L'étude de l'origine des villes et du mouvement urbain a été renouvelée depuis une soixantaine d'années, grâce à l'impulsion donnée par les historiens allemands qui s'intéressèrent principalement aux faits d'histoire économique et ensuite, chez nous, par Henri Pirenne qui publia une série de travaux remarquables (1).
On connaît les thèses du savant historien: les villes modernes sont nées, du 11e au 13e siècle, dans un vaste mouvement de renaissance commerciale et industrielle. Il y a une solution de continuité d'avec l'économie domaniale, qui est une économie fermée. Une abbaye, par exemple, est un organisme replié sur lui‑même qui offre un caractère essentiellement a‑commercial. Quant aux portus mérovingiens et carolingiens, embryons commerciaux du haut moyen âge, ils ont été pratiquement détruits à la suite des invasions normandes.
Les villes se sont formées dans des lieux géographiquement favorables: confluent, estuaire, croisement de routes, gué ou pont. Enfin, elles sont l'oeuvre des marchands, nouveaux venus, libres ou non‑libres, sortes de vagabonds qui abandonnent le travail de la terre pour demander au commerce et à l'industrie de nouveaux moyens d'existence. De même que le métier militaire a fait de l'homme d'armes un noble, et que presque partout la culture du sol a fait du paysan un serf, de même l'exercice du commerce va faire du marchand un bourgeois. Car, c'est de marchands que se compose la bourgeoisie primitive et non de servientes fixés depuis des siècles autour des cathédrales et des abbayes.
Les thèses de Pirenne ont suscité de nombreux travaux, les uns apportant une adhésion à la doctrine du célèbre historien, d'autres des critiques ou des nuances non moins fondées.
Lyna et Perroy, par exemple, nous ont mis en garde contre l'apparente contradiction entre l'économie domaniale et l'économie urbaine (2). Il n'y a jamais eu, disent‑ils, d'économie absolument fermée. Un monastère n'est pas seulement une entreprise de subsistance mais aussi de profit, non pas que l'abbé soit un marchand, mais il fait vivre le commerce en achetant ce qui lui manque et en vendant ce qu'il produit de trop.
Lyna signale qu'au 9e siècle les seigneurs organisent leur domaine, créent des marchés, frappent monnaie, perçoivent un tonlieu, règlementent les poids et mesures, font du commerce, et il cite l'exemple de l'abbaye de Saint-Trond. Il fait remarquer en outre que tous les cartulaires d'anciennes abbayes renferment des privilèges impériaux relatifs au négoce. Que les invasions des 9e et 10e siècles aient provoqué un ralentissement commercial, c'est assez certain, mais non une « coupure » définitive. Plusieurs auteurs insistent sur le caractère continu et progressif du mouvement urbain: entre les périodes pré- et post-normandes, il n'y a pas de différence d'espèce, mais seulement de quantité.
Quant à la situation géographique, il est vrai de dire que le développement, l'extension d'une ville, sera fonction de circonstances favorables au commerce, parmi lesquelles la géographie jouera un rôle prédominant. Toutefois, il y a des villes qui sont nées dans des sites originairement peu propices, mais que les habitants ont su aménager. Liège, comme nous le verrons, en sera un exemple.
Enfin, les marchands sont‑ils toujours des nouveaux venus, des serfs affranchis ou évadés, des vagabonds? S'opposant à cette assertion de Pirenne, plusieurs historiens trouvent dans les familles bourgeoises une origine locale, ils voient une filiation entre les servientes, les ministeriales et les marchands libres. C'est le cas dans les villes du comté de Looz et à Liège aussi où, en temps de guerre, les serfs de la villa se transforment en soldats et forment l'armée de forteresse. Ils ont déjà conquis le titre de burgenses parce qu'ils sont préposés à la défense du burgus, bien avant qu'ils n'aient obtenu une charte d'affranchissement. Ce sont les habitants du centre domanial qui parviennent à se libérer peu à peu de tous les liens de la servitude: droit de capitation, incapacité de mariage en dehors de la familia, corvées, service militaire arbitraire, main‑morte, et à les faire remplacer par d'autres obligations limitées.
Si les origines de l'échevinat sont peu connues, c'est vraisemblablement parce que, dans de nombreux cas, la transition de l'état domanial à la franchise urbaine se remarque à peine (3).
De cet aperçu très sommaire que convient‑il de conclure sinon que la formation des villes médiévales s'est présentée selon un processus assez varié? Car il est évident que si la thèse de Pirenne s'appuie sur d'incontestables exemples de valeur, on ne peut tenir pour négligeables des faits non moins probants étayés sur de nombreux cas différents (4). Le temps n'est pas encore venu où l'on pourra faire une synthèse définitive (5). En dépit de l'importante bibliographie sur le sujet, il reste à élaborer de nombreuses monographies locales ainsi que des études sur différents aspects du mouvement urbain.
Il nous paraît intéressant, dans le cadre de l'origine des villes en général, de mettre au point les différents éléments de la formation de la cité de Liège.
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Nous distinguerons les origines lointaines et la naissance de la cité proprement dite.
On sait que dans le sous‑sol de la place Saint‑Lambert, au cours de divers travaux effectués de 1907 à 1930, des vestiges d'habitats ont été mis à jour: à 4 m 30, un fond de cabane néolithique, attribué à l'époque omalienne par la taille des outils en silex, les poteries et les instruments en os découverts à cet endroit; puis, de 3 m 15 à 2 m 65, les fondements, les murs en élévation et le foyer d'une villa romaine remontant au 2e siècle de notre ère; si on en juge par les débris de poterie sableuse des 6e et 7e siècles et par les squelettes trouvés à proximité, il se peut que l'habitation romaine ait été réoccupée par les Francs, surtout qu'à 45 cm sous le sol a été découverte une mosaïque mérovingienne en forme de croix, reposant sur deux petites murailles de grès mal cimenté distantes l'une de l'autre de 15 m 70; peut‑être s'agit‑t.‑il d'un vestige d'un ancien oratoire? Au‑dessus de la station préhistorique et de la villa romaine se trouvent les fondations de la cathédrale de Notger, notamment sa crypte occidentale, ses murs d’un mètre 65 d'épaisseur, son pavement rose et enfin les substructions de la cathédrale du 12e siècle. Voilà comment se superposent, dans le limon de la place Saint‑Lambert, les plus anciens et glorieux vestiges de la cité (6).
Mais si ces vestiges attestent l'ancienneté de l'occupation humaine, ils ne démontrent pas qu'il y eut une agglomération importante. A ces époques lointaines, Liège n'apparaît dans aucun texte. Ce n'est pas un bourg, mais un habitat, comme il y en a beaucoup d'autres, au bord de la voie romaine et peut‑être même d'un chemin préhistorique allant dans la direction de Trèves par Chênée, soit par Chaussée‑des‑Prés, Puits‑en‑Sock, Basse‑Wez et Grivegnée, soit aussi par le quartier de l'Ile, le Transitum, en Bêche et Longdoz (7).
Tout porte à croire que ce n'est qu'au 8e siècle que Leudicum, ancien fundus du fisc impérial devenu domaine de l'Église de Tongres, apparait comme le noyau pré‑urbain. Tout le monde sait, en effet, que la cité de Liège trouve son origine dans des circonstances tragiques: très probablement en 705, l'évêque de Tongres, Lambert, est assassiné dans son domaine, là même où se trouve l'actuelle place Saint‑Lambert. Comme les pèlerins y affluent, Hubert, son successeur, transfère le corps du saint évêque, d'abord inhumé à Maastricht, sur les lieux mêmes de son martyre; quelques années plus tard, il y réside, et c'est ainsi que Liège devient la cité des évêques de Tongres.
Des communautés religieuses sont fondées: Notre‑Dame‑aux‑Fonts, Saint‑Lambert, Saint‑Pierre. Des habitants s'installent sur la pente du Publémont et au pied de la colline de Pierreuse.
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Quelle était la configuration des lieux à cette époque? Les conditions topographiques étaient‑elles favorables à l'installation d'une grande agglomération? Non, assurément, si l'on considère le site primitif dans son ensemble.
Le fond de la vallée de la Meuse est constitué par une large plaine alluviale; la Meuse et l'Ourthe y forment de nombreux méandres, se divisent en plusieurs bras enserrant des îlots multiples, graveleux, couverts de broussailles, souvent noyés, qui se modifieront sans cesse au cours des âges. Toutefois, on peut distinguer, à la hauteur de ce qui deviendra la ville, deux branches principales de la Meuse: la première formait approximativement le cours actuel; la seconde, comblée aujourd'hui, empruntait à partir du Petit‑Paradis l'actuelle avenue Blonden et le boulevard d'Avroy et, devant les Augustins, aujourd'hui église du Saint‑Sacrement, se divisait en deux bras, l'un regagnant la Meuse par le boulevard Piercot, l'autre continuant par Avroy et la Sauvenière se divisait encore en plusieurs petits cours d'eau pour se jeter finalement dans le fleuve un peu en amont de Chéravoie, c'està‑dire approximativement à la hauteur de la grande poste actuelle.
Parmi les nombreuses îles, il faut citer, sur la rive gauche, l'île qu'on appellera plus tard de Commerce et l'ue, proprement dite, de la Cité.
Les versants de la vallée sont sectionnés d'entailles profondes et étroites, qui portent le nom de fonds: sur la rive gauche, fonds du Laveu, de la Légia, des Tawes et Jolivet; entre ces entailles, se succèdent des terrasses: Comte, Saint‑Gilles, Burenville, Citadelle, Sainte ‑Walburge, Tribouillet, Bernalmont.
De toutes les entailles de la rive gauche, la coupure de la Légia est la plus profonde et la plus importante.
La Légia, appelée aussi le Glain, est un torrent; elle dévale des hauteurs d'Ans par Sainte‑Marguerite et forme une vallée encaissée; elle alimentera sur son cours, qui a près de 6 kilomètres, une quinzaine de moulins dont la toponymie nous a gardé le souvenir: le rieu des meuniers, moulin du Doux‑Flot, de Saint‑Laurent, des Bons‑Enfants, moulin au Bra, etc...
Lorsque la Légia atteint la plaine alluviale, elle forme un cône de déjection et se divise en plusieurs bras avant de se jeter dans la Meuse. A vrai dire, le cours primitif de la Légia fut très tôt détourné vers l'est. A l'époque historique, le cours principal, passant derrière le Palais, gagnait la place du Marché et rejoignait le fleuve après avoir longé notamment la rue de la Madeleine.
Le cône de déjection a joué un rôle essentiel dans la formation du noyau de la cité; ses accroissements successifs ont refoulé peu à peu, semble‑t‑il, le cours de la Meuse; la déclivité actuelle du sol est une indication: nous sommes à 71 m au‑dessus du niveau de la mer à l'angle N‑O. du Palais, à 66 m au centre de la place Saint‑Lambert, à 64 m. vers Saint‑Denis. La partie supérieure du cône était propice à l'habitat, elle se trouvait à 6 ou 7 mètres au dessus du niveau du fleuve et par conséquent à l'abri des inondations habituelles, mais de plus était protégée des vents du nord par la colline de Pierreuse et située au pied du Publémont, lieu de défense particulièrement typique.
Le Publémont est une crête étroite et allongée, qui se détache du plateau de Burenville et se termine en pente douce à proximité du Palais, à l'emplacement de l'actuelle place Notger; il séparait le vallon de la Légia du bras de la Meuse qui coulait dans la Sauvenière. De ce côté, le Publémont tombe à pic sur le fleuve qui, de sa rive concave, a entamé le bord du plateau. Cet abrupt apparaît encore dans les degrés de la Montagne, des Bégards et du Thier de la Fontaine.
La cité de Liège, on le voit, ne présente pas, à ses origines, les caractères d'un site d'économie urbaine: il n'est pas un noeud de croisement de routes, ni un point de confluence de rivières navigables, ni un site stratégique. Le domaine de l'évêque est situé sur un lieu de très ancien habitat, fertilisé par les alluvions et à l'abri des inondations, en somme un site d'économie rurale (8).
Mais le domaine épiscopal, devenu résidence et lieu de pélerinage, devait rapidement se peupler grâce à une succession de causes très diverses. Au cours de ces accroissements de population, le site sera agrandi, corrigé et même transformé.
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Liège devient tout d'abord la capitale d'un vaste diocèse, qui s'étendit sur une partie du Brabant, depuis Louvain, Nivelles et Aerschot, sur une partie du Hainaut jusques à Thuin, sur la Famenne et le pays de Chimay, sur une partie des actuelles provinces de Luxembourg depuis Martelange, SaintHubert et Bastogne, de Liège, Namur et Limbourg quasi tout entières et audelà depuis Aix‑la‑Chapelle et le Brabant hollandais jusqu'à la Basse‑Meuse, y compris Venlo sur la rive droite. Ce vaste territoire diocésain, qui avait une superficie équivalente à la moitié de la Belgique actuelle, subsista jusqu'à la création des nouveaux évêchés en 1559. Il est clair que le nouveau siège de l'évêché allait se développer grâce au nombre d'ecclésiastiques qui y vivaient, aux multiples services qui y étaient organisés et aux assemblées qui s'y tenaient.
Nous savons peu de choses sur l'importance de Liège (9) aux 8e et 9e siècles, mais il est certain que la cité des évêques de Tongres bénéficia de la bienveillance des chefs carolingiens et de la proximité de leurs domaines. Les évêques reçurent des immunités et des donations. Le diocèse de Liège eut, au surplus, cet avantage d'occuper une position centrale dans l'empire carolingien et de participer largement à la renaissance qui s'y développa et fit sentir ses effets longtemps encore après la disparition de Charlemagne. La persistance et le nombre des souvenirs légendaires qui s'attachent dans la vallée de la Meuse au nom de l'empereur, aux quatre fils Aymon et au cheval Bayard sont significatifs (10).
Au 9e siècle, la cité naissante eut à souffrir du pillage et de l'incendie perpétrés par les Normands en 882, mais il semble bien qu'elle se soit assez rapidement relevée de ses ruines. Sous les évêques Hartgar et Francon (840-904) le poète irlandais Sédulius, oracle des lettrés qui se réunissent à la cour épiscopale, célèbre les vertus de ses protecteurs, leurs victoires contre les envahisseurs, de même que la beauté intérieure de leur palais dont les salles sont décorées de peintures et de vitraux (11).
En dépit d'une nouvelle invasion celle des Hongrois - la cité s'étend peu à peu dans le fond Saint-Servais: la tradition fait remonter à 933 la fondation de l'église paroissiale; elle gagne aussi les pentes du Publémont où les évêques construisirent une maison fortifiée; désignés par les rois de Germanie qui avaient annexé la Lotharingie, Rathier et Eracle notamment, furent en butte à l'ambition des grands seigneurs régionaux et impopulaires à Liège. Il semble que la classe naissante des marchands ne se trouve plus à l'aise dans les villes soumises à des féodaux de caractère archaïque. Un phénomène de révolte se constate déjà en Italie comme en Lotharingie au 10e siècle. Dans les dernières années du règne d'EracIe, le chroniqueur Anselme raconte que les Liégeois envahirent la résidence épiscopale pour contraindre l'évêque à se réinstaller dans la vallée. Il ajoute que les émeutiers percèrent les tonneaux de vin de Worms que les caves renfermaient: le vin coula, dit-il, jusque dans la Meuse en Sauvenière.
Quoi qu'il en soit, il semble bien qu'en ces temps troublés, si pas avant, Liège ait été fortifié tout au moins sur le Publémont (12).
La poussée féodale des seigneurs fut fortement réduite lorsque les empereurs de Germanie dominèrent solidement la Lotharingie et accordèrent aux évêques, avec de nouvelles donations, des droits régaliens, faisant d'eux de véritables gouverneurs.
Liège, ville ecclésiastique, résidence de l'évêque, devient capitale d'un Etat. Le plus illustre représentant de ce clergé impérial est Notger, qu'on a surnommé avec raison le second fondateur de Liège. Pendant son règne de 36 ans, il assure l'ordre et la paix, organise la Cité, construit ou encourage l'achèvement de nombreux édifices, entoure la ville de son premier pourpris. Il déjoue les projets d'un seigneur en faisant bâtir, à un endroit stratégique, l'église Sainte‑Croix, il use d'un stratagème pour s'emparer du château féodal de Chèvremont qui avait, à plus d'une reprise, bravé les rois.
Le chanoine Anselme rapporte que le prince‑évêque fit trois parts des propriétés de l'évêché de Liège: il en réserva une pour lui et pour ses successeurs, en assigna une autre aux églises et céda la troisième aux chevaliers qui défendaient le pays. En réalité, ses prédécesseurs avaient déjà concédé des domaines urbains et ses successeurs continueront le partage. La formation de celui du Chapitre de Saint‑Lambert remonte aux environs de 718 et se distingue de celui de l'évêque bien avant l'époque notgérienne. Il en est de même de celui de l'église Saint‑Pierre, érigé probablement en 922, sous Richaire, de ceux de Saint‑Martin et de Saint‑Paul, constitués en 963 et 965, sous Eracle.
Mais les domaines de Sainte‑Croix, de Saint‑Jean l'Évangéliste, de Saint‑Denis, ont été formés par Notger. Quant aux concessions faites aux ministeriales, c'est‑à‑dire aux serviteurs laïcs de l'évêque, il est malaisé d'en fixer l'origine; elles sont généralement délimitées plus tard (13)
Notger est un évêque bâtisseur: il construit une nouvelle cathédrale avec deux choeurs, des cloîtres et d'autres dépendances où se trouvaient une école et un hospice, il fit réédifier un palais épiscopal et achever les collégiales de Saint‑Martin et de Saint‑Paul commencées par Eracle, tandis qu'il encourageait la construction de celles de Sainte‑Croix et de Saint‑Denis et, de ses deniers, faisait élever celle de Saint‑Jean, qui devait lui servir de retraite et de tombeau. Enfin, le prince‑évêque fit de sa cité une ville fortifiée. Si on veut bien considérer la topographie des lieux, ce n'était pas un travail très simple que d'entourer de murs une agglomération qui s'était installée à la fois sur les versants d'une colline, au bord d'une rivière, au confluent d'un fleuve faisant de nombreux méandres.
Le tracé de l'enceinte a suscité, entre les historiens et archéologues liégeois, quelques discussions sur des points de détails. La thèse de Fernand Lohest nous parait la plus pertinente: elle est basée sur la meilleure interprétation des sources et la plus conforme à l'architecture militaire de l'époque, en relation avec la topographie des lieux (14). Il y a trois parties dans les fortifications notgériennes et non une seule, comme le supposent Kurth et Gobert: 1° le castrum ou château‑fort proprement dit, sur le mont SaintMartin; les murs suivaient les limites de la partie plane du plateau, larges en amont, minces en aval, jusqu'au pont Sainte‑Croix, qui seul permettait d'entrer dans l'enceinte de la ville. En réalité, Notger a construit à Liège un castrum semblable à celui qu'il a fait à Fosses, à Thuin et surtout à celui de Bouillon où se trouve un promontoire de même altitude, de même orientation que celui du Publémont à Liège; 2° le propugnaculum, bastion isolé, couverture du château devant la porte de la ville vers Sainte‑Croix, habité par les gardes indispensables ainsi que par l'avoué de la principauté; 3° les murs de la cité, depuis Sainte‑Croix jusqu'en Féronstrée, du palais jusqu'à la Meuse.
Ces trois parties étaient séparées par trois fossés transversaux: le premier, creusé en amont de Saint‑Martin, approximativement des degrés actuels du Thier de la Fontaine à la rue des Fossés, était surmonté d'un pont donnant accès à la porte fortifiée de Saint‑Martin; le second, en prolongement des degrés de la Montagne; le troisième en Haute‑Sauvenière actuelle, limite entre les fortifications du Mont‑Saint‑Martin et celles de la plaine.
A partir de Sainte‑Croix, les murailles dévalaient la Haute‑Sauvenière jusqu'au bras de la Meuse qui coulait place de la République française, longeaient ce bras jusqu'à son confluent avec le cours principal, approximativement un peu en deçà de la grande poste d'aujourd'hui, puis longeaient la Meuse, qui, à cette époque, était beaucoup plus large qu'aujourd'hui, jusqu'à l'actuelle Potiérue, coupaient Féronstrée perpendiculairement, allaient jusqu’à la rue des Airs, tournaient pour passer derrière le palais et remonter vers Sainte‑Croix, approximativement par la rue de Bruxelles.
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La cité de Liège au XIe siècle
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E. POLAIN a publié dans la REVUE DU NORD (n° 71, août 1932) un excellent article sur La formation territoriale de la Cité de Liège, illustré de trois reconstitutions de la ville aux 11e, 12e et 13e siècles. Nous reproduisons ici deux de ces documents qui, dans leur ensemble, sont exacts. Il n'est pas sans intérêt de comparer le document ci‑dessus avec la carte en couleurs du site primitif de Liège établie par Ph. LECOUTURIER, Liège, Étude de géographie urbaine, Liège, Vaillant‑Carmanne, 1930.
L'enceinte notgérienne possédait peu de portes: il y avait primitivement la porte Hasseline, qui donnait accès, à l'est, vers la route de Maastricht, la plus fréquentée car on l'empruntait à cette époque pour se rendre en Germanie, via Visé et Maastricht; la porte Sainte‑Croix, en face du château du Mont‑Saint‑Martin; la porte Saint‑Martin, laquelle donnait accès vers SaintLaurent; la porte ouvrant sur la Meuse, dont elle commandait la traversée et qui servait d'entrée au petit port de Liège, le Vivier, situé dans l'actuel pâté de maisons du quai‑sur‑Meuse (15).
L'examen du pourpris de la cité construit par Notger nous amène à faire les constatations suivantes: 1) il protège 32 hectares, superficie très appréciable pour l'époque - c'est le plus important et le plus ancien de toutes les villes des Pays-Bas -; 2) il atteint le fleuve, une porte y donne accès. La cité s'est donc orientée vers la vallée principale: la Meuse commence à être utilisée comme voie de communication; 3) il ne protège que la rive gauche de la Meuse: le quartier d'Outremeuse de même que l'île en sont exclus; 4) sur presque toute sa longueur, il est baigné par le fleuve ou l'un de ses bras, sortes de douves, qui forment comme une défense supplémentaire. C'est ainsi que Notger fit approfondir le bras de la Meuse qui entourait l'île, la protégeant de la sorte contre une surprise et permettant à la population, en cas de danger, de se replier dans la cité (16); 5) il ne renfermait pas toutes les habitations; d'autre part, il y avait à l'intérieur des murs, des espaces non bâtis. Quant à la population emmuraillée elle était, à cette époque; pour une grande partie, de condition servile (17).
Avant d'examiner, avec plus de détails, quelle était la configuration de la cité, signalons que l'impulsion donnée par Notger à la prospérité de la ville ne se ralentit pas sous ses successeurs. En 1016 c'est au nord, en dehors de l'enceinte, la fondation de la collégiale Saint‑Barthélemy, l'année suivante, à la pointe méridionale de l'Ile, celle de l'abbaye bénédictine de SaintJacques, peu de temps après, à l'ouest, l'achèvement d'une autre abbaye bénédictine, Saint‑Laurent (18). Vers 1030, Réginald construit le premier pont sur la Meuse, le Pont‑des‑Arches, bientôt suivi d'autres ponts sur les bras de l'Ourthe jusqu'Amécourt ainsi que sur les bras de la Meuse, le Pontd'Avroy et le Pont‑d'île.
Toutes ces fondations laissent deviner les agrandissements de la ville. Mais pénétrons d'abord dans les murs, au cour de la cité, dans le petit domaine que les évêques se sont réservé, au pied du Publémont et de Pierreuse. D'une superficie d'environ trois hectares, il s'étendait, en longueur, depuis la base des degrés Saint‑Pierre jusqu'à l'actuelle place du Marché et, en largeur, depuis la rue du Palais jusqu'à proximité de la cathédrale, c'est‑à‑dire sur une partie de la place Saint‑Lambert d'aujourd'hui. Le domaine était principalement occupé par le palais et ses annexes mais aussi, entre celui‑ci et la cathédrale, par une place mesurant environ 110 mètres de long et 70 mètres de large où, moyennant une modique redevance, le prince permit à des marchands d'élever des échoppes où l'on vendait les marchandises les plus diverses.
Ces « staux ou hayons » devinrent même si nombreux qu'ils envahirent le porche du palais et masquèrent bientôt tout le rez‑de‑chaussée de la résidence épiscopale. Cette place fut dénommée plus tard « Vieux‑Marché », probablement pour la distinguer du Grand‑Marché qui se forma au‑delà du choeur oriental de la cathédrale. Cette antique esplanade fut réellement le forum de la cité où eurent lieu les duels judiciaires, les jeux équestres, les exhibitions foraines, les réjouissances populaires (19). Il importe d'insister sur le fait que le premier marché de Liège est situé dans le burgus, à l'intérieur de l'enceinte et non pas devant l'une de ses portes, comme c'était le cas dans d'autres villes médiévales, que la place du Vieux‑Marché, domaniale à l'origine, est demeurée commerçante et animée à travers toute l'histoire liégeoise, que les marchands et les artisans y ont conservé jusqu'au 18e siècle la dispense d'acquérir un métier pour exercer leur profession (20).
C'est dans le jardin du palais, qui correspond actuellement à la seconde cour du Palais de justice, que le prince, entouré d'assesseurs ecclésiastiques, de chevaliers et de bourgeois rendait personnellement la justice, c'est là aussi que se tenaient les assemblées que l'orn dénomma, au 14e siècle, « communiteit ensemble » ou « palais ensemble ».
Le domaine du prince communiquait par Pierreuse et la vieille voie de Tongres avec la chaussée Brunehaut, ancienne voie romaine de Tongres à Trèves. C'est le débouché le plus ancien de la cité naissante, mais ce n'est pas du côté de ce versant abrupt qu'elle allait se développer, d'autant plus que, au 8e siècle, Tongres avait déjà perdu son importance au profit de Maastricht.
L'axe de grande circulation, où se créeront les premiers vinâves, se trouve le long du chemin qui va de la Hesbaye à Maastricht via SainteMarguerite et Glain, jusqu'à la porte Hasseline, qui s'élevait dans l'actuelle Féronstrée. Le vinâve (21) primitif va du Vieux‑Marché par l'ancienne rue des Onze Mille Vierges ou Sainte‑Ursule, entre le palais et la cathédrale, jusqu'en Féronstrée; un autre vinâve, Gérardrie, contournait vers le sud les cloîtres de la cathédrale, pour aboutir, passant sur le bras de la Meuse au Pont‑d'Ile, dans le vinâve d'Ile. C'est la route de la France qui s'amorce par le Pontd'Avroy, via Saint‑Gilles et Tilleur. Du vinâve d'Ile, un autre chemin, empruntant approximativement les rues actuelles Saint‑Paul et des Prémontrés, se dirigeait en droite ligne vers la Meuse où il y avait un passage d'eau, ad transitum, qui donna son nom à ce quartier de l'Ile, le Treist. Ce transit donnait accès en Bêche, à la Boverie, à Longdoz, était le chemin d'Angleur, de Chèvremont et des Ardennes.
C'est à l'intersection des trois rues: Onze Mille Vierges, Féronstrée et Gérardrie que fut créée la place actuelle du Marché lorsque les maisons, qui très probablement en occupaient le centre, furent démolies.
Une autre voie de communication qui allait motiver très tôt la construction du Pont‑des‑Arches est la route de l'Allemagne. Qu'elle ait été très fréquentée il n'y a pas à s'en étonner, puisque Liège faisait partie du SaintEmpire et que Cologne était sa métropole religieuse. Elle s'amorçait dans le Grand‑Marché et se dirigeait vers le Pont‑des‑Arches par la rue du Pont, dans le nouveau quartier, novus vicus, qui prendra bientôt une grande valeur commerciale à cause de la porte du Vivier donnant sur la Meuse.
En plus de ces vinâves qui naissent au départ des chaussées allant vers Maastricht et vers la Hesbaye, vers Dinant, vers Cologne, il y a d'autres centres d'habitats: ils se situent autour des institutions religieuses. Le chef de l'État ne se contente pas d'aménager sur son domaine son habitation et celle des agents célibataires attachés à sa cour: chapelain, médecin, barbier, gardes de corps, valets de chambre, etc..., c'est‑à‑dire de moyens et petits ministeriales, il y installe différents services: la céarie ou recette de la mense épiscopale, la prison du maire, les bureaux et les salles du tribunal ecclésiastique, l'official; il donne en location à des boutiquiers une partie du terrain disponible notamment, comme nous l'avons vu, devant le palais, sur le Vieux‑Marché; il cède aussi des parcelles à des chanoines de Saint‑Lambert. Le domaine de Saint‑Lambert, dans les alentours immédiats de Notre‑Dameaux‑Fonts, de la cathédrale et de ses cloîtres, était aussi très peuplé; le chapitre tirait large, profit des « staux », boutiques, échoppes fixés contre les murs des deux églises et bientôt dans les moindres recoins du territoire claustral.
Les domaines des collégiales Saint‑Pierre, Saint‑Martin, Sainte‑Croix formaient nécessairement des agglomérations, car on y trouvait en plus de l'église et des cloîtres, de vastes annexes: « libraria », dortoirs, réfectoire, préau, salle commune, infirmerie, école, boulangerie, brasserie, celliers, greniers, ateliers divers. On imagine sans peine autour des chanoines - ils étaient généralement trente - un certain nombre de clercs, de serviteurs et d'artisans. La domesticité des dignitaires, les familles des suppôts laïques, formaient des groupements assez considérables (22).
Si nous sortons de l'enceinte notgérienne, nous apercevons d'autres agglomérations: sur la rive gauche, il y a le vinâve du fond Saint‑Servais entre les routes de Tongres et de Saint‑Trond; à l'ouest, au‑delà de SaintMartin, l'abbaye de Saint‑Laurent; dans l'Ile, quartier qui allait se peupler rapidement, se trouvaient la collégiale Saint‑Paul, commencée sous Eracle, achevée au temps de Notger, puis dans la boucle du bras de la Meuse, la collégiale Saint‑Jean; enfin, à l'extrémité orientale, l'abbaye de SaintJacques; sur la rive droite, dans le prolongement du Pont‑des‑Arches, des habitations s'agglomèrent dans la Chaussée‑des‑Prés, d'abord en Outremeuse mais aussi, au‑delà du pont qui enjambe le bras de l'Ourthe nommé Barbou, à l'endroit nommé en Chok, puis devant la porte d'Amécourt (Amercœur), située devant un troisième pont qui traversait la Vesdre, enfin sur le territoire d'Amécourt.
Il n'est guère possible de chiffrer avec exactitude la population des villes au moyen âge. Pour Liège, la première estimation valable ne peut être faite que sur la base de la crenée de 1470. L'histoire de l'extension et de l'importance relative des villes doit donc s'établir sur une série d'éléments interprétés avec prudence.
Le périmètre des enceintes successives n'est pas une indication à retenir sans réserve, car il est des villes dont la population a débordé largement les murs mais que les autorités politiques, pour diverses raisons, n'ont pas voulu enfermer dans les fortifications; il en est d'autres, par contre, qui ont vu grand et garderont longtemps, à l'intérieur, de vastes terrains vagues. A cet égard, le relevé des partages du domaine, les accensements et sous‑accensements sont à relever précieusement.
L'histoire des institutions administratives et judiciaires permet parfois de suivre le développement d'une ville: l'extension de la compétence territoriale du magistrat urbain suppose, en effet, un agrandissement de l'espace occupé par les éléments de la population citadine.
L'étude paroissiale, la vie intellectuelle, le nombre et l'importance des écoles, des couvents et des refuges peuvent apporter aussi de précieuses indications.
Enfin, de tous les éléments d'accroissement des villes, les facteurs économiques et principalement du commerce, sont en générai prépondérants (23).
En ce qui concerne Liège, nous avons, aux 12e et 13e siècles, une série de faits qui nous permet de croire que la cité était relativement très peuplée et que sa population ne fit que croître.
Nous ne savons pas exactement quand les domaines laïcs ont été fondés. Il ne faut pas oublier que beaucoup de conventions, à cette époque, se faisaient oralement. La parole donnée seule les garantissait. Souvent les concessions nous sont attestées à l'occasion d'un partage, d'une aliénation, de cessions par parcelles à des particuliers. Toujours est-il que vingt‑deux domaines apparaissent vers 1130, dans la franchise de Liège, quand les évêques eurent terminé le lotissement : domaine du prince, de la cathédrale, des sept collégiales, de l'abbaye de Saint‑Jacques que nous avons déjà cités, le district de la Sauvenière assigné au grand prévôt, celui de Vingnis‑Coronmeuse, semirural, possession supplémentaire du chapitre de Saint‑Lambert, et enfin dix domaines concédés à des «ministeriales » (24).
Quelques remarques s'imposent. Tout d'abord, les domaines urbains sont beaucoup plus nombreux à Liège que dans les villes brabançonnes et flamandes; ensuite, ils ne sont pas tous compris dans l'enceinte: du fait que quelques‑uns s'étendaient de part et d'autre des murs, on peut conclure qu'ils ont été constitués avant ou durant le règne de Notger, mais avant la construction de l'enceinte.
D'une superficie très différente, leur délimitation, qui n'était pas fixée à l'origine, suivait des accidents de terrain, des cours d'eau ou les remparts, mais rarement des voies de communication, ce qui tendrait à prouver que le tracé des rues est postérieur à la répartition des domaines (25).
Enfin, les paroisses naissent dans les domaines, elles en sont, en quelque sorte, le décalque territorial. Les propriétaires urbains fondèrent au moins une église paroissiale, parfois deux, pour les besoins du culte, mais surtout pour mettre en valeur le terrain dont ils disposaient. De plus, chacun désirait être maître chez soi, car la paroisse était à la base de la bienfaisance, de l'organisation fiscale et scolaire; il était donc bien entendu que le propriétaire du domaine était le collateur de la cure. Même les collégiales qui, à l'origine, assurèrent le service du culte dans leur quartier, édifièrent à l'ombre de leur clocher une petite église paroissiale.
Notre‑Dame‑aux‑Fonts apparaît comme une annexe de Saint‑Lambert et comme la plus ancienne paroisse de la cité. Son nom rappelle son rôle originaire de baptistère de toute la ville. Ce privilège, Notre‑Dame‑aux‑Fonts le perdra quand les différents quartiers se peupleront. Nous savons, par exemple, que déjà Notger concéda à la paroisse Saint‑Adalbert le droit de baptiser tous les enfants nés dans l'Ile (26).
Apparaissent bientôt, sur l'ancien territoire liégeois, vingt‑six paroisses, qui, remarquons‑le, n'étaient pas toutes dans les murs, et six autres dans les seigneuries voisines qui feront, plus tard, partie de la franchise. Nous ne connaissons pas la date de fondation de la plupart d'entre elles. Les paroisses canonicales sont antérieures au 10e siècle; leur circonscription, comme celle du domaine, s'étend quelquefois de part et d'autre des murs notgériens, ce qui n'est le cas pour aucune paroisse d'origine laïque, mais il arrive que l'une ou l'autre ait le pourpris comme limite. Toutefois, si les paroisses des domaines laïques sont plus récentes, elles remontent, si pas au 11e, sûrement au 12e siècle.
Il est intéressant de constater que les églises paroissiales se situent à proximité des collégiales et des abbayes ou en bordure des grandes voies de communication; par exemple, dans l'axe de Saint-Martin à la porte Hasseline, nous trouvons Saint- Remacle-au-Mont, Saint-Hubert, Saint-Nicolasaux-Mouches, Saints-Clément- et-Trond, Sainte-Ursule, Saint-André et audelà des murs, le long du chemin qui continue en direction de Maastricht, peu de temps après, Saint-Jean-Baptiste, Saint-Georges et Sainte-Foy; en direction de l'Allemagne, sur la rive droite, qui - rappelons-le - n'est pas défendue par l'enceinte notgérienne, Outremeuse voit s'élever Saint-Pholien, Saint-Nicolas et Amécourt, Saint-Remacle-au-Pont, déjà fondée vers 1071.
La situation de ces paroisses, hors les murs, le long des grandes voies de communication, est l'indice de la formation de faubourgs. Citons aussi SaintServais dans le passage entre les routes de Tongres et de Saint‑Trond, et, au début de la route de Saint‑Trond, Saint‑Séverin et Sainte‑Marguerite (27).
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Le peuplement et l'extension de Liège au cours du 11e siècle n'a rien de surprenant. Les successeurs de Notger poursuivent, nous l'avons vu, son oeuvre de paix et de prospérité. Le régime de l'Église impériale contient victorieusement la féodalité. Le tribunal de la Paix, institué en 1082, par Henri de Verdun, punit de peines séculières les seigneurs qui enfreignent la Paix, puis la Trêve de Dieu. Liège connaît à cette époque une vitalité intellectuelle tellement extraordinaire qu'un chroniqueur l'appelle « l'Athènes du Nord» et « la fleur des Gaules ». Son renom s'est répandu partout; ses écoles sont fréquentées par des étudiants lorrains, champenois, rhénans, anglais, irlandais, slaves aussi. Des maîtres liégeois sont appelés à l'étranger pour y enseigner.
La cité, qui s'ouvre sur la Meuse, participe désormais au courant commercial rhodanien‑rhénan qui va de la Méditerranée jusqu'au delta de la Meuse et du Rhin.
Cet axe commercial remontant à l'époque romaine a subsisté pendant les temps mérovingien et carolingien. Dinant, Huy et Maastricht sont déjà cités comme ateliers monétaires au 7e siècle, ce qui indique une activité marchande. Liège s'inscrit dans ce réseau au 10e siècle et ne tarde pas à y prendre la première place.
Que l'activité commerciale soit importante sur la Meuse aux 10e et 11e siècles et se concentre dans les bourgs, qui, distants de 33 km environ, représentent une étape de batellerie, on en trouve la preuve dans les sept nouveaux ponts créés sur la Meuse, dans la citation des marchands de Huy, de Dinant, de Namur et de Liège, sur les tarifs de tonlieu de Londres, de Coblence et de Cologne, dans la découverte de monnaies mosanes au Danemark, en Norvège, en Suède et à proximité des anciennes routes commerciales de la Russie (28).
La vie commerciale qui se développe le long de la Meuse rayonne de Liège par les routes terrestres. On ne saurait trop insister sur l’importance des chaussées et des voies de communication, dans la formation territoriale des villes, dans le mode de peuplement des quartiers et même dans l'explication de leur aspect. Ne perdons pas de vue que Liège est au point de jonction de trois régions ethniques très différentes: au sud, le Condroz, aux moeurs douces et affables, à la langue harmonieuse; à l'est, la Basse‑Ardenne, opiniâtre, ardente; au nord‑ouest, la Hesbaye, rude et violente. Les chemins qui y conduisent ne sont‑ils pas plus spécialement peuplés des gens du pays, ce qui expliquerait même en partie les conflits qui éclateront plus tard entre les différents quartiers de la ville (29)?
Car il est évident que, au fonds primitif de population constitué principalement par des ecclésiastiques et des agriculteurs viennent s'ajouter des bateliers, des ouvriers de tous les métiers, attirés par les grands travaux surtout à l'époque de Notger, puis des marchands, des boutiquiers et des artisans qui formeront plus tard des corporations, parmi lesquelles il faut distinguer celles qui ont fait la renommée de Liège, les fondeurs et les batteurs, les tanneurs et les pelletiers, les orfèvres.
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L'accroissement de population dans la cité nous amène tout naturellement à examiner quelle est la condition sociale des habitants.
Il est évident que l'évêque est tout puissant à Liège, qu'il n'est pas gêné par la présence d'un comte, comme à Cambrai par exemple, et que personne ne lui conteste à l'origine la propriété du sol urbain. Il n'est pas moins évident qu'au 8e siècle, quand naît la cité, la propriété foncière est la seule fortune réelle et que, dès lors, les premiers habitants du village de Liège étaient originairement des gens de condition servile, dont l'évêque était le maître avant d'être le prince (30). Beaucoup d'entre eux étaient « ses hommes » et formaient la classe des ministeriales: maïeurs, échevins, receveurs, etc..., qui forma plus tard le noyau du patriciat urbain. D'autres ministeriales, établis dans des fiefs, formeront la noblesse belliqueuse de Hesbaye.
La fusion des familles bourgeoises patriciennes et des familles nobles s'accomplira, comme dans d'autres villes, aux 14e et 15e siècles (31). Le point de départ de cette évolution se trouve dans la fortune grandissante de l'Echevinat, tribunal civil et criminel, bureau d'enregistrement et d'hypothèques, qui allait être l'expression de l'individualité politique et l'organe autorisé de la vie civile de Liège, institution qui relèvera toujours exclusivement du prince.
Les documents faisant défaut, il est impossible de fixer avec précision le moment où les habitants de Liège acquirent les privilèges, qui les distinguent du peuple des campagnes. Si l'on se réfère à la charte de Huy de 1066, ii semble que l'affranchissement, bien qu'il ne soit attesté qu'au 12e siècle, plonge ses racines dans le 11e. Mais il est certain que, à l'origine, l'Echevinat - qui s'appelle la loi - en est le dépositaire et le gardien.
L'année 1185 revêt à nos yeux une grande importance: elle est marquée par l'apparition du Conseil communal, qui appose le sceau de la Cité à un acte de donation. Peut‑être ce conseil élu composé de 12 jurés y compris les 2 bourgmestres, qui allaient prendre en main l'administration de la ville, existait‑il déjà l'année précédente, lorsque les bourgeois de Liège firent la guerre contre les chevaliers de Dommartin?
Il prit naissance au moment où se produisit une des grandes catastrophes que retiennent les annales liégeoises: l'incendie de la cathédrale Saint‑Lambert. Le 28 mai 1185, le feu ravagea pendant 13 jours le centre de la ville, détruisant la cathédrale de Notger et un grand nombre de maisons avoisinantes. Ces destructions sans précédent vaudront à la cité la merveilleuse cathédrale en style ogival, presqu'aussi vaste que Notre‑Dame de Paris, et qui subsista jusqu'à la fin de l'ancien régime. « La nouvelle cathédrale, qu'on mit plus de soixante ans à achever, surgit donc en même temps que la commune: l'édifice religieux et l'édifice politique grandirent ensemble à travers les orages et déroulèrent parallèlement leurs destinées pendant cinq siècles » (32).
C'est le conseil communal qui va prendre en main la construction des nouveaux remparts. La nécessité s'en faisait sentir depuis longtemps. L'agglomération avait débordé de tous les côtés l'enceinte notgérienne, au point que la ville apparaissait comme une ville ouverte. On peut s'étonner que cette initiative n'ait pas été prise par le prince-évêque, propriétaire du sol urbain. En réalité, ses prérogatives étaient déjà battues en brèche et par le chapitre de Saint-Lambert et par le Conseil de la Cité, qui se déclareront l'un et l'autre co-seigneurs de la ville. Toujours est-il que c'est à partir du début du 13e siècle que nous voyons intervenir ces deux institutions pour accenser des terrains qui étaient restés disponibles - les wérixhas - ou que la désaffectation de l'enceinte notgérienne rendait utilisables: murs, fossés, chemins de ronde.
Les prétentions de la Cité furent évidemment favorisées, au cours du 13e siècle, par le développement du mouvement communal et les longs débats touchant l'impôt de la fermeté, c'est‑à‑dire l'impôt de la fortification (33). Cet impôt direct sur les objets de consommation fut aussi impopulaire à Liège qu'ailleurs. Le clergé, le chapitre de Saint‑Lambert en tête, protestait avec énergie contre une innovation attentatoire à ses immunités, si bien qu'on le remplaça par un octroi communal perçu indistinctement sur tous ceux qui entraient en ville, par un impôt sur le revenu, payé par tous les bourgeois et enfin par le défrichement, décidé en 1204, de la belle forêt de Glain. Le produit de la vente fut partagé par tiers entre le prince, le chapitre et la Cité, avec obligation pour celle‑ci d'employer sa part à la construction de l'enceinte. Grâce à ces ressources, la ville put continuer le travail déjà entrepris. En septembre 1203, on avait jeté les fondements de la muraille de SainteWalburge à Payenporte, sur la rive gauche.
Les travaux furent interrompus pendant quelques années. La cité restait découverte vers l'ouest lorsque le duc de Brabant Henri II, irrité de ne pas avoir obtenu le comté de Moha, fit irruption en 1212 dans la ville, la soumettant à un affreux pillage. En réalité, cette attaque au début du 13e siècle, coïncide étrangement avec l'apparition d'un nouvel axe commercial, celui de Bruges à Cologne, dont les ducs de Brabant voudront se rendre maîtres dans la partie orientale du pays. Lorsqu'ils apprirent que le duc de Brabant s'avançait à nouveau, les Liégeois ripostèrent avec vivacité et se portèrent à sa rencontre une bataille acharnée dans la plaine de Steppes, le 13 octobre 1213, se termina en fin de journée par la victoire des Liégeois, victoire qui remplit de fierté le coeur des Liégeois au point que son anniversaire fut, chaque année, carillonné par toutes les églises de la ville.
Néanmoins, la prise de Liège en 1212 avait été une tragique leçon. Les Liégeois reprirent les travaux de construction de l'enceinte. S'il faut en croire le moine Renier de Saint‑Jacques, les prêtres, les religieux, les dignitaires de l'Église même, travaillèrent de leurs propres mains à la restauration et a la consolidation des murailles par où l'ennemi brabançon avait pénétré dans la ville. La cité entière déploya un zèle si unanime qu'en sept mois elle se trouvait entièrement fermée du côté de l'ouest et du nord. Ce n'est, semblet‑il, que dans la, seconde moitié du 13e siècle, que le quartier de l'Ile et celui d'Outremeuse furent compris dans les fortifications (34). Quoi qu'il en soit, vers la fin du 13e siècle, le nouveau pourpris est achevé.
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La cité de Liège au XIIIe siècle
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Les archéologues, qui ont examiné les vestiges des fortifications à l'occasion des travaux de voirie, ont des raisons de penser que les murs du 13e siècle en Outremeuse n'étaient pas aussi étendus et qu'ils suivaient l'ancien biez de Saucy. Le balloir en Bêche, le long du bras principal de l'Ourthe, n'aurait été construit qu'au 16e siècle. De cette époque, daterait aussi, sur la rive gauche, le bastion Saint‑Esprit, saillant qu'on aperçoit à la hauteur de la rue Mississipi, avant d'arriver à Hocheporte. On sait, en effet, qu'en plusieurs endroits, les fortifications ont été adaptées, au 16e siècle, aux nouvelles conditions de la guerre de siège.
Les nouveaux murs partaient du fossé Saint‑Martin, descendaient dans le vallon de la Légia où s'ouvrit la porte Sainte‑Marguerite, puis, par la tour Borcquet, remontaient vers Hocheporte, escaladaient la montagne SainteWalburge où fut établie la porte Sainte‑Walburge, puis atteignaient Payenporte; de là, ils descendaient le coteau de Vivegnis, en face de l'actuelle rue du Nord, où se trouvaient les 600 degrés, et aboutissaient à la porte Vivegnis qu'on peut encore voir aujourd'hui, enfin ils arrivaient à la Meuse, où fut construite la porte Saint‑Léonard.
De l'autre côté du fleuve, sur la rive droite, les murs repartaient vers le premier bras de l'Ourthe qu'ils longeaient pour rejoindre la Meuse. Une porte avait été percée et fortifiée en Amécourt. En face de la Tour‑en‑Bêche, ils continuaient dans l'Ile, contournant le monastère de Saint‑Jacques, suivant le bras de la Meuse en Avroy et en Sauvenière jusqu'au coude de SaintJean, en face de la tour des Bégards. Là, sur la rive gauche, ils remontaient la colline abrupte de la Sauvenière jusque Saint‑Martin. La porte d'Avroy fut créée; elle commandait le passage du pont vers Saint‑Christophe, SaintGilles et Avroy (35).
Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer du tracé de la seconde enceinte? Une première chose est saisissante: c'est que les Liégeois ont vu grand: tandis que les fortifications de Notger ne couvrent qu'une superficie de 32 hectares, celles de la Cité protègent 225 hectares environ.
Remarquons ensuite que les nouvelles fortifications contiennent deux quartiers nouveaux, Outremeuse et l'Ile qui, en certains points, ont eu une évolution parallèle. L'une et l'autre ont une artère centrale: le Vinâve d'Ile et la chaussée des Prés; la première est la route de la France, la seconde, celle de l'Empire germanique; l'une et l'autre sont très fréquentées. Toutefois, dans Outremeuse, l'occupation du sol est moins poussée, du moins jusqu'au 15e siècle, et son peuplement beaucoup plus démocratique. Nous n'avons, en effet, dans ce quartier populaire aucune grande fondation religieuse, ni collégiale, ni abbaye.
La nouvelle enceinte, comme celle de Notger, contenait, faut‑il le dire, de nombreux espaces verts, des terres cultivées et des terrains vagues surtout dans le quartier de l'Ile, Outremeuse et sur les pentes des collines. Les nombreux accensements faits aux siècles suivants le prouvent surabondamment.
Mais tandis que les murs notgériens avaient été rapidement dépassés, déjà à la fin du 11e siècle, Liège se développera jusqu'au 19e siècle à l'intérieur de ceux du 13e.
Ce n'est pas un fait exceptionnel, à cette époque, d'inclure dans les fortifications de grands espaces non bâtis. Comme l'accroissement avait été rapide aux 12e et 13e siècles, on pensa qu'il allait continuer. Or, quasi partout, il y eut une progression économique plus lente à partir du 13e siècle et l'extension prévue ne s'est pas produite. Les enceintes du moyen âge furent donc, à peu de chose près, les limites des villes modernes, sauf quelques rares exceptions.
Des historiens se sont demandé si les bâtisseurs de ces murailles n'avaient pas voulu réserver à la population des espaces suffisants pour des cultures et des pâtures en prévision du siège des villes. D'autres expliquent ce fait par le travail de la terre qui était l'ancienne occupation de beaucoup d'artisans installés dans les villes (36). A Liège, on peut prendre en considération un autre motif qui est conforme aux données de l'architecture militaire de l'époque et à la topographie des lieux: les fortifications étaient établies dans la plaine, ou au sommet des collines, jamais à mi‑côte. Dès que les premières pentes des collines se peuplaient, il fallait laisser la population en dehors des remparts, ou construire des fortifications sur les hauteurs. A Liège, ce fut la seconde solution qui fut adoptée.
Le problème du développement des villes n'est pas seulement celui de leur importance absolue, mais de leur importance relative à celle des agglomérations voisines. Or, si on compare les fortifications liégeoises du 13e siècle à d'autres de la même époque, il faut admettre qu'elles étaient particulièrement considérables. Celles que Philippe‑Auguste donna à Paris en 1202 ne couvrent que 45 hectares de plus; Bruxelles n'avait encore qu'une première enceinte qui, datant du 12e siècle, ne protégeait que 80 hectares environ, celle d'Anvers, à la même époque, que 31 hectares 1/2, celle de Strasbourg 71 hectares; par contre Cologne avait une superficie protégée, déjà en 1180, de 401 hectares, ce qui prouve l'importance du courant rhodanien‑mosanrhénan, dont Cologne était le centre principal (37).
Ces considérations sur les espaces non bâtis et sur le fait que les enceintes médiévales n'ont guère été dépassées jusqu'au 19e siècle, ne signifient pas que les villes n'aient pas continué à se développer à l'intérieur des murs au cours des siècles suivants, et même, en certains endroits, en dehors des murs.
Nous constatons que Liège s'étend à l'extérieur le long des chaussées et que des faubourgs s'allongent: Saint‑Gilles, Saint‑Léonard, Amécourt, etc. Il y a, en somme, autant de faubourgs que de routes, habités principalement par des charretiers, des voituriers, des ouvriers. Dans la nouvelle enceinte, une partie des murs notgériens sont désormais sans utilité, par exemple ceux qui bordaient la Meuse sur la rive gauche: entre Saint‑Denis et Potiérue s'établit, sur les remparts, la rue Sur‑Meuse, c'est‑à‑dire ayant regard sur la Meuse (38).
Entre le marché et la Meuse, les deux quartiers que sépare le cours de la Légia, se peuplent de plus en plus, Chéravoie d'une part, et Neuvice d'autre part, avec les paroisses de Sainte‑Aldegonde, de la Madeleine et de SainteCatherine. La ville continue à se développer aussi autour des grandes artères selon un mode assez typique. Les rues les plus importantes vont d'une porte à l'autre, non pas, comme le dit Ganshof parce qu'il y a des portes, car cellesci ont été fixées, du moins à Liège, là où il y avait antérieurement un passage très fréquenté.
L'action normale d'une route est de faire naître des voies qui lui soient perpendiculaires, lesquelles sont à leur tour reliées par des voies parallèles à la première. Ce phénomène se constate dans les deux quartiers récemment englobés dans les fortifications; mais d'abord dans celui de l'Ile.
Prenez, par exemple, le Pont‑d'Avroy avec la formation des rues du Mouton blanc, d'Amay, Tête‑de-Boeuf, puis parallèlement au Pont‑d'Avroy, rue du Lavoir, actuellement du Pot‑d'Or, puis s'ouvrant sur celle‑ci Bergerue, Saint‑Jean, des Célestines, jusqu'à l'artère parallèle de la Casquette.
Nous constatons le même phénomène entre le Vinâve d'Ile et le passage d'eau ad transitum, c'est‑à‑dire rue Saint‑Paul et dans son prolongement, où nous voyons naître perpendiculairement Longue Rue (actuellement rue des Clarisses), rues des Carmes, du Méry.
Il ne faudrait cependant pas se figurer que les rues étaient tracées au cordeau. Jusqu'au 18e siècle, la ville s'est développée sans plan préétabli, les rues sont irrégulières, excessivement étroites; on peut s'en rendre compte par quelques‑unes qui subsistent, telles les rues du Stalon et du Carré. Les voies carrossables sont peu nombreuses; la rue Neuvice qui a gardé son aspect d'antan était considérée comme une artère de bonne largeur!
Les maisons sont construites selon le caprice de chacun; les bâtisses des petits bourgeois et du menu peuple sont modestes, étroites mais profondes, construites en clayonnage: charpente de bois couverte de lattes avec remplissage de matières argileuses, plus tard remplacées par la brique, maisons n'ayant au plus qu'un étage et souvent couvertes d'un toit de chaume; plus tard, au 17e siècle, elles seront à plusieurs étages, tout en restant aussi étroites.
Enfin, ce qui devait particulièrement frapper les visiteurs dans le panorama de Liège, au 13e siècle, c'est le nombre de cours d'eau et de biez qui alimentaient les moulins.
Il n'est pas sans intérêt de signaler un autre caractère de Liège qui se maintint dans les siècles suivants: c'est la répartition de la population. A côté de maisons modestes, dans le voisinage immédiat de ruelles surpeuplées, s'élèvent des hôtels seigneuriaux, demeures de grandes dimensions, aux murs épais, aux lourdes portes armées de ferronnerie ainsi que des maisons claustrales entourées de leur jardin. C'est qu'il n'y eut jamais à Liège de quartiers réservés aux riches et d'autres uniquement peuplés par les gens modestes. La plus grande liberté était laissée à chacun. La loi muée de 1287 proclamait que « li povres puist demoreir deleis le riche et li riches deleis le povres». Certes, selon un usage très général au moyen âge, les métiers se cantonnaient dans un même quartier, surtout s'il y avait un intérêt majeur à cela, comme la proximité de l'eau pour les tanneurs qui, d'abord dans Lulay (l'îlot) émigrèrent sur la rive droite de la Meuse, au bord du fleuve, où les noms de rues rappellent encore leur établissement, comme les coteaux pour les vignerons. Mais, ce n'était pas une règle exclusive.
Que Liège ait continué à s'étendre, à se peupler au 13e siècle, il n'y a pas à en douter. La ville, bien assise sur les deux rives du fleuve, a un commerce florissant. Les hommes d'affaires y sont nombreux. Déjà à la fin du 11e siècle de riches marchands prêtent sur gages de l'argent aux abbayes, interviennent dans les affaires publiques, figurent parmi les témoins des chartes du prince‑évêque. Au 13e siècle et pendant une grande partie du 14e siècle, les financiers liégeois jouissent d'une grande estime, ils se distinguent dans l'échevinat et dans l'administration de la cité; le duc de Brabant et le pape remettent en leurs mains des sommes importantes (39).
C'est aussi l'époque de l'accroissement de la puissance communale. On parle aujourd'hui de villes tentaculaires; celles du moyen âge étaient tentaculaires dans un autre sens: bien qu'enfermées dans leurs enceintes, elles projetaient leur influence autour d'elles à l'aide de bourgeois afforains, qui leur procuraient des points d'appui et des alliés dans tout le pays. La cité devint souveraine d'une fédération communale, d'un territoire plus considérable que celui de l'arrondissement actuel de Liège.
La Paix des Clercs amena dans la composition topographique de Liège une importante modification: la Sauvenière, qui, jusqu'ici, formait un territoire distinct appartenant au chapitre, fut incorporée dans la cité.
Enfin, les différentes agglomérations de la ville furent réparties en six vinâves ou quartiers qui reçurent le nom de la voie principale de ceux‑ci.
C'étaient 1° au centre de la ville, le quartier du Marché; 2° celui de Neuvice ou Souverain‑Pont, qui s'étendait de la rue du Pont au Pont‑d'Ile et du Marché à la Meuse; 3° celui de Saint‑Jean‑Baptiste ou Féronstrée, qui comprenait le territoire au nord de la ville depuis la rue du Pont jusqu’au sommet des coteaux de Hors‑Château; 4° celui de Saint‑Servais, qui s'étendait sur les hauteurs de l'ouest et sur les faubourgs de Sainte‑Marguerite et de Sainte‑Waihurge; 5° le nouveau quartier de l'Ile; 6° le quartier d'Outremeuse, qui englobait tout le territoire de la rive droite.
Dans tous ces quartiers, il y avait un mayeur, un clerc et deux jurés, qui avaient à s'occuper des méfaits commis dans leur ressort. Mais ces vinâves avaient aussi une organisation militaire. A la direction de chaque quartier, il y avait un capitaine, ayant sous ses ordres un certain nombre de vingteniers; chaque vingtenier commandait vingt hommes habitant des rues proches l'une de l'autre ou la même rue (40).
De plus on construit énormément. Nous avons déjà cité la cathédrale Saint‑Lambert. Il faut ajouter la reconstruction de la collégiale Saint‑Pierre, tandis que le palais est restauré; on rebâtit entièrement le vaisseau de la collégiale Saint‑Paul et le choeur oriental de Saint‑Jean; dans le ciel d'Outremeuse s'élève la tour de Cornillon tandis que les ordres religieux, les Carmes, les Dominicains, les Franciscains, nouvellement arrivés, construisent leur couvent et leur église; on édifie aussi les premiers hospices, tandis que les artisans bâtissent leur halle et leur maison de métiers.
Louis GOTHIER.
1. H, PIRENNE, Les Villes et les institutions urbaines, 2 vol., Paris, Alcan, 1939. Cet ouvrage réunit toutes les études sur le sujet publiées depuis 1910 par le savant professeur de l'Université de Gand,
2. J. LYNA, Aperçu historique sur les origines urbaines dans le comté de Looz et subsidiairement dans la vallée de la Meuse, Tongres, G. Michiels, 1931, pp. 13 et suiv. E. PERROY. Les origines urbaines en Flandre d'après un ouvrage récent, dans la REVUE DU NORD, 1947, pp. 49‑63.
3. J. LYNA, o. c., p. 71 et G. VAN ACKER, L'origine des institutions urbaines d'Arras, dans la REVUE DU NORD, 1949, pp. 105‑125.
4. C'est à cette conclusion qu'aboutissent plusieurs historiens, notamment LYNA, PERROY, GRAND. La formation des villes au Moyen-Age, dans le JOURNAL DES SAVANTS, 1947, cité d’après FOURNIER, L'histoire des villes au moyen âge, dans l'INFORMATiON HISTORIQUE, article donnant un bon aperçu de la question, 12e année, p. 188.
5. Dans un ouvrage récent, La ville, le fait urbain à travers le monde (Paris, Presses universitaires, 1952), M. Pierre George, Professeur à la Sorbonne, décrit de grandes séries urbaines en caractérisant leur évolution et par conséquent leur histoire. Dans la 2e partie, chapitre VI, traitant des types urbains en Belgique, l'auteur consacre 3 pages et demie à Liège, où fourmillent les inexactitudes et l’a peu près. Voici quelques échantillons Liège apparaît comme ville épiscopale au 7 siècle (!), elle est bientôt après (!) grande ville marchande, son site correspondait en effet aux exigences d'une capitale politique et d'une place de commerce ( !), p. 185. La Légia n'est pas citée dans les origines. L'Ourthe devient l'Ouche dans la fig. 12: La conurbation liégeoise.
6. Voir, notamment, CHRONIQUE ARCHÉOLOGIQUE DU PAYS DE LIEGE, 2e année (1907), pp. 64‑71, 84-91, 98-105, 75 année (1912), 21e année (1930), pp. 25-27.
D. TINLOT, Monographie sur la cathédrale Saint‑Lambert (thèse manuscrite, Institut supérieur d'histoire de l'art et d'archéologie, Université de Liège), Liège, 1939.
J. BRASSINNE, Un cimetière mérovingien à Liège, dans LA VIE WALLONNE, tome 29, 1955, pp. 29-38. Une partie du sous-sol de la place Saint-Lambert avec ses anciens murs a été aménagé par l'administration communale sous le nom d'hypocauste. Ce nom lui a été donné en raison du fait que les ruines de la villa romaine sont les plus importantes.
7. J. BRASSINNE. o. c., pp. 31, 32. - M. YANS, Le toponyme « Treist », Transitum, Liège, bourg de routes?, ici-même, pp. 481-485.
8. PH. LECOUTURIER, Liège, étude de géographie urbaine, pp. 26-60, et une carte en couleurs du site primitif, Liège, Vaillant-Carmanne, 1930. - Voir aussi O. TULIPPE, Cours de Géographie humaine, 1re partie t. IV, pp. 69-97, Liège, Desoer. 1944.
9. Sur le nom Liège, attesté pour la première fois dans les textes en 730 par la forme latine Leudico, voir G. KURTH, Les origines de Liège, B.S.A.H., t. II, pp. 32 et suiv., L. VANDERKiNDERE, Histoire de la formation des principautés belges au moyen âge, t. II, pp. 159 et suiv., Bruxelles, 1902.
Sur les formes germaniques Leuck ou Luck et Luticha, voir aussi E. P0LAIN, La formation territoriale de la cité de Liège, p. 4 dans la REVUE DU NORD, n° 71, août 1932.
10. F. ROUSSEAU, La Meuse et le pays mosan en Belgique, leur importance historique avant le 13e s., A. S. A. N,, t. 39 (1930), p. 53.
11. H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. I, 3 éd., pp. 39, 42, 44.
12. G. KURTH. La Cité de Liège au moyen âge, t. I, pp. 28-38. F. ROUSSEAU, O. C., p. 74. LESTOCQUOY, Les villes de Flandre et d'Italie, pp. 27 et suiv. Paris, Presses universitaires de France, 1952,
13, E. PONCELET, Les domaines urbains de Liège, pp. 5, 22, 109, Éditions de la Commission communale d'Histoire de l'ancien pays de Liège, Liège, 1947.
14. F. LOHEST, Le château fort de Liège, Liège, Bénard, 1927. L'auteur examine les arguments de G. Kurth et de Th. Gohert et en fait une critique très pertinente.
15. E. PONCELET, Notes de topographie liégeoise, Souverain‑Pont et le Vivier de Sur Meuse, ANNUAIRE D'HISTOIRE LIÉGEOISE, t. II, pp. 170‑190.
16. G. KURTH. o. c., t. I, p. 35.
17. J. LYNA, o. C., p. 30.
18. G. KURTH, o. c., t. I, p. 39.
19. E. PONCELET, Les Domaines ... pp. 67-74.
20. Contrairement à ce que dit F. GANSHOF, dans Etude sur le développement des villes entre Loire et Rhin au moyen âge, p. 27, Paris, 1943, ce n'est pas sous la forme d'un faubourg que s'est constitué, à Liège, le véritable noyau urbain. Liège n'est pas non plus dans le cas de la plupart des villes françaises où, comme dit cet auteur « la Cité est restée un « quartier mort » peuplé d'ecclésiastiques et de leurs suppôts, ... avec parfois de considérables surfaces peu ou non bâties ». Sur la dispense de relever les métiers dans l'ancien domaine du prince, voir A. E. L., Conclusions capitulaires de 1736, à l'occasion de la reconstruction d'une aile du Palais; A. E. L., Conseil Privé, 129, f° 131; Th. GOBERT, Le bon métier des orfèvres, dans B. S. A. H., t. 23, P. 66.
21. Vinâve, du latin vicinagium, est une agglomération de maisons contiguës ayant vue sur le même chemin. POLAIN, o. c., pp. 10 et suiv. - G. KURTH, o. c., t. I, p. 37.
22. PONCELET, Les Domaines... pp. 25, 34.
23. GANSHOF, o. c., p. 51, p. 48, 49. - LEFVRE, Principes et problèmes de géographie humaine, pp. 167-170. Bruxelles, Editorial Office.
24. Outremeuse, le Treiste (partie de l'Ile joignant l'abbaye de Saint-Jacques à l'endroit où l'on passait la Meuse, ad transitum), Johanstrée, (dans la continuation de Féronstrée), Pêcheurrue et Gravioule (quartier de Saint-Pholien, Outremeuse), les deux domaines des Hozémont (quartiers de Saint-Georges, Neuvice et environs), domaines des de Celles, puis de l'Ordre Teutonique (quartiers du Marché et de Saint- Gangulphe), domaine des propriétaires de la Maison Rouge (quartier de la Madeleine-sur-Merchoul) Souverain-Pont. Voir PONCELET, o. c., pp. 90-195.
25. A d'autres endroits, ils étaient jalonnés de bornes de pierre, de pieux, de chaînes tendues; l'expression ad catenam est fréquente dans les textes pour situer, par exemple, des habitations. PONCELET, o. c., pp. 22, 26, 28.
26. L. LAHAYE, Les paroisses de Liège, pp. 7, 8, 27, dans B. I. A. L., tome 46.
27. KURTH, o. c., t. I, pp. 39‑41.
28. F. ROUSSEAU, La Meuse et son importance historique jusqu'au 13e siècle, pp. 14 et suiv.., 83-94. 126. 150-152. KUETH, o. c., t. I, p. 50.
29. POLAIN, O. C., pp. 11 et 12.
30. KURTH o. c., t. I, pp. 44 et 45. Il ne pouvait y avoir à Liège, comme dans les cités épiscopales d'origine romaine, un fond de population libre qui ait gardé la liberté à travers les invasions.
31. LESTOCKOY, Les Villes de Flandre et d'Italie sous le gouvernement des Patriciens (XIe-XVe s.), Paris, Presses universitaires de France, 1952, pp. 20, 23, 51. - E. PONCELET, Oeuvres de Jacques de Hemricourt, t. III, Introduction, p, CCXVI, A. R. B.. 1931.
32. KURTH, o. c., pp. 92, 93, 10.
33. PONCELET, Les Domaines... pp. 11, 13, 15-17. - J. LEJEUNE, Liège et son pays, Naissance d'une patrie (13e-14e siècles), pp. 254 et, suiv,, Liège, 1948.
34. A vrai dire T. GOBERT croit que, déjà à la fin du 11e siècle, une partie du quartier d'Outremeuse avait été fortifiée; mais pour l'affirmer il ne se base que sur les vestiges d'un ancien mur, dont la composition en gros moellons juxtaposés irrégulièrement et la maçonnerie indiquent une façon de bâtir de l'époque notgérienne. GOBERT, Liège à travers les âges, . I. p. 217
35. KURTH, o. c., t. I, pp. 110-121. - LOHEST, o. c., p. 63. - POLAIN, o. c., p. 22. - G. HANSOTTE, Un vestige peu connu de notre enceinte fortifiée du 13e siècle, dans CHRONIQUE ARCHÉOL. DU PAYS DE LIÈGE, t. 36, pp. 4-7.
36. GANSHOF, o. c., p. 61
37. Sur l'aire des fortifications des villes d'entre Loire et Rhin, voir GANSHOF, o. c., pp. 36 et suiv.
38. E. PONCELET, Notes de topographie liégeoise..., pp. 170 et suiv.
39. F. ROUSSEAU, o. c., pp. 126-127. - PIRENNE. o. c., t. I, p. 182, - J. LEJEUNE, o. c., pp. 182-185.
40. GOBERT, o. c., t. I, p. 76.