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L'architecte Arnold (Art) van Mulken

par le chanoine J Coenen

Le Vieux Liège, t. 1, n° 21, 1934.

Tous les liégeois connaissent la nouvelle façade du Palais construite par l'architecte DELSAUX, il y a soixante ans, du côté de la place Notger. Cette façade a été ornée de 42 statues, de 19 bas-reliefs historiques, des 29 blasons des Bonnes Villes et des 32 blasons des Métiers.

Les statues représentant les hommes les plus célèbres du pays de Liège, sont disposées contre les colonnes engagées en deux zones: une zone supérieure à la hauteur de la corniche, une zone inférieure au-dessus des fenêtres du rez de chaussée. La dernière statue de la zone supérieure, celle qui est la plus rapprochée de la place St Lambert, représente l'architecte du Palais (1). C'était un juste hommage à l'homme de génie qui fit la demeure de nos princes-évêques, un des plus beaux monuments civils que l'on connaisse. Malheureusement, on a gravé sous la statue le nom de François BORSET, un sculpteur du XVIe siècle, qui est resté absolument étranger à la construction de l'édifice. L'erreur est venue de ce que Ferdinand HÉNAUT, ayant trouvé le nom de cet artiste, a cru qu'il pouvait bien avoir sculpté les colonnes du palais, on eut vite fait de lui donner le titre d'architecte, et c'est ainsi qu'une des statues de la façade lui a été dédiée (2).

Depuis, l'erreur a été corrigée et on connaît maintenant le nom du véritable architecte, lequel n'a pas seulement fait le palais, mais encore Saint-Jacques et Saint-Martin. C'est Monseigneur SCHOOLMEESTERS qui, le premier, a révélé son nom dans une conférence de 1890. II avait lu dans les archives de St Martin que les chanoines de cette collégiale, éprouvant des difficultés dans la construction de leur église, en 1420, décidèrent de s'adresser au maitre Arnold, le maître d'oeuvre de Saint-Jacques (3).

En 1896, l'archiviste GOBERT découvrit le nom de l'architecte du palais. Il trouva d'abord un contrat conclu, en 1534, entre le prince-évêque Erard de la Marck et un carreleur, contrat par lequel ce dernier s'engageait à paver la cour principale du palais « d'après les plans et devis du maître Art, le maître ouverier du dit palais ». M. GOBERT présuma aussitôt que ce maître « Art » était le même artiste signalé sous le nom d'« Arnoldus », à St Jacques et à St Martin, car le nom Art est la forme populaire, en pays flamand et même à Liège, du nom Arnold.

Les noms de famille Aerts, Artnys, Van Aertsen... etc. viennent de là.

Dans l'espoir de trouver d'autres indications sur cet architecte, Th. GOBERT consulta à son tour les archives de Saint-Martin et y trouva une pièce très importante: un contrat de travail daté de 1525, par lequel le nommé Art VAN MULCKEN s'engageait envers le Chapitre St Martin à parachever les travaux qu'il avait commencés autour du choeur. Donc, l'architecte de Saint-Jacques, Arnoldus, auquel les chanoines de Saint-Martin avaient fait appel en 1520, avait réellement travaillé dans cette église avant 1525, et continuait à le faire après cette date. Il s'appelait de son nom de famille VAN MULCKEN. Était-ce le même Art qui avait travaillé au palais? C'était probable, mais ce ne fut qu'en 1910 que la découverte de nouveaux documents allait donner à cette hypothèse une confirmation éclatante.

M. le docteur ALEXANDRE se souvint avoir lu le nom d'Art van Mulcken dans les archives de St Séverin-en-Condroz; il signala cette piste à M. GOBERT qui trouva, en effet, dans les comptes de l'ancien prieuré, à plusieurs reprises, le nom d'Art van Mulcken. Ces constatations révélèrent que, de 1531 à 1535, cet architecte était occupé à restaurer l'église romane de St Séverin-en-Condroz et qu'il y transportait par la voie de la Meuse, différents matériaux devenus sans emploi au palais de Liège.

Nous sommes donc certains, cette fois, que le fameux « Maître ouverier Art » du palais est bien Arnold van Mulcken et par conséquent le constructeur de Saint-Jacques et Saint-Martin (4)

Dans la 2e édition de son ouvrage, M. GOBERT fait connaître un texte plus important encore que les autres, parce qu'il apprend que Van Mulcken avait son domicile à Liège (5)

« Rue Vert Bois, écrit-il, en face de l'ancien hospice des Incurables, vivait en 1522 le maître Art le machon. Machon ne signifie pas seulement ici maçon, il désigne en même temps un entrepreneur et un architecte. Ce Art n'est autre que Arnold van Mulcken, le constructeur de l'église Saint-Jacques, - c'est pourquoi sans doute, il avait élu domicile là tout près - il est aussi le constructeur pour une bonne part de la collégiale Saint-Martin, enfin l'architecte et l'entrepreneur du palais sous le prince Erard de « la Marck » (6).

En même temps que Théodore GOBERT, M. l'archiviste PONCELET a rencontré plusieurs fois dans les vieux documents le nom de van Mulcken comme on peut le constater déjà dans son ouvrage: « Fiefs du pays de Liège sous Jean d'Arckel » (pp. 468 et 652), et, dans une communication lue à l'Institut archéologique liégeois, le 26 avril 1934, il a fait connaître de nouvelles trouvailles, concernant notamment la charge d'inspecteur et d'expert pour des restaurations à effectuer dans la cathédrale St Lambert.

Deux questions se posent :

1° Van Mulcken a-t-il été réellement architecte ou simplement entrepreneur?

2° Quel est son lieu d'origine?

Nous croyons que notre Arnold n'était pas seulement maçon et entrepreneur mais aussi architecte des travaux qui furent exécutés sous sa direction. Ces travaux furent: à partir de 1513, l'église Saint-Jacques; après 1520, Saint-Martin; quelques années plus tard, le palais; et à une époque moins déterminée, la Tour en Bèche.

Les deux voûtes que l'on trouve dans le cloître occidental de Saint-Paul et dans ce qui nous reste des cloîtres de Saint-Barthélemy, nous laissent supposer que ces deux travaux ont été également dessinés par lui.

Pour croire qu'il était l'architecte de ces travaux nous avons les raisons suivantes

a) Il est constamment nommé maître, maître d'oeuvre, Magister operum.

b) Dans le contrat pour le pavage de la Cour du palais, à exécuter par un autre artisan, il est dit qu'il doit être fait suivant l'ordonnance (plan) et devisse de « Maitre Art, le Maître overier du dit palais » « Cette expression désignait anciennement, dit GOBERT, le chef, le directeur d'une grande entreprise et dans le cas présent, l'architecte. Il ajoute qu'en ce temps, ce dernier, de règle presque constante, était également l'entrepreneur de la bâtisse ».

c) Si, en 1520, les chanoines de Saint-Martin, dans les difficultés où ils se trouvaient de mener à bonne fin leurs travaux, se sont adressés à « Arnoldus Magister operum novi St Jacobi » maître d'oeuvre du nouveau Saint-Jacques, ce n'est assurément pas pour avoir un bon charretier, mais un homme qui savait tenir le compas (7).

d) Si on compare, l'un à l'autre, les monuments élevés par van Mulcken, on constate entre eux de grandes ressemblances, comme on peut le remarquer facilement dans les voûtes réticulaires qui se trouvent partout à Saint-Jacques, au choeur de Saint-Martin, dans les galeries du palais, au couloir ouest de Saint-Paul et à Saint Barthélemy. Les colonnes, aux dessins géométriques de la 2e cour du palais sont les mêmes que celles du porche d'entrée de Saint-Martin.

M. PONCELET, dans sa communication du 26 avril, a fait des réserves concernant le titre d'architecte décerné à notre artiste; et le texte du 8 avril 1525, concernant la continuation des travaux à Saint-Martin, semble lui donner raison. Il est dit là, en effet, que ART VAN MULCKIM s'engageait à « parachever et furnir telz overaige de machonnerie qu'il avait encommenceit enthour le chore de la dite église, de telz sorte, fachon et manier que le patron (plan) pour ce fait et outre donné peuIt contenir » (8).

Remarquons toutefois qu'il n'est pas dit ici que le « patron » n'est pas fait par l'entrepreneur lui-même, ou bien on peut supposer qu'on entend par « patron » une indication sommaire donnée par le chapitre. Un travail comme le choeur de St Martin ne peut pas avoir été dessiné par le premier venu, mais bien par un architecte de métier. Il serait surprenant que ce dernier n'ait pas laissé de trace dans l'histoire des monuments, alors que nous retrouvons constamment le nom de Van Mulcken.

Quant à l'origine, il y avait dans l'ancienne principauté de Liège, trois châteaux qui portaient le nom de Mulcken, nom synonyme de Moleken (petit-moulin). L'un était situé au hameau de la ville de Tongres très bien connu et qui porte encore le même nom. Le second se trouvait à Maestricht sous la franchise de St Pierre; le troisième sur le territoire de Hougaerde (9).

Il se fait que nous trouvons trois familles van Mulcken se rattachant à ces différents châteaux. La première est fort connue dans l'histoire de Tongres dès le XIIe siècle. On rencontre entre autres, en 1195, un chevalier Daniel van Mulcken (10) et un Gilles, en 1282 et 1285 (11). Le château portait, en langue romane, le nom de « Mokines »

La famille Mulcken, de Maestricht, est également très ancienne. Elle possédait beaucoup de biens dans cette ville et aux environs, notamment la vieille Cour de Mulcken citée dans les documents du XIIIe et du XIVe siècle (12). Beaucoup de membres de cette famille occupaient les fonctions importantes d'échevin, bourgmestre, homme d'armes, de chanoine même, soit à Maestricht, soit dans les environs. Ils sont signalés dans les archives depuis 1295 (Jean de Mulcke ou Molckene, échevin brabançon à Maestricht) jusque 1524. On peut y rattacher très probablement la noble famille de Mulcken répandue dans le Limbourg hollandais depuis 1588 et dont la dernière descendante, Melle Elisabeth van Mulcken, habite encore la ville de Sittard.

Une troisième famille est signalée dans un des registres des échevins de Liège (13). Le 24 décembre 1447, un nommé Guillaume de Mulcken, fils naturel de Guillaume, signe son testament au cimetière de Hougaerde. Il fait des legs à l'église St Lambert de Liège, à l'église St Gorgone à Hougaerde sur un verger situé à Aelst et distributions de biens aux pauvres sur sa maison de Nederheim, aux carmélites de Tirlemont, à sa nièce Gertrude, à la chapelle de N-D. de Sluze, à son fils naturel Guillaume auquel il cède un pré situé à Buileken près de Hougaerde. Le testament fut approuvé en 1454, en présence d'un Jean van Mulcken, prêtre céarier (receveur) de Mgr de Liège, et d'une demoiselle Isabelle van Mulcken.

Un autre van Mulcken, est encore signalé à Liège au XVIIe siècle (14).

On pense généralement que notre architecte était d'origine tongroise, sans doute parce que les deux autres familles n'étaient pas connues. Nous croyons plutôt qu'il appartient à la famille Van Mulcken de Maestricht, parce qu'on trouve là-bas une construction qui présente de grandes ressemblances avec celles qu'il a faites à Liège.

L'art personnel de notre artiste s'est marqué surtout dans les soixante colonnes, en formes de balustres, qui soutiennent les galeries de la grande cour du palais. Ce genre de supports se rencontre assez fréquemment dans l'art industriel, sur les meubles sculptés, tableaux, pierres tombales et autres objets, mais nous ne les rencontrons nulle part dans l'architecture, si ce n'est à Liège, et à Maestricht, dans la cour intérieure de l'ancien gouvernement impérial du Vrijthof. Comme au palais de Liège, les quatre colonnes qui subsistent de l'ancienne ordonnance se composent de cinq pièces: la base, les deux fûts, un anneau central et le chapiteau. Il est donc bien probable que notre architecte n'a pas été étranger à cette construction, ce qui donne à croire qu'il est plutôt originaire de Maestricht. (Sub judice lis est.) Attendons de nouveaux documents.

Chanoine J. COENEN.


(1) LEUSEMANS: Discours d'ouverture du conseil provincial de 1878, page 87 et planches.

(2) GOBERT: Rues de Liège, verbo palais.

(3) Conférences de la Société d'art et d'histoire, t. III., p. 68.

(4) GOBERT: Le palais princier de Liège, son véritable architecte, dans B. I. A. L., XL (1910), p 227.

(5) GOBERT: Liège à travers les âges, 1928, t V, p. 540.

(6) 1522. « Maison devant le Vert Bois, joindant vers St Jacques, à Maistre art le mâchon » (Registre aux stuits de St Nicolas au Tray, fol. 9).

(7) « Capiant Magistrum Arnoldum, magistrum operum novi S. Jacobi una cum alio si sit necessarium et de consilio eorum opus inceptum meliori modo quo fieri potent perficiant cum consilio in illa arte expectorum » (Conférences de la Société d'art et d'histoire du diocèse de Liège, IIIe série, 1890, p. 68).

(8) Bulletin de l'institut archéologique liégeois, t. XL, p. 231. - GOBERT: Le palais princier de Liège, son véritable architecte.

(9) Voir comte DE BORMAN Le Miroir des nobles de Hesbaye, t. I, p. 203.

(10) Archives de l'hôpital de Tongres. Parchemin copié pour nous par M. le Doyen PAQUAY.

(11) DARIS: notice IV, p. 89.

(12) Tiré de la Publication de la Société Historique et archéologique du duché de Limbourg. Maestricht (passim).

(13) Saile des archives de Liège. Échevins: Convenances et Testaments, registre V, fol. 39.

(14) Th. GOBERT étude citée dans B.I.A.L. t. XLI.

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