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Le Perron de Liège

Le Perron Liègeois

par Léon NAVEAU, 1891

1 Règne de Henri II de Limbourg dit de Leyen 1145-1165
2 Règne de Rodolphe de Zaeringen 1167-1191
3 idem
4 Règne de Simon de Limbourg 1193-1195
5 Règne de Hugues de Pierpont 1200-1229
6 idem
7 Règne de Jean d'Aps 1229-1238
8 Plaque d'Envermeu
9 Plaque d'Eprave

Depuis tantôt un demi-siècle, on discute l'origine du perron liégeois, et personne. n'est, d'accord:

Grammatici certant, et adhuc sub judice lis est.

MM. l'abbé Louis, F. Henaux, Perreau, Charles Piot, Leodinus (Jos. Demarteau) et le baron J. de Chestret de Haneffe se sont successivement occupés de la question.

Pour l'abbé Louis, la forme première de l'emblème de notre Cité serait la croix haussée, une sorte de calvaire.

Henaux croit qu'il faut en faire remonter l'origine aux Éburons, et n'hésite pas à nous présenter le perron comme une pierre druidique.

Perreau, lui, attribue la paternité de notre colonne aux Tongrois, et pense même qu'elle pourrait bien être le simulacre du dieu du tonnerre des Slaves.

Quant à M. Charles Piot, il la regarde comme une pierre de justice germanique.

Enfin, MM. Demarteau et de Chestret en sont revenus au système de l'abbé Louis, et, déduisant leurs arguments de la numismatique des premiers évêques de Liège, nous ont prouvé l'origine chrétienne du perron.

Après leur travaux, on croyait être en droit de considérer la controverse comme définitivement résolue, lorsque, dernièrement, MM. le comte Goblet d'Alviella et Vanderktindere sont venus la remettre à l'ordre du jour, le premier dans un mémoire sur les Antécédents figurés du Peron », et le second dans une « Note sur les Perrons » (1)

D'après l'érudit professeur d'histoire des religions à l'Université de Bruxelles, notre palladium national, au lieu de ne remonter qu'aux premiers temps de l'évêché, ne serait ni plus ni moins que le simulacre d'une divinité germanique compliqué d'emblèmes ajoutés à des époques diverses.

Du reste, qu'on en juge par ce passage qui termine sa notice:

« Pour conclure, dit-il, j'estime que le peron de Liège peut se décomposer en éléments appartenant pour le moins à cinq époques distinctes:

1° La colonne, d'origine païenne et germanique. A quelque usage qu'elle ait servi, son caractère religieux paraît incontestable, bien qu'il soit difficile de déterminer si elle avait une portée cosmogonique on phallique, voire si elle était un simple fétiche ou le simulacre d'une divinité, peut-être du dieu qui présidait aux guerres ou aux assemblées, par conséquent aux actes de la vie publique ;

2° La pomme de pin, qui semble avoir été introduite sous l'influence de l'art gréco-romain ;

3° La croix, qui maintient le caractère religieux du monument, en lui donnant droit de cité dans la société chrétienne ;

4° Les lions et la couronne, qui remontent incontestablement à l'époque féodale ;

5° Le groupe des trois Grâces, qui remplaça, au XVIIe siècle les figures appartenant au symbolisme de l'àge précédent. »

Cette thèse n'est, en somme, que la réédition augmentée de la théorie de Henaux.

Tous deux, en effet, croient voir dans notre perron un emblème éburon, avec cette différence, toutefois, que Henaux le regarde comme une pierre druidique, tandis que M. Goblet d'Alviella en fait remonter l'origine première aux peuples germains, et ceci est tout naturel, car au temps de Henaux on croyait les Éburons issus de la race celtique, alors que de nos jours on s'accorde à les faire descendre des Germains.

Quant à la croix qui surmonte la colonne, il est bien convenu qu'elle n'a été ajoutée que par après, et uniquement pour donner au monument droit de cité sous les Princes-Évêques.

C'est là encore la théorie de Henaux, qui, comme le remarque avec raison M. de Chestret, « se serait cru profondément humilié à l'idée qu'il pourrait y avoir une croix sur la bannière de son pays ».

Cependant, quoi qu'en disent Henaux et, après lui, M. Goblet d'Alviella, nous pensons que c'est une grande erreur de voir dans notre perron de Liège autre chose qu'une « croix haussée sur des degrés » et nous ajoutons qu'il ne serait pas aisé de prouver le contraire en se basant sur des documents et non sur des hypothèses et des rapprochements plus ou moins hasardés.

Comme l'ont fait remarquer si judicieusement l'abbé Louis et M. de Chestret, c'est sur les monnaies qu'il faut aller chercher les plus anciennes représentations de notre emblème.

Or, sans parler des croix haussées qui se trouvent sur le numéraire des rois mérovingiens et des rois carolingiens dans lesquels pourtant il est difficile de ne pas voir les antécédents figurés du perron et, pour ne nous en tenir qu'au monnayage de l'époque épiscopale, il est évident que dans la croix à long pied, posée sur trois marches représentée sur le denier de Henri de Limbourg dit de Leyen (1145-1164) (2), il est impossible de ne pas reconnaître le palladium liégeois.

La ressemblance entre ces deux symboles est, d'ailleurs, tellement frappante, qu'à l'aspect de notre pièce, Perreau oublie sa colonne germaine pour appeler cette croix un perron.

D'un autre coté, la légende SIGNV SALVTIS qui se trouve sur le denier, peut-elle s'appliquer à autre chose qu'à une croix'?

Estil raisonnablement admissible que l'évêque Henri ait appelé « signe de salut, emblème de la redemption » une divinité païenne, voire même une pierre de justice des Germains?

Sur cette monnaie, toutefois, comme sur celles des époques précédentes, la croix haussée ne porte pas d'autre nom. Pour la trouver désignée sous celui qu'elle porte encore aujourd'hui, il faut descendre jusqu'à l'épiscopat de Raduiphe de Zaeringhen (1167-1191).

En effet, sur un denier et une obole (3) de cet évêque, elle-même se charge de nous apprendre que désormais elle s'appellera perron: « PERV VOC (OR) »; confidence qui eût été d'une naïveté surprenante, si , comme on l'a prétendu, tel avait été le nom qu'elle portait depuis, dix siècles (4).

Cette désignation nouvelle ne semble même pas s'être si fort répandue pour que l'élu Simon de Limbourg (+ 1195) n'ait senti le besoin, quelques années plus tard, de l'ajouter encore, sur un de ses deniers, à la représentation de l'emblème (5).

Qu'on n'aille pas croire, cependant, qu'en changeant son nom, la croix haussée changea aussi sa forme première; loin de là, cette forme reste absolument la même sur foutes les pièces dont nous venons de parler et, un quart de siècle plus lard, c'est encore bien elle que nous montrent sept monnaies, tant deniers qu'oboles, de Hugues de Pierrepont (+ 1229) (6).

M. Goblet (d’Alviella ne semble pas avoir fait bien ample connaissance avec la numismatique du règne de ce dernier évêque: elle serait venue, du reste, gêner singulièrement son système.

Toutefois, il ne peut s'empêcher de convenir que « sur les monnaies de Simon de Limbourg (+ 1195 ) la figure décorée du nom de PERO est la reproduction fidèle de la croix haussée qui figure antérieurement sur les monnaies d'Henri de Leyen (+ 1164), avec la mention significative: SIGNV-SALVTIS ».

Eh bien, veut-on savoir quelle conclusion il tire de là? C'est « simplement que le graveur avant à reproduire l'image du peron, déjà alors surmonté d’une croix, ou bien a voulu accentuer encore la ressemblance du monument avec une croix haussée, ou bien a adapté à la représentation du peron, le type que lui fournissaient les monnaies de Jean de Leyen. » (7)

C'est là, sans doute, une combinaison très ingénieuse, mais est-elle bien admissible?

Remarquons d'abord que, dans cette tirade, comme dans maint endroit de son mémoire, l'auteur nous parle du monument primitif. II serait au moins curieux de savoir où il a trouvé des traces de celui-ci; M. Goblet d'Alviella aurait bien pu, semble-t-il, nous renseigner à cet égard, ne fut-ce, que par une simple citation des sources où il a puisé; si ces sources étaient bonnes, elles éclairciraient singulièrement la question de l'origine de l'emblème liégeois.

En leur absence, force nous est de chercher si l’existence de cette colonne germaine, comme symbole des franchises de la Cité au XIIe siècle, est possible.

Chacun sait qu'à l'époque du martyre de saint Lambert, Liège, était un misérable village; que les successeurs de l'évêque martyr étant venus y fixer leur résidence pour honorer la mémoire de leur saint prédécesseur, firent de ce village leur capitale, l'embellirent et l'augmentèrent jusqu'à la transformer en ville.

Eh bien, dans ces conditions, est-il croyable que ces mêmes évêques aient pris pour symbole de cette ville, qu'ils venaient pour ainsi dire de fonder, un emblème païen ?

Par contre, n'est-il pas tout naturel que ces prélats, dans le but de demander à Dieu sa protection pour leur Cité, aient donné à celle-ci une croix pour emblème et qu'ils aient fait placer au centre de la place publique, où se tenaient les réunions et se rendait la justice, une croix à long pied, qui, par son élévation, dominait les assemblées et frappait les yeux de tous ceux qui y prenaient part? La croix n'est-elle pas le vrai symbole de la liberté et de la justice pour le Christianisme ?

Quoi de surprenant encore à ce que, plus tard, quand l'usage des armoiries fut étendu aux villes, cette croix fût prise comme meuble principal du blason de Liège?

Nous voilà donc entièrement d'accord avec l'abbé Louis, et le palladium de la patrie liégeoise, horresco referens, ne serait, à son origine, « rien autre chose qu'une croix haussée ou, si l'on veut, un calvaire d'une forme très simple. »

Qu'on ne vienne pas nous objecter que les premiers évêques de Liège n'ont pas choisi ce symbole pour leur capitale, mais ont été forcés de tolérer l'existence d'un emblème populaire de l'époque précédente, car nous répondrons: c'est impossible, puisqu'ils l'ont mis sur leurs monnaies. Or, chacun sait, malgré les assertions de Henaux, que rien ne fut jamais, à Liège, plus exclusivement soumis au seul pouvoir épiscopal que la monnaie.

Cependant, M. Goblet d'Alviella persiste à considérer la croix qui surmonte le perron de notre Cité comme « une surcharge, ce qu'en langage monétaire on nomme une contre-marque »; et il veut nous en administrer la preuve en se basant sur les vignettes du perron du Recueil héraldique des Bourguemestres de Lièqe, de Loyens.

Cet ouvrage, dit-il, montre « année par année, l'écusson géminé des deux bourgmestres qui se partageaient l'administration de la Cité. Dans cet écusson, les deux blasons sont séparés ou plutôt réunis, depuis 1303, par une représentation figurée du peron, qui reproduit vraisemblablement la figure brodée en or sur les bannières des corporations, dès le commencement du XIVe siècle. Le graveur de ces armoiries n'était plus entravé par les dimensions exiguës du champ; il pouvait plus facilement se rapprocher de la réalité. Or, ici, la pomme de pin prend une énorme importance, alors que la croix est ramenée a des proportions minuscules. »

Franchement, ceci n'est pas une preuve.

Il est, en effet, impossible d'admettre que les vignettes de l'ouvrage de Loyens reproduisent les bannières des métiers du commencement du XIVe siècle.

Des textes précis des historiens Fisen (8), Foullon (9) et Bouille (10), nous apprennent qu'en l'année qui suivit celle de la bataille d'Othée (1409), Jean de Bavière « fit faire un monceau de tous les drapeaux des métiers , auquel on mit le feu, qui les réduisit en cendres ».

D'un autre côté, les insignes qui succédèrent n'eurent certainement pas un meilleur sort en 1468, lors du sac de Liège par Charles le Téméraire.

Loyens n'aurait donc pu reproduire tout au plus que des bannières de la fin du XVe siècle, en admettant toutefois ce qui est au moins douteux, que celles-ci existassent encore en 1720.

Mais cette dernière hypothèse même est inadmissible; car, et cela se remarque au premier coup d'oeil, Loyens a employé, pour le XVe siècle, les mêmes vignettes du perron que pour le XVIIIe; or, il n'est guère probable que les diverses représentations de l'emblème de Liège sur les multiples bannières des métiers aient eu entre elles cette identité parfaite , quand elles sont loin de l'avoir sur les monnaies, les sceaux et les plans de la ville.

En supposant même que Loyens ait copié les perrons des drapeaux des métiers depuis la fin du XVe siècle, nous ne voyons pas pourquoi on devrait attacher plus d'importance à ces copies modernes d'originaux relativement peu anciens qu'à des documents authentiques du XIIe siècle, donnés par les monnaies dont nous parlions tantôt.

D'ailleurs, tout le monde le sait: ce n'est pas dans le Recueil de Loyens qu'il faut aller chercher la reproduction parfaite des armes de la ville, pas plus que celles des blasons des bourgmestres dont il fait l'histoire, car les gravures grossières que contient son ouvrage sont loin d'être des types d'exactitude.

Et puis, pourquoi se baser sur le Recueil de Loyens plutôt que sur celui de son continuateur Ophoven, qui lui, du moins, avait fait choix d'un graveur convenable et donne des perrons surmontés de grandes croix.

Passant ensuite à la pomme de pin, M. Goblet d'Alviella l'assimile au Pyr d'Augsbourg, d'origine romaine , paraît-il.

Comme Géronte, nous nous sommes demandé ce que le Pyr d'Augsbourg était venu faire dans cette galère; car, s'il est hors de doute que la pomme de pin de la cité bavaroise existait déjà du temps des Romains, il n'en est pas moins vrai que la nôtre n'est pas antérieure au règne de Jean d'Aps (1229-1238); et il serait difficile., pensons­nous, de faire admettre que les symboles de l'antiquité païenne aient été adoptés par nos évêques, en plein moyen âge.

Aussi, loin de regarder la pomme de pin de notre perron comme un emblème quelconque, nous n'hésitons pas, au contraire, à la considérer comme un simple ornement.

En examinant de près nos monnaies du moyen âge, on peut se convaincre que le renflement qui se remarque sur les croix haussées, petit à petit se transforme en boule. Jean d'Aps, le premier, sur un denier qu'il frappe à Huy (11), couvre cette boule d'écailles, dès lors, c'est la pomme de pin. Il s'en faut bien, toutefois, que celle-ci soit admise à partir de ce moment, d'une manière générale, au haut du perron. Ernest de Bavière même l'en bannit presque complètement sur la plupart de ses monnaies, pour la remplacer par le globe du monde (12); ce n'est guère qu'après lui (+ 1612) qu'elle parvint à détrôner quasi entièrement la boule.

Notons cependant que le fait de voir un symbole dans la pomme de pin du perron de Liège, ne date pas d'aujourd'hui.

Sous Ferdinand de Bavière, la faction des Grignoux, hostile au gouvernement du prince, affecta de regarder la pomme de pin comme le symbole de l'union qui devait régner entre les citains de Liège contre les entreprises du pouvoir épiscopal.

Les brochures et les placards publiés par ce parti sont tous ornés de perrons minuscules surmontés d'énormes pommes de pin dépourvues de croix et accompagnées, comme devise, de cet hexamètre:

Recta, rotunda, tenaxque boni fert Legia Pinum.

Pour Henaux, le sens allégorique de notre pomme de pin est « le symbole d'une existence unie mais distincte » (13), et M. Goblet d'Alviella traite cette interprétation « d'aussi subtile qu'abstraite. »

Et les lions? Ils ne font pas, à proprement parler, partie de l'emblème, mais n'en sont que des accessoires accidentels.

M. Goblet d'Alviella pense que c'est au moyen âge qu'ils commencèrent à être employés comme supports du monument. C'est aussi notre avis. Un passage de l'historien Fisen (14), cité par l'abbé Louis, nous apprend qu'à dater de 1303, le perron devint le symbole des privilèges de la bourgeoisie de Liège. Dès lors, il figura sur les fontaines et les édifices publics de la Cité; dès ce moment aussi, on sentit le besoin de le dégager, de l'isoler de l'édifice qui lui servait de base. Dans ce but, on plaça sous ses marches des boules destinées à lui servir de piédestal; or, comme celles-ci ne faisaient pas partie de l'emblème, rien n'empêcha de les modifier ni de leur substituer des compositions plus élégantes et mieux en rapport avec les genres d'architecture des différentes époques.

C'est ainsi qu'on donna des lions comme supports au perron de cuivre du Marché, des lions appuyés sur des cartouches de style Renaissance à l'ancien perron de Theux (15) et des grenouilles certes bien symboliques à celui de Spa.

De nos jours même, il n'y a pas encore de règle fixe à cet égard; on continue à voir le perron soutenu soit par des boules, soit par des lions.

Pas plus que les lions, le groupe des Grâces ne fait partie de l'emblème de la Cité. Au moyen âge, trois figures de pierre décoraient le haut de la colonne du Marché et servaient de supports à la pomme de pin. Détruites par le vent en 1448, elles furent remplacées par trois génies en cuivre doré. Enfin, en 1696, quand Jean Delcour eut à exécuter le perron qui existe encore aujourd'hui, il ne se fi pas scrupule de remplacer à leur tour ces génies par les trois Grâces, certes plus élégantes et mieux en harmonie avec les goûts de son temps.

Un autre ornement, mais un ornement qui eut son utilité, c'est l'anneau mouluré entourant la colonne. Loyens va nous en expliquer l'origine

Cette magnifique colonne, dit-il, en parlant du perron de cuivre du Marché, fut emportée le jour de sainte Lucie de 1448, par un vent impétueux, et l'année suivante on la rétablit par la figure d'une pomme de cuivre, qui en rejoignit les deux pièces séparées » (16).

Telles sont, à notre avis, les origines de notre emblème national; la croix à long pied, « signe de salut », dominant d'abord les réunions populaires et les assemblées où se rendait la justice; puis, plus tard, adoptée par le peuple comme symbole de ses libertés et de ses franchises, et devenue à la longue, par des transformations successives, le monument que nous voyons encore aujourd'hui.

Mais, dira-t-on, et les lettres L. G. qui, sur le blason de la cité, figurent aux côtés de la colonne ?

Jamais elles ne furent des meubles de ce blason il faut les considérer comme des ajoutes ne datant guère que de la seconde moitié du XVIe siècle.

Certains auteurs ont cru voir, dans ces deux initiales, l'abréviation d'une devise Libertas qentis, Libertatis gradus, Libertate gaudent, mais, comme nous l'avons dit ailleurs (17), nous préférons, pour notre part, y voir l'abréviation de Liège ou de Legia, et les considérer comme une simple étiquette.

Notre opinion semble justifiée, du reste, par les blasons aux armes de la ville ornant diverses vues et brochures liégeoises de la fin du XVI siècle sur lesquels, aux côtés du perron, se trouve le mot LIE - GE (18); et, de plus, les perrons qui ont figuré ou figurent encore dans les armes des villes de Huy et de St-Trond et qui, certes, sont postérieurs à leur homonyme liégeois, sont accostés l'un du mot HU - Y, l'autre des lettres S. T.

Au risque d'appauvrir la matière, et, ce qui serait pis, d'ennuyer le lecteur, nous ne quitterons pas l'analyse des « Antécédents figurés du Peron sans signaler un curieux rapprochement fait par M. Goblet d'Alviella entre notre perron et deux plaques franques trouvées, l'une à Épraves, et l'autre à Evermeu, en Normandie, et représentant deux volatiles picotant une grappe posée au haut d'une tige verticalLe (19).

De l'avis de l'auteur, cette grappe au haut d'une tige est évidemment un antécédent figuré du perron, c'est-à­dire une pomme de pin au haut d'une colonne.

M. Goblet d'Alviella croit bien reconnaître que la tige gravée dans l'image franque est en bois, mais ceci ne peut faire tort à sa manière de voir, car il nous apprend que Ies colonnes symboliques vénérées par les Germains et les Celtes et l'Irminsul des Saxons lui-même devaient être en bois. De plus, il nous fait remarquer « que le motif des deux volatiles affrontés se retrouve, aux côtés du perron dans la première monnaie, où il est représenté avec la pomme de pin, sous Jean d'Aps, et aussi dans un sceau ad Leqata que l'ouvrage de Loyens fait remonter à 1348 ».

Après avoir donné l'historique des volatiles affrontés (paons ou colombes) en tant qu'emblèmes des religions des peuples orientaux et germaniques, il se demande comment il est possible que personne n'ait encore songé à invoquer ces deux plaques franques dans la controverse relative aux origines du perron.

Malgré toute notre bonne volonté, nous ne sommes pas parvenu à découvrir une ressemblance bien frappante entre la tige des plaques franques et notre emblème. Certes, si, au VIe siècle, celui-ci était représenté de cette façon, il faut reconnaître

Qu'en venant de là jusqu'ici,

Il a bien changé sur la route.

Les volatiles affrontés des images franques ne ressemblent guère davantage aux oiseaux à bec crochu, armés de serres et non affrontés figurant sur le denier de Jean d'Aps; nous pensons qu'il serait peut-être plus juste de voir dans ces derniers des aigles, symbole du patron de l'évêque, d'autant plus que, d'ordinaire, l'image de cet oiseau de proie orne le revers de ses monnaies.

Quant au sceau ad Leqata de Loyens, c'est un témoin d'une valeur si précaire, que nous croyons fort qu'en cette occurrence, M. Goblet d'Alviella s'est laissé donner pièce fourrée pour bonne monnaie. En effet, quelle confiance peut-on avoir dans l'authenticité d'un sceau du XIVe siècle entouré d'une légende en caractères romains et portant une date en chiffres arabes (20) ?

M. Vanderkindere, dans sa Note sur les Perrons, dont nous avons parlé plus haut, s'occupe aussi et exclusivement même, de l'importance de la croix dans notre perron de Liège.

Se basant sur deux dissertations allemandes du professeur Richard Schröder (21) il pense « que la croix doit être considérée comme l'élément essentiel du perron. »

Comme on vient de le voir, nous sommes sur ce point entièrement de son avis.

Mais M. Vanderkindere ajoute:

« Ceci ne signifie pas, comme on l'a soutenu, que le perron ait été d'abord un calvaire et que sa signification primitive soit religieuse. C'est, au contraire, essentiellement un emblème du pouvoir civil; mais on sait qu'au moyen-âge la vie entière était imprégnée de l'esprit chrétien. Beaucoup de monnaies mérovingiennes portent une croix sur l'une de leurs faces: est-ce à dire que ce soient des médailles religieuses? En aucune façon. Les rois Francs, en plantant une croix quelque part, indiquaient leur prise en possession, comme aujourd'hui on le fait en plantant un drapeau; et quand leurs successeurs les rois d'Allemagne accordaient à une localité l'autorisation d'ériger une croix, c'était le signe que la protection royale la couvrait de sa sauvegarde. Cette autorisation fut donnée notamment quand il s'agissait de la concession d'un » marché (22). »

Quoi qu'en pense notre docte contradicteur, il nous est bien difficile, malgré tout notre bon vouloir, de découvrir dans de multiples représentations de notre perron au moyen âge, pas plus que dans les diverses compositions dont il est maintes fois accompagné à cette époque, le moindre caractère pouvant laisser supposer qu'on se trouve en présence d'un monument essentiellement civil.

Car si la légende SIGNV SALVTIS ne parait guère se rapporter à pareil monument, les colombes placées par Hugues de Pierrepont sur les branches de la croix du perron (voir la planche, fig. 5) ne semblent pas devoir lui convenir davantage.

D'ailleurs, dans le langage symbolique, la croix n'apparait qu'à la naissance du Christianisme; et, à y regarder de près, il serait bien malaisé, depuis lors, de trouver un exemple d'une de ses représentations n'évoquant pas le souvenir de l'origine de la religion chrétienne.

Si quelquefois peut-être, la croix n'a pas une portée exclusivement religieuse, toujours, du moins, il faut le reconnaître, elle est l'emblème et rappelle le souvenir de la Rédemption. L'appellation « Perron » donnée à notre palladium liégeois ne peut détruire notre argumentation. Son emploi, comme on l'a vu plus haut, est relativement récent, et il est évident qu'en l'adoptant, on a donné au principal le nom de l'accessoire; c'est ce qui est, du reste, prouvé surabondamment par les armes parlantes de la ville de Péronne, qui sont: « de gueules à la croix haussée d'or, au chef cousu de France. »

D'un autre côté, les exemples donnés par M. Vanderkindere comme preuve de son système, sont témoignages bien peu concluants en faveur de celui-ci.

II nous parle d'abord des monnaies portant la croix sur une de leurs faces; sans doute, ces pièces ne sont pas des médailles religieuses mais grande cependant serait l'erreur de celui qui voudrait déduire de là que cette croix est un attribut du pouvoir civil.

Chacun sait, en effet, qu'à l'époque mérovingienne, comme pendant les temps modernes, en plaçant la croix sur le numéraire, on n'avait d'autre but que de rendre hommage à Dieu et de lui demander d'étendre sa protection sur le pays où le numéraire était frappé.

Ne voit-on pas encore de nos jours la légende « Dieu protège la Belgique » inscrite sur la tranche de nos pièces de vingt francs et de nos écus de cent sous? Nous ne pensons pas pourtant qu'elle soit cause qu'on ait déjà pris ces pièces pour des médailles religieuses.

Que dire ensuite des autres arguments invoqués par l'auteur à l'appui de sa thèse: la croix, synonyme du drapeau pour les Francs, devenue plus tard sous les rois d'Allemagne l'emblème de la protection de l'État pour les villes, et réduite, enfin, au milieu du moyen âge, à n'être plus que le symbole des marchés et des foires ?

Sans cloute, il est possible que les rois francs aient eu l'habitude de planter des croix dans les villes et les pays qu'ils avaient conquis, mais nous est avis qu'en ce faisant, ils avaient bien moins pour but d'indiquer leur prise de possession que d'honorer et d'affirmer leurs croyances religieuses, d'autant plus que maintes fois ils étaient les premiers à introduire celles-ci dans les pays dont ils se rendaient maîtres.

Le rôle dont M. Vanderkindere gratifie la croix, sous les rois d'Allemagne, nous paraît aussi bien peu vraisemblable.

D’après lui, les villes auxquelles le roi accordait sa sauvegarde, c'est-à-dire le « Weichbildrecht », recevaient par le fait même, l'autorisation d'ériger une croix; donc, les signes extérieurs de la religion des habitants étaient interdits dans les localités non gratifiées de celte libéralité!

Quant aux croix de marché, elles n'étaient certes rien moins que des monuments civils. M. Vanderkindere lui-même, se charge de nous en administrer la preuve par les fragments des chartes qu'il cite et par son propre texte. (23)

Les chartes nous disent clairement que les croix n'étaient érigées qu'à l'occasion des marchés, et ce, ajoute M. Vanderkindere, pour marquer « de façon visible la paix publique qui devait, pendant la durée des opérations commerciales, être respectée ».

Est-il besoin de le faire remarquer? L'auteur, dans ce passage, détruit ses propres arguments en faveur du caractère civil de la croix au moyen âge; car, qu'il nous soit permis de le répéter, la croix n'a-t-elle pas été de tout temps, pour le christianisme, l'emblème par excellence de la paix et, par conséquent, celui de la justice et de la vraie liberté?

*
* *

On a reproché à quelques auteurs d'avoir eu pout but, en émettant dans la question qui nous occupe des avis différents, de christianiser ou de déchristianiser notre palladium national. Ce but, certes, est blâmable, car il a pour résultat de fausser les conclusions de l'historien; « cependant, dit » M. Goblet d'Alviella, pour peu qu'on veuille entrer dans cet ordre de considérations, n'est-il pas préférable de voir un emblème justement populaire de nos libertés historiques, au lieu de rappeler le triomphe exclusif d'une religion ou d'une race, symboliser à la fois les différentes civilisations qui se sont succédé dans notre pays et qui toutes ont concouru à nous faire ce que nous sommes ? »

Est-ce à dire que notre érudit confrère de la Société d'archéologie de Bruxelles a dû lui-même entrer quelque peu dans cet ordre de considérations pour faire de notre perron un composé d'emblèmes d'époques si différentes? Sa manière de voir, en ce cas, s'expliquerait d'elle-même.

Pour nous, en écrivant ces lignes, nous n'avons pas cru pouvoir tenir compte de nos préférences personnelles. Si nous avons passé en revue et discuté toutes les opinions, nous n'avons nullement eu pour but de rappeler le triomphe exclusif d'une religion ou d'une race.

Plus modeste a été notre tâche, car nous nous sommes borné simplement à examiner le perron sur les plus anciens documents originaux, et à faire remarquer les diverses transformations qu'il a subies pendant le cours des siècles, en mettant largement à contribution les travaux de nos devanciers.


(1) Voir Bulletins de l'Académie royale de Belgique, 3e série, tome XXI, année 1891, N° 2 et 4.

(2) Voir la planche, fig. 1.

(3) Voir la planche, fig. et 3.

(4) M. Goblet d'Alviella parait faire état de ce que sur cette pièce le perron « consiste en une colonne surmontée d'une boule avec une croix placée quelques millimètres plus haut. » Il est vrai que, sur le dessin que donne de ce denier M. de Chestret (V. Numismatique de la Principauté de Lièqe, n° 119), la croix ne touche pas la boule, il y a, entre les deux, un espace d'un quart de millimètre au plus. Mais ce minuscule espace provient d'une légère imperfection du coin de l'exemplaire gravé, imperfection qui n'a rien de surprenant étant donnée la manière dont on taillait les coins des monnaies à cette époque.

Nous possédons d'ailleurs deux exemplaires absolument intacts de ce denier sur lesquels la croix touche parfaitement la boule. (C'est l'un d'eux qui a servi de modèle au graveur, pour le dessin de la planche accompagnant le présent mémoire.)

(5) Voir la planche, fig. 4.

(6) Voir le revers de deux de ces pièces, fig. 5 et 6 de la planche.

(7) C'est, sans doute, de Henri de Limbourg, dit de Leyen, que l'auteur veut parler.

(8) Voir Historiarum Ecclesiae Leodiensis partes duae. Leod. Streel, 1696, tome 1er, page 174.

(9) Voir Historia populi Leodiensis, tome 1er, page 474.

(10) Voir Histoire de la Ville et Pays de Liège, tome 1er, page 476.

(11) Voir la planche, fig. 7.

(12) Cet usage (de mettre le globe terrestre au sommet de la colonne) a été repris au siècle dernier par la fabrique de faïences, établie à Liège en 1752, pour le perron qui servait de marque à ses produits.

(13) V. HENAUX, Recherches historiques sur le Péron de Liége. Liège, Oudart, 1815, p. 10.

(14) Voir FISEN, ouvrage cité, IIe partie, p. 43.

(15) Ces lions, et les marches qu'ils soutiennent, sont conservés au musée de l'Institut archéologique liégeois.

(16) Voir LOYENS alias ABRY, Recueil héraldique des Bourguemestres de la noble cité de Liège, Liège, 1720, p. 188.

(17) Voir Revue belge de Numismatique, année 1889, pp. 431 et ss.

(18) Le Musée archéologique liégeois possède une cheminée gothique polychromée, exécutée vers 1525 en l'honneur du cardinal Erard de la Marck pour l'abbaye de St-Laurent; le blason qui y est, représenté porte un perron entre le mot LY - GE.

(19) Voir la planche, fig 8 et 9.

(20) M. Ch. Piot parle aussi de ce sceau dans son mémoire sur l'Imitation des sceaux des Communes sur les monnaies. (V. Revue belge de Numismatique, tome IV, page 22 et pl. V, n° 28). Il nous en donne même une reproduction faite, à ce qu'il nous assure, d'après Loyens. Il a eu, toutefois, le bon goût de substituer des lettres gothiques aux caractères romains de la légende et de faire disparaître du champ cette malencontreuse date de 1348.

(21) R. SCHRÖDER, Weichbild. (Historische Ausfsütze dem Andenken von Waitz qewidmet), 1886, et Die Rolande Deutschlands, Festschrift des Vereins für die Geschichte Berlins, 1889.

(22) Voir VANDERKINDERE, Mémoire cité, p. 499 = 5 des tirés à part.

(23) V. Mémoire cité, p. 499 = 5 des tirés à part.

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