LE VOYAGE DES LIEGEOIS A SAINT-JACQUES
DE COMPOSTELLE EN 1056
Jacques STIENNON
Le récit dont nous proposons aujourd'hui l'étude a été maltraité par les siècles et injustement méconnu par les historiens.
Le manuscrit original n'en a pas été conservé. Son contenu nous est parvenu grâce à Gilles d'Orval qui l'a inséré dans ses Gesta episcoporum Leodiensium, chronique du XIIIe siècle, dont l'édition, par J. Heller, en 1880, remplace avantageusement celle que Chapeauville avait donnée au XVIIe siècle.
On aurait pu croire que la présence de cette narration dans une collection dont les médiévistes font un usage assidu, susciterait un examen attentif de la part de l'un ou l'autre d'entre eux. Il n'en a rien été, cependant. Dans le cadre de l'historiographie liégeoise, le texte n'a provoqué que des remarques occasionnelles, émanant, entre autres, de E. Schoolmeesters, Godefroid Kurth, Théodore Gobert et, plus récemment, de Paul Bonenfant et Jean Lejeune. Avant eux, le chanoine Sylvain Balau l'avait très brièvement analysé et j'en ai extrait, il y a quelques années, les éléments qui éclairaient l'histoire domaniale de l'abbaye liégeoise de Saint-Jacques aux XIe et XIIe siècles.
Sur le plan de l'histoire du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, on ne peut plus seulement déplorer la rareté des commentaires, mais le silence complet des spécialistes les plus autorisés. Certes, l'ouvrage récent de L. Vasquez de Parga, J.M. Lacarra et J. Uria dont on ne louera jamais assez les mérites mentionne, en passant, le voyage des Liégeois à Compostelle en 1056: mais il ne le connaît que par deux auteurs espagnols et n'est pas parvenu à remonter à la source, ni à identifier celle-ci.
C'est pourquoi, devant l'intérêt et l'importance du récit, pour un sujet qui est vraiment à l'ordre du jour si l'on s'en rapporte aux travaux nombreux qui lui ont été consacrés dans ces dernières années, je me suis résolu à la présenter et à le commenter, dans ses lignes générales, en manière d'introduction à l'examen plus approfondi que je compte lui consacrer.
Le chanoine S. Balau avait, en 1903, exactement situé le récit dans l'historiographie liégeoise médiévale: « Rédigé dans le style ordinaire de l'époque, avec le retour des mêmes assonances finales, il nous apparaît comme ayant été composé par un moine de Saint-Jacques, après la mort de l'abbé Robert (1076 - 1095), mais d'après les relations de témoins oculaires. Nous n'avons fait que confirmer, en 1951, le bien-fondé de ce jugement qui place, par conséquent, la rédaction du texte sous l'abbatiat d'Etienne le Grand, entre 1095 et 1112.
Pour la facilité de la démonstration, nous suivrons pas à pas la narration en en donnant, morceau par morceau, un résumé succint étoffé par la lecture du texte latin rejeté en note et un commentaire approprié.
Prolégomènes
C'est la rébellion de Baudouin V, comte de Flandre, contre l'empereur Henri III, qui aurait fourni selon le narrateur l'occasion de la diffusion, à Liège, du culte de saint Jacques.
Des ecclésiastiques de la « mesnie » d'un certain Jean de Osie, « hominus haut obscuro loco nati », avaient suivi leur maître qui, préférant rester fidèle à l'empereur plutôt qu'au comte de Flandre, s'était réfugié à Liège, sur l'ordre d'Henri III et avec l'assentiment de l'évêque Théoduin.
Des relations s'engagent entre ces ecclésiastiques en exil et le clergé liégeois. On discute de pèlerinage: les uns proposent Jérusalem, d'autres avouent leurs préférences pour Saint-Jacques de Compostelle.
Le fait historique de base la révolte de Baudouin V est un élément chronologique aisément repérable. Bien sûr, c'est à plusieurs reprises que le comte de Flandre s'est soulevé contre Henri III. Mais la relation établie entre le voyage des Liégeois à Compostelle, accompli en 1056, et la rébellion comtale, indique suffisamment qu'il s'agit du dernier épisode de la lutte entre les deux antagonistes, qui débuta en 1053 pour se terminer en 1056, après la mort d'Henri III, sous la régence de l'impératrice Agnès.
L'intervention du mystérieux Jean de Osie est, à première vue, moins facile à insérer dans la trame de ces événements. Personne, à notre connaissance, ne s'est inquiété jusqu'à présent d'en fournir un commentaire ni d'identifier le personnage. Un grand pas est franchi, cependant, dès que l'on parvient à résoudre ce dernier problème. Disons tout de suite que, à cet égard, la variante Oste, donnée par Chapeauville, ne servirait qu'à nous égarer: il faut s'en tenir à la graphie Osie, attestée dans le manuscrit de Gilles d'Orval. En effet, bien que la forme Osie soit elle-même curieuse, elle nous amène, par comparaison, à une série de graphies, attestées dans les documents diplomatiques et narratifs, qui désignent deux localités du nord de la France, dont la plus importante, Oisy-leVerger, située au nord-est de Cambrai, a été illustrée par un trouvère bien connu du XIIe siècle, Huon d'Oisy.
L'identification avec cette dernière est d'autant moins douteuse que, si l'on choisit de chercher, dans les événements qui marquèrent les hostilités entre Baudouin V et Henri III, un vassal du comte de Flandre qui aurait opté finalement pour le parti de l'empereur, cette filière nous conduit à un homonyme de notre personnage, et ses relations avec la famille d'Oisy permettent, à coup sûr, de n'y voir qu'un seul et même individu: Jean, avoué d'Arras, et châtelain intrus de Cambrai.
Les Gesta episcoporum Cameracensium contiennent de nombreux détails sur ses agissements. Cité en qualité d'avoué d'Arras dans une charte comtale de 1038, c'est, en effet, sur la scène cambrésienne qu'il a surtout donné la mesure de son esprit d'entreprise.
Ayant épousé Ermentrude de Bracheux, veuve de Gautier II d'Oisy, avoué-châtelain de Cambrai (+ 1041), Jean d'Arras mit tous ses efforts à obtenir les mêmes titres. L'évêque Gérard fut forcé de le reconnaître, et l'on avait imposé brutalement à son successeur Lietbert la même contrainte lorsque l'intervention de Baudouin V força Jean à se retirer du palais épiscopal qu'il avait investi, tandis que l'évêque concédait la châtellenie de Cambrai à Hugues d'Oisy, neveu de Gautier II.
Ulcéré par cette éviction, Jean d'Arras, vassal du comte de Flandre, offrit alors ses services à l'empereur. Comme Henri III préparait une expédition punitive en Flandre, Jean promit d'y conduire les troupes impériales, à condition d'être réintégré dans la châtellenie de Cambrai. L'empereur, ayant donné son assentiment aux propositions de Jean d'Arras, fixa le lieu de rassemblement de son armée dans le Pays de Liège, à Aix-la-Chapelle. Henri III est à Maastricht le 20 juillet 1054, d'où il se dirige vers l'Escaut et les frontières de l'Empire. Pendant un certain temps, l'armée stationne aux abords de Valenciennes et Jean d'Arras est envoyé vers Cambrai à la tête d'un détachement, pour prendre l'ennemi à revers. C'est à Boulenrieu, sur le théâtre des opérations qu'Henri III investit Jean d'Arras de la châtellenie de Cambrai.
La comparaison entre le récit de la translation et le texte des Gesta comporte assez de points communs pour nous convaincre de l'identité de Jean de Oise et de Jean d'Arras. Mais d'un auteur à l'autre, quelle altération des faits, quelle transfiguration délibérée des événements ! D'un côté, un dynaste local entreprenant, tracassier, processif, méprisant sans scrupules son engagement vassalique et exclusivement préoccupé d'asseoir, par tous les moyens, son autorité personnelle; de l'autre, le féodal écartelé entre deux fidélités, faisant le sacrifice de ses biens pour la cause qu'il estime être la seule juste et se mettant, avec dignité, à l'abri des représailles du tyran. Portrait idéalisé qui, dès le début, laisse percer une des intentions maîtresses de l'auteur du récit: la fidélité à l'Empire. Portrait idéalisé qui garde, dans les détails, le contact avec la réalité: le projet de pèlerinage en Terre Sainte que l'on prête aux ecclésiastiques cambrésiens de l'entourage de Jean d'Oisy a tous les caractères de la vraisemblance. puisque l'évêque de Cambrai Lietbert avait fait, en 1054, le voyage de Jérusalem, au retour duquel il avait ordonné la construction d'un monastère du Saint-Sépulchre. Sur ce point précis, d'autres notations interviendront d'ailleurs, inspirées par des faits vécus, que nous relèverons dans le paragraphe suivant.
Préparatifs
Ceux qui ont opté pour Compostelle constituent un groupe dont Hermann, comte de Grez, prend la direction. Albert, abbé de Saint-Jacques de Liège, est prié de déléguer un de ses moines. Anselme, doyen du chapitre cathédral, recommande chaleureusement le moine Robert. Celui-ci part avec ses compagnons, réconforté par la bénédiction et les prières de son abbé et de ses confrères.
Dans ce dernier épisode, quatre nouveaux noms, mais s'appliquant à des personnages de valeur et de dimensions bien inégales. D'Anselme, doyen de Saint-Lambert, auteur d'une chronique justement appréciée, on comprend l'intérêt pour un pèlerinage et la participation de l'abbaye de Saint-Jacques dont il est un familier. Albert (1048-1066), qui a succédé à Olbert de Gembloux, s'était révélé, dans sa politique domaniale, le digne continuateur de son devancier. Le prestige de son abbaye lui commandait de s'assurer la possession de reliques aussi insignes. Quant à Robert, dont c'est la première mention dans les annales liégeoises, on peut supposer que l'estime qui lui porte le chanoine Anselme était due à des mérites qui se révéleront au cours du voyage de Compostelle et s'affirmeront pleinement lorsque ce pèlerin sera appelé, de 1076 à 1095, à la dignité d'abbé de son monastère.
Mais que penser du rôle éminent attribué par le narrateur à Hermann, comte de Grez ? Les membres de la famille de Grez, seigneurs d'un petit territoire situé entre le comté de Louvain et la principauté de Liège, avaient en quelque sorte usurpé le titre de comtes, qu'ils ne portent qu'à partir de la fin du XIe siècle. Hermann n'est connu que par notre récit, et la seule figure marquante de cette éphémère dynastie parait être Garnier, cité dans la charte de fondation de Flône en 1092 et dans deux chartes de 1096. Ni lui, ni son frère Henri ne semblent avoir fait souche.
A mon avis, cette mention insolite ne peut s'expliquer qu'en la rapportant à certains aspects de l'histoire de l'abbaye de Saint-Jacques au XIIe siècle. A cette époque, l'abbé Etienne le Grand soutenait une lutte incessante contre les empiétements des avoués du monastère, et contre les prétentions des comtes de Louvain. Deux hypothèses peuvent donc être retenues: 1°) ou bien le narrateur désire gonfler le rôle et l'importance du comte de Grez, pour faire pièce au comte de Louvain, voisin aussi menaçant pour le petit territoire hesbignon que pour l'abbaye, 2°) ou bien le comte de Grez a partie liée avec les avoués de Saint-Jacques et le narrateur essaie de l'influencer en opposant à sa malveillance la sollicitude que son ancêtre portait à la prospérité de l'abbaye. Dans les deux cas, cette insinuation ne manquait pas d'habileté: Garnier de Grez, qui avait accompagné Godefroid de Bouillon à la première croisade, ne devait pas constater sans déplaisir qu'il tenait son goût pour les expéditions lointaines d'un aïeul qui s'était illustré, lui aussi, dans un pèlerinage aventureux.
Itinéraire et incidents de route
La première partie du voyage
Voici donc nos voyageurs partis. Mais il n'y a pas que leur chemin qui soit semé d'embûches... Pour nous aussi, commence un périlleux itinéraire, parsemé de difficultés philologiques, d'obstacles posés par l'histoire ou la géographie. Et ceci, dès la première phrase, que nous transcrirons et ponctuerons ainsi:
« Jamque illi, longo terrarum tractu diversarumque transito celo regionum infra inculta quedam loca (tesqua vulgus illa nominat), pariter habuere diversorium. »
Ce qui peut se traduire:
« Et, dès lors, les voyageurs trouvèrent un refuge aussi bien lors d'un long cheminement à travers les pays que dans le franchissement du point culminant de régions hostiles, qui s'opéra en-dessous de certains lieux incultes (on les appelle communément landes). »
Nous ne nous arrêtons pas, en effet, au sens de diverticulum qu'a parfois le mot diversorium et nous ne supposerons pas que les voyageurs empruntèrent un « itinéraire de rechange ». L'adverbe jam marque, en tout état de cause, un rapport logique avec la phrase précédente. C'est parce qu'ils partent, pleins d'espoir, munis de toutes les autorisations et avis nécessaires, fortifiés par la bénédiction et les prières de l'abbé de Saint-Jacques (benedictione fulcientes et oratione) que les quêteurs de reliques vont avoir la chose qui leur est la plus nécessaire: un abri, un gîte, une auberge (diversorium, détaché en fin de phrase, prend toute son importance) qu'ils trouvent pareillement (pariter), dans les circonstances les plus diverses. Autrement dit, dans ce long voyage, la question d'hébergement à chaque étape ne posa aucun problème.
On voit bien que l'auteur, dans une phrase où la syntaxe hésitante se pique cependant d'effets poétiques, joue sur des oppositions de mots: diversarum. diversorium - terrarum: caelo.
Le transito celo diversarum regionum se pare de prestige si l'on veut bien considérer que cette expression sert au narrateur pour désigner ici, en un style fleuri, la traversée des Pyrénées. Celo a, en effet, le sens de «faîte», «sommet», «voûte », à côté de «ciel», et il faut laisser à diversarum toute sa force d'opposition.
Sans doute, un peu plus de précision pour indiquer les pays traversés, aurait mieux fait notre affaire, mais, malgré cela, le témoignage archaïque du moine de Saint-Jacques ne manque pas de prix. On le voit encore dans une glose qu'il apporte à son texte pour « éclairer » le sens de loca inculta et par laquelle il nous apprend que ces lieux incultes s'appellent communément tesqua.
Tesqua ou tesca, pluriel de tescum: le terme qu'emploient Horace, Cicéron, Lucain avec le sens de « lieux déserts, difficiles d'accès, désagréables » est donc attesté dans la latinité classique. Pas autant, cependant, que ne le laisse croire une note de du Cange. Cette vox latinitatis n'est pas, comme il dit, notissima. Ceci explique que le moyen âge n'ait pas employé tesqua dans la langue courante: le Glossarium mediae et infimae latinitatis ne fournit précisément que notre exemple. De même on cherche en vain une survivance du mot dans les dictionnaires de langue d'oïl et de langue d'oc. Cependant la toponymie, conservatrice comme d'habitude, laisse croire que le mot, rare, a existé dans certaines régions. Le moyen âge, en tout cas, le connaît encore et lui donne même parfois une signification pratique supplémentaire, inconnue du latin classique où, décidément, le terme paraît appartenir à une langue agreste dont feraient usage des lettrés.
Faut-il voir, dès lors, dans la réflexion du moine de Liège, qui place tesqua dans l'usage vulgaire, une démarche de pensée analogue ? On serait tenté de le croire. On le serait d'autant plus que, si la philologie ne nous offre ici qu'un secours imparfait, l'histoire du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle peut nous être utile.
De toutes les difficultés du voyage, la traversée des Landes bordelaises était, sans contredit, une des plus grandes, sinon la plus grande: les témoignages des voyageurs sont unanimes à confirmer la sombre description qu'en donnait, vers 1137-1139, le fameux Guide du Pèlerin: « (...) il faut trois journées fatigantes pour traverser les Landes bordelaises.
« C'est un pays désolé, où l'on manque de tout; il n'y a ni pain, ni vin, ni viande, ni poisson, ni eau, ni sources; les villages sont rares dans cette plaine sablonneuse qui abonde cependant en miel, millet, panic et en porcs. Si par hasard, tu traverses les Landes en été, prends soin de préserver ton visage des mouches énormes qui foisonnent surtout là-bas, et qu'on appelle guêpes ou taons; si tu ne regardes pas tes pieds avec précaution, tu t'enfonceras rapidement jusqu'au genou dans le sable marin qui là-bas est envahissant ».
Comme le narrateur met, dans l'énumération des avatars du voyage, une sorte de gradation (la longueur du trajet, le franchissement des Pyrénées et, enfin, les lieux incultes appelés tesqua), je serais enclin à reconnaître dans ces tesqua, les Landes bordelaises, caractérisées ici par une expression qui rend bien l'hostilité désolée de leur configuration. Il ne faut pas oublier que, vers 1100, c'est-à-dire au moment de la rédaction de notre texte, le toponyme Landes n'existait pas encore. Aussi rien d'extraordinaire si un chroniqueur a tenté d'exprimer la chose par un vocable emprunté à la langue latine. Le surprenant reste qu'il ait attribué ce vocable à un usage vulgaire. Erreur ? Ou bien indication dont nous ne parvenons pas à dégager la portée ?
Une enquête menée auprès de l'archiviste en chef du département des Landes pour savoir si le mot tesca ou tesqua n'a pas subsisté dans la toponymie locale n'a, en tout cas, fourni qu'une réponse négative. Les recherches, sur ce point, devront se poursuivre. De toute façon, il nous paraît que notre hypothèse est préférable à celle des Monumenta Germaniae historica qui, après avoir traduit tesqua par heide, nom commun, finissaient par localiser ces « landes » en Galice. En terminant l'examen de cette première portée du voyage, il reste à faire remarquer que si les Liégeois sont bien passés par les Landes, il y a des présomptions mais des présomptions seulement pour que le franchissement des Pyrénées à haute altitude (celo transito) se soit effectué par le col de Cize plutôt qu'au Somport.
Les étapes espagnoles
Jusqu'ici, on nous avait brossé, à très larges traits, des paysages. Dorénavant, c'est surtout avec l'homme que nous allons prendre contact et débattre ce qui est la grande affaire du voyage: l'obtention des reliques de l'Apôtre.
Le premier personnage qui se présente à nous et aux pèlerins liégeois, est un compatriote. Richard, chanoine de la collégiale liégeoise de Saint-Pierre, n'est connu que par notre source. C'est le chapelain et l'un des familiers du roi Garcia de Galice. Venant des frontières de ce royaume à la rencontre du groupe, il leur donne à la manière du Guide d'Aimery Picaud des informations sur le pays et les moeurs de ses habitants. Mais le moine Robert l'attire à part et, avec le comte de Grez, le met au courant du but secret du pèlerinage .
La réponse du chanoine Richard est directe et encourageante. Les circonstances lui paraissent favorables: 1°) leur qualité de Lotharingiens est déjà, par elle-même, une recommandation. Le roi Garcia a l'intention de demander la main de la soeur de l'empereur, et le chanoine Richard est précisément en route pour remplir cette ambassade; 2°) la présence d'Hermann, comte de Grez et fidèle de l'empereur, est particulièrement opportune. il pourra être l'intermédiaire tout désigné entre Henri III et Garcia pour négocier ce mariage; 3°) le roi doit prochainement célébrer les fêtes de Pâques à Compostelle, où se rendent les Liégeois.
Sur ces bonnes paroles, Richard prend congé du groupe et repart pour accomplir sa mission. De leur côté, les pèlerins continuent leur chemin et rencontrent, le dimanche des Rameaux, l'archevêque de Barcelone, en route pour Compostelle et la cour du roi Garcia. On lie connaissance, Raymond, archidiacre de l'archevêque, dit son admiration pour Liège, centre intellectuel renommé: sur sa recommandation, l'archevêque de Barcelone promet aux Liégeois de plaider leur cause auprès du roi. Cheminant de concert avec l'évêque, les pèlerins entrent à Compostelle le mercredi 3 avril 1056 et vont immédiatement faire leurs dévotions au tombeau de l'Apôtre.
Dans le commentaire de ce nouvel épisode du pèlerinage, les obstacle ne naissent plus de difficultés d'ordre philologique. Ce sont les imprécisions historiques qui vont susciter, coup sur coup, les interrogations, les doutes et les problèmes.
Et tout d abord sur le roi Garcia et son royaume de Galice.
En 1056, le nord de la péninsule ibérique comprenant trois royaumes: celui d'Aragon, sur lequel régnait à ce moment Ramiro Ier (1035-1063), celui de Navarre, gouverné par Sanche III depuis 1054, et enfin le plus important, celui de Leon, aux destinées duquel présidait depuis 1035, Ferdinand Ier.
A cette époque déjà, au sein de ce dernier royaume, la région de l'ouest formait un territoire jouissant d'une certaine autonomie. L'auteur de notre texte paraît avoir parfaitement conscience de cette situation lorsqu'il écrit: « Pars regni eius appendicia regio erat Galicie ».
Dès lors que penser de la mention du roi Garcia, là où l'on attend celle du roi Ferdinand ?
Ecartons dès l'abord une éventuelle identification de notre Garcia avec son homonyme, qui trouva la mort en combattant son frère Ferdinand Ier. Il régnait sur la Navarre et non sur la Galice, et sa mort se place en 1054, deux ans avant le pèlerinage des Liégeois.
L'attention se porte alors sur l'un des trois fils de Ferdinand Ier de Leon: il s'appelle Garcia, lui aussi, et il est roi de Galice, mais cette royauté ne s'exercera que de 1065 à 1071.
Devrions-nous supposer que Ferdinand Ier, avant de partager le royaume de Leon entre ses trois fils, en 1064, aurait associé, de son vivant, son fils Garcia à l'exercice du pouvoir en lui confiant la souveraineté sur la Galice ?
Dans cette hypothèse, il resterait encore à découvrir pourquoi Ferdinant Ier aurait choisi Garcia, son troisième fils, âgé d'environ quatorze ans seulement en 1056, alors que toute l'histoire de son règne enseigne qu'il nourrissait une nette préférence pour Alphonse VI, son deuxième fils, à qui il réserva, dans la division de son royaume, la meilleure part: le Leon et le royaume de Tolède.
A notre avis, sous les traits du roi Garcia de Galice, le narrateur nous offre une image volontairement composite, où l'on retrouve subtilement mêlés Ferdinand Ier de Leon et son fils Garcia.
L'importance et le rôle éminent du roi de Galice au cours du récit correspond bien à la place de premier plan que Ferdinand Ier occupe dans l'histoire de l'Espagne au XIe siècle. L'information du narrateur est à ce point exacte qu'il note comme nous le verrons bientôt des détails précis sur les habitudes qui n'appartiennent qu'à Ferdinand: notamment sa participation active aux offices liturgiques. D'autre part, il apparaît bien que le roi de Galice mis en scène par notre texte ne réside pas à Compostelle: il s'y rend aux grandes fêtes et y possède une chapelle. Ferdinand, lui non plus, n'avait pas fait de Compostelle son lieu de séjour permanent. Son palais et sa chapelle royale était à Leon, mais l'on sait qu'il se rendait parfois dans la cité où reposait le corps de saint Jacques.
De ce portrait, qui semble jusqu'ici se dessiner parfaitement sous nos yeux, donnons la contre-épreuve. Elle nous est fournie par le curieux projet de mariage entre Ferdinand Ier et la soeur d'Henri III. Même si le silence des sources ne nous permettait pas d'affirmer, en toute certitude, que ce plan matrimonial n'a jamais existé, la situation de fait lui enlèverait toute vraisemblance: en 1056, Ferdinand Ier était marié à Sancha de Leon, qu'il avait épousée en 1032. D'autre part, Henri III, fils unique de Conrad II et de Gisèle, avait eu deux soeurs: Mathilde était morte, très jeune, en 1034, après avoir été fiancée à Henri Ier, roi de France; quant à Béatrice, que l'on a quelquefois confondue avec Béatrice, fille d'Henri III et de Cunégonde, elle n'était déjà plus de ce monde en 1038, date du décès de cette dernière.
Et pourtant, les deux noms d'Henri III et de Ferdinand Ier ont déjà été rapprochés l'un de l'autre, par l'histoire et par l'épopée. Mais, loin de présenter sous le signe de la bienveillance réciproque les relations qu'auraient entretenues les deux souverains, la légende comme l'histoire nous montrent ces derniers dressés violemment l'un contre l'autre.
Des sources écrites, aujourd'hui disparues et que nous ne connaissons qu'à travers Mariana, premier historiographe de l'Espagne, font, en effet, état d'un conflit qui aurait opposé Henri III à Ferdinand Ier, à l'occasion du titre spirituel que portaient traditionnellement les rois de Leon. L'empereur aurait porté plainte devant le pape, lors du concile de Florence en 1055, et serait intervenu personnellement pour que l'interdit fût prononcé sur l'Espagne.
Mais, à ces événements dont l'historicité est à la fois discutable et en partie vraisemblable, s'est vite mêlée la légende ou pour mieux dire l'épopée.
Le Poème du Cid, s'appuyant probablement sur un ancien chant national du roi Ferdinand, parle d'une expédition militaire que le souverain aurait entreprise contre Henri III. L'armée, commandée par le Cid, franchit les Pyrénées et s'installe devant Toulouse. Les hostilités s'engagent et, finalement, le roi de Leon retourne en vainqueur dans ses Etats, après avoir obtenu du pape la liberté de l'Espagne, et de l'empereur, la renonciation à toute souveraineté sur le pays.
Steindorff a mis en relief l'idée politique sous-jacente de cet ancien chant national: la domination universelle des souverains du Saint-Empire est une force ennemie et dangereuse pour l'idée d'un Etat national espagnol.
Cette attitude hostile, réelle ou supposée, de Ferdinand Ier adoptée en tout cas par ses successeurs rend donc impossible son identification complète avec le roi de Galice de notre texte, qui montre vis-à-vis d'Henri III et de ses sujets lotharingiens une sympathie active et presque enthousiaste.
Mais, là où l'image de Ferdinand Ier ne coïncide plus exactement avec les données de notre texte, celle de son fils Garcia répond peut-être mieux aux intentions de son auteur.
Garcia, roi de Galice et troisième fils de Ferdinand Ier, a laissé dans l'histoire un souvenir dramatique. Pusillanime, dit-on, maladif, peu apte à gouverner, il fut bientôt en butte à l'animosité de ses frères Alphonse et Sanche. Détrôné, en 1071, par ce dernier, qui formula contre lui des accusations sur la nature desquelles on est mal renseigné, Garcia passa les vingt dernières années de sa vie en prison. et lorsqu'il mourut en 1090, exprima le désir d'être enterré avec ses chaînes, comme il avait vécu. Ce destin romantique a fortement frappé les esprits des contemporains et inspiré les jongleurs.
A la lumière de ces faits, la confusion commise par l'auteur du récit paraît délibérée et répondre à une nécessité de vraisemblance psychologique.
Dans l'impossibilité d'attribuer au roi Ferdinand Ier une attitude pro-impériale qui était controuvée, sinon par l'histoire de son règne, du moins par l'opinion courante des contemporains de notre narrateur, ce dernier devait chercher un roi de Galice dans la bouche duquel un éloge de l'empereur et de ses sujets ne fût pas déplacé. Garcia, tout auréolé par le prestige d'un destin malheureux et dont la mort n'est antérieure que de quelques années à la rédaction du récit, convenait bien pour remplir ce rôle. Qui sait, d'ailleurs, si le fait de l'avoir choisi, de préférence à Sanche ou Alphonse VI, n'est pas dû à une attitude réellement pro-impériale de Garcia, et s'il ne faut pas chercher, précisément, dans cette position particulière, une des raisons de l'hostilité impitoyable de ses frères ? Nous laisserons aux médiévistes espagnols le soin de répondre à cette question.
C'est à eux aussi que nous demanderons, sur l'évêque de Barcelone que rencontrent les Liégeois, des éléments biographiques plus sûrs et moins contradictoires que ceux dont nous disposons aujourd'hui.
Guilabert (Guislabertus, Guilibert) mort vers 1063, avait été consacré archevêque de Barcelone le 21 septembre 1035 par Guifred, évêque de Narbonne et, dans cette dernière ville, il avait assisté au synode du 20 novembre 1054.
Ses relations avec le comte de Barcelone Ramon Berenguer Ier le Vieux (+ en 1076) semblent avoir été plutôt mouvementées. Avant 1046, avec le vicomte de Barcelone Udalart-Bernard, qui était son neveu, il avait adhéré à la rébellion de Mir Geribert, mais le trio dut finalement se soumettre à la sentence arbitrale d'Oliva, évêque de Vich, abbé de Ripoll, fondateur de l'abbaye de Canigou et fils du comte de Cerdagne Oliva. Peut-être faut-il voir une application de ce jugement dans l'interdiction, faite par Ramon Berenguer Ier au vicomte Udalart et renouvelée en 1063, de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle sans son autorisation.
On s'étonnera, dès lors, qu'un ouvrage de référence habituellement exact, fasse de l'évêque Guilabert un fils du comte de Barcelone Ramon Berenguer III.
En tout cas, Guilabert avait la réputation d'un fin lettré et il avait, notamment, encouragé, dans son diocèse, la renaissance des études latines. L'hommage que son archidiacre rend au rôle intellectuel de Liège au XIe siècle s'il peut nous apparaître de commande n'en est donc pas moins conforme aux préoccupations érudites de l'évêque et de son entourage. Conforme aussi aux relations littéraires entre la Meuse moyenne et le nord-est de l'Espagne, attestées, en 1051, par le rouleau mortuaire de Guifred, comte de Cerdogne et moine de l'abbaye de Canigou. Répétons-le: même s'il altère la trame de l'histoire, notre auteur est décidément bien informé.
En outre, les dates précises qu'il commence à fournir, à partir de ce moment, permettent non pas d'établir, mais d'esquisser ou de proposer une chronologie sommaire du voyage.
La rencontre de l'archevêque de Barcelone se passe pendant la nuit du dimanche des Rameaux qui tombait, en 1056, le 31 mars. Les pèlerins arrivent à Compostelle le mercredi-saint, c'est-à-dire le 3 avril. L'ouverture des reliquaires a lieu le jour de Pâques, le 7 avril, et les voyageurs sont de retour à Liège en la fête de saint Servais, premier jour des Rogations, le 13 mai 1056.
Le calcul des étapes du pèlerinage de Compostelle est un problème très ardu sur lequel M. V. de Parga a apporté maint éclaircissement. Si les Liégeois ont immédiatement quitté Compostelle, le 8 avril, au lendemain même de Pâques, on arriverait à évaluer à 36 jours la durée maxima de leur voyage de retour: nos pèlerins ont dû aller bon train et faire le trajet à cheval. En supposant que l'aller se soit effectué au même rythme, on fixerait ainsi la date de leur départ de Liège vers le 25 février 1056, et la durée totale de leur pèlerinage à environ 72 jours. Contentons-nous, pour le moment du moins, de ces données sommaires, et suivons les Liégeois dans leurs négociations.
Le séjour à Compostelle et les négociations
Le bruit de l'arrivée des Liégeois parvient bientôt à la cour du roi. Ce dernier leur accorde une audience, au cours de laquelle l'archevêque de Barcelone les présente au souverain et lui expose le but de leur voyage.
Le jour de Pâques, après la messe, le roi se retire, pour chanter la séquence Fulget praeclara, dans le choeur de l'église, puis il s'assied, mande les évêques et les grands de son royaume, et leur expose la requête des Liégeois.
Celle-ci rencontre l'opposition de Cresconio, évêque du lieu. Mais le roi réfute ses arguments et ajoute qu'il est d'ailleurs préférable de bien accueillir ces pèlerins: ils peuvent lui être utiles auprès de l'empereur Henri III.
Sur son ordre, deux linges sont étendus sur le pavement de l'église. On y dépose des reliquaires et on ouvre ces derniers; aucun ne contient de reliques de l'apôtre. En attendant, des ossements de saint Barthélemy sont confiés au moine Robert.
Le roi ordonne alors qu'on aille quérir un reliquaire déposé dans sa chapelle. On y découvre d'insignes reliques de Saint-Jacques. Le roi les remet à Hermann de Grez, avec d'autres reliques de saint Sébastien et saint Pancrace, et dispense les Liégeois de la prestation de serment qu'ils étaient prêts à faire.
Il ne nous est pas resté de description de la Ville de Compostelle antérieure à celle qu'en a faite en insistant surtout sur la basilique le Guide du Pèlerin, rédigé entre 1137 et 1139. En lisant notre texte, on pourrait croire, à première vue, qu'il y est question d'un palais royal: mais le contexte nous suggère que le terme aula doit être pris dans le même sens que le mot curia, et désigne l'entourage royal plutôt que le bâtiment où résident le souverain et sa cour. Il est cependant question, à un moment donné, d'une chapelle royale, sans que l'on sache si cet oratoire fait partie d'un édifice affecté au logement du roi ou s'il est une dépendance de la basilique de Saint-Jacques.
C'est évidemment cette dernière qui forme le décor principal de l'action, et ce serait, d'autre part, une des rares mentions qui nous aient été conservées du sanctuaire antérieur au grandiose édifice dont la construction ne sera entamée que vers 1080. Mais notre narrateur pense-t-il à l'église d'Alphonse III ou à la basilique qui, à l'époque où il écrivait, commençait à prendre forme grâce aux efforts des évêques Diego Ier, Dalmace et Diego Gelmirez ? Le laconisme et la pauvreté de sa description empêchent cette question de revêtir une valeur pratique et un réel intérêt.
Il en va autrement de la séquence Fulget preclara entonnée, après la messe de Pâques, par le roi de Galice lui-même. Cette mention jette une lumière supplémentaire sur la valeur du matériel documentaire de notre auteur et prouve qu'il faut voir surtout comme nous l'avons suggéré plus haut dans le roi Garcia de Galice le roi de Castille et de Leon. L'Anonyme de Silos, qui écrivait vers le milieu du XIe siècle, rapporte, en effet, que Ferdinand Ier fréquentait assidûment les églises et se plaisait particulièrement à mêler sa voix à celle des ecclésiastiques dans l'exécution des chants liturgiques. En ce matin de Pâques 1056, peut-être avait- il sous les yeux le précieux recueil d'hymnes, calligraphié par Pierre et enluminé par Fructosus l'année précédente, pour l'usage de Ferdinand Ier et de Sancha son épouse, et qui constitue aujourd'hui le joyau de la Bibliothèque de l'Université de Compostelle.
Ces notations particulières ne doivent pas détourner notre attention de la scène principale de l'invention des reliques, d'autant plus que notre auteur, en la décrivant, pratique un art véritable de la narration et n'ignore rien des procédés destinés à tenir ses lecteurs en haleine: opposition inattendue d'un dignitaire ecclésiastique, déception à l'ouverture des reliquaires, intervention royale, découverte des reliques de l'apôtre, réactions du public, prestation de serment des Liégeois.
On aurait tort, cependant, de n'y voir qu'un exercice littéraire. Non seulement la vraisemblance, mais la vérité historique y trouvent leur compte. Je n'en veux pour preuve que l'opposition de l'évêque de Compostelle à la demande des Liégeois. On comprend qu'il devait considérer avec quelque répugnance un projet qui allait lui ravir une part même infime de reliques dont la possession assurait à son église un prestige inégalé et des revenus importants: voilà pour la vraisemblance. Mais l'histoire nous confirme que Cresconio avait des motifs personnels de résister à la requête des Liégeois. En 974, les évêques d'lria-Compostelle s'étaient adjugés le titre d'évêques « du siège apostolique », et cet usage avait provoqué, lors du concile de Reims en 1049, l'excommunication de Cresconio par Léon IX. Or, les liens spirituels et familiaux de Léon IX avec la Lotharingie étaient étroits. Il est donc naturel que leur qualité de « Lotharingiens », constamment mise en relief au cours du récit, ne devait pas rendre les Liégeois particulièrement sympathiques à Cresconio. Nous l'avons déjà dit: l'auteur du texte dispose de sources qui donnent des détails précis ou il a, du moins, une connaissance exacte du décor historique dans lequel il a campé ses personnages.
A la valeur purement historique du récit se superpose d'ailleurs son intérêt pour l'étude de la psychologie des chasseurs de reliques au moyen âge. Toute la négociation repose, en effet, sur un pieux mensonge. Pour obtenir les reliques de saint Jacques le Majeur, les Liégeois affirment au roi de Galice que l'église abbatiale élevée dans leur ville est dédiée à l'apôtre de l'Espagne. En réalité, dès sa fondation en 1015-1016, l'abbaye avait été placée sous le patronage de saint Jacques le Mineur, et cette protection avait été confirmée en 1030, lors de la consécration du sanctuaire. L'annaliste du monastère, Lambert le Petit, qui écrit entre 1175 et 1 195, a soin de préciser chaque fois, en rapportant ces faits, qu'il s'agit bien de « saint Jacques, frère de Seigneur ». Mais, à la date de 1095, qui introduit la notice biographique de l'abbé Etienne le Grand, le même chroniqueur signale que ce dernier est l'auteur d'un hymne en « l'honneur de saint Benoît et de saint Jacques, frère de saint Jean l'Evangéliste », c'est-à-dire de saint Jacques le Majeur. La confusion volontaire entre les deux apôtres s'est donc opérée ou accentuée sous le gouvernement de cet abbé, et l'hommage poétique qu'il tient à rendre à saint Jacques le Majeur confirme, d'autre part, son rôle inspirateur dans la rédaction du récit. Le même flottement, le même risque, exploité ou non, de confusion existaient d'ailleurs aussi en Espagne où les fêtes des deux saints Jacques se célébraient le même jour, le 27 décembre, et ne furent que timidement séparées, à partir du Xe siècle, celle de saint Jacques le Mineur étant fixée au 28 décembre, et celle de saint Jacques le Majeur la suivant au 30 du même mois.
Nous abandonnerons ici les pèlerins liégeois: leur mission est heureusement accomplie et le récit est muet sur les détails de leur voyage de retour. Il en est tout autrement des réjouissances qui accompagnèrent l'arrivée des reliques à Liège. Elles soulèvent une foule de problèmes que nous réservons pour une étude approfondie. Relevons cependant déjà quelques points: la mention répétée de la collégiale de Saint-Paul dans le déroulement de la procession, le contraste entre la prolixité du texte concernant les manifestations de la piété populaire en Publémont et son laconisme à l'égard de la cérémonie de déposition des reliques qui, en bonne logique, méritait une description aussi vivante et minutieuse que leur invention à Compostelle. Ces questions laissées en suspens n'empêchent nullement d'émettre, dès maintenant, des conclusions précises sur les intentions et la valeur du récit.
Conclusions
Le récit du voyage des Liégeois à Compostelle est une oeuvre d'inspiration impériale et clunisienne, qui reflète la position d'Etienne le Grand, abbé de Saint Jacques (1095-1112), dans la querelle des Investitures d'une part, dans les grands courants de réforme monastique d'autre part.
L'attachement passionné de Liège à la cause impériale au plus fort des luttes entre le pape et les souverains germaniques a été notamment illustré par l'excommunication de son évêque Otbert en 1095, la retraite et la mort d'Henri IV à l'intérieur de ses murs en 1106. Dans ce conflit, les moines des grandes abbayes du diocèse se cantonnèrent pendant quelques années dans une opposition farouche aux initiatives d'Otbert. Seul, l'abbé de Saint-Jacques ne rompit pas les liens avec l'évêque et s'efforça même de remplir, dans l'une ou l'autre occasion, un rôle médiateur entre le chef du diocèse et certaines abbayes liégeoises. Cette attitude valut à l'abbaye de Saint-Jacques non seulement les faveurs d'Otbert, qui encouragea le développement économique du monastère, mais également l'intervention directe de l'empereur dans la lutte d'Etienne le Grand contre les avoués de l'abbaye. Il était naturel que l'abbé payât de retour cette bienveillance impériale. Le récit du voyage de Compostelle paraît avoir été un des moyens choisis par Etienne pour prouver sa reconnaissance.
L'empereur, l'idée impériale, le Saint-Empire y sont exaltés tout d'abord en la personne d'Henri III.
La fidélité à l'empereur est mise immédiatement en vedette grâce à l'épisode, habilement altéré, de Jean d'Oisy, et dans la protection que l'évêque de Liège Théoduin accorde à l'exilé.
D'autre part, la notion de prestige impérial est fortement marquée dans l'attitude du roi de Galice vis-à-vis d'Henri III: on le voit constamment soucieux de se ménager les sympathies du souverain, par son projet d'alliance matrimoniale, par l'accueil chaleureux qu'il réserve aux Liégeois, le crédit qu'il leur accorde dans la réussite de son mariage, par la crainte avouée que l'opposition, menée par l'évêque Cresconio, n'irrite l'empereur et ne compromette ses plans.
Mais, en même temps, Ferdinand Ier Garcia nous est présenté, délibérant en son conseil, rehaussant de son auguste présence les cérémonies de l'Eglise, dans tout l'éclat de la dignité royale, pour mieux faire ressortir encore l'éminente majesté du César germanique.
Quant à la notion de Saint-Empire, elle est bien illustrée par l'insistance du narrateur à employer les termes de Lotharingie et de Lotharingiens chaque fois qu'il s'agit du pays de Liège et des Liégeois: lors de la rencontre avec le chanoine Richard, de l'entretien avec l'archidiacre de l'évêque de Barcelone, dans les propos du roi de Galice et, surtout, dans la déclaration même des pèlerins; « Patria nostra est Lothariense regnum ». Manifestement, l'appartenance des Liégeois à la Lotharingie est une réalité vivante et à son tour, la Lotharingie tout en conservant son caractère particulier est considérée comme partie intégrante de l'Empire: les pèlerins sont des ressortissants du Saint-Empire et, du comte de Grez, modeste dynaste local, on fait un des principaux fidèles de l'empereur ! Conceptions qui reflètent adéquatement la solidarité des liens qui, au début du XIIe siècle, unissaient Liège à l'Empire.
Mais l'abbé Etienne le Grand n'est pas uniquement attaché à l'évêque Otbert et à l'empereur. Sur le plan spirituel, il est un partisan fervent de Cluny dont il introduit et diffuse les coutumes dans le diocèse de Liège et dont les principes directeurs animent son action.
Or, l'histoire de l'Espagne aux XIe et XIIe siècles, ainsi que le pèlerinage de Compostelle à partir du XIe siècle, se placent incontestablement sous le signe de Cluny.
Comme l'a écrit récemment M. Defourneaux, « nulle part l'oeuvre clunisienne n'a eu une importance aussi considérable et des résultats aussi étendus qu'en Espagne »: lutte contre le nationalisme liturgique, organisation du pèlerinage de Saint-Jacques, collaboration à la Reconquista, développement des échanges intellectuels et artistiques entre le monde chrétien et le monde arabe, tels ont été, d'après le savant historien, les aspects fondamentaux de cette activité, qui n'aurait pu d'ailleurs triompher si elle n'avait rencontré l'appui des souverains espagnols au XIe siècle.
Parmi ceux-ci, Ferdinand I s'est particulièrement illustré dans cette protection accordée par l'autorité laïque au mouvement réformateur. Dès lors, l'attention spéciale que notre texte porte à ses faits et gestes s'expliquerait facilement chez un moine appartenant à une abbaye travaillée par l'action clunisienne. Au moment où il écrit, cette dernière connaît d'ailleurs, en Espagne, un véritable âge d'or puisqu'Alphonse VI, qui règne à cette époque sur le Leon et la Castille (1073- 1109), est unanimement considéré comme « l'ami le plus fidèle et le plus généreux de Cluny » en faveur duquel il multiplie les libéralités, et dont il suit les directives par l'intermédiaire de son principal conseiller, Robert, moine de la grande abbaye bourguignonne et abbé de Sahagun où Alphonse Vl avait porté l'habit monastique.
D'autre part, choisir pour sujet le pèlerinage de Compostelle, c'était faire, du même coup, oeuvre de propagande clunisienne. De ce « travail systématique d'organisation », par l'exaltation de l'église compostellane, la publicité en faveur du pèlerinage, enfin l'amélioration des conditions matérielles du voyage, Cluny assume pratiquement la direction. Vers la fin du XIe siècle, par conséquent à une époque contemporaine de la rédaction de notre texte « le pèlerinage de Saint- Jacques de Compostelle revêt un caractère international ». En rapport avec notre écrit, d'autres coïncidences chronologiques forcent d'ailleurs l'attention: le siège de Compostelle accroît son importance sous deux évêques nourris des enseignements de Cluny: Dalmace, homme de confiance de saint Hugues obtient, en 1095, le transfert du siège épiscopal d'Iria à Compostelle. Son successeur Diego Gelmirez, élu en 1100, entreprend immédiatement une propagande systématique pour le pèlerinage, et l'on peut légitimement se demander, par conséquent, si la rédaction de notre récit n'est pas née des contacts qu'auraient pu facilement établir, par l'intermédiaire de Cluny et dans le souvenir du voyage de 1056, Etienne le Grand de Saint-Jacques de Liège et Diego Gelmirez, qui, quelques années plus tard, ordonnera la rédaction d'une Historia Compostellana à la gloire de son église.
De toute manière, indépendamment de ses sympathies pour la cause impériale et l'idéal clunisien, Etienne le Grand a dû aussi être guidé, en inspirant la rédaction de notre récit, par le soin des intérêts particuliers de son monastère. La possession des reliques de l'apôtre de l'Espagne servait directement le prestige moral et l'enrichissement matériel de l'abbaye: mais encore fallait-il entretenir ce précieux avantage par des moyens appropriés, que l'abbé Albert, après 1056, avait négligé d'utiliser. A ce titre, le récit du voyage s'insère dans un ensemble d'oeuvres historiques et littéraires, écloses sous l'abbatiat d'Etienne et destinées à mettre en valeur l'importance de Saint-Jacques de Liège, à en défendre éventuellement le patrimoine spirituel et temporel: Vie de saint Modoald, compositions en l'honneur de saint Benoît et de saint Jacques le Majeur, confection de chartes authentiques et fausses, peut-être aussi, remaniement partiel da la Vita Balderici.
Cette constatation conduit, par une pente naturelle, à nous interroger, en terminant, sur le crédit qu'il convient d'attribuer au texte de la translation des reliques.
Je ne vois pas qu'on puisse sérieusement mettre en doute la réalité même du voyage de 1056. Le moine Robert, devenu abbé, était mort depuis trop peu de temps pour que l'on osât bâtir autour de sa personne, une affabulation dont ses confrères et ses contemporains auraient pu aisément dénoncer la fausseté. Des souvenirs de ce pèlerin, transmis oralement et par écrit, ont dû d'ailleurs servir de base au rédacteur du texte. Ce dernier, en les transcrivant, a pris avec ce matériel documentaire des libertés étudiées et conscientes, en rapport avec les intentions qu'il poursuivait. En outre, on devine, sans toujours en isoler les éléments avec certitude ni en découvrir les raisons exactes, une projection latente des événements de la fin du XIe et du début du Xlle siècle, sur une situation plus ancienne. Le texte est donc parfois d'un maniement délicat, et son étude doit être abordée avec la prudence qui est de règle.
Ces réserves ne doivent cependant pas durcir notre position dans une attitude de doute systématique et d'hypercritique. Le narrateur ne s'est pas livré au jeu gratuit d'une création purement littéraire: il procède au choix de telle mention, à l'éclairage de telle notation ou de telle scène dans une perspective historique qui rend la substance de son texte particulièrement riche. Que ce soit pour l'histoire de l'Espagne médiévale, le pèlerinage de Compostelle, l'étude du milieu ecclésiastique et politique liégeois, l'histoire de la géographie et la topographie urbaine, cette narration offre des ressources dont nous espérons avoir prouvé malgré les limites que nous nous sommes volontairement imposées la variété et l'indéniable intérêt.
La multiplicité des aspects de cette étude a requis, pour leur mise au point, le concours de plusieurs spécialistes au nombre desquels je me plais à citer en les remerciant, M. J.M. LACARRA, doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Saragosse, M. Martin de Riquer, professeur à l'Université de Barcelone, mon ami Jules Horrent, professeur à l'Université de Liège et, surtout, Mme Rita Lejeune, professeur à l'Université de Liège, à l'amitié et à la compétence de la quelle je suis redevable de maintes informations précieuses.
Jacques STIENNON
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