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Le Collège des Jésuites en Ile à Liège

Documents inédits relatifs au projet d'érection
d'une province liégeoise de la compagnie de Jésus - 1646-1650

par Léon HALKIN

Sur la fin de l'année 1646, quelques pères profès du collège des jésuites wallons de Liège, dont le plus connu était le père jean Roberti, conçurent le projet de faire établir sur le territoire de la principauté une province particulière de la compagnie de jésus en séparant celui-ci de la région méridionale des Pays-Bas espagnols, avec laquelle il formait depuis 1612 la province gallo-belge (1). Mais, malgré l'appui du magistrat de la cité et celui du roi de France, les démarches engagées à Rome dans ce dessein échouèrent devant l'opposition irréductible du pape et du père général, qui se montrèrent également hostiles à une mesure séparatiste inspirée par le nationalisme (2). En réalité, il s'agit là d'un épisode de la longue lutte entre les partis des chiroux et des grignoux, qui atteignit alors son paroxysme et dont les répercussions se firent sentir dans quelques cloîtres en y troublant la paix et la concorde. Ces événements n'intéressent donc pas seulement l'histoire interne de l'ordre des jésuites, mais aussi et surtout l'histoire politique et religieuse de la principauté; ils présentent même quelque intérêt pour l'histoire de l'enseignement supérieur, puisque les promoteurs de ce projet espéraient que sa, réussite créerait des conditions favorables à la fondation d'une université à Liège.

Jusqu'ici cependant, il ne s'est pas rencontré d'érudit pour estimer que l'étude de ce projet méritât de retenir l'attention; ni Ferdinand Henaux, ni le chanoine Daris n'y ont fait la moindre allusion dans leurs grands ouvrages (3). Seul, le père Alfred Poncelet s'en est occupé, mais c'est incidemment et d'une façon sommaire, dans un article sur La Ruelle paru en 1908 (4).

C'est pour contribuer à combler cette regrettable lacune que nous publions aujourd'hui une vingtaine de documents inédits qui se rapportent à ce projet, en les faisant simplement précéder d'une analyse et d'un bref commentaire. Il ne manque guère à notre dossier que quelques pièces conservées dans le fonds des archives privées de la compagnie de Jésus (5). Aussi sommes-nous persuadé que l'historiographie liégeoise retirera un profit certain de notre publication, qui fait connaître pour la première fois une série de textes authentiques dont l'étude critique sera désormais singulièrement facilitée (6).

Notre dossier s'ouvre par une longue supplique que le père Roberti adressa le 26 novembre 1646 au pape Innocent X pour lui exposer la pénible situation où se trouvaient les jésuites liégeois et lui suggérer les moyens propres à y remédier (7). Le principal grief qu'il formule concerne les supérieurs, qui s'obstinent à imposer au collège wallon des recteurs d'origine étrangère ou partageant les opinions politiques des Brabançons et des Espagnols. Tel fut le cas de ce recteur qui naguère se fit détester par son hostilité à la neutralité du pays et qui, le lendemain de l'assassinat du bourgmestre La Ruelle, fut massacré au cours d'une émeute populaire. Aujourd'hui encore, les jésuites sont l'objet de haines et de sourdes menaces, dont on ne réussira à conjurer les effets que par la création d'une province séparée, qui pourrait être dénommée liégeoise ou bien mosane. Au surplus, ce serait le meilleur moyen pour faire cesser les rivalités qui divisent les pères du collège; désormais, les Liégeois ne seraient plus exclus des charges et dignités, notamment de celle de consulteur, dont le rôle est si important; les dissensions intestines, résultant de la divergence des opinions en matière de politique étrangère, disparaîtraient entièrement. Le fondateur de Liège, saint Hubert, lui a donné un sceau dont la légende proclame cette cité fille de la sainte église romaine: tel est encore le voeu des Liégeois, qui souhaitent voir les collèges de la principauté soustraits à l'assistance de Germanie et rattachés à celle d'Italie; il suffira d'une seule parole du pape pour obtenir du père général cette mesure salutaire

Peu de temps après l'envoi de cette supplique, les jésuites séparatistes sollicitèrent en leur faveur l'intervention du résident français Antoine de Lumbres; celui-ci détermina le conseil de la cité à promulguer une ordonnance qui remettait en vigueur une décision du 1er octobre 1639 et prescrivait qu'à l'avenir tous les ordres religieux qui possédaient au moins quatre-maisons dans la principauté formeraient une province particulière, dont les provinciaux, les supérieurs et les deux tiers du personnel devaient être « naturels Liégeois »; en outre, des cours de philosophie seraient donnés more academico au collège wallon et y formeraient un embryon d'université (8). Le texte de cette ordonnance, qui fut publiée dans les derniers jours de l'année, fut communiqué au pape et au père général dans les lettres que le magistrat de la cité leur adressa simultanément à la date du 17 janvier 1647 (9).

Voici d'abord le résumé des considérations exposées dans la lettre destinée à Innocent X (10): des dangers graves menacent les jésuites à Liège, en dépit de leur dévouement; seuls, parmi les ordres religieux qui y sont établis, ils ont à craindre le contre-coup des luttes civiles; c'est pourquoi on leur a donné récemment une garde de soldats pour les protéger. D'autre part, il y a parmi eux trop d'étrangers et ce sont ceux-ci qui l'emportent en autorité, au détriment de la neutralité; ainsi le recteur, le ministre, trois consulteurs, quatre prédicateurs, la plupart des confesseurs et des professeurs d'humanités sont hostiles aux vrais Liégeois (11). Il y a quelques années, un recteur manifesta son hostilité à la cité en conspirant avec l'ennemi et même avec l'assassin du bourgmestre La Ruelle; aussi fut-il tué par le peuple en fureur, tandis que presque tous les autres pères étaient bannis. Le même danger subsiste aujourd'hui, puisque le collège renferme encore un plus grand nombre d'hommes du même acabit, dont les Liégeois souhaitent ardemment être débarrassés au plus tôt. C'est pourquoi Sa Sainteté est priée instamment d'ériger à Liège une nouvelle province et de la rattacher à l'assistance d'Italie, de crainte que l'assistant commun de Germanie et de Belgique ne provoque le retour des mêmes difficultés et ne veille pas suffisamment aux intérêts de la neutralité du pays.

La lettre adressée au père général Vincent Caraffa était conçue en termes plus énergiques et exposait avec plus de détails les griefs des Liégeois (12): en 1637, la conjuration contre La Ruelle a été l'oeuvre de plusieurs pères étrangers et du recteur; celui-ci avait même déclaré qu'enfin les théologiens étaient d'avis qu'il était permis de tuer le bourgmestre. Le provincial, sollicité d'éloigner de Liège ce recteur, s'y refusa, sous le prétexte que les « magnats » de Bruxelles s'y opposaient. En agissant ainsi, le provincial et les religieux étrangers ont mis en péril la neutralité. Ce recteur était considéré comme un grand serviteur de l'Espagne, et lors du siège de la ville, il avait fourni aux ennemis des renseignements de nature à la faire tomber entre leurs mains. En conséquence, le père général est prié d'établir une province liégeoise particulière, soumise à l'assistant d'Italie. C'est au surplus le meilleur moyen de permettre aux jésuites du collège d'organiser des cours de philosophie sans craindre l'opposition de l'université de Louvain, qui les en a empêchés jusqu'ici. Si le père général venait à décevoir l'espoir légitime du magistrat, celui-ci se verrait obligé de veiller au plus tôt aux intérêts de la cité par d'autres moyens plus sûrs. On ne peut objecter le petit nombre des maisons que la compagnie de jésus possède dans la principauté, puisque les franciscains, qui en ont encore moins, y ont un provincial.

Le bref contenant la réponse du pape à la demande du magistrat est daté du 25 avril 1647 (13). Le souverain pontife rejette complètement le projet d'érection d'une province liégeoise pour les différents ordres religieux, parce qu'il soulève de graves objections, ne cadre pas avec les décrets apostoliques et risque par sa nouveauté de troubler l'église et l'état. C'est pourquoi le magistrat ne voudra apporter aucun changement à l'organisation des instituts approuvés par le saint-siège, surtout à celle de la compagnie de jésus qui implique l'union et la charité de toutes les nations entre elles. Si certains religieux sont coupables, il suffira de les éloigner de Liège; c'est une mesure que le pape a déjà conseillé au père Caraffa de prendre de sa propre initiative.

Cependant, dès le 22 mars 1647, le magistrat avait adressé au père général une nouvelle lettre très pressante (14); il y insistait particulièrement sur les facilités que la création d'une province séparée offrirait pour l'organisation de cours universitaires au collège des jésuites wallons (15). Le père général n'envoya sa réponse qu'à la date du 4 mai, parce que, avant de se prononcer lui-même, il avait voulu attendre de connaître la décision du pape (16). Il se ralliait entièrement à celle-ci et proclamait que le projet du magistrat entraînerait fatalement la ruine de la compagnie de jésus; ce serait un précédent fâcheux dont on s'autoriserait ailleurs pour solliciter la même faveur; ainsi l'ordre se diviserait en une foule de provinces et perdrait son caractère originel, résultant de la charité qui unit dans son sein des religieux de nations diverses. D'ailleurs, la principauté de Liège ne renfermait pas assez de maisons pour pouvoir constituer une province distincte. L'ordonnance promulguée par le conseil de la cité, le 1er octobre 1639, était contraire au droit de libre disposition de leurs inférieurs qui appartient aux supérieurs. Quant à l'inculpation de complicité dans le complot tramé contre La Ruelle, c'était une calomnie qui serait facilement réfutée par une nouvelle instruction judiciaire. En ce qui concerne la fondation d'une université à Liège, le père général serait disposé à la promouvoir, d'autant plus qu'elle comblerait les voeux des jésuites, s'il ne fallait pas compter avec l'opposition des Louvanistes fondée sur leurs privilèges pontificaux et impériaux. L'application de l'ordonnance qui exige que, dans les collèges de la principauté, les supérieurs et les deux tiers du personnel soient indigènes ferait un tort grave à beaucoup de pères liégeois qui occupent des charges élevées en d'autres pays et qui s'en verraient écartés. Serait-ce un bien pour ces mêmes collèges de voir partir la plupart des religieux étrangers qui s'y sont illustrés? Si le conseil de la cité a pris de telles décisions par amour de la neutralité, qu'il sache que les jésuites, eux aussi, sont neutres en vertu de leurs règles: ceux d'entre eux qui ne conformeraient pas sur ce point leur conduite aux instructions concordantes du souverain pontife et du père général, seraient sévèrement punis.

Le refus du père Vincent Caraffa, exprimé en termes courtois mais énergiques, aurait dû faire comprendre aux jésuites séparatistes ainsi qu'aux chefs des grignoux que la réalisation de leur projet se heurterait à Rome à une opposition absolue (17). Ils s'obstinèrent néanmoins et décidèrent de faire une nouvelle tentative. Le 5 août 1647, les bourgmestres récemment élus, Pierre Bex et Barthélemy Rolans, adressèrent à leur tour une supplique au pape (18). Ils y affirment que la création d'une province liégeoise ne leur paraît pas contraire aux décrets des saints canons, ni aux constitutions de la compagnie de Jésus; celles-ci en effet admettent la coexistence de plusieurs provinces dans le même pays, comme c'est le cas en Belgique et en Italie, sans parler de Liège, où les pères anglais ont un collège à part. Mais comme il serait malaisé de poursuivre les négociations par correspondance, les bourgmestres prient le pape de les autoriser à députer à Rome deux jésuites liégeois qui iront plaider leur cause de vive voix.

La réponse du souverain pontife tardant trop à son gré, le père Roberti s'avisa, quelques mois plus tard, de faire agir auprès de lui les plénipotentiaires français participant aux négociations de Munster; c'est dans ce dessein qu'il leur écrivit, le 8 novembre 1647, une lettre (19), dont l'expédition fut assurée par les bons offices du résident de Lumbres (20).

Ce ne fut cependant que l'année suivante, le 14 février 1648, que l'un des plénipotentiaires se décida à écrire au marquis de Fontenay, ambassadeur français à Rome, pour le prier de faire une démarche auprès du pape (21). Dans l'intervalle, à la date du 27 novembre 1647, les bourgmestres avaient adressé une missive pressante au père général, afin qu'il permît à deux jésuites liégeois de se rendre auprès de lui pour négocier cette délicate affaire (22). Devant le refus persistant du père général, qui avait déclaré qu'il fermerait le collège wallon (comptant alors un bon millier d'élèves) plutôt que de céder aux menées séparatistes (23), les pères Albert de Hasque et Barthélemy Hodaige envoyèrent, le 17 avril 1648, une supplique au pape pour obtenir l'autorisation de faire le voyage de Rome qui ne leur avait pas été accordée par leurs supérieurs, et cela, nonobstant l'arrivée éventuelle d'un père visiteur (24).

Telle était la situation à Liège lorsque le père Roberti résolut, en dépit de son âge avancé, de rentrer en lice; d'une plume singulièrement virulente, il composa un libelle adressé au souverain pontife dans lequel il critiquait l'administration des provinciaux de la gallo-belge et notamment les mesures vexatoires qu'ils auraient prises contre ceux de ses confrères qui étaient d'origine liégeoise (25); il y répétait, parfois en termes identiques, les griefs qu'il avait déjà formulés dans sa supplique du 26 novembre 1646; il y rappelait aussi les lettres adressées au pape par le magistrat sans le moindre succès; mais on n'y trouve aucune allusion au projet de création d'une province séparée, ce qui semble assez étonnant; enfin, il y déplorait l'opposition que les provinciaux auraient faite à l'envoi d'un père visiteur (26).

Or, en ce qui concerne du moins ce dernier grief, les voeux du père Roberti allaient être comblés sans retard. Dès le 25 avril 1648, le père général faisait savoir au magistrat qu'il lui confirmait sa décision antérieure de se conformer à la volonté du pape et qu'au surplus, il envoyait à Liège un père visiteur, qui serait chargé d'aplanir le différend qui avait éclaté au collège wallon et d'accorder satisfaction aux intérêts légitimes de la cité, pour autant que la discipline de la compagnie de jésus le permettrait (27). Cette mission difficile avait été confiée à un religieux éminent, le père Alexandre Gottifredi, qui avait été notamment professeur et recteur du collège romain. Une lettre du résident de Lumbres nous apprend (28) qu'arrivé à Liège au début de juin, le visiteur aurait d'abord voulu sévir contre les jésuites protestataires et les changer de résidence (29); n'y réussissant pas, il se serait résigné à réaliser la séparation des provinces en réunissant les collèges liégeois à ceux de Trèves, de Mayence et de Cologne; mais cette proposition n'avait pas été acceptée par le magistrat, qui l'estimait nuisible à la neutralité de la principauté (30).

Le visiteur ayant alors fait savoir qu'il renvoyait l'affaire au père général, le magistrat, persuadé que ce n'était là qu'une manœuvre dilatoire, adressa le 12 septembre une nouvelle requête au pape, le priant de réserver un accueil bienveillant aux pères de Hasque et Hodaige qu'il avait chargés d'aller défendre à Rome la cause de la cité (31). Quelques jours plus tard, ces deux pères quittaient Liège et se mettaient en route pour la ville éternelle en passant par Paris, où ils escomptaient s'assurer l'appui du roi et du cardinal et en obtenir un subside pour couvrir les frais du voyage (32). Ils y réussirent, puisque, dès le 4 octobre, Louis XIV écrivit au marquis de Fontenay, son ambassadeur extraordinaire à Rome, pour l'inviter à les assister efficacement auprès du pape et du père général dans leurs efforts pour faire décider l'érection d'une province séparée au pays de Liège, où elle contribuerait au maintien de la neutralité (33).

Au début de l'année suivante, le magistrat, apprenant que les démarches de ses deux négociateurs ne rencontraient guère de succès à Rome, se résolut à revenir à la charge et à prier le père général avec plus d'instances d'accéder enfin à ses désirs. Mais celui-ci persista dans son refus et, dans sa réponse datée du 20 février 1649, fit valoir la raison principale qui le justifiait (34): l'érection d'une province séparée ne serait possible que si la principauté de Liège comptait un plus grand nombre de maisons de la compagnie de jésus, et notamment celles qui étaient nécessaires pour les novices, pour les scolastiques, pour les pères du troisième an et pour ceux qui avaient terminé leurs études; la question ne pourrait être examinée que le jour où ces maisons seraient fondées (35).

Nous savons, par les Relations du résident de Lumbres, que l'ambassadeur français intervint « avec chaleur » pour seconder dans leurs tentatives les pères de Hasque et Hodaige (36). D'après les termes d'une supplique adressée à Louis XIV en leur faveur, le pape aurait d'abord exprimé le désir de les entendre; mais ensuite il changea d'avis et, sur la demande du père général, il refusa formellement de leur accorder audience; ils ne se découragèrent pas cependant et suggérèrent même au gouvernement français quelques mesures qui leur paraissaient propres à favoriser le succès de leur mission, comme par exemple de faire décider par le magistrat l'expulsion de Liège des religieux étrangers et aussi d'agir sur les pères qui se rendaient à la congrégation générale de la compagnie de jésus pour les déterminer à voter la création d'une province liégeoise particulière; en même temps, ils suppliaient Louis XIV de leur continuer sa protection contre les vexations éventuelles de leurs supérieurs et de leur accorder une nouvelle subvention (37).

Hélas! à ce moment déjà, la partie était perdue pour les tenants du séparatisme liégeois. La conclusion du traité de Munster (16 janvier 1648), en mettant un terme à la guerre de Trente ans, avait réconcilié les Provinces-Unies avec l'Espagne et la France avec l'empereur. Le parti des grignoux se vit alors abandonné peu à peu par le gouvernement de Paris, qui n'avait plus guère d'intérêt à son maintien au pouvoir. Le prince-évêque Ferdinand de Bavière tira habilement profit de ce revirement de la politique internationale et chargea son neveu et coadjuteur Maximilien-Henri d'entrer en campagne et de s'emparer par la force de la cité rebelle; celle-ci ayant capitulé le 29 août 1649, c'en était fait désormais de la domination des grignoux, qui s'était prolongée durant trois années. Dès le 2 septembre, le colonel Schroets, commandant de la garnison bavaroise de la ville, se rendit au collège wallon et y arrêta les pères Roberti, Gaen et du Sart, qui étaient les principaux partisans de la séparation; ils furent d'abord conduits à Huy, où les attendait leur provincial, puis transférés à Namur (38). C'est de cette dernière ville que le père Roberti, souffrant de paralysie, adressa au pape une supplique émouvante, où il protestait contre sa réclusion et réclamait la révision de la sentence sévère qui l'avait frappé (39). Quelques mois plus tard, il fit sa soumission et, le 16 août 1650, il signa une rétractation solennelle de la Dénonciation au Pape qu'il avait publiée deux ans auparavant sans la permission de ses supérieurs. Enfin, le 14 février 1651, il termina sa vie laborieuse et agitée par une mort édifiante que signala avec éloge sa notice nécrologique (40).

Quant aux pères de Hasque et Hodaige, ils durent perdre tout espoir de réussir dans leur mission quand ils apprirent la capitulation de Liège et l'exécution de certains chefs du parti des grignoux. Ils quittèrent donc Rome et regagnèrent d'abord Paris, où il leur fut conseillé de s'arrêter aux frontières de la principauté pour y attendre la suite des événements. Ils se fixèrent provisoirement à Sedan, où ils furent bientôt rejoints par le père du Sart, qui s'était échappé du collège de Valenciennes où il était aux arrêts. Le marquis de Fabert, gouverneur de la ville, leur confia la charge d'aumôniers de la garnison (41). Cependant Louis XIV continua à les faire bénéficier de sa protection, et il s'entremit même en leur faveur auprès du père général pour assurer leur subsistance. Par les lettres qu'il fit adresser, le 27 mai 1650 au marquis de Fabert, et le 13 novembre au père provincial de Paris, nous savons que ces religieux furent autorisés à résider dans les trois collèges de Moulins, de La Flêche et d'Orléans, qui étaient des fondations royales, et à y recevoir une pension à prendre sur les revenus de celui de Liège (42). Deux d'entre eux firent ultérieurement leur soumission et revinrent dans la gallo-belge pour y mourir: le père Hodaige à Saint-Omer en 1666 et le père du Sart à Huy en 1677; il en fut de même du père Gaen, qui mourut à Dinant en 1659; pour le père Albert de Hasque, la chose est douteuse, son nom ne figurant pas dans le nécrologe de la province (43).

C'est ainsi qu'après de longues années d'efforts infructueux les quelques jésuites liégeois qui, en plein accord avec les chefs du parti des grignoux, avaient caressé le projet séduisant d'obtenir du pape et du père général l'érection d'une province particulière pour la principauté, durent y renoncer définitivement. Tout porte à croire que les graves difficultés qui surgirent à Liège à cette occasion ne furent pas étrangères à certaines décisions que prit, précisément à la même époque, la IXe congrégation générale de l'ordre (1649-1650); dans son décret 5, en effet, elle édicte des peines sévères contre les machinatores novarum provinciarum; ces factieux qui, en mendiant l'appui de personnes étrangères à la compagnie, veulent forcer les supérieurs à ériger de nouvelles provinces, doivent être assimilés aux perturbatores Societatis (44).

On sait d'ailleurs que le virus séparatiste, qui trouvait en pays liégeois un terrain particulièrement favorable, infecta d'autres ordres que celui des jésuites. Dans la seconde moitié du même siècle, les nombreuses maisons de capucins qui se trouvaient dans la principauté connurent une ère de violentes rivalités qui, à partir de l'an 1681, mirent aux prises les religieux liégeois avec leurs confrères wallons qui étaient sujets de l'Espagne; ceux-ci finirent par être expulsés de force par la police; le nonce de Cologne intervint en 1689 et fit cesser ce schisme; enfin, en 1704, on aboutit à une solution heureuse du conflit par la création d'une province autonome (45). Au surplus, - et c'est là un fait digne d'être souligné - les mouvements séparatistes qui se produisirent à quelques années de distance, d'abord chez les jésuites et puis chez les capucins, étaient inspirés par des mobiles d'ordre purement politique et nullement par le mysticisme linguistique: celui-ci était totalement inconnu à cette époque dans la principauté, qui comptait autant de bonnes villes flamandes que de wallonnes, mais où le bilinguisme ne suscita jamais entre elles le moindre antagonisme (46).



DOCUMENTS

 

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(1) Sur la carrière et les publications du père Jean Roberti, né à Saint-Hubert le 4 août 1569, entré dans la compagnie de jésus le 27 mars 1592, qui résida au collège wallon de Liège de 1621 1649, voyez la notice de J. VANNERUS dans la Biographie nationale, tome XIX (1907), colonnes 525-532.

(2) Une première tentative, secondée également par le magistrat, avait déjà échoué en l'an 1613. Cfr A. PONCELET, Histoire de la Compagnie de jésus dans les anciens Pays-Bas, tome I (Bruxelles, 1927), page 432 et tome II (1928), page 243.

(3) Le silence de ces deux auteurs est d'autant plus étonnant qu'ils auraient pu trouver des indications très précises concernant le projet de province séparée dans les ouvrages suivants: 1° Translatio Cathedralis Capituli et tribunalium Leodiensium ad oppidum Huense (Cologne ? 1648), page 14, paragraphes 68-69 et pages 95-101. 2° FOULLON, Historia Leodiensis, tome III (Liège, 1737), pages 241 et 276. - Au surplus, ces deux derniers passages ne sont que la traduction en latin, faite par Louvrex, de deux paragraphes d'une chronique vulgaire qui sont reproduits plus bas (document XXIII).

(4) A. PONCELET, Sébastien La Ruelle et les jésuites de Liège, dans le Bulletin de la Société des bibliophiles liégeois, tome VIII (1908), pages 188-195 et 212, note I.

(5) Cfr L. WILLAERT, Les origines du jansénisme dans les Pays-Bas catholiques (Bruxelles, 1948), page 55, note 1. - Il ne nous a pas été possible, à notre vif regret, d'obtenir la copie de certaines lettres des pères généraux qui intéressent notre sujet et qui se trouvent dans les archives privées de l'ordre.

(6) En 1929, nous avons déjà fait connaître les principaux de ces textes dans une communication présentée à la Société d'art et d'histoire de Liège. Cfr Leodium, tome XXII, page 34. - Voyez aussi Léon HALKIN, Les origines du collège des jésuites et du séminaire de Liège (Liège, 1927), pages 101-102.

(7) Voir plus bas le document I.

(8) Voyez sur cette ordonnance J. E. DEMARTEAU, La Violette (Liège, 1890), page 132. - A. PONCELET, Opus citatum, pages 188-190. - G. de LHOMEL, Relations d'Antoine de Lumbres, tome I (Paris, 1911), pages XL et 18-20. - voir aussi plus bas le document XXII A. - Les jésuites possédaient alors quatre maisons dans la principauté: les collèges de Liège et de Dînant, les résidences de Huy et de Tongres; cette dernière avait été fondée en 1643 pour servir de refuge aux pères du collège de Maestricht expulsés par les calvinistes.

(9) En juillet 1646, le parti des grignoux avait réussi par la violence à reprendre le pouvoir dans la cité et avait fait élire bourgmestres François de Liverloz et Renard Jamart.

(10) Voir plus bas le document II.

(11) Le collège wallon eut comme recteur, de 1645 1648, le père Laurent de Brouck; il fut remplacé en 1648 par le père Gérard Fabritius; tous deux étaient originaires de la principauté.

(12) Voir plus bas le document III.

(13) Voir plus bas le document IV.

(14) Cette lettre a été simplement signalée par A. PONCELET, Opus citatum, page 189,

note 3.

(15) Voir plus bas le document XXII B et C, ainsi que la remontrance du bourgeois Berloz au conseil de la cité publiée dans la Translatio Cathedralis Capituli (1648), n° 106, page 93. - Cfr F. HENAUX, Histoire du Pays de Liège, 3e édition, tome II (Liège, 1874), p. 437, note 1 et A. PONCELET, Opus citatum, page 189, note 3.

(16) Voir plus bas le document V.

(17) Cir A. PONCELET, Opus citatum, page 193.

(18) Voir plus bas le document VI.

(19) Voir plus bas le document VII.

(20) Voir plus bas le document VIII.

(21) Voir plus bas le document IX.

(22) Voir plus bas le document X, ainsi que A. PONCELET, Opus citatum, page 193.

(23) Cfr A. PONCELET, Opus citatum, page 190.

(24) Voir plus bas le document XI.

(25) De 1646 à 1649, la gallo-belge eut comme provincial le père Hubert Wiltheim, originaire de Saint-Vith.

(26) Ad Sanctissimum et Beatissum Dominum Nostrum Innocentium X, Catholicae Ecclesiae Summum Pontificem denunciatio. In-8° de 8 pages, signé Jo. ROBERTI, Soc. Jesu sacerdos professes, S. Theologiae doctor et olim in quatuor Universitatibus publicus professor. Sans lieu pi date. - X. De Teux. Bibliographie liégeoise, colonne 176, donne par erreur la date de 1649.

(27) Voici un extrait de cette lettre qui nous a été communique par le père A. Poncelet: ... Nunc acceptis novis litteris de mandato Amplitudinum Vestrarum... scriptis,... eodem de argumento, non habeo aliud quod respondeam, nisi quod reverenter significavi: pendere scilicet me ex voluntate Sanctissimi Domini Nostri qui consultus a Dominationibus Vestris amplissimis prout scripsistis, cum necdum indicaverit mihi mentem suam, aequum est me eamdem praestolari (archives privées de la compagnie de Jésus).

(28) Voir plus bas le document XII.

(29) Voici la version de ces faits donnée par FOULLON-LOUVREX, Historia Leodiensis, tome III (Liège, 1737), page 241: In custodiam a Visitatoribus dati sunt Patres Henry, Gaen ac du Sart, aliique, sed tumultuantibus eam ob rem eorum propinquis, necesse fuit viras emittere, aliosque exteros cogere ad secedendum - Voyez plus bas le document XXIII A, qui est la source de FOULLON-LOUVREX pour ce passage.

(30) On avait déjà songé, en 1563, à incorporer la principauté de Liège, terre d'Empire, à la province du Rhin; on y avait renoncé sur le conseil du père Mercurian, qui estimait que les Liégeois avaient plus d'affinités avec les habitants des Pays-Bas. Cfr T. SEVERIN, Mercurian (Liège, 1946), page 167.

(31) Voir plus bas le document XIII. - Il convient de noter que, peu de jours auparavant, le 4 septembre, le magistrat avait envoyé une première lettre au pape pour lui exposer ses doléances au sujet de la conduite du prince-évêque à l'égard de la cité (archives vaticanes, Lettere di particolari, registre 17, folio 289). - En outre, vers la fin de l'année, le magistrat publia un pamphlet assez violent où il exposait les raisons qui l'avaient déterminé à préconiser l'érection d'une province séparée; voir plus bas le document XXII B, où ce pamphlet est résumé.

(32) Voir plus bas le document XIV.

(33) Voir plus bas le document XV.

(34) Voir plus bas le document X%* 1.

(35) Cfr . PONCELET, Opus citatum, pages 193-194.

(36) De Lumbres nous apprend en outre que les jésuites de France, cédant aux instances de leurs confrères des Pays-Bas, auraient obtenu du gouvernement français qu'il cessât d'appuyer les séparatistes liégeois. Cfr G. DE LHOMEL, opus Citatum, tome 1, page 20.

(37) Voir plus bas le document XVII.

(38) Cfr FOULLON-LOUVREX, Opus citatum, tome III, page 276: Post haec missus est Tribunus Scroets in Jesuitarum domum, ubi plures Patres comprehendit, quod Grignousensium partibus dediti crederentur; cum revera eorum crimen hoc esset, quod a Belgica provincia separari vellent, specialemque congregationem facere ob causas in libellis quos typis mandari curaverant mensoratas: erant praecipui Patres Roberti, Gaen, Hasque, du Sart; Huum ducti sunt, deinde in Belgium Hispanicum, traditique suerioribus. -Voyez plus bas le document XXIII B, qui est la source de ce récit de LOUVREX,

(39) Voir plus bas le document XVIII.

(40) Cfr A. PONCELET, Opus citatum, page 212, note 1.

(41) Cfr FOULLON-LOUVREX, opus citatum, tome III, page 276: ... De his (Patribus) nulla amplius facta mentio, nisi quod custodia elapsi duo postremi [Hasque et du Sart] Sedanum aufugere, ubi facti sunt Eleemosynarii Marchionis a Fabert, qui erat loci Gubernator. - Voir aussi plus bas les documents XXII D et XXIII B.

(42) Voir plus bas les documents XIX, XX, XXI et XXII D.

(43) Cfr A. PONCELET, Nécrologe des jésuites de la province gallo-belge. Louvain, 1908. - M. DE HASQUE, dans les Annales de la Société hutoise des sciences tome XX, (1924), page 79, assure que le père Albert de Hasque revint dans la suite vivre à Huy.

(44) Institutum Societatis Jesu (Prague, 1757), tome I, page 625. - Rappelons que des tentatives analogues s'étaient déjà produites au sein de la compagnie de jésus en d'autres pays, par exemple en Sicile de 1626 à 1633 et en Franche-Comté en 1630.

(45) Cfr P. HILDEBRAND, dans les Etudes franciscaines, tome XLVI (Paris, 1934), page 611 et De kapucijnen in de Nederlanden en het prinsbisdom Luik, tome III (Anvers 1947), pages 170-286.

(46) En terminant l'analyse de notre collection de documents inédits, nous nous plaisons à réitérer ici l'expression de nos vifs remercîments à ceux qui ont bien voulu nous aider à la constituer. Le regretté père Alfred Poncelet nous a communiqué trois pièces importantes du fonds des archives privées de la compagnie de jésus (documents III, V et XIV). M. Paul Harsin nous a obligeamment signalé l'existence aux archives du Ministère des affaires étrangères de Paris des documents VII-X, XII, XIV, XVII et XIX-XXI. M. Léon-Ernest Halkin a accepté de transcrire aux archives vaticanes le document IV et à la bibliothèque nationale les documents III, V et XIV. M. Étienne Hélin a eu l'amabilité de dépouiller pour nous le ms. 174 C de la bibliothèque de l'université de Liège (document XXIII). Enfin les pères Léopold Willaert et François Halkin, S. J., nous ont fourni de précieux renseignements d'ordre biographique ou bibliographique.

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