre abbé de Lobbes. Il semblerait, à prendre la préface au pied de la lettre, que cette Chronique était alors déjà, composée tout entière et que Notger en détacha la Vie de saint Remacle pour la donner à l'abbé de Stavelot. Il n'en est rien. En réalité, la Vie de saint Remacle fut écrite à part, assez longtemps avant le reste de la Chronique d'Hériger, et il s'en est conservé des exemplaires (9). Cette Vie, munie de sa préface propre, fut postérieurement intercalée tout entière et sans changement dans le Gesta episcoporum leodiensium, qui semble n'en être que l''introduction, et avoir été composé pour lui en donner une. La Vie fut si bien écrite pour Stavelot que, parlant de ce monastère, l'hagiographe l'appelle nostra ecclesia (10), et l'on retrouve encore aujourd'hui la trace de la soudure qui la rattache à la chronique.

Or, qui est l'auteur du travail de remaniement fait au Vita Remacli? Ce n'est pas Notger: il prend la peine de nous le dire, et cela dans le passage même qui est souvent allégué pour lui en attribuer la paternité. « Vous m'avez demandé, écrit-il à l'abbé de Stavelot, de faire non seulement amplifier, mais retoucher cet écrit au point de vue du style: non modo examplari verum aliquanto lepidius madarem poliri. » Ce mandarem marque avec la plus entière précision la part de Notger dans le travail entrepris sous ses auspices par son fidèle Hériger (11). Notger a été l'inspirateur, si l'on veut, mais il n'a pas tenu la plume, et c'est son historiographe en quelque sorte attitré qui a d'abord écrit la vie de saint Remacle, et qui a ensuite fondu ce travail dans sa compilation sous forme de chronique (12).

Passons au Vita Landoaldi (13). L'original de cet écrit, que l'auteur du Vita Notgeri, comme on l'a vu, avait lu vers la fin du XIe siècle à l'abbaye de Saint-Bavon à Gand, existe encore il est conservé précieusement, comme je l'ai dit plus haut (14), aux archives de l'État dans cette même ville. L'ouvrage est transcrit tout entier sur une seule grande feuille de parchemin à plusieurs colonnes. Dans la préface, Notger, parlant en son nom personnel, envoie l'ouvrage à l'abbé Womar de Saint-Bavon; il dit l'avoir composé à la demande de ce prélat; il le date de juin 980, année même de la translation des reliques de saint Landoald à Gand. Quelle paternité pourrait sembler plus authentique? Toutefois, la question change bien de face quand on lit un ouvrage anonyme: la Translation de saint Landoald, qui est contemporain des faits et dont l'auteur est très probablement un moine de Saint-Bavon (15). Dans cet écrit, nous voyons que l'abbé Womar avait envoyé à Notger quelques frères de sa maison, pour le prier de recueillir de la bouche de ses prêtres et de mettre par écrit tout ce qu'il pourrait apprendre de l'histoire des saints de Wintershoven. L'évêque réunit un synode où un grand nombre de prêtres et de clercs vinrent raconter les miracles qui avaient été obtenus, à leur connaissance, par l'intercession desdits saints. Et, continue notre biographe, « sur l'ordre de l'éminent pontife, on fit un recueil de tous les miracles qui venaient d'être divulgués. Hériger, le savant musicologue, en rédigea le récit en termes succincts, mais élégants et clairs. Cette narration, garantie par l'autorité de l'évêque et scellée de son sceau, fut envoyée soigneusement à l'abbé et aux moines de Saint-Bavon » (16).

On le voit, ce simple récit met à néant les titres de Notger à la paternité du Vita Landoaldi, et nous donne une idée des plus nettes de la manière dont les choses se sont passées. Notger a joué un rôle actif dans l'enquête qui a abouti à la rédaction du Vita; il a réuni un synode exprès pour cet objet, il a fait parler de nombreux témoins, il a fait recueillir les témoignages par écrit, puis il a confié la rédaction de la Vie du saint à son fidèle Hériger; enfin, pour donner à l'ouvrage, ainsi composé, toute l'autorité possible, il a voulu s'en porter garant et le revêtir de son sceau. Quoi d'étonnant si une collaboration si intense a pu être confondue par la postérité avec une paternité réelle, et si l'auteur du Vita Notgeri, qui a lu à Gand l'original du document, a cru devoir l'attribuer au grand évêque? Nous voyons qu'il n'en est rien et que le Vita Landoaldi est de la plume d'Hériger. Ainsi l'on s'explique que la préface de cet ouvrage reproduise presque mot pour mot celle du Vita Remacli (17): l'auteur croit pouvoir se copier lui-même. Supposer que Notger, s'il était en réalité l'auteur du premier de ces écritt eût été d'une telle indigence intellectuelle qu'il se trouvat réduit à se faire le plagiaire de son ami, c'est une hypothèse presque injurieuse pour ce grand homme, et dont l'invraisemblance achève notre démonstration. L'histoire de la composition du Vita Landoaldi nous offre le pendant de celle du Vita Remacli. De part et d'autre, un abbé s'adresse à l'évêque de Liège pour qu'il lui rédige ou fasse rédiger la Vie de son saint; de part et d'autre, L'évêque défère à ce voeu et prend si bien sous son patronage l'oeuvre de son chroniqueur, qu'on la lui a attribuée à lui-même.

Nous arrivons au Vita Hadalini (18). Il est postérieur au Vita Remacli, puisqu'il y renvoie expressément le lecteur (19). Chose curieuse, tous les érudits, même ceux qui dénient formellement à Notger la paternité des deux ouvrages précédents, sont d'accord pour lui laisser celui-ci (20). A la vérité, les raisons qu'ils en donnent ne sont rien moins que probantes, et la meilleure est peut-être qu'ils ne trouvent aucune preuve certaine qu'il soit d'Hériger. Mais ce qui plaide pour la paternité de ce dernier, c'est d'abord l'analogie des deux cas semblables que nous venons d'étudier. S'il est acquis que Notger couvrait du patronage de son nom les écrits de son chroniqueur, n'est-il pas vraisemblable que le Vita Hadalini a été de sa part l'objet de la même faveur que les Vies de saint Remacle et de saint Landoald? Il y a, d'ailleurs, une présomption grâve, pour ne pas dire une preuve décisive en faveur d'Hériger: c'est que, cette fois encore, la préface est un emprunt manifeste à celle du Vita Remacli, qui est de l'abbé de Lobbes, et qui se trouve au chapitre 40 de la Chronique de ce dernier (21). II faut redire ici, comme ci-dessus, qu'on n'imagine pas Notger se faisant le plagiaire de son historiographe. Car pourquoi, s'il n'avait pas été capable de tirer de son propre fonds les éléments d'une pauvre préface, n'aurait-il pas abandonné à la plume expérimentée d' Hériger le soin d'écrire la Vie de saint Adelin comme il avait écrit celles de saint Remacle et de saint Landoald?

Il est vrai que la préface de la Vie de saint Adelin parle de Notger en termes d'une grande humilité (22), et on ajoute qu'il est impossible qu'un autre que Notger ait pu tenir ce langage. Nous en tombons d'accord, aussi est-ce bien Notger qui le tient, encore que ce soit par la plume de son ami Heriger.

A la vérité, on ne comprend pas facilement aujourd'hui qu'un prince ait pu s'attribuer les oeuvres d'un de ses subordonnés. On n'est pas éloigné de considérer cela comme une spoliation et presque comme une fraude. Mais les gens du Xe siècle n'avaient généralement pas nos préoccupations littéraires. En mettant sous son nom les productions d'Hériger, Notger était convaincu qu'il leur faisait un grand honneur, et c'était aussi, à n'en pas douter, l'opinion de Hériger (23). Ce n'est d'ailleurs pas la seule fois qu'au moyen-âge un évêque en use ainsi envers un ouvrage pour en augmenter le crédit. Lorsqu'en 1120, les deux premiers livres de la Vie de saint Arnoul d'Oudenbourg, écrits par Hariulf, moine de Saint-Riquier, furent produits au concile de Soissons, Lisiard, évêque de cette ville, consentit, à les laisser mettre sous son nom pour leur donner plus d'autorité (24).

Faut_il en conclure que Notger n'est pour rien dans le triple travail hagiographique dont il vient d'être question? Non. S'il n'y avait pas eu sa part, les écrits de Hériger ne figureraient pas régulièrement sous son nom, et un patronage si fidèlement accordé ne suppose-t-il pas déjà quelque chose de plus? Pourquoi Notger, qui était grand clerc et qui, nous le savons, écrivait à ses heures, n'aurait-il point participé aux oeuvres auxquelles il s'intéressait le plus? On reste donc dans les limites de la vraisemblance en admettant qu'il a été le collaborateur de Hériger dans une mesure qui nous est inconnue.

Quoi qu'il en soit, Notger a cultivé les lettres avec ferveur, et on le savait si bien dès les premières années de son pontificat que de Saint-Bavon, de Stavelot et de Celles (25), on s'adressait à lui pour un travail littéraire dont on était incapable dans ces maisons. Il fut le Mécène des lettrés de son temps; c'est lui, pourrait-on dire, qui leur a mis la plume à la main, ou qui, tout au moins, les a puissamment encouragés à écrire. Quand Richer de Gembloux écrivit la vie en vers de l'abbé Erluin, (+ 986 ou 987) aujourd'hui perdue, c'est à Notger qu'il la dédia (26). L'évêque de Liège, par cette protection qu'il accordait aux travaux de l'esprit, n'était pas, - quoique dans une mesure plus modeste, - un indigne successeur de Charlemagne et de saint Brunon.



CHAPITRE XVII

VIE PRIVÉE ET MORT DE NOTGER


Nous ne connaissons de Notger que l'homme d'État, le pontife et le lettré; nous ne pouvons le suivre dans sa vie intime pour y surprendre le secret d'une nature si puissante. Il n'a pas eu, comme son ami saint Bernward, un biographe qui aurait raconté sa carrière au lendemain de sa mort et qui aurait pu tracer de lui un portrait d'après nature. Mais, nous l'avons vu plus d'une fois, ces illustres pontifes du Xe siècle sont des natures fraternelles: la pratique des mêmes vertus et l'accomplissement des mêmes devoirs établit entre eux des ressemblances bien intéressantes. Nul doute que si nous étions mieux renseignés, nous serions en état d'esquisser d'une journée de Notger un programme à peu près identique à celui d'une journée de Bernward.

Celui-ci, levé avant le jour, vaquait d'abord à l'office de matines, se recouchait, se levait ensuite pour aller prendre part aux autres offices de l'église, puis tenait son chapitre où il s'occupait d'expédier les affaires ecclésiastiques. A neuf heures, il chantait sa messe, après quoi il examinait les causes qu'on lui déférait et principalement celles des opprimés. Puis venait l'heure de l'aumône, à laquelle il procédait avec le concours d'un de ses clercs, spécialement chargé de ce ministère de la charité: il nourrissait plus de cent pauvres par jour. Après cela, l'ami des arts satisfaisait sa passion en allant visiter les divers ateliers où l'on travaillait pour lui le métal et appréciait les ouvrages en cours de fabrication. Enfin, à trois heures de l'après-midi, il prenait son repas avec les chanoines, en écoutant la lecture règlementaire (1).

La vie privée de Notger, si nous ne voulons pas en juger d'après les lois de l'analogie, nous restera inconnue. Une seule fois son biographe consent à lever le voile qui la couvre, et alors se déroule devant le regard un tableau plein de charme. Voici comment, deux ou trois générations après sa mort, le Vita Notgeri nous l'esquisse: « Quand il pouvait se dérober au fardeau des affaires pour chercher un peu de repos, il aimait à se retirer à Saint-Jean. Là, dans une maison qu'il s'était fait bâtir contre le cloître intérieur, il était efin chez lui. Il s'y retrouvait comme à son foyer domestique, et il s'y livrait à la prière, à l'étude, à la visite des malades, au soulagement des pauvres. C'est là aussi qu'il aimait à dicter à ses notaires et à ses copistes ». C'est tout, mais combien expressifs sont, dans leur simplicité, ces souvenirs recueilli tout chauds encore, si l'on peut ainsi parler, par un narrateur pieux, dans l'asile même qui avait si souvent abrité la studieuse retraite du prélat!

Ainsi se laisse entrevoir ou deviner un Notger nouveau, ou du moins un Notger que nous n'avons encore connu qu'imparfaitement. Dans ce milieu semi-monastique de Sain Jean, dans cette poétique retraite aux bords de la Meuse, en face des verdoyantes collines qui y faisaient un coude comme pour embrasser le fleuve et le sanctuaire dans une étreinte joyeuse, ce n'est plus l'homme de gouvernement et de combat, c'est le chrétien et le prêtre qui nous apparaît. Nous aimons à découvrir, sous la féconde activité de cette nature intrépide et généreuse, ce fond de piété fervente et de pur esprit religieux qui en est l'inspiration assidue. Aux heures bénies de l'existence où il lui est donné d'être tout-à-fait lui-même, ce qui fait ses délices, c'est, avec le culte de lettres, la méditation des vérités éternelles et la pratique dune indéfectible charité (2).

Il faut noter ce trait, qui éclaire d'une chaude lumière toute la physionomie du grand homme et qui lui restitue son cachet de réalité historique. Le prince au bras fort et à l'esprit délié, le redoutable justicier devant lequel tremblent les pervers, le démolisseur de châteaux, le fondateur de villes, le conseiller des empereurs, l'infatigable ouvrier de civilisation que nous avons vu à l'oeuvre dans tous les domaines, c'est, avant tout, un homme de prière et de solitude, qui renouvelle sa vigueur morale dans la retraite religieuse et dont la pensée est orientée sur l'éternité. Qu'on ne s'y trompe point: dans ces types d'évêques politiques parmi lesquels les princes de la maison de Saxe trouvaient tant de zélés collaborateurs, et en qui il pourrait sembler que le prêtre et le chrétien doivent être absorbés par l'homme d'État, c'est, en dernière analyse, la piété qui est la ligne maîtresse de la physionomie et le principe de toute l'activité. Ces ouvriers du royaume de Dieu se sont souvenus de la parole du Sauveur: Regnum Dei intra vos est, et c'est l'harmonie de leur vie intérieure, réglée sur les préceptes divins, qui se traduit avec tant de puissance et d'éclat dans leurs actes publics.

Selon toute apparence, c'est dans sa chère maison de Saint-Jean, à l'ombre des voûtes dédiées au disciple bienaimé, que le vieil évêque de Liège attendit la mort. Il avait achevé sa double carrière dans les fatigues et les épreuves: maintenant, ses labeurs terminés, l'oeuvre était devant lui dans toute sa fraiche jeunesse, et il pouvait se réjouir des proportions et de la vigueur qu'il lui avait données. La nation liégeoise était née. Elle entrait dans l'histoire pour s'y dérouler, pendant huit siècles, avec une vitalité merveilleuse. Elle allait faire voir au monde, dans un petit pays, l'alliance féconde de la religion avec le génie de la liberté; elle allait, mieux que beaucoup d'autres, montrer à l'Europe qu'il fait bon vivre sous la crosse, et que la houlette du pasteur pèse moins sur les peuples que le sceptre des rois. Lorsque, de sa retraite située un peu à l'écart de la ville, le créateur du nouvel État regardait vers sa cathédrale, qu'il avait en face de lui, il la voyait surgir vers le ciel comme le gigantesque symbole de l'oeuvre à laquelle il avait consacré sa vie, et il se disait peut-être qu'après une existence qui avait valu la peine d'être vécue, il n'y avait pas d'amertume à mourir.

Au surplus, la mort ne le prit point au dépourvu. Attentif à tout, il avait eu soin de faire son testament; mais, par un scrupule d'humilité, nous dit son biographe, il ne voulut le montrer à personne de son vivant (3), et c'est sa mort seulement qui révéla ses dernières volontés. Il avait légué ses cendres à l'église Saint-Jean l'Évangéliste (4). Parmi les souvenirs qu'il lui laissa, il nous en est resté un: c'est son bel évangéliaire. Nous avons déjà décrit l'ivoire de ce précieux manuscrit; celui-ci lui-même nous offre une de ces recensions du Nouveau Testament que Charlemagne fit multiplier par ses copistes et qu'il répandit dans tout son empire, pour éliminer peu à peu les textes fautifs alors en usage. Ce livre doit être doublement cher au patriotisme liégeois, et commme un des plus anciens monuments de l'art national, et pour avoir été le livre de chevet du père de la patrie. (4).

Notger n'oublie pas ses autres églises; il est fort probable qu'à toutes il voulut laisser quelque libéralité, pour que toutes se souvinssent de lui dans leurs prières. Du moins, nous savons qu'il avait fondé un anniversaire à Saint-Lambert, imputé sur des vignes et sur des terres à Fragnée (5), et un autre à Saint-Denis, exonéré par deux moulins situés suir le Torrent, un des canaux du bras de la Meuse approfondi par lui, dans les environs de l'église (6). Le jour de son anniversaire, on distribuait aux chanoines présents le vin et le blé de la fondation, ainsi que nous l'apprennent les obituaires de ces deux maisons.

II mourut le 10 avril 1008, après trente-six ans d'épiscopat, et sa mort - est-il besoin de le dire? - fut un deuil public (7).

Ce n'est pas seulement la ville de Liège, mais toute la nation qui voulut assister à ses funérailles. Elles furent longues et solennelles, et elles eurent lieu successivement dans toutes les églises de Liège qu'il avait fondées, chacune voulant donner un dernier témoignage de reconnaissance et d'affection à son bienfaiteur en offrant pour lui le sacrifice divin. La funèbre cérémonie dura donc cinq jours entiers (8). Le corps, qui avait été préalablement embaumé (9), fut transporté le premier jour à la cathédrale, le second à Sainte-Croix, le troisième à Saint-Martin, le quatrième à Saint-Denis, le cinquième à Saint-Jean_Évangéliste (10). Ensuite, les précieux restes furent déposés dans la tombe que Notger avait choisie lui-même, à l'angle de la crypte de la chapelle Saint-Hilaire, c'est-à-dire au côté septentrional de l'octogone. Plus tard, au XIIe ou au XIIIe siècle, on lui érigea un cénotaphe sous la tour, et ce monument fut renouvelé assez richement en 1566. La création de ce cénotaphe, comme il arrive souvent, fit oublier le tombeau véritable; de bonne heure on prit le cénotaphe pour le tombeau, et Jean d'Outremeuse, en propageant cette erreur, lui assura un crédit sans partage auprès des Liégeois. Aussi, lorsqu'en 1633 on voulut exhumer les restes de Notger, on fut surpris de ne pas les trouver dans le monument sous la tour. On s'avisa alors seulement de relire la vie de Notger, et de fouiller à l'endroit où il avait été enterré en réalité. Mais, par une rare malchance, trompés par les documents altérés qu'ils consultèrent, les chanoines de Saint-Jean se persuadèrent que le tombeau se trouvait, non dans la chapelle de Saint-Hilaire, mais en dehors et à côté de celle-ci, et les fouilles qu'ils firent à cet endroit aboutirent à l'exhumation d'un squelette qui fut pris à tort pour celui de Notger. On recueillit précieusement ces ossements d'un inconnu et on les conserva dans un coffre dans la sacristie, où ils sont encore (11).

La terre continue donc, selon toute apparence, de garder les restes sacrés de l'homme qui, au même degré que saint Lambert, a été le fondateur de la ville de Liège. Enterrée de plus en plus profondément par l'exhaussement progressif du sanctuaire de Saint-Jean, qui était au niveau du sol en l'an 1000 et auquel on accède aujourd'hui par huit marches, la tombe de Notger n'a pas livré son secret et le fondateur de la principauté de Liège repose dans la paix inviolée de soi sanctuaire de prédilection.

Notger laissa une mémoire entourée d'une vénération universelle.

Déjà ses contemporains professaient pour lui ce sentiment. Folcuin de Lobbes, à qui l'on ne peut pas reprocher l'adulation, regrette de ne pouvoir, parce qu'il est vivant, le louer selon ses mérites, et déclare qu'il est rempli de l'esprit de Dieu (12). Le meilleur éloge que l'auteur du Vita Balderici trouve à faire de son héros, c'est de dire qu'il marcha sur les traces de son prédécesseur, que la ville de Liège n'a pas mérité de posséder plus longtemps (13). Anselme, le chroniqueur laconique, si pressé d'arriver à son héros favori Wazon, s'arrête en passant devant la figure de Notger et lui rend un témoignage ému.

« Plein de mansuétude pour les pauvres et pour les gens de bien, terrible envers les riches et les factieux, digne à la fois d'admiration, de vénération et d'amour, il fut le patient précepteur des ignorants, le bâton des vieillards et l'éducateur de la jeunesse. Prudent, circonspect, discret, éloquent, il inspira la plus grande confiance aux papes et aux empereurs. Jamais il n'accorda la moindre place à l'inaction et à la torpeur ni chez lui ni chez les autres, et il laissa des disciples dignes de lui, parmi lesquels il suffit de nommer l'incomparable Wazon » (14). Voilà, en substance, le langage d'Anselme. Sigebert de Gembloux, à son tour, paie à Notger un tribut d'admiration et de respect (15). Un poète liégeois du XIe siècle célèbre son zèle pour la prédication de l'Évangile, son ardent amour de la justice, sa charité, son hospitalité (16). Le Vita Notgeri fait écho à tous ces éloges et les reproduit à son tour (17). L'auteur anonyme de la vie du bienheureux Thierry de Saint-Hubert vante la sagesse et la piété de Notger (18). Les étrangers ne sont pas moins enthousiastes que les Liégeois: à Cambrai, à Verdun, dans tout l'Empire, on salue dans l'évêque de Liège un des grands hommes de l'époque (19). Plusieurs écrivains le considèrent comme un saint et le proclament bienheureux (20). II ne s'agit pas ici de quelque exagération de langage comme l'enthousiasme populaire s'en permet souvent. Nul, assurément, ne contestera le témoignage de Richard de Saint-Vanne, l'austère réformateur clunisien: il se connaissait en sainteté, et il ne prodiguait pas le qualificatif. Or, Richard raconte, en y ajoutant foi, la vision d'un de ses moines d'Arras qui, trois ans après la mort de Notger, l'avait vu dans le ciel (21).

Ce jugement d'un contemporain est resté celui de la posterité. C'est celui de Gilles d'Orval qui, reproduisant textuellement dans ses chroniques le récit d'Anselme, y intercale, à l'endroit où le nom de Notger est ramené, le titre de bienheureux (22). C'est celui de Jean d'Outremeuse, qui qui au XIVe siècle, lui réserve le qualificatif de saint à diverses prises (23). Au XVe siècle, le Magnum Chronicon Belgicum est le fidèle écho de la même tradition (24). Au XVIe, Plcentius proteste contre l'injustice qu'il y aurait à refuser à Notger le titre de saint (24), et un biographe qui écrivait en 1566, Quercentius, tout en reconnaissant qu'il ne figure au bréviaire de Saint-Jean parmi les bienheureux, déclare qu'il mérite pleinement ce titre que lui avaient attribué les âges passés (25). Au XVIIe siècle, Saussoy l'inscrit dans son Martyrologe (26). Fisen est persuadé de sa sainteté (27). Foullon revendique pour lui le titre de bienheureux et prime l'espoir qu'on pourra un jour le vénérer sur les autels, ajoutant que c'est là le souhait de tout le monde (28).

Il n'y a pas de voix discordante dans le témoignage que huit siècles ont rendu à ce grand homme.

Mais c'est surtout à Saint-Jean-Évangéliste que son souvenir est resté en bénédiction. Dès l'époque la plus reculée, la vénération des chanoines de cette église pour le saint fondateur a trouvé une expression aussi naïve que touchante. On peut voir encore aujourd'hui, sur la couverture de l'évangéliaire de Notger, conservé par cette collégiale, l'auréole dont une main pieuse a voulu orner sa tête en entaillant après coup la surface de l'ivoire où il est représenté. Tous les ans, on lisait sa vie au réfectoire le jour de son anniversaire comme on aurait fait pour un bienheureux. Lorsqu'on cut avoir retrouvé ses ossements, le chapitre pria le prince-évêque Ferdinand de nommer une commission en, vue introduire son procès en canonisation. Nous avons conservé le texte de la pétition du chapitre, qui est datée du 28 août 1634. Le prince agréa cette demande, qu'il apostilla dès le 30 août, et le nonce Carafa ordonna une enquête, dont nous ne connaissons pas les phases ni les résultats (29). Les archives de Saint-Jean-Evangéliste, soigneusement compulsées par moi, ne m'ont fourni à ce sujet aucun renseignement (30).

Le rayonnement de la grande mémoire de Notger devait cependant connaître une éclipse: ce fut la calamiteuse époque du XVIIIe siècle. A cette date, on voit s'affaiblir partout, jusqu'au sein du clergé, le sens religieux et le respect du passé. Croirait-on qu'à Saint-Jean, dans ce sanctuaire de la mémoire de Notger, on poussa si loin le mépris des traditions de la maison, qu'on ne craignit pas d'aliéner le plus précieux trésor que possédait encore cette église je veux dire son évangéliaire, le livre doublement saint que ses mains avaient feuilleté tous les jours, et entre les pages duquel il semblait que son souvenir dût vivre avec une éternelle fraicheur (31)?

La reconstruction de l'église, en 1759, ne contribua pas peu, de son côté, à oblitérer le souvenir de Notger et à refroidir la ferveur pour sa mémoire. Le niveau de l'église fut exhaussé; l'emplacement supposé de son tombeau n'en garda plus aucune trace, le cénotaphe sous la tour disparut, la statue de Notger qui le surmontait alla rejoindre dans la sacristie le coffre qui contenait ses ossements supposés. II ne restait plus qu'à profaner ceux-ci, et les révolutionnaires s'acquittèrent de cette tâche, moins barbares en cela que les prétendus historiens qui, de nos jours, ont souillé la gloire du grand homme par l'exploitation d'une inepte légende. C'est à peine si, en l'an de grâce 1904, il y a dans le pays de Liège une école où Notger soit connu autrement que par l'histoire apocryphe du stratagème de Chèvremont. La ville qui lui doit tout, selon le vers fameux, ne lui a pas méme érigé une statue. Ce qui indignait Bovy en 1838 (32) et de Gerlache en 1843 (33) est encore vrai. Le modeste monument que lui a dressé en 1893, dans les cloitres de Saint-Jean, le chanoine Meyers, ancien curé de la paroisse, n'est pas fait pour payer la dette de la postérité.

Je voudrais me persuader que j'ai élevé à ce grand homme un monument plus durable. Je n'ai pas la présomption de le croire définitif, mais, tel qu'il est, j'espère qu'il pourra servir de point de départ aux travaux des historiens futurs.


CONCLUSION


Notger est une des plus remarquables figures du Xe siècle. Dans cette série de prélats qui furent à la fois des hommes d'État distingués et des pasteurs d'âmes dignes de leur mission, il occupe un des premiers rangs. La politique civilisatrice des empereurs de la maison de Saxe ne connut pas d'instrument plus intelligent. Quatre voyages en Italie à leur service et d'innombrables séjours à leur cour attestent combien ils l'estimaient et combien peu ils se passaient de lui. Ils n'eurent pas de serviteur plus fidèle; il sauva le trône d'Otton III, il fut le négociateur de la paix entre Henri Il et le roi de France; on le trouva toujours sur la brèche quand il s'agit de défendre leurs intérêts, et c'est en grande partie à lui qu'est dû l'affermissement du pouvoir impérial dans nos provinces.

Prince-évêque de Liège, il a créé sa principauté. Sans guerres, sans intrigues, il a acquis un domaine considérable, comprenant des villes, des abbayes et deux comtés entiers. Il a organisé le gouvernement de ce tout. Arrachant et plantant, selon l'expression de son biographe, il a détruit les châteaux-forts et édifié les villes. Justicier sévère, il n'a pas reculé devant les mesures de répression énergiques quand elles lui semblaient réclamées par le salut de son peuple, et il a légué à son successeur un État paisible et heureux.

Il n'a pas borné sa tâche à assurer la sécurité et le bienêtre de son peuple; il s'est préoccupé aussi de sa vie intellectuelle. Son oeuvre scolaire est une des plus belles qu'il y ait dans l'histoire. Grace it lui, les écoles de Liège ont été des pépinières d'hommes éminents; leur renom s'est étendu au loin; de toutes parts on est venu lui demander, soit des évêques, soit des professeurs, et, par l'influence de ses disciples, qui continuaient au loin son enseignement, il est devenu l'un des éducateurs de l'Europe. La première histoire du pays de Liège a été écrite sous ses auspices, on pourrait dire sous sa dictée. Il a rempli ce pays de livres précieux et d'objets d'art, et, mettant lui-même la main à la besogne, il s'est fait le collaborateur de ses écolâtres, dans leurs classes comme dans leurs cellules d'écrivains.

Pour juger de ce qu'il a fait pour sa principauté, il suffit de voir ce qu'il a fait pour sa cité. Il en a été le second fondateur; il y a tout créé ou tout renouvelé. La cathédrale avec ses dépendances, quatre églises collégiales nouvelles, deux paroissiales, les cloîtres, le palais, l'hospice, l'enceinte fortifiée, tout y est de lui. Avant lui, Liège n'était qu'une bourgade; après lui, elle prit rang parmi les grandes villes.

Ce grand civilisateur, ce puissant manieur d'hommes fut une âme profondément religieuse. Regardant les choses temporelles du point de vue de l'éternité, il ne s'est pas laissé absorber par les préoccupations du siècle: le salut de son âme est resté son affaire principale. Il joignait la sainteté au génie. Il n'y a pas une tache sur sa robe de prêtre, il n'y a pas une souillure sur sa réputation d'homme d'État. Son nom est une des plus pures gloires de son pays d'adoption, et un des plus grands de l'histoire de Belgique.


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