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Palais des Princes-Evêques de Liège

Son véritable architecte

par T GOBERT

Quel est le nom du véritable architecte du palais princier de Liège? Pendant plusieurs siècles, cette question a fortement préoccupé les historiens locaux. A certain moment, on crut être sur la trace de l'habile technicien et pouvoir le découvrir en un François Borset. Celui-ci a même eux les honneurs d'une statue comme tel, à la façade de l'hôtel du Gouvernement provincial.

Jusqu'en ces dernières années, pourtant, on ne connaissait à l'actif de ce personnage, aucune oeuvre marquante. Les biographes liégeois eux-mêmes ignoraient son existence. Il a été mis au jour par Ferdinand Henaux. Cet historien le présenta d'abord pour le sculpteur des colonnes soutenant les galeries des cours (1); mais ultérieurement, il dut avouer son erreur: « Dans un travail fort imparfait que nous avons publié il y a nombre d'années », écrit Henaux, « nous avons annoncé, en interprétant mal le texte de notre chronique que Borset avait sculpté les colonnes des cours du Palais: cette grossière bévue est entrée dans toutes les compilations qui ont suivi la nôtre (2).»

Forcé ainsi de se rétracter, Henaux aura craint de transformer directement son héros en architecte du Palais - d’autres ont été jusque-là en se fondant uniquement sur le dire de Henaux - mais celui-ci préféra donner le change. Il déclara que le prince « Erard de La Marck releva l'édifice » sous l'inspiration de « un excellent artisan de sculpture appelé maîstre François Borset, natif de Liège, en la haultaineté du baillage de Jupille qu'on dit du pont d' Amercoeur ».

Henaux disait avoir emprunte la partie du passage guillemété à chaque ligne à une chronique vulgaire. Il étayait son affirmation uniquement sur cette chronique dont il taisait le nom de l'auteur. J'ai pu identifier ce chroniqueur. Il s'appelait Erard de Falaise. Si Henaux a laissé celui-ci dans l'ombre, s'il n'a pas précisé sa chronique, n'est-ce pas que, même dans la seconde version, il en avait modifié profondément le texte et interprété le sens d'une façon abusive?

A en croire Henaux, François Borset serait né vers la fin du XVe siècle au quartier d'Outre-Meuse. Falaise - le texte exact le prouve - se borne à dire que le sculpteur Borset est « natif de Liège » et qu'en parcourant le territoire du « baillage » de Jupille il y découvrit des pierres de jaspe ». Ce texte ne le fait donc point voir le jour dans ce « baillage » On n'y trouve pas non plus la, moindre indication de la participation de cet artiste à l'édification ou à l'embellissement du Palais (3), à l'encontre de ce qu'avance Henaux. En ces toutes dernières années, plusieurs écrivains se sont occupés de ce François Borset (4) à la suite de mentions relevées d'oeuvre de ce seul sculpteur. L'une de ces mentions nous apprend qu'il demeurait en l’Ile dite des Fratres, ainsi désignée à raison du couvent des Frères Hiéronymites, dont l'emplacement est pris par les installations universitaires centrales. Un membre de sa famille, Henri Borset, figurait parmi les religieux de cette communauté. Il est à présumer que notre François Borset avait hérité de la maison de ses parents, morts vers l'année 1544 (5).

N'est-ce pas à cette date que ce sculpteur aura commencé ses travaux artistiques? En tout cas, la plus ancienne commande lui faite, d'après les données connues, remonte à l'année 1551. Elle a trait à. la confection pour l'église paroissiale Sainte-Catherine, rue Neuvice, à Liège, d'une table d'autel, avec statues de sainte Anne et de saint Michel, en pierres fines. L'artiste vivait encore l'an 1575; il remplissait alors les honorables fonctions de gouverneur du bon métier des maçons (6), duquel il relevait par sa profession.

Rien ne tend donc à faire admettre que Borset aurait collaboré à l'ornementation du Palais, et n'ai-je pas établi, dès l'année 1896, qu'on a rendu à ce Borset un hommage immérité en lui attribuant la conception des plans de ce superbe monument civil du XVIe siècle (7)? Grace, en effet, à un acte inédit de l'an 1534, il m'a été permis de signaler pour la première fois, le véritable architecte du palais d'Erard de La Marck. Cet acte, le contrat pour le pavage de la cour principale, désignait catégoriquement ce spécialiste en disant que le pavage de cette cour doit être fait suivant « l'ordonnance (plan) et devisse de Maître Art, le maître overier dudit Palais (8) ». Je l'ai fait remarquer autre part, l'expression « maître ouvrier » ne peut être prise ici dans le sens général qu'elle a de nos jours. Elle désignait anciennement le chef, le directeur d'une grande entreprise et, dans le cas présent, l'architecte. En ce temps, au surplus, l'architecte, de règle presque constante, était également l'entrepreneur de la bâtisse.

Restait à déterminer, à identifier ce maître Art, qui a si savamment « ordonné » les plans et devis du Palais, car Art n'est qu'un prénom, une contraction d'Arnold. Aussi la forme Arnoldus se rencontre-t-elle dans les pièces latines.

Je ne connaissais donc que le prénom du technicien; je ne possédais, pour le surplus, que de vagues présomptions, et, pourtant, je n'hésitais pas à écrire en 1896: « Pour nous, il n'y a aucun doute qu'on se trouve en présence du constructeur à la fois du Palais, de l'église Saint-Jacques, et, pour une grande partie, du temple Saint-Martin ».

Voici comment j'avais été amené à m'avancer de la sorte. Je me souvenais qu'un jour Mgr Schoolmeesters avait pu se féliciter d'avoir découvert le nom ou mieux le prénom de l'architecte de l'église Saint-Jacques, réédifiée au premier quart du XVI siècle. Ce prénom avait été consigné aux archives de la collégiale Saint-Martin dans les circonstances suivantes. En 1520, les chanoines de cette collégiale reconstruisaient aussi leur église. On en était arrivé au choeur, lorsque les travailleurs rencontrèrent de graves difficultés. Le chapitre finit par décider de se mettre en rapport avec maitre Arnoldus, qualifié dans le texte « magistrum operum (maître ouvrier on maître des oeuvres) du nouveau Saint-Jacques, en vue de terminer au mieux l'ouvrage commencé (9).

Des recherches effectuées par moi, en 1896 même dévoilèrent le résultat de cette entrevue. C'est « maître Arnoldus ou plutôt maître Art, suivant l'abréviation flamande d'Arnold, qui a continué l'édification de la basilique Saint-Martin. Cette fois, dans le document révélateur, un nom de famille apparaissait après le prénom:

Art van Mulkim ou Mulkern. Le 8 avril 1525, cet entrepreneur s'engageait solennellement envers la collégiale Saint-Martin à «parachever et furnir telz overaige de machonerie qu'il avoit encommenceit enthour le chore de la dicte églize, de telz sorte, fachon et manier que le patron (plan) pour ce fait et outre donné peult contenir (10) ».

De ces données je me crus en droit de tirer cette conclusion « Cet homme habile ayant fourni dans l'une et l'autre construction d'église, la mesure de son rare talent, n'est-il pas tout naturel qu'il ait été choisi par Erard de La Marck pour l'érection de son palais en 1526? »

Cependant, cette déduction ne s'étayait que sur une hypothèse, fondée, je l'admets, mais hypothèse quand même. Grâce à de nouvelles trouvailles, ma conjecture vient de se transformer en certitude absolue. Art van Mulkem, originaire de Tongres, ou, si l'on veut, d'une dépendance de cette ville qu'on écrit présentement Mulcken, est bel et bien le constructeur du palais princier. Je dirai plus: Si l'église de Saint-Severin en Condroz, cet échantillon le plus complet de style roman que possède la Belgique, a été transmise dans son intégrité architecturale jusqu'à nous, il faut en rendre le principal hommage à l'intelligence, à la sagacité professionnelle de van Mulkem. Au premier tiers du XVIe siècle, l'église ainsi que les bâtiments du prieuré de Saint-Séverin en Condroz menaçaient ruine. La renommée justement méritée de van Mulkem le fit choisir pour procéder à leur restauration pendant les années 1531 à 1535. La preuve en a été recueillie dans les archives du prieuré de Saint-Séverin et de la cour de la justice de cette localité (11). Dans ce même fonds d'archives, j'ai découvert la confirmation éclatante que van Mulkem est réellement le constructeur du Palais de Liège (12). Ces actes le dénomment parfois Maitre Art tout court, mais le plus souvent on spécifie « Maistre Art van Mulken ».

L'habile architecte conduisait les deux importants ouvrages de pair. Constamment ces archives le montrent faisant transporter du Palais à l'église de Saint-Séverin, par la voie de la Meuse, de nombreux matériaux, tantôt des blocs de pierres, tantôt du plomb en rouleaux, tantôt des ancres de fer, qu'il avait emmagasinés dans l'édifice princier de Liège, ou qui étaient devenus superflus ici (13). Il n'en était pas de même pour la chaux. On devait aller à Chokier pour s’en procurer à la destination de Saint­Séverin. Toute la production de Huy avait été monopolisée pout l'édification du Palais de Liège,

Il n’est nullement surprenant que les deux grands travaux aient été confiés à la même haute direction. A cette époque, le prieuré était devenu un bien de la mense épiscopale; la gestion en revenait donc au prince. Les La Marck affectionnaient tout particulièrement cette résidence. Aussi plusieurs membres de la famille furent-ils alors placés à la tête de ce domaine religieux Dans un acte de l'an 1528, Antoine de La Marck, chanoine de Saint-Lambert, se qualifie de seigneur de Saint-Séverin (14). Il eut là pour successeur en qualité de prieur, Philippe de La Marck, archidiacre de Hesbaye. Erard de La Marck lui-même avait, paraît-il, une prédilection marquée pour cet établissement conventuel, où, sur des cheminées notamment, se retrouvent ses armoiries.

Ou s'explique ainsi parfaitement que lorsqu'il reconnut la nécessité de restaurer l'antique église du vieux prieuré avec les locaux de celui-ci le prince ne voulut confier le soin d'y procéder à personne d'antre qu'à l'excellent et docte architecte de son propre palais, architecte qu'il prisait beaucoup (15).

Intéressant par lui-même, le document archéologique qui nous révèle ce fait est précieux aussi par les noms qu'il nous fournit des divers entrepreneurs qui ont travaillé à la réalisation des plans de Van Mulkem à Saint-Séverin, lesquels entrepreneurs pourraient bien être également ceux du palais liégeois. Tel est le cas pour ce « Maistre Lambert.» qualifié « poinctre du Palais de Mongr le Rme Cardinal de Liège », dans lequel peintre, il faut vraisemblablement reconnaître le célèbre Lambert Lombard (16) quoique, au même temps, à Liège, il y eût plusieurs artistes peintres connus sous ce prénom (17) Tel est apparemment le cas encore pour un autre peintre du nom de Stasse, pour le charpentier Jean d'Aix, les maîtres carriers Collin Sellart et Matt Godard «les fournisseurs de pierres de Namur ».

Theodore GOBERT.


(1) Description le la ville de Liège. Liége, 1842 p. 116.

(2) Notice sur le palais carolingien, 1860, p. 12, note 3.

(3) « Depuis, prominant un excellent artisan de sculpture natif de Liege, appelé maître François Borset, en la seignerie ou haultaineté du baillage de Jupille qu’on dit du pont d'Amercoeur, ensy comme naturellement professeurs de tous artifices sont curieux de philosophie, luy qui ceste noble science d'amour et de coeur amplectoit, tant investigat les limites de ces quartiers, qu'il y trouva tel rocher, a scavoir de pierres de jaspe. »

(4) E. PONCELET, Documents inédits sur quelques artistes liégeois, dans Bulletin de la Société des Bibliophiles liégeois, t. V, p. 125 - A. MICHA. Les maîtres tombiers, sculpteurs et statuaires liégeois, Liège, 1909, p. 65. - MARCHAL, La sculpture aux Pays-Bas pendant les XVIIe et XVIIIe siècles dans Mémoires de l'Académie royale de Belgique. t. XLI, pp. LIV et LXIX.

(5) Chartes des années 1544 et 1545, du couvent des Frères Hiéronymites (Daris, Notices sur les Eglises du diocèse, t. IV, pp. 199-201).

(6) Recès du Conseil de la Cité, reg. 1575-1577, f° 4, aux Archives de l'Etat à Liège.

(7) Les rues de Liège, t. III, y° Palais. - Le Palais de Liège, 1896, pp. 102-104.

(8) J'ai reproduit le texte de ce contrat dans Les rues de Liège, t. III, v° Palais.

(9) Les origines de l'église Saint-Jacques à Liège. - Conférences de la Société d'Art et d'Histoire du diocèse, série 3, p. 68.

(10) Echevins de Liège; Obligations, reg. 18.

(11) Mes recherches sur ce point ont été effectuées d'après une indication du regretté docteur Jos Alexandre.

(12) Registre sans titre et non paginé consignant les « cens deux à Monsr le prieur de Sainct Severin en Condrois » et les dépenses effectuées pour la restauration de la maison et de l'élise dans les années 1533 à 1535. Archives de l'Etat, à Liège.

(13) On lit notamment :

« Pour mectre allenthour de l'engliese de Sainct Severin où besongne estoit au commandement maistre Art van Mulken ».

« Item Collin Sellart, marchant de pierrez de Namur at livreit... certainnes pierres de Namurre qui sont pavemens, de commandement maistre Art van Mulken ».

« Item por le meunage de Liege jusques à Chamont XII patars ce jour mesme, unne rolle de ploncke que le susdit Maistre Art van Mulken at pris en Pallais de Monseigneur et envoya audict lieu de Chamont avec deux grandes ancres de fier aussi pris hors dedit Pallaix et envoyés audit lieu de Chamont » pour l'église de Saint-Séverin.

(14) J. HALKIN. Le prieur de Saint-Séverin en Condroz dans Bulletin de la Société d’art et ‘histoire du diocèse, t. X, p. 175.

(15) C'est évidemment à raison de l'estime profonde qu'Erard de La Marck avait pour cet architecte qu'est due la croyance populaire, rapportée par Foullon, d'après laquelle le goût naturel d'Erard et ses volontés ont remplacé ceux du constructeur, l'abbé jean de Coronmeuse. et qu’il a supporté une partie de la dépense.

(16) J. HELBIG, La Peinture au Pays de Liège. Liège, 1903, p. 147.

(17) ED. PONCELET, Documents inédits sur quelques artistes liégeois dans Bulletin de la Société des Bibliophiles liégeois, t. V, pp. 107-108, 117 et 119.

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