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Collégiale Saint Jean l'Evangéliste à Liège

La plaque de Notger
et un ivoire de la bibliothèque bodléenne d'Oxford

par Jos. DESTREE

Plaque d'ivoire de Notger sur l'Evangéliaire de la collégiale St Jean en Ile.
Plaque d'ivoire de Notger sur l'Evangéliaire de la collégiale St Jean en Ile

Parmi les quelques ivoires conservés à Liège et à Tongres, il n'en est pas un seul qui ait un intérêt plus grand au point de vue historique, que celui où l'évêque Notger est représenté, implorant la clémence divine; il vient de quitter son siège et il est agenouillé devant un petit édicule simulant une chapelle. Il tient en mains un livre ouvert. Au-dessus de ce sujet apparaît, dans la mandorla, le Christ, assis en majesté, la main droite levée, esquissant le geste de la bénédiction, tenant le livre de la gauche; ses pieds reposent sur le globe terrestre. Les symboles évangélistiques accompagnent l'image qui vient d'être décrite.

Sur le rebord de la plaque, on lit les deux hexamètres:

En ego Notkerus peccati pondère pressus

Ad te ftecto genu qui terres omnia nutu.

Ces vers d'une saveur toute classique, conviennent bien au prélat humblement prosterné. L'authenticité du bas-relief qui nous occupe n'a jamais été mise en doute, tant pour la partie plastique que pour l'épigraphie. Cette plaque (figure 1) décore un évangéliaire provenant de la collégiale Saint-Jean l'Evangéliste, à Liège. Le sanctuaire ayant été fondé par Notger, on en a attribué le don à Notger et on reporte ce don à l'inauguration qui eut lieu en 982. En tout cas, l'ivoire est soit de la fin du Xe, soit du début du XIe siècle, puisque le règne de Notger s'étend de 972 à 1008 (1).

A quel atelier appartient la plaque de Notger?

S'il fallait s'en tenir aux vraisemblances historiques, on pourrait admettre qu'elle doit émaner de Liège, mais cette conclusion, même provisoire, pourrait donner lieu à des objections.

Aussi nous a-t-il paru utile de jeter, auparavant, un coup d'oeil sur les ivoires considérés comme mosans:

Ivoire de la collégiale de Tongres

Citons en premier lieu, l'ivoire de la collégiale de Tongres (figure 2). Le Christ est attaché à la croix. A sa droite se trouvent la Synagogue portant la palme et saint Jean l'Evangéliste, à sa gauche l'Eglise avec l'étendard et Marie. En haut, la main bénissante de Dieu le Père au-dessus d'une couronne gemmée portée par deux anges. A droite de ce motif, la représentation de la Lune; à gauche, celle du Soleil. On voit, au bas de la plaque, la résurrection des morts et deux figures humaines représentant la Mer et la Terre.

Ivoire de la cathédrale de Liège

L'ivoire de la cathédrale de Liège (figure 3) met en scène trois résurrections: celle de la fille de Jaïre, celle du fils de la veuve de Naïm, enfin celle de Lazarre, résurrections que saint Bernard désigne par l'endroit où elles ont eu lieu: in domo, in janua et in sepulcro.

A ces ivoires, il faut joindre, comme nous l'avons déjà indiqué dans notre Catalogue des ivoires, des objets en nacre, etc., (Bruxelles, 1902, p. 31-32), un petit diptyque du musée de Berlin (2).

Ivoire de la collection Essingh

Citons ensuite une plaque d'èvangéliaire provenant de la collection Essingh, à Cologne, et qui est conservée actuellement dans les collections du Cinquantenaire à Bruxelles.

Inutile de détailler les analogies qui existent entre ce bas-relief et celui de Tongres; qu'il nous suffise de signaler entre autres, les représentations de l'Eglise et de la Synagogue. Cette plaque comprend, outre la Crucifixion, la Nativité en bas, la Résurrection en haut, et aux quatre angles les évangélistes. Cette sculpture s'apparente elle-même à un évangéliaire de l'abbesse Théophano du Trésor d'Essen.

Admettons comme prouvée l'origine mosane de ces divers monuments, surtout si on reconnaît — ce qui nous paraît évident — qu'il y a des analogies entre ces ivoires et les figures des fonts baptismaux de Liège, exécutés par Renier de Huy. Le célèbre orfèvre, à nombre d'années de distance, nous apparaît encore comme tout pénétré des traditions plastiques remontant aux auteurs des ivoires. Seulement, son génie observateur a réussi à faire une oeuvre vivante, par laquelle il dépasse tous ses devanciers.

Nous n'avons pas toujours partagé cette manière de voir. Dans une note parue dans le catalogue de l'Art ancien au Pays de Liège, nous disions: « Les fonts de Saint-BarthéIemy restent dans une sorte d'isolement qui est bien fait pour en agrandir le mérite; et il y a gros à parier que cette situation ne cessera pas, tant d'oeuvres d'art ayant été anéanties à cause de la violence ou de l'ineptie des hommes ».

En réalité, cet isolement est plus apparent que réel. Au printemps de 1909, il nous était donné de montrer dans un cours pratique, au Cinquantenaire, qu'entre la série des ivoires mosans et le chef d'oeuvre de Renier de Huy, il y avait d'indéniables affinités. D'autre part, l'ivoire d'Oxford, dont nous allons parler, permettrait d'établir une connexion entre la plafjue de Notger du Xe-XIe siècle et celle du Crucifiement de Tongres. Dès lors, ce dernier ivoire et celui de la cathédrale de Liège, n'étaient plus du IXe-Xe siècle ainsi que nous l'avions accepté, à la suite de M. Jules Helbig et du chanoine Reusens. Il fallait reporter la série qui nous occupe au Xe-XIe siècle.

C'était aussi l'opinion de M. Marcel Laurent: « Ces petites oeuvres, disait-il, remontent vraisemblablement au Xe siècle (3). Elles forment un groupe qui s'oppose nettement par ses caractères artistiques et ses procédés d'exécution à la série nombreuse des crucifixions rhénanes, telles qu'on en voit dans deux ivoires de la bibliothèque nationale de Paris, l'ivoire de Gaunat, celui de la cathédrale de Tournai et d'autres (4). Dans la première série, les corps sont frêles et longs, les articulations extrêmement minces, les figures d'hommes allongées et barbues, celles des femmes ont l'ovale modelé en rondeur, les joues sont pleines, les yeux gros, les lèvres ont une tendance à la moue, mais l'ensemble a de la finesse et quelque distinction. Les tuniques sont savamment drapées en plis harmonieux. Les femmes se distinguent en beaucoup de cas par la façon de porter le voile, dont un pan s'enroule autour du cou en guise d'écharpe. Enfin, au regard des ivoires rhénans, les végétaux ne sont pas stylisés. Ils croissent librement en pleine sève. »

Dans une étude postérieure, le même auteur relève avec justesse des traits communs entre ces ivoires et les bas-reliefs de la cuve baptismale de Renier de Huy (5).

Il nous tarde maintenant d'aborder l'examen du petit bas-relief d'Oxford.

Ivoire de la bibliothèque bodléenne d'Oxford

L'ivoire de la bibliothèque bodléenne appartient à un manuscrit (Douce 292) — cfr. 21866, p. 582 du Summary catalogue, Uc. 1897, édité par Madau F. — de 10 pouces et demi sur 8 pouces 1 /4, sur parchemin, écrit en latin au XIe siècle, peut-être dans le Nord-Est de la France. L'auteur du catalogue fait remarquer qu'il y a au folio 5 verso, des listes de personnes, souvent mentionnées avec leurs femmes. Le plus ancien nom est peut-être aux environs de la fin du XIIe siècle; le plus récent aux environs de l'année 1200 et évidemment en connexion précise avec le pays du nord de Laon, où se trouvait Laudunum (Laon), Gusa (Guise), Sanctus Nicolaus in Sylva, etc. Il contient les évangiles selon saint Mathieu et saint Marc et une préface de saint Jérôme.

Les canons d'Eusèbe sont d'une belle écriture en or sur un fond pourpre, avec des arcades reposant sur des piliers d'or. Il y a deux miniatures, à pleine page, reproduisant deux évangélistes en style byzantin. Ces deux folios sont suivis chacun d'une page enluminée, dont l'une avec des grandes capitales d'or. La reliure consiste en ais de bois recouverts de cuir, avec fermoirs en laiton, dont l'un est perdu, et auxquels sont attachés deux petits anneaux. L'un des plats est décoré de la plaque en ivoire, dont il est question présentement.

Le bord est en laiton, soigneusement gravé, avec la représentation du Christ, des évangélistes, d'un ange, etc. Cette couverture a été reproduite dans l'ouvrage de W. Salt Brassington, Historic bindings in the Bodleian Library (1891), pl. II.

Pour M. Madau, la date de l'ivoire et l'adjonction en laiton pourraient être de la même époque que l'écriture du livre.

M. Brassington ne se prononce pas, il consigne que l'ivoire est assigné diversement au IXe, Xe ou au XIe siècle. Comme le bas-relief a pu être réappliqué sur la reliure, force nous est d'étudier ce monument, abstraction faite du manuscrit.

Le Christ, dans l'ivoire d'Oxford (planche I), nous apparaît dans la mandorla, assis sur l'arc-en-ciel et accompagné des attributs caractéristiques. C'est en somme la même donnée que sur la plaque de Notger (6). La composition se complète par la figuration de la Terre et de la Mer. Seulement, dans l'ivoire d'Oxford, l'artiste a introduit une note intéressante en faisant poser le pied droit du Christ sur la tête de la Terre, et le gauche sur celle de la Mer. La représentation de ces deux éléments remonte à l'antiquité ainsi que cela résulte du style et du caractère qui les distinguent. Elle était, en tout cas, familière aux ivoiriers germaniques et partant à ceux de la Meuse. On retrouve encore ces figurations allégoriques de la Terre et de la Mer dans la plaque du crucifiement de Tongres. Et ce qui est plus intéressant, à notre point de vue, il y a entre la plaque tongroise et celle d'Oxford, une certaine affinité sous le rapport du modelé; les deux pièces doivent même procéder du même centre artistique, sinon du même maître. Le seul point qui surprend dans notre plaque, c'est l'exagération du relief avec lequel la figure du Christ est traitée, et qui fait plutôt une impression désagréable.

Si M. Jules Helbig admettait sans hésitation l'origine liégeoise du bas-relief de Notger, son opinion ne semble pas avoir été admise par tous les érudits. Et voici ce qu'écrivait à ce sujet, tout récemment, M. Laurent:

« II nous paraît donc avéré que l'ivoire de Liège, dans toutes ses parties, est bien authentique. C'est Notger qui s'y trouve représenté. Mais cette pièce est-elle bien de fabrication liégeoise? Il ne peut y avoir de certitude à cet égard, et, si on a le droit de formuler une opinion, celle-ci ne peut recevoir de valeur que d'une comparaison avec les oeuvres dont l'origine mosane est bien certaine. Parmi ces dernières, il faut citer, en première ligne, une série d'ivoires que nous étudierons plus loin et qui remontent au début du XIe siècle: c'est l'ivoire de la cathédrale de Saint-Paul, représentant trois résurrections opérées par le Christ, les crucifixions de Tongres, d'Essen, de Berlin et une plaque reproduisant le même sujet au Musée du Cinquantenaire. L'une quelconque de ces pièces, par exemple la plus connue, celle de Tongres, suffit à démontrer que l'ivoire de Notger n'a, avec le groupe que nous venons de signaler, aucune parenté. Quand Helbig écrivait qu'il n'y avait pas assez de différence entre les deux pièces pour qu'on refusât d'attribuer l'ivoire de Notger à la région mosane, il semble bien qu'il faisait fléchir l'opinion suggérée par les monuments devant celle que son esprit, logiquement, lui recommandait comme la plus vraisemblable. Il n'avait, en réalité, reconnu aucun des caractères communs, grâce auxquels on voit les oeuvres dans un même pays se rattacher les unes aux autres, d'époque à époque. Dès lors, il suffit. L'ivoire de Notger doit être considéré comme étranger aux ivoires liégeois que nous connaissons. Cela ne signifie pas qu'il n'a pas été fabriqué à Liège, mais du moins, dans l'état actuel de nos connaissances, on ne voit pas le moyen de le rattacher à la série des oeuvres qui représentent l'art mosan vers son époque. Que savons-nous? Il a pu être commandé au pays rhénan. A Liège même, quelque moine allemand a pu l'exécuter en restant fidèle aux types et aux procédés courants de son pays. Trop d'hypothèses sont possibles pour qu'aucune, en particulier, retienne notre attention. Il semble que si nous appelons rhénan cet ivoire, signifiant par là qu'il se rapproche plus des pièces connues de la vallée du Rhin que de celles de la vallée de la Meuse, nous aurons exprimé ce qu'on peut dire de plus vraisemblable au point de vue de ses origines (7). »

Nous avons tenu à citer intégralement l'avis de M. Marcel Laurent afin de permettre au lecteur de se rendre compte de ses objections. Nous estimons que notre érudit confrère va trop loin lorsqu'il affirme que la plaque de Notger n'a aucune parenté avec le groupe d'ivoires dont l'origine mosane est bien certaine, entre autres avec l'ivoire de Tongres. Or, ce bas-relief, à notre sentiment, présente des affinités réelles avec la plaque d"Oxford. Dans les représentations de la Terre et de la Mer, nous retrouvons le même modelé et le même agencement dans les draperies. En outre, nous constatons, des analogies entre les symboles évangélistiques de la plaque de Notger et ceux du bas-relief d'Oxford. Il convient surtout de considérer les attitudes, et en particulier, le mouvement des ailes. La facture est, ici, plus grasse et plus onctueuse, là elle est plus maigre et plus nerveuse. La draperie est ici plus complexe, plus tourmentée, là, plus simple et plus calme. A côté de certaines divergences, il convient encore de signaler cependant, la manière très nette dont la mandorla est accusée dans les deux bas-reliefs. On notera aussi que l'ivoire de Notger et celui de Tongres ont, chacun, un rebord mouluré qui dénote une tradition commune. On ne pourrait pas dire que les deux pièces sont proches parentes, mais il est permis de reconnaître que l'ivoire d'Oxford sert toutefois de trait d'union entre celui de Notger et la plaque de Tongres; les analogies paraissent donc assez sensibles pour admettre que l'une et l'autre sculpture relèvent d'un centre commun.

Dès lors, il nous semble impossible de considérer la plaque de Notger comme étrangère aux ivoires liégeois — aujourd'hui disons plutôt mosans. Il nous paraît donc difficile de concilier cette opinion avec celle de M. Laurent qui, sans exclure la possibilité d'un travail effectué à Liège, penche toutefois pour une provenance plutôt germanique: soit qu'il ait été commandé sur les bords du Rhin, soit qu'il ait été exécuté, à Liège, par quelque « moine allemand, en restant fidèle aux types et aux procédés courants dans son pays ».

Il eût été fort intéressant de voir cette assertion étayée d'un ou de plusieurs exemples indiscutables. Pour notre part, nous n'apercevons pas parmi les ivoires d'origine allemande de pièces qui viennent confirmer l'opinion de M. Laurent.

Nous ajouterons que M. Goldschmidt, professeur à l'Université de Berlin, qui prépare un ouvrage considérable sur les ivoires du moyen âge, penche à voir dans le bas relief de Notger une oeuvre d'origine mosane.



(1) Le présent article ne constitue pas une étude récente. Il en avait déjà été question lors du Congrès archéologique et historique de Liège en 1909. Nous nous bornerons à renvoyer le lecteur aux actes du dit congrès, t I, p. 60.

(2) Cf. 460 6t 462. Königliche Museen zu Berlin. Beschreibung der Bildwerke der christlichen Epoche, bearbeitet von Wilhelm Bode und Hugo von Tschudi.

(3) Annales du XXIe Congrès de la Fédération archéologique et historique de Belgique (Liège, 1909), t. II, p. 69.

(4) Cahier et Martin, Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. Il, pp. 39-73, Paris 1851; André Michel, Histoire de l'art, t. I, p. 832.

(5) M. Laurent, Les moires pré gothiques conservés en Belgique, dans Annales de la Société d'archéologie de Bruxelles, t. XXV, pp. 449-450.

(6) La reproduction qui accompagne la présente étude rend d'une manière insuffisante le relief de cette sculpture. En réalité l'ivoire de Notger présente une assez forte saillie. Fait à noter, quand on rapproche de cette pièce le bas-relief d'Oxford.

(7) Op cit.. pp. 404 et 405.

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