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Hisoire de Liège

depuis César jusqu'à la fin du XVIIIe siècle

par le Baron de GERLACHE

PREMIÈRE PARTIE

PREMIERE ÉPOQUE


HISTOIRE ANCIENNE DU PAYS AVANT L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME, ET JUSQU'À SAINT MONULPHE.


Nous avons dit que Liège était une terre féconde en souvenirs. César et Ambiorix, Pepin d'Herstal et saint Lambert marquent les premières grandes époques de son histoire. Ambiorix et César, c'est la lutte de la barbarie sauvage contre la barbarie civilisée; saint Lambert et Pepin d’Herstal, c'est la religion qui combat contre des passions antisociales, qui prélude à la fondation d'un monde nouveau et affermit ses racines dans le sang d'un martyr.

Il est impossible d'écrire l'histoire de Liège sans dire quelque chose des Éburons; non que les Eburons soient les ancêtres des Liégeois car ils ont presque complêtement disparu, mais ils ont foulé le même sol et ils ont laissé une grande renommée: par une sorte de fiction qui plait à l'amour-propre national on aime à comparer les valeureux Liégeois aux indomptables Eburons, et peut-être en effet y a-t-il entre eux plus d'un trait de ressemblance. Cette petite peuplade, tributaire elle-même d'une autre peuplade belge, ne pouvant souffrir la domination des Romains chercha fi s'en affranchir par la force et par la ruse en attaquant audacieusement un vainqueur qui ne pardonnait jamais à ceux qui lui résistaient.

Rome dégradée par la plus hideuse corruption devait perdre sa liberté. Marius et Sylla avaient montré comment de simples citoyens pouvaient devenir plus puissants que la république. Elle était déchirée par les partis: les uns sous prétexte de soutenir les prérogatives du sénat et les anciennes lois du pays, les autres au nom du peuple, cherchaient à s'emparer exclusivement du pouvoir. Pompée et quelques hommes marquants s'étant prononcés pour le sénat, César se déclara pour le peuple. Il flatta la multitude, lui donna des spectacles magnifiques et contracta des dettes énormes pour captiver sa faveur.

L'empire du sénat et des lois étant détruit, Rome devait appartenir au plus fort, c'est-à-dire, à celui qui aurait pour lui la masse des plébéiens et l'armée. César avait fait en Espagne où il commandait en qualité de propréteur la conquête de plusieurs provinces; il y essaya son génie et sa fortune. La république avait successivement triomphé de l'Italie, de l'Espagne, de l'Afrique, d'une grande partie de l'Asie et de la Gaule méridionale; mais la Gaule centrale et la Gaule septentrionale étaient à peine connues; et les Gaulois qui avaient souvent fait trembler Rome jouissaient d'une haute réputation de bravoure. Aucune conquête ne pouvait flatter autant l'orgueil national; et plus elle devait être longue et difficile plus elle convenait à César qui voulait gagner à force de victoires l'armée avec laquelle il devait s'emparer un jour de la république. César d'accord avec Crassus et Pompée se fit donc décerner le gouvernement des Gaules. Les prétextes de guerre furent bientôt trouvés. Les Helvétiens étant descendus de leurs montagnes pour chercher dans la Gaule centrale on celtique des terres plus fertiles, César leur signifia l'ordre de rentrer dans leur pays, et sur leur refus il les y contraignit par la force. La Gaule était divisée en trois on quatre cents petites nations indépendantes; et il y avait des partis dans chaque nation, dans chaque canton, dans chaque village, et jusque dans chaque maison. De sorte que les Romains ne manquèrent point d'occasions de se mêler de leurs affaires. Les Séquaniens étant en guerre avec les Eduens avaient appelé les Germains à leur secours. Mais ceux-ci préférant le sol et le climat de la Gaule à leur rude patrie refusèrent de se retirer; alors les Eduens implorèrent la protection de César qui força Arioviste à repasser le Rhin. Les Belges craignant que les Romains ne voulussent étendre leur domination sur la partie des Gaules qu'ils habitaient se coalisèrent et coururent au-devant de César.

L'énumération que fait ce dernier des différentes peuplades du nord de la Gaule est curieuse parce qu'elle donne une idée de la force et de l'importance de chacune d'entre elles. Les Bellovaques (ceux du Beauvoisis) pouvaient mettre sur pied jusqu'à 100,000 hommes; les Suessions (les Soissonnais) 50,000; les Nerviens (qui habitaient le Hainaut, le Cambrésis et une partie de la Flandre) autant; les Atrébates (qui habitaient l'Artois) 15,000 hommes; les Ambiens (peuples de l'Amiénois et du Ponthieu) 10,000; les Calètes (ceux du pays de Caux) 10,000; les Vélocasses (ceux du Vexin) et les Véronianduens autant; les Atuatiques (qui occupaient le pays de Namur et les rives de la Meuse jusque vers Maestricht) 29,000 hommes; les Eburons les Condrusiens, les Cérésiens, les Pémaniens, environ 40,000.

La Belgique était alors bien plus étendue qu'aujourd'hui: elle avait pour limites, à l'Est, le Rhin; à l'Occident et au Septentrion, l'Océan, et au Midi, la Seine et la Marne (1). On distinguait les Belges septentrionaux des Belges méridionaux. Ceux-ci étaient plus avancés en civilisation mais aussi plus énervés par le commerce avec les Gaulois du centre; ceux du nord au contraire avaient conservé les habitudes guerrières des Germains (2). C'étaient particulièrement ces derniers que César appelait les plus braves des Gaulois, FORTISSIMI GALLORUM. Ces Belges n'avaient point de villes mais quelque forts grossièrement retranchés où ils se retiraient en cas de nécessité avec leurs femmes, leurs enfants et leurs effets les plus précieux.

César, selon la vieille politique des Romains, opposa les Gaulois aux Gaulois et ceux-ci aux Belges (3); il les accabla successivement et n'éprouva guère de résistance sérieuse que du côté des Nerviens, des Atuatiques et des Éburons, dont il finit par triompher après de sanglants combats, grâce à l'habileté de sa tactique et à la discipline de ses troupes. Le caractère propre des barbares c'était l'inconstance, le besoin de mouvement et d'action; la guerre était leur vie: ils se précipitaient aveuglément dans les aventures les plus périlleuses; mais au premier échec ils se décourageaient, leurs ligues étaient dissoutes, ils retournaient chacun chez eux, et l'ennemi les détruisait facilement en détail. Comme ils ignoraient l'art de faire mouvoir et approvisionner de nombreuses armées ils ne pouvaient mener à fin aucune grande entreprise; avec des moyens immenses et une bravoure à toute épreuve ils devaient succomber contre un adversaire inférieur en force mais supérieur en discipline et en politique.

Les Éburons étaient un petit peuple commande par deux rois, sujets de ces Atuatiques qui avaient été vaincus par César (4). L'un de ces rois se nomment Ambiorix, et l'autre Cativulcus. Le premier jeune et ambitieux, voulait tenter un grand effort pour affranchir son pays. Cativulcus, qui était un vieillard méticuleux s'y opposait à cause des dangers de l'entreprise; mais la nation se déclara pour Ambiorix. César avait tout fait pour gagner ce dernier: il l'avait déchargé du tribut annuel qu'il payait aux Atuatiques; il lui avait rendu son fils et son neveu que les Atuatiques détenaient en prison comme otages; mais l'amour du pays ou les suggestions d'Indutiomare l'emportèrent sur la reconnaissance. Le plan d'Ambiorix n'était pas d'attaquer ses ennemis en bataille rangée (l'expérience avait prouvé combien les chances étaient inégales avec de tels adversaires), mais de donner l'éveil à tous les peuples de la Gaule en frappant d'abord un grand coup, et en les réunissant dans une ligue générale contre Rome.

Deux campagnes avaient suffi à César pour envahir les Gaules mais non pour les soumettre. Tandis qu'il poussait ses incursions tantôt dans la Germanie, tantôt dans l'île les Bretons, des révoltes éclataient successivement parmi les peuples qu'il laissait derrière lui. Ceux qui trouvaient la domination romaine le plus insupportable étaient les Belges, et parmi ceux-ci, les Nerviens, les Atuatiques et les Tréviriens. César après une guerre périlleuse dans l'île de Bretagne repassa dans les Gaules et répandit ses troupes en divers endroits aux approches de l'hiver pour la facilité des approvisionnements. Cinq cohortes avec une légion entière furent placées chez les Eburons. Ambiorix, d'accord avec Indutiomare, roi des Tréviriens, croyant le moment favorable, soulève tout à coup les Eburons, se précipite vers les Romains, surprend les fourrageurs éloignés du camp et essaye d'en forcer les retranchements. Mais les Romains s'étant rassembles et mis en défense derrière leur remparts les Eburons furent repoussés. Alors voyant leur entreprise manquée ceux-ci s'approchèrent de la forteresse et crièrent qu'ils avaient des communications importantes à faire dans l'intérêt des deux partis, que l'on devait envoyer quelqu'un pour les entendre (5).

Titurius Sabinus et Arunculéius Cotta qui commandaient les Romains ayant en conséquence dépêché deux hommes à Ambiorix, il leur dit: « Je commencerai par convenir que César m'a rendu d'éminents services: grâce à lui, je suis affranchi du tribut que je payais aux Atuatiques, mon fils et mon neveu, retenus comme otages chez ces voisins cruels, ont recouvré leur liberté; aussi je me hâte de le déclarer: je n'ai point ordonné l'attaque qui vient d'avoir lieu contre votre camp mais j'ai dû céder à l'entraînement général des miens, car telles sont les bornes de mon autorité que ma nation n'a pas moins de pouvoir sur moi que j'en ai sur elle. Vous le croirez facilement si vous considérez qu'avec une poignée de monde je n'ai pu me flatter de triompher du peuple romain. Mais les confédérés ayant résolu d'attaquer tous les quartiers de César è la fois afin que les Romains ne pussent se porter secours les uns les autres, des Gaulois ne pouvaient se séparer des Gaulois lorsqu’il s'agissait, de défendre leur commune liberté. Maintenant que j'ai payé ma dette à ma patrie je remplirai les devoirs que m’impose ma reconnaissance envers César. J'informe donc Sabinus et Cotta que les Gaulois ont pris à leur solde un corps considérable de Germains; que ceux-ci ont déjà passé le Rhin et qu'ils arriveront ici dans deux jours; je les préviens que s'ils veulent sauver les troupes qui sont sous leurs ordres et rejoindre à temps les quartiers de Labiénus ou ceux de Cicéron, ils n'ont pas un moment à perdre et je m'engage par serment à leur livrer libre passage à travers mon territoire. En agissant ainsi je veux concilier ce que je dois à mon pays, qui sera soulagé d'un grand fardeau par le départ des Romains, avec mes sentiments pour César dont je ne puis oublier les bienfaits. »

Ces paroles furent rapportées au camp où elles émurent fortement les esprits: elles avaient un tel caractère de vraisemblance que l'on ne crut pas devoir les négliger quoique venant d'un ennemi. En effet comment concevoir que la cité faible et obscure des Eburons eût osé déclarer la guerre au peuple romain si elle n'eût été soutenue par une ligue puissante? Cependant une vive discussion s'éleva entre les chefs de l'armée sur le parti qu'il convenait de prendre. Cotta prétendit « qu'on ne devait point quitter les cantonnements assignés par César sans son ordre exprès; que quelles que fussent les forces de l'ennemi, les supposait-on même réunies à celles des Germains, on pouvait leur résister sans peine dans un camp retranché; qu'on avait bien soutenu le premier choc des Eburons et qu'on leur avait fait éprouver même de grandes pertes quoique leur attaque eut été imprévue; que les approvisionnements ne manquaient point; que l'on devait s'attendre à être promptement secouru, soit par César en personne, soit par les cantonnements voisins dès qu'ils seraient avertis du mouvement des Eburons. Au surplus, ajoutait Cotta en terminant, abandonner le poste dont la garde nous a été confiée et cela sur la parole d'un ennemi, ce serait è mes yeux, je le déclare hautement, une résolution aussi insensée que honteuse »

Sabinus répondit: « Que l'on n'avait de secours à attendre d'aucun côté; qu'il serait trop tard pour prendre une résolution quand les Gaulois unis aux Germains se trouveraient en mesure d'écraser les Romains et que tes cantonnements voisins auraient eux-mêmes essuyé quelques grands désastres: que le temps pressait; que César était certainement parti pour l'Italie; qu'autrement les Eburons n'eussent point osé attaquer les Romains dans leur propre camp. Nous touchons au Rhin (poursuivit Sabinus); les Germains irrités de la mort d’Arioviste et des défaites qu'ils ont éprouvées brûlenl de se venger; les gaulois jadis si fiers de leur gloire militaire aujourd'hui courbés sous la domination Romaine, cherchent l'occasion de se venger et de recouvrer leur liberté. Le parti que je propose offre sûreté des deux parts: si l'alarme est fausse nous sortirons d'ici sans langer pour rejoindre le quartier le plus voisin; si elle est fondée, si comme on le dit, la Gaule entière est liguée contre nous avec la Germanie nous aurons profité du seul instant qui nous reste pour pourvoir au salut des hommes dont la garde nous est confiée. »

Comme on le voit Sabinus raisonnait toujours dans la supposition qu'Ambiorix était de bonne foi et dévoué aux Romains mais Cotta, qui était loin l'avoir la même confiance, persistait dans son avis. Cependant lorsqu'il vit que le majorité penchait ouvertement pour l’opinion de Sabinus et qu’on l’accusait de jeter la division dans le camp par son obstination, il céda. Enfin le départ fut résolu; on passa la nuit en préparatifs; et au point du jour l'armée se mit en route en colonne allongée, embarrassée de beaucoup de bagages et sans prendre aucune des précautions militaires usitées en face de l'ennemi, se reposant aveuglément sur la parole d'Ambiorix.

Celui-ci, informé d'avance de l'événement par la rumeur qu'on avait entendue dans le camp durant toute la nuit, se mit en embuscade non loin d'Atuatuca sur les deux côtés d'un défilé fort étroit et couvert de broussailles où il tint ses gens cachés. Quand les Romains se furent engagés dans cette gorge de manière à ne pouvoir plus reculer, les Eburons les assaillirent de toutes parts en même temps. Sabinus, qui n'avait rien prévu, perdit la tête; mais Cotta, qui pressentait la catastrophe, prit sans se déconcerter toutes les mesures que permettait la circonstance: il se portait partout, encourageait ses gens et remplissait à la fois les devoirs de soldat et de capitaine. Les Romains culbutaient l'ennemi chaque fois qu'ils pouvaient le joindre, car ils n'étaient guère moins nombreux que les Eburons; mais Ambiorix voyant qu'il perdait trop de monde en combattant de près donna l'ordre aux siens de se retirer sur les hauteurs et de lancer leurs traits à distance; et ils accablèrent ainsi les Romains acculés dans une vallée profonde où ils ne pouvaient se déployer. La lutte se soutenait pourtant avec des chances inégales depuis plusieurs heures, lorsque les chefs les plus marquants de l'armée romaine tombèrent presque tous, tués ou gravement blessés. Cotta lui­même fut renversé d'un coup de fronde au visage. Sabinus, apercevant de loin Ambiorix qui animait ses soldats au carnage, le fit prier de lui accorder un moment de trêve. Ambiorix dit qu'il pouvait venir lui parler, qu'il répondait de sa vie et qu'il ferait tous ses efforts pour sauver le reste de l'armée romaine. Sabinus se rendit auprès d'Ambiorix; mais tandis qu'ils discutaient les conditions auxquelles l'armée romaine mettrait bas les armes il fut enveloppé et mis à mort par quelques Éburons qui semblaient assister comme spectateurs à cette conférence. Alors les barbares poussant de grands cris selon leur usage se ruèrent tous ensemble sur les Romains qui ne gardèrent plus aucun rang, et les massacrèrent sans vouloir faire de prisonniers. A peine quelques hommes purent s'échapper pour porter au camp de Labiénus la nouvelle de ce désastre.

Ambiorix exalté par sa victoire ne perd pas un instant; marchant toute la nuit, il arrive à la tête de sa cavalerie chez les Atuatiques dont le territoire touchait au sien; il leur raconte son glorieux fait d'armes et les appelle à la guerre; il court de là chez les Nerviens et leur dit que s'ils veulent le suivre, ils pourront écraser la légion commandée par Cicéron avec autant de facilité qu'il a détruit à lui seul celle de Sabinus et de Cotta, et il les entraîne à sa suite avec les Centrons, les Grudiens, les Gordunes, les Pleumosiens. N'ayant pu emporter de force le camp de Cicéron, Ambiorix envoie à ce dernier un message à peu près semblable à celui qui lui avait si bien réussi avec Sabinus. Il lui dit que toute la Gaule était en armes; que les Germains avaient passé le Rhin et marchaient avec eux; que le camp d'Atuatuca était tombé sous leurs coups et qu'il était impossible aux Romains de lutter contre une si formidable puissance; que toutefois il offrait Cicéron les conditions les plus honorables et les plus avantageuses s'il voulait se retirer. Mais celui-ci répondit en vrai romain: « Que la république n'avait point coutume d'écouter les propositions d'un ennemi armé; que s'il venait en suppliant il lui offrait son intercession auprès de César qui prendrait ses demandes en considération pour autant qu'elles lui paraitraient justes. » Enfin ce dernier vint dégager Cicéron et disperser les assaillants qui se retirèrent chacun dans leur pays.

« Cependant, dit César, la hardiesse de cette petite nation qui avait osé affronter la puissance de Rome eut de telles conséquences qu'il ne se trouva pour ainsi dire plus de peuples dans les Gaules dont la fidélité ne devînt douteuse sauf les Eduens et les Rhémois (6). » Aussi résolut-il d'infliger aux rebelles Eburons un châtiment exemplaire selon l'usage des Romains qui poursuivaient à outrance ceux qui les avaient offensés et surtout humiliés. Toutefois il semble que César redoutait beaucoup ces ennemis dont il affecte de parler avec tant de dédain. Il commence d'abord par les isoler de leurs alliés; puis il s'avance contre les Ménapiens et les Tréviriens; écrase ces deux peuples en passant; traverse le Rhin et après avoir repoussé les Germains dans leurs forêts entoure pour ainsi dire avec toutes ses forces le pays des Eburons. D'un autre côté Basilius, l'un de ses lieutenants, traverse la vaste forêt des Ardennes avec une rapidité telle qu'il surprend les Eburons paisiblement occupés à récolter leurs moissons; Basilius marche droit vers la retraite d'Ambiorix qui était au fond d'un bois (7); et ce roi n'échappe qu'avec peine et grâce au dévouement de quelques amis fidèles qui se font tuer pour protéger sa fuite. Toute la contrée est livrée au pillage et à la dévastation. Cativulcus ne pouvant fuir ni combattre à cause de sa vieillesse, se pend à un if en maudissant Ambiorix l'auteur de son infortune. Ensuite César divise son armée en trois corps et dépose le bagage de toutes les légions dans cette forteresse d'Atuatuca où le nom romain venait de recevoir un si sanglant affront. Les Éburons n'avaient songé ni à la détruire ni à s'y réfugier. César donne trois légions à Labiénus pour traquer le reste de ces malheureux jusqu'aux frontières des Ménapiens, trois légions à Trébonius pour les poursuivre chez les Atuatiques, et lui-même avec les trois autres se dirige vers l'Escaut et la forêt des Ardennes où l'on disait qu'Ambiorix s'était retiré.

César avait juré d'exterminer jusqu'au dernier cette race qu'il appelle scélérate (8); mais comme les Belges excellaient dans la guerre d'embuscade et connaissaient le pays mieux que les Romains, craignant de perdre trop de monde dans cette poursuite il imagina d'organiser une chasse générale à laquelle il convia tous les peuples voisins; et les barbares d'accourir en foule à cette curée. Il leur était au fond si indifférent de piller Belges ou Romains, qu'un parti de cavaliers sicambres qui venaient de l'autre côté du Rhin pour répondre à l'appel de César se jeta à l'improviste sur la forteresse d'Atuatuca et faillit enlever tout le bagage des Romains. Quant à Ambiorix on ne sait ce qu'il devint : il mourut, sans doute de fatigue ou de faim dans quelque désert, trop heureux d'échapper à l'ignominie du triomphe.

Nous avons dit en commençant notre récit que cette lutte présentait le spectacle de la barbarie sauvage avec la barbarie civilisée; en effet nous voyons Ambiorix trahir la parole jurée en attirant hors de son camp, Sabinus, qu'il appelle son ami et son hôte et le faire impitoyablement massacrer avec toute son armée; et d'un autre côté nous voyons César qui, non content de punir ceux qui étaient coupables de cette perfidie, voue un peuple tout entier à l'extermination. Les barbares faisaient la guerre pour piller; ils ravageaient tout et ne fondaient rien. Les Romains organisaient les vaincus en les asservissant; ils leur imposaient leurs lois, leur langue, leur civilisation. Il semble toutefois que leur joug était beaucoup plus dur aux barbares que celui des barbares mêmes, car c'est Ambiorix, vassal et tributaire des Atuatiques, comblé des bienfaits de César qui appelle les Belges aux armes et les soulève contre l'ennemi commun.

Après l'affermissement de leurs conquêtes dans les Gaules et dans la Germanie les Romains gouvernèrent ces contrées d'après un système d'administration à peu près uniforme. Le pays de Liège demeura confondu dans les provinces de l'empire et l'histoire n'en fait plus de mention particulière jusqu'à l'époque de l'invasion des barbares.

Les origines de l'histoire de Liège sont pleines d'obscurité. Quelques écrivains désignent saint Materne comme le premier évêque de Tongres et font remonter son apostolat au 1er siècle de l'ère chrétienne, tandis que tous les monuments historiques concourent à le fixer vers le commencement du IVe siècle. Les mêmes auteurs mentionnent, après saint Materne (9), une suite d'évêques qui n'ont jamais existé ou qui n'étaient que de simples missionnaires et dont nous ne connaissons guère que les noms.


(1) La Gaule entière, dit César (De Bello gallico, lib. I), est divisée en trois parties l'une (la partie septentrionale) est habitée par les Belges; l'autre (la plus méridionale) par les Aquitains, et la troisième (celle du milieu) par les Celtes, que nous appelons communément Gaulois.

(2) Les Gaulois, qui avaient jadis poussé leurs conquêtes au delà du Rhin, envahi la Grèce et l'Italie à différentes reprises et mis la république romaine à deux doigts de sa perte, étaient bien déchus à cette époque. Les uns étaient amollis par la contagion des moeurs romaines; les autres étaient divisés entre eux. Alors les Germains, peuples nomades, ne respirant que la guerre, trop resserrés sur leur territoire, passèrent le Rhin et conquirent d'abord les provinces septentrionales de la Gaule Belgique. Les Eburons qui s'établirent dans le pays de Liege étaient une de ces hordes. Ceux-ci eurent guerre avec les Atuatiques habitant la province de Namur, qui étaient, dit- on, un des débris de la formidable armée des Cimbres vaincue par Marius. Les Eburons ayant été défaits par les Atuatiques, furent obligés de se reconnaître tributaires de ceux-ci. Mais enfin les Eburons et les Atuatiques eux-mêmes, après une lutte acharnée contre César, furent presque entièrement anéantis; et plusieurs écrivains pensent que les restes de ces deux nations, réunis à quelque tribu transrhénane appelée par les Romains pour repeupler une partie de l'ancien territoire belge, formèrent la nation des Tongriens.

(3) Dans la suite, il prit aussi des belges et des germains à son service; il en avait à Pharsale et à Munda, et il leur dut une grande partie de ses succès.

(4) Je crois pouvoir affirmer que les Éburons ne formaient qu'une petite tribu, quoiqu'ils habitassent une vaste étendue de territoire depuis les rives de la Meuse, vers l'embouchure de la Vesdre, jusqu'aux embouchures de la Meuse et de l'Escaut. Mais l'espace qu'ils occupaient étant en grande partie couvert de bruyères et de marais, devait être fort peu peuplé ce qui le prouve au surplus c'est qu'ils étaient vassaux des Atuatiques et que César et Ambiorix lui-même en parlent comme d'une faible nation.

(5) De Belle qallico, lib. V.

(6) De Bellogallico, lib. V.

(7) Quelques historiens supposent, fondés sur la ressemblance du nom, que le roi des Éburons se tenait dans la vallée d'Embour, sur l'Ourthe, à deux lieues de Liège.

(8) Stirpem hominum sceleratorum. BE BELLO GALLICO, lib. VI.

(9) Qu'on ne nous demande pas (dit Harigère) en quel âge ni sous le règne de quels empereurs ont paru dans l'église les successeurs de saint Materne; ni ce qu'ils ont fait durant leur vie; ni combien d'années chacun d'eux a rempli le siège épiscopal; ni les lieux où reposent leurs sacrés ossements; car les Huns et d'autres barbares ayant ravagé différentes fois le pays des Gaules, la mémoire de presque toutes les églises a été ensevelie avec les cendres des évêques et des habitants. » L'église de Tongres, dans l'origine, n'était qu'une dépendance de celle de Trèves; elles ne furent séparées qu'en l'année 310. Saint Servais, évêque de Tongres, abandonna (vers 375) cette ville menacée par les Huns et chercha un refuge à Maestricht. (Nous verrons plus lard le siège de cette même église transféré de Maestricht à Liège.) Après la mort de saint Servais (en 384), la Belgique, déjà plusieurs fois envahie par les Francs, fut désolée par les Vandales, par les Huns et par une multitude d'autres barbares qui se disputaient les lambeaux de l'empire romain. De toute part l'idolâtrie reprit vigueur; le christianisme semblait étouffé sous tant de ruines. La succession des évêques fut interrompue à Cambray, à Tournay, à Térouane, à Cologne. Salvian dit qu'avant 440 la ville de Trèves avait été ruinée quatre fois de fond en comble. Tongres éprouva des calamités non moins épouvantables. Tongres, qui rivalisait avec les plus grandes cités et qui s'était accrue sous la protection de l'empire romain, tomba avec lui. Détruite par Attila, bouleversée à chaque irruption nouvelle des barbares, souvent ravagée pendant les guerres du moyen âge, cette ville jadis fameuse présente l'exemple le plus frappant des vicissitudes humaines. Toutefois, comme son antique gloire imposait à l'imagination des peuples, elle était toujours considérée comme la résidence des premiers pasteurs chrétiens de cette contrée, qui longtemps après qu'ils eurent été forcés de se réfugier ailleurs continuèrent à s'appeler évêques de Tongres.

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