Parmi les manuscrits de la bibliothèque de Bourgogne provenant de la bibliothèque Van Hulthem, il en est un qui porte pour titre: Voyage des hautes et basses Allemagnes, des Pays-Bas, consistans aux 17 Provinces-Unies et tout ce qui est au-décà du Rhin, ensemble des royaumes de Danemarck et de Suède, avec le voyage d'italie et du Levant; divisé en deux tomes où il est seulement parlé des villes principales et lieux plus remarquablees de chacun, pays. Ce voyage, qui fait la matière de deux Volumes in-folio, a pour auteur un colonel français appelé Duplessis l'Escuyer. Cet ouvrage encore inédit n'en est pas moins un des meilleurs itinéraires écrits au XVIIe siècle, un livre plein de détails intéressants sur les différentes parties de l'Europe visitées par le colonel Duplessis. Le voyage dans nos provinces, entrepris vers l'année 1650, présente après l'Ulysses belgico-gallicus de Gölnitz (Leide, 1631), la meilleure description de cette riche et florissante contrée pendant la première moitié du XVIIe siècle. Pour ce motif, nous avons cru qu'on ne lirait pas sans intérêt la partie de ce voyage qui concerne le pays de Liége dans les limites plus étendues qu'il avait encore alors. Cette relation n'est pas en forme de journal, ce sont simplement des notes recueillies par le voyageur sur nos principales localités.
J Demarteau
Evêsché de Liège
J’estime à propos de commancer le pays de Liège par le lieu où l’un des premiers evesques a donné la saincteté à cet evesché qui est le bourg de Sainct-Hubert.
Sainct-Hubert n'est qu'un bourg, mais c'est le lieu où ce sainct establit les premices de sa piété après sa converssion qui est assés cognue d'un chacun et sceue presque de tout le monde, c'est pourquoy je n'en parleray point. Ce bourg est situé au milieu des bois d'Ardennes en un lieu tout à fait de solitude et de pénitence, composé d'environ deux cens maisons assés bien basties à la façon des Ardennes, mais ruiné des gens de guerre depuis quelques années. Ce qui est de plus recommandable et de principal, et ce qui m'oblige d'en parler, c'est cette belle abbaye dont il porte le nom, bastie au milieu du bourg et dont le portail de l'église a son aspect sur la principalle rue. Ce temple merite d'estre veu (quoyqu'il ayt été bruslé par les Hollandois, mais depuis redifié), non seulement pour sa structure, mais aussy pour sa saincteté du lieu et pour les miracles qui s'y font journellement de ceux qui y vont pour estre gueris de la morsure des chiens enragés; les exemples en sont assés manifestes depuis longtemps sans y apporter plus de preuves.
Cette église est grande et spacieuse, dont les chapelles sont ornées et embellies de quantité de peintures principallement sainct Hubert qui est à main droicte en entrant à costé du choeur, où sont depeincts en plusieurs tableaux, les miracles, la converssion et la vie ensuite de ce sainct. Il s'y dit des messes continuellement depuis cincq heures du matin jusques à midy; j'en parle avec certitude, y ayant ouy la sainte messe la dernière fois que j'y passay, dès les cincq heures du matin.
Le choeur est grand et fermé de murailles tout autour, ornées de quelques sculptures.
Pour le dedans de l'abbaye qui est de l'ordre de sainct Benoist et depuis quelques années réformée, ce sont de grands cloistres bastis d'une ancienne structure, accompagnés de dortoirs et autres logemens, et notamment celuy de l'abbé qui est néanmoins portant l'habit et dans la régularité religieuse comme tous les autres pères du couvent, et de plus c’es un prélat de saincte vie et d’une piété exemplaire, car il vit fort abstraictement, mange en communauté, est toujours le premier à matines et assiste tout le service divin: bref c'est un vray religieux de sainct Benoist et imitateur de sainct Hubert.
Dans cette église s'y monstre une rélique très miraculeuse dans une chappelle à costé du choeur à main gauche en entrant, qui est l'estolle avec laquelle sainct Hubert fut sacré evesque à Rome par le pape Sergius, l'an 699. Et en peu de mots je vous en dirai l'histoire ainsy que je l'ay appris sur le lieu. Sainct Hubert, après sa converssion et avoir passé quelques années en pénitence dans ce désert, fut à Rome en dévotion, et y estant arrivé et rendant ses submissions à sa saincteté, dans ce mesme temps le pape receut nouvelles que I'evesque de Liège estoit mort, ce qui obligea le saint Père d'en investir sainct Hubert qui d'abord le refusa, néanmoins par une saincte obedience il l'accepta, apres quoy, le pape le voulut luy mesme consacrer evesque, et comme il se trouva en ceste céremonie manque d'une estole, un ange descendit du ciel qui apporta et présenta au pape visiblement une estole, laquelle le pape prit et mit au col de sainct Hubert, et ainsy il acheva le reste de la consécration de cet evesque, et depuis ce temps ladite estole a toujours este conservée dans cette abbaye où elle est encores aujourd'huy et que j'ay veue. Elle est de la mesme longeur que celle de nos prestres, mais beaucoup plus estroite; son estoffe paroist d'or et de soye jaune un peu ondoyée, et est aussy entière et neufve qu'elle estoit quand elle y fut apportée.
Cette abbaye est de grand revenu, mais depuis ces guerres dernières, elle a beaucoup diminué de ses rentes. L'abbé est seigneur spirituel et temporel, non-seulement du bourg, mais aussy de plusieurs terres et seigneuries qui en dépendent.
De Sainct-Hubert je continuray, faisant le tour du pays de Liège, pour finir par la capitale.
Bouillon est un chasteau fort, situé sur un rocher posé sur le copeau d'une montagne, dans lequel il y a garnison liégeoise d'environ cinquante hommes. Le gouverneur s'appelle le baron de Fenffe, fils de M. de Fenffe, l'un des principaux conseillers du prince de Liège.
Au pied de ce chasteau est le bourg qui porte mesme nom et situé sur la rivière de Sémoy, qui produit grande quantité de truites et de saulmons. Cette rivière traversse une parie du Luxembourg et des Ardennes et se va rendre dans la Meuse à l'abbaye de la Val-Dieu, tout proche de Chasteau-Renaud, où elle est située, ayant au delà de la rivière vis-à-vis le village de Montharmée.
Bouillon est un duché qui fut vendu autrefois aux Liégeois (1); néanmoins le prince de Sedan a de grandes prétentions dessus et à raison d equoy il se réserve toujours le tiltre de duc de Bouillon. De vous dire par quel droict et comment, ce seroit sortir hors les termes de mon desseing, qui n'est que de rapporter seulement les choses plus remarquables pour satisfaire l'esprit d'un curieux voiageur.
Rochefort n'est qu'un bourg (2), néanmoins j'en remarqueray le chasteau qui est sur le haut, et basty sur un rocher, et quoyque situé dans le pays de Liège, a son seigneur particulier, qui est M. le comte de Rochefort, Allemand de nation et personne de très haute condition, lequel fait sa demeure ordinaire en la ville de Weirtheim en Allemagne, d'où il est seigneur et souverain, ainsy que nous le rapporterons en son lieu, et, lorsque nous parlerons des Allemagnes (3). Ce chasteau est trés spacieux et bien basty, mais le seigneur ne l'habitant pas et n'y allant que rarement, il n'est pas autrement bien meublé ny entretenu, mais c'est une place forte (4). Ce que j'y ai trouvé de plus remarquable sont les escuries, grandes et touttes voustées d'une hauteur excessive et passent pour les plus belles de tout ce pays.
Dinant est une ancienne ville qui a retenu son nom de la dresse Diane, qui autrefois y avoit un temple ou l'on luy sacriffioit. Elle est située sur la droicte de la Meuse à quatre lieues au dessus de Namur dont nous avons parlé.
Celle ville a esté ruinée plusieurs fois et notamment par Charles, duc de Bourgogne, et depuis par Henri II, roy de France, et néanmoins elle s'est remise et est aujourd'huy après Liège une des plus belles de ce pays. Elle est petite et toutte son estendue consiste en une longue rue qui regne tout le long de la rivière, outre quelques autres moindres et plusieurs estroites, avec un grand faubourg. Du reste, elle est serrée de la montagne et de rochers.
L'église principalle est collégiale et parrochialle, dédiée à la Vierge, en laquelle il y a douze chanoines avec un prévost et un doien qui sont les dignités de ce collège. Elle est fort bien bastie et d'une façon ancienne et gothique, mais par le dedans très bien décorée avec des chapelles toujours entretenues de propres et riches ornemens. Ce qui y est de plus recommandable est le doxal ou jubé fait d'une très belle architecture, embelli de quelques bas reliefs et soustenu de quatre colonnes de marbre noir ouvragées de differentes façons; il y a une grosse tour quarrée qui tient à l'église, fort ancienne, sur laquelle est un dosme de chapenterie couvert d'ardoisse, audessus duquel est la croix.
Il y a en cette ville plusieurs autres églises conventuelles, premièrement celle des Croisiés qui sont des religieux vestus de noir et de blanc, qui portent à l'endroict de l'estomach une petite croix patée blanche et rouge. Leur église est petite et ancienne (5) mais embellie de plusieurs autels dignes de remarque, estants tous faicts de marbre et de jaspe principallement celuy de la Vierge qui est tout de marbre, orné et accompagné de quatre colonnes d'un jaspe très rare et précieux n'en ayant point veu de semblable en toutte l'Italie. Il est marqueté de touttes couleurs et naturellement et se prend et se thire sur le lieu mesme, car il est à remarquer que partout ès environs de Dinant, le marbre s'y trouve très communement et dont l'on fait grand commerce.
Il y a encores l'église des Frères Mineurs qui est au fauxbourg, en laquelle les autels sont de mesme décoration et matière, mais non pas du tout sy grands que ceux dont je viens de parler.
Audelà de la rivière est le couvent des Capucins (6) basty sur le bord de la Meuse, en un lieu elevé qui lui cause un aspect très-agreable sur toutte la ville, avec un jardin spacieux qui descend en terrasse jusques sur l'eaue, de façon que de touttes les alées l'on void la ville d'un bout à l'autre, ce qui recrée extremement la veue de ceux qui s'y promènent.
Outre tout ce que je viens de dire, il y a le collège des pères Jésuites, mais ils ne sont encores bien establis et n'ont point d'église bastie, se servans d'une salle haute pour célebrer la sainte messe, en attendant.
Audelà du fauxbourg et assés proche de Bouvain (7) qui est une petite villette de la comté de Namur, est l'abbaye de Leff de l'ordre de Premonstré où il y a environ 15 ou 16 religieux avec l'abbé qui est électif. L'église est assés belle, en laquelle est l'autel de la Vierge orné de marbre et où l'on va souvent en dévotion. Cette abbaye est de bon revenu et vaut bien par an dix à douze mille florins, tant à l'abbé qu'aux religieux.
Je n'obmettray de dire que Dinant est commendée d'un fort chasteau situé sur un rocher escarpé naturellement du costé de la ville et du tout inaccessible; du costé de la campagne il n'est pas si fort et se peut battre (8). C'est le sieur de Hautepenne, Liégeois de nation qui commende pour le prince de Liège, mais il n'a nul commendement sur la ville l'authorité appartenante aux bourgmaistres qui sont au nombre de deux et sont en charge deux ans. II bien vray que le dit sieur de Hautepenne; en qualité de maieur de la ville (s'estant acquis ce tiltre), a quelque sorte de juridiction sur les habitans au faict de la justice civile et criminelle seulement.
A une petite lieue de la ville de Dinant il y une église dédiée à la sainte Vierge qui porte le nom du village où elle est située qu'on appelle Nostre-Dame de Foy, où l'on va en pélerinage de tous les Pays-Bas et du plus loing, et s'y faict souvent des miracles très averés, comme entre autres un qui se fit pendant que je frequentois en ces pays et dont je puis rendre fidelle tesmoignage, ayant veu celuy en la personne duquel il est arrivé, lequel ayant esté toutte sa vie affligé d'une paralisie, ce pauvre homme eut recours à le sainte Vierge et se fit porter à Nostre-Dame de Foy, et apres avoir fait ses dévotions et réclamé l'assistance de Dieu par l'intercession de sa sacrée Mère, cet homme tout incontinant et à la veue d'un chacun se trouva entièrement guery et soulagé de sa paralisie, et revint en la ville de Dinant d'où il estoit natif, plein de santé, à pied et a toujours demeuré en cet estat du depuis; ce que je puis asseurer estre veritable, puisqu'il vit encores et que je l'ay veu plusieurs fois allant et venant par les rues à ses affaires particulières, et pour recognoissance de cette divine assistance, ce bon homme va tous les samedis faire ses dévotions à Nostre-Dame de la Foy, à pied nud l'este, en quelque temps que ce soit.
Cinay est une petite villette, à deux lieues de Dinant située au milieu d'une plaine et dans un pays qu'on appelle le Contraut, (9), qui est une région faisant partie du pays de Liège. Cette ville n'a d'autre recommendation sinon que l'église est collégiale et sert de paroisse à toutte la ville, en laquelle il y a douze chanoines et un prévost qui est une dignité, outre laquelle il y a encores un abbé ainsy qu'à Dinant, ce que j'ay oublié de dire. Cette dignité ou qualité d'abbé est particulière en l'evesché de Liège, car il ne s'en void poinailleurs de mesme ny en tous autres diocèses; car ce, abbé possède avec le tiltre un revenu de troix ou quatre mille livres par chacun an et ne réside point, n'est tant obligé que de venir à son église une fois I'année et néamoins c'est la principale dignité et tout luy défère, et ordinairement ces abbés sont chanoines de StLambert de Liège.
Le peuple de cette petite ville est assés bon et courtois, notamment messieurs les chanoines, parmy lesquels j'ay fréquenté quelquefois et que j'y trouvés très civils et affables, ce qui n'est pas de mesme au reste du pays, principalement, en la ville de Dinant où le peuple est rude et grossier et discourtois et malfaisant aux estrangers.
Huy est une ville à 5 ou 6 lieues de Cinay, qui est
bien aussy grande et plus que Dinant, située sur la Meuse, à quatre lieues au-dessous de Namur. Les rues y sont belles et nettes, et le maisons assez bien basties, il y a autant d'églises du moins qu'à Dinant, mais elles ne sont pas enrichies de marbre comme celles dont j'ai parlé (10). II y a un couvent de Croisiers ainsy qu'en la ville de Dinant, et c'est là où le général de cet ordre fait sa résidence actuelle.
Il y a en cette ville un beau pont de pierre pour le passage ordinaire d'un costé de la rivière à l'autre (11).
Le chasteau n'est pas moins fort que celuy de Dinant, mais il n'est pas du tout sy elevé, néanmoins il commende à toute la ville et est posé et basty sur le roc, dans lequel il y a garnison avec un gouverneur qui commende au chasteau et à la ville (12)
Pour vous achever ce qui est à dire du reste du pays de Liége, il nous faut repasser dans une autre région de cette province qu'on appelle Hesbaye, qui est un pays beaucoup plus fertil que le Condraut, car le premier ne produit que de bons bleds, fromens et d'un autre qu'ils appellent de la préauture, qui est quasy de mesme nature du froment et qui fait d'excelent pain comme j'ey dit en autre endroit; et le Condraut est un pays steril, remply de montagnes et de bois presque partout, à la reserve touttefois d'un petit canton par de là Ciney, où est situé ce village qui a donné le nom à cette tant célèbre et signelée bataille d'Avin, gagnée par messieurs les mareschaux de Chastillon et de Brezay sur les Espagnols, où toutte leur armée, commendee par le prince Thomas de la maison de Savoye fut défaite entièrement, et Iuy contrainct de se sauver à Bruxelles (13). La quantite d'estandarts et de drapeaux pris et emportés de cette bataille, lesquels ont paru si longtemps dans l'église de Nostre Dame à Paris, font assés de foy de cette mémorable victoire.
Tongres est une petite ville au pays d'Hesbaye, la plus ancienne de tout le pays de Liége, et située sur une petite rivière nommée Jecher, et pour marque de son ancienneté, on y voit encores aujourd'huy la statue d'Hercule au-dessus d'une des portes de la ville (14), le temple duquel y estoit superbement basty, mais il ne s'en void aucunes vestiges (15).
L'église qui sert de paroisse à la ville est aussy collégiale, laquelle jadis estoit la cathedrale du pays, car c'estoit le siège épiscopal et la demeure de l'evesque de Liege qui fut transporté pendant la guerre d'Attila, roy des Huns, qui ruina tout ce pays, à Maestricht par sainct Servais, l'an 413, et depuis par sainct Hubert, fut transporté en la ville de Liège où il est demeuré.
Il y a deux couvens, l'un de Franciscains et l'autre de Dominicains; le premier est bien basty et l'église très agréable quoyque petite, ornée de belles chapelles et tableaux. L'autre couvent n'est pas encores basty, parce que les Dominicains n'y sont que depuis peu establis (16).
Il y a une chose digne de remarque à Tongres c'est que le chemin depuis cette ville jusques à Paris a esté autrefois tout pavé de pierres larges et belles, ainsy qu'on void encores en quelques endroits le chemin pavé, outre plus que la tradition en faict foy, et Tongres est distante de Paris de près de cent lieues de France (17).
Il y a d'autres petites villes en cette contrée et les quelles j'ay veues, dont je ne parleray point, comme Bray (Brée), Sainct-Tron, Mazeick, Franchimont, Loos, Warem et autres qui ne meritent d'estre rapportées plus au long, n'y ayant rien de remarquable.
Avant que d'entrer dans la belle et grande ville de Liège, il ne faut pas oublier la forte place de Maestricht, qui n'en est distante que de quatre lieues, mais pourtant séparée du pays de Liége et de la domination des Estats Generaux de Hollande, conquise par eux sur les Espagnols l'an 1632 (18), et comme elle est elloignée de leurs pays et proche de Liège je me suis reservé jusques à maintenant d'en parler.
Maestricht est une ville située sur la rivière la Meuse qui la divise en deux par un beau pont de pierre, d'un costé est Maestricht et de l'autre est Wichk qui n'est pas sy grande et touttes deux se comprennent sous le nom de Maestricht, ayant mesme gouverneur et mesme garnison des Estats.
Ces deux villes sont fortifiées au possible et principallement depuis quelles sont en la possession des Hollandois. Le costé de Maestricht qui est plus grand, comme j'ay dit, est fortifié du costé de la rivière d'une longue muraille, ou pour mieux dire, courtine, bastie d'une pierre excelente et flanquée de boulevarts revestus de mesme matière avec un rampart large e très beau, sur lequel on peut aller et se promener librement. De l'autre costé, elle fait comme un demi cercle fortifié de cincq ou six grands bastions revestu de pierre avec fossés très-proffonds et secs et une bonne contre-escarpe, les ramparts beaux et larges sur lesquels les canons y paroissent en très-grande quantité. Et ce qui est de plus remarquable en cette place, sont les dehors qui y ont esté faits depuis qu'elle a changé de maistre, car autour de la ville et fort proche, il y a de petites éminences qui la commandent; c'est pourquoy l'on y a fait des pieces detachées comme tenailles, ouvrages à cornes et autres nécessaires pour empecher les approches, mais le tout sy bien entretenu et de terre gazonnée que rien n'y manque.
Le costé de Wichk est de mesme fortification avec ses dehors et entretenu de mesme.
Dans cette ville est la liberté de religion, ce qui n'est pas dans les autres villes des Estats, car l'on y dit la messe et l'on y fait la presche, et pour cet effect, il y a deux temples et plusieurs églises des nostres et mesmes un couvent de Capucins dont le jardin est beau et agréable (19).
L'église principalle et la plus grande, est dédiée à Sainct Servais et est collégialle. Elle est fort spacieuse et longue, mais bastie d'une ancienne architecture gothique (20).
Devant cette église il y a une belle et grande place remplie de hauts arbres, laquelle sert de promenade à toutte la ville (21), et l'on y void tous les soirs en esté tous les officiers de la garnison se divertir à touttes sortes d'exercices, mesme pendant Ia journée, les uns jouant à la longue palme, les autres dressant des chevaux et leur faisant faire toutte sorte de maneige, et mesme l'on y void sonvent monsieur le gouverneur accompagné de noblesse et autres gens s'y promener et y prendre son divertissement.
La garnison y est forte et y ay veu avant la paix faicte avec le roy d'Espagne, trois mille hommes de pied et plus de 800 chevaux effectifs. Bref, c'est un des plus considérables gouvernements des Estats, et pour cette raison, les gouverneurs ont toujours esté de très haute condition: Monseigneur le duc de Bouillon en a esté gouverneur, et aujourd'hui c'est monsieur le Reingraff, père de feu monseigneur le prince de Salmes qui estoit gouverneur de Nancy pour S. A. de Lorraine. Monsieur le Rheingraff, dont je parle, est un seigneur de haut mérite, courtois et affable à un chacun, principalement à tous les François qui passent par là; et pour plus grand tesmoignage de l'affection qu'il porte à la nation, c'est qu'il a voulu prendre Madame sa femme en France, laquelle est de la Normandie et d'une des principalles maisons de cette province.
Liege est la capitale de tout l'evesché et pays dont je viens de parler; ville très ancienne et située entre des montagnes et une très plaisante vallée sur la Meuse qui la traverse de deux bras faisans plusieurs isles bien peuplées. Outre la Meuse et Legie, elle est encores arrouzée de trois autres petites rivières qui sont Ute, Ves et Ambluaire (22).
Cette ville est remplye et embellie de quantité de fontaines et de ruisseaux descendans de ces montagnes. Elle est d'une grandeur admirable et encores plus grande que la ville de Lyon en France avec laquelle j'trouve beaucoup de rapport. Et ce qui se rencontre de beau et d'extraordinaire à Liège, c'est qu'elle comprend dans son circuit plusieurs belles montagne vallées, vignes et grands vergers et son circuit est pour le moins de deux lieues et demye de France. Elle est bien fermée de murailles et de tours qui les flanquent n'ayant pas besoing d'estre mieux fortiffiée puisqu'elle thire sa force par la multitude de ses habitants qui en cede le nombre de plus de quarente mille, tous capables de porter les armes.
Les édifices tant publics que particuliers y sont très magnifiquement construits, ayant en ce pays tout sorte de matériaux excelens et propres pour bien bastir car ils ont premièrement la pierre de toutte sorte, particulierement de celle qui ressemble au marbre noir quand elle est bien préparée et mise en oeuvre: en outre ils ont la brique, la chaux, le sable, l'ardoise à commendement. Et à ce propos, je diray que touttes les maisons du pays de Liège généralement sont touttes couvertes d'ardoises. Le bois de charpenterie y est très commun, lequel ils font venir des Ardennes par la commodité de la Meuse. Par ainsy ils ne peuvent qu'ils ne façent de très beaux bastimens.
Les rues y sont un peu étroictes, mais la quantité des grandes places publiques qu'il y a, repare ce defaut.
Entre les palais qui sont en grand nombre, je n'en remarqueray que deux; le premier qui est le principal, et le plus beau, est celuy du prince, car vous noterés que l'evesque est le prince temporel et spirituel, de cela nous en parlerons plus amplement. Ce palais est très magnifique et superbe, basty par le cardinal Erard, evesque et prince de Liège; ses appartemens sont grands et spacieux où il y a pour loger toutte la cour; et outre cela l'on y void de grandes salles où se donnent les audiances publiques et d'autres où se rend la justice. D'autres ornemens je n'y en ay pas remarqué, sinon quelques peintures excelentes et de ces bons peintures d'Allemagne et des Pays-Bas.
L'autre palais est celuy du prince de Barbensson, très superbement basty et situé sur le haut d'une montagne qui luy donne un aspect très agréable sur toutte la ville. D'autres palais, il y en a une quantité où habitent les gentilshommes de haute condition et les plus notables bourgeois de la ville.
Cette cité a esté tellement florissante autrefois en tout le façon et particulièrement à l'esgard de l'estude des bonnes lettres, qu'on y a compté en mesme temps neuf fils de roys, vingt quatre ducs, vint neuf comtes tous estudians, outre le grand nombre de barons et autres gentilshommes de très bonne condition.
Elle est extremement peuplée, et ses habitans fort laborieux, mais depuis quelques années, par une mechante coustume de boire et de s'enivrer, ils se sont adonnés aux querelles et séditions populaires entre eux, et se sont tellement partialisés, que cela a donné occasion au prince d'augmenter et de relever son authorité d'une telle façon qu'il est à craindre que ce pays, quelque jour, ne passe en un gouvernement de souverainete toutte entiere; mesme depuis un an le prince a fait bastir une citadelle qui commende sur la plus grande partie de la ville.
Cette ville a 32 collèges d'artisans, vulgairement nommés les 32 mestiers, lesquels ont très grande puissance en touttes choses concernantes la republique et gouvernement de la ville, tellement qu'on ne peut publier aucun edict, n'y tenir publiquement aucun conseil sans leur consentement, et ce sont eux qui élisent les bourgmaistres et magistrats de la ville.
Cette ville observe une chose qui fait paroistre l'effect de son antiquité, c'est qu'elle se sert aux affaires et résolutions de plus grande importance d'un cachet très ancien avec cette inscription Legia romanae eclecsiae unica filia, d'où ils font paroistre l'antiquité et la dignité de leur ville.
Quant aux églises, il me faudroit une trop longue estendue de discours pour en rapporter le nombre et leurs particularités, tant des religions de l'un et de l'autre sexe, mendiantes, rentées que autres, abbayes et paroisses qui sont dans cette ville. Seulement je me contenteray de parler des principalles, entres lesquelles est la plus magnifique, celle de Sainct-Lambert qui est la cathedrale et le patron de la ville (23). En cette église est le siège episcopal et l'evesque est prince et seigneur de tout le pays. Les chanoines de la ditte église sont ses conseillers, mais personne ne peut arriver à ces chanoinies, sy ce n'est qu'il soit noble ou docteur ou licentié, et est licite aux chanoines de résigner à autres leurs prébendes et se marier, sy ce n'est qu'ils soient parvenus à l'estat de prestrise ou qu'ils soient in sacris.
L'église de Sainct-Lambert est longue et large, dont le choeur est extraordinairement grand, dans lequel il y a des chaires pour plus de cent chanoines. Au reste, le service divin s'y faict avec plus grande cérémonie qu'en aucun lieu que j'aye veu, excepté à Rome et à Nostre-Dame de Paris. Il y a une musique excelente et très bien entretenue, remplie toujours d'une très grande quantité de voix qui donnent envie à tous ceux qui entrent dans cette église d'y arrester avec attention pour l'entendre,
Il y a en cette église pour rareté et richesses, un grand nombre de vaisseaux et pièces de grand prix, beaucoup d'ornements d'or et d'argent comme le rétable du maistre autel, et une tombe d'un evesque toutte couverte de lames d'or et entre autres la statue de sainct Georges toutte massive et de fin or qui a plus de deux pieds de haut donnée à cette église par Charles, duc de Bourgogne.
II y a outre la cathédrale, huict églises collégiales dont les chanoines les moindres valent quinze cens livres de revenu annuel, et touttes ces églises bien basties et parées de très beaux ornements; car je diray cela en passant, que touttes nos églises en France ne sont point décorées et entretenues de riches ornemens, ny sy nettes par le dedans comme celles de ces pays là et de tous les Pays-Bas. Ces huict églises collegialles sont Sainct-Jean. Sainct-Paul, Sainct-Pierre, Sainct-Jacques, Sainct-Martin, Seinct-Denis et deux autres dont j'ay oublié les noms (24).
Il y a, outre les églises susdites, trente deux paroisses et quatre abbayes principalles qui sont de très grand revenu, entre lesquelles est celle de SainctLaurent de l'ordre de Sinct-Benoist non reformé qui ressemble plutost à un chasteau de maison de prince qu'à un cloistre pour la magnificense de ses bastimens. L'abbé est religieux comme les autres et électif, ainsy qu'en touttes les abbayes du Pays-Bas; car il faut remarquer qu'il n'y a point comme en France d'abbés commendataires. L’abbé de Sainct-Laurent dont je parle, a son logement à part, qu'on peut comparer à un palais très magnifiquement basty. Cette abbaye est située à une extremité sur une montagne qui luy donne une veue très agreable pardessus toutte la ville.
De l'autre costé de la ville est une Chartreuse des plus riches et plus belles de cet ordre. Bref, il me faudroit trop de temps pour rapporter en détail le nombre des églises conventuelles, tant d'hommes que de filles, me contentant seulement de vous dire qu'il y en a de tous ordres tant anciens que nouveaux.
Le langage des habitans de Liège et de tout le pays, est un vieil françois corrompu qui est assés difficile à entendre; cela provient du voisinage d'Allemagne et des Pays-Bas.
Cette ville est impérialle, non toutefois autrement sujecte à l'empereur que tant seulement ayant la guerre contre le Turcq, elle est obligée de le secourir de quelque nombre de soldats, sy mieux elle n'ayme fournir une somme de deniers suffisente.
L'evesque a le tittre et le droict de prince de laditte ville et de tout le pays, mais icelle retenant tellement sa liberté et ses priviléges dont ils ont esté toujours assés jaloux, qu'on la jugeroit toute libre, car elle a ses bourgmaistres, échevins, magistrats et chefs des artisans, lesquels gouvernent la ville avec pleine puissance et liberté.
Le prince et evesque d'aujourd'huy est de la maison de Bavière (Ferdinand), en outre evesque de Paderborne et de Munster, de plus encores archevesque de Cologne, et par consequent un des électeurs eclesiastiques du Saint-Empire.
Le pays de Liège est meslé; il y en a le bon et de mauvais; ce qui est dans l'Hesbaye dont j'ay desia parlé, est bon et produit quantité de bled et remply de plusieurs beaux et grands villages; mais ce qui est du Condraut et de la Campigne qui est audelà de Liège et de Maestricht, ce ne sont que landes et bruières, et bois par endroits. L'on tire en ce pays quantité de houille dont ils se servent pour brusler. Ce n'est pas qu'ils manquent de bois, au contraire, ils en ont en abondance, mais c'est que cette houille est à meilleur prix, et comme il sont bons mesnagers et dune humeur espargnante, ils ayment mieux employer ce qui couste le moins, quoyque cet usage de houille soit bien la plus sale et vilaine chose, de mauvaise odeur, gastant le tein et les habits et malpropre, de tout ce qui se brusle; car la tourbe dont l'on se sert en Hollande, qui n'est pas sy commode toutefois que le bois, neanmoins est bien plus propre au brusler que cette houille qui ne rend jamais de clarté et semble toujours que vous soyés dans quelque fournaise de ciclopes et de forgerons.
Je finiray en disant que la ville de Liege est une des plus marchande et du plus grand commerce que j'aye veue.
Voilà tout ce que je puis dire de ce j'ay veu du pays de Liege.
(1) Godefroid de Bouillon engagea sa seigneurie à Otbert, évêque de Liége, en 1096, pour la somme de 500 marcs d'argent, stipulant que s'il ne revenait pas de la Terre-Sainte, l'évêché de Liége en aurait l'entière propriété; ce qui eut lieu.
(2) Aujourd'hui Rochefort est compté parmi les villes de la province de Namur.
(3) La famille de Lauwenstein-Weirtheim resta en posseesion du comté de Rochefort jusqu’en 1738, lorsque par sentence de la chambre impériale de Wetzlaer le comte de Stolberg en acquit la propriété, après une procédure qui dura plus de deux siècles.
(4) Le comte Jean Ernest de Lauwenstein-Weirtheim, évêque de Tournai, mort en 1741, avait fait restaurer à grands frais le château de Rochefort où il résida fréquemment.
(5) Elle n’existe plus.
(6) Aujourd'hui hôpital civil.
(7) Bouvigne.
(8) Le château de Dinant, bâti par Erard de la Marck, évêque de Liége, en 1530, fut rasé par les Français en 1690. Ils détruisirent en même temps le pont, sur la Meuse qui fut rétabli en 1718. Le château n'a été rebâtit que depuis 1815.
(9) Le Condroz.
(10) Avant la réunion de la Belgique à la France, il y avait à Dinant une église collégiale et neuf paroisses, mais qui n'étaient que des chapelles. Il y avait, de plus trois couvents d'hommes et quatre couvents de femmes. Huy possédait, outre cinq couvents d'hommes et huit couvents de filles, quatorze paroisses et l'église collégiale de NotreDame, aujourd'hui paroisse primaire et peut-être la plus belle église de style ogival de toute la province de Liège.
(11) En 1696, les Francais firent sauter ce pont qui avait été construit en 1294. Il fut rebâti en 1714 tel qu'il existe encore.
(12) Ce château fut détruit par les Hollandais en 1718 avec les forts St-Joseph et Trognée, construits par les Français en 1702 et 1704. Il a été rebâti depuis 1815. On le démolit en ce moment.
(13) Après cette bataille, livrée en 1635, et qui coûta aux Espagnols une perte de 4.000 hommes, les Français firent leur jonction avec l'armée hollandaise forte de 20.000 hommes et commandée par le stathouder Frédéric-Henri.
(14) Cette figure à mi-corps était du temps d'Ortelius et de Vivianus, en 1585, incrustée dans les murs d'une petite chapelle circulaire dédiée à St-Materne et qui fut démolie sous le gouvernement français. Les Pays-Bas avant et durant la domination romaine, tom. II, p. 237.
(15) Rien ne constate qu'il y ait eu un temple d'Hercule à Tongres
(16) Les Dominicains qui s'établirent à Tongres en 1643 bâtirent quelques années après une belle église démolie, comme celle des Récollets, après la suppression des ordres religieux par les Français.
(17) Cette voie romaine, construite sous le règne de l'empereur Auguste aboutissait d'une part à Boulogne-sur-Mer et à Bavai d'où elle se dirigeait sur Paris. L'autre branche longeait d’un côté de la Meuse jusqu’à Nimègue, et de l’autre côté conduisait à Cologne.
(18) La possession indivise de Maestricht appartint, depuis 1632, à l'évêque de Liége et aux Etats Généraux des Provinces-Unies qui, par la prise de cette ville, acquirent tous les droits et prérogatives dont jouissait le roi d'Espagne en sa qualité de duc de Brabant. La juridiction du prince-évêque et celle des Etats-Généraux furent définitivement fixées en 1665.
(19) Il y avait Maestricht avant l'année 1697, six églises catholiques, deux temples du culte protestant et dix-neuf couvents dont huit couvents d'hommes.
(20) La construction d'une partie encore subsistante de l'église de Saint-Servais est attribuée à Charlemagne; elle est dans le style byzantin le plus ancien,
(21) La place d'exercice dit le Vrythof, fort embellie dans ces dernières années.
(22) L’Ourthe, la Vesdre et l’Amblève.
(23) La magnifique église fut détruite de fond en comble par les révolutionnaires Liégeois et Français en 1794.
(24) Saint Barthélemy et Sainte Croix. De ces huit églises, sept existent encore, le huitième, Saint Pierre est détruite.