Lorsque, vers l'an 570, Monulphe, l'évêque, se rendant de Maestricht à Dînant, découvrit - dit-on - le confluent de la Meuse et de la rivière d'Oute (au fait, pourquoi dit-on simplement Ambluart et Vèze, et croit-on devoir ajouter à Ourthe la qualité de rivière?) il dut s'étonner du caractère sauvage du panorama qui se déroulait devant lui. Alors, c'était un vaste archipel s'étendant du pied du Robermont à la base du Publémont. Là, d'innombrables biez et ris, des ruisselets calmes et des cours d'eau torrentueux tissaient comme une énorme toile d'araignée, aux fils d'argent, entre une infinité d'îles et d'îlots où s'égosillaient les oiseaux aquatiques.

Dans pareil fouillis, comment distinguer encore ce qui appartenait à l'Ourthe et à la Meuse? Laquelle se jetait dans les bras de l'autre? Nous en sommes encore à nous le demander quand nous sommes en présence de cette anomalie: le fleuve se jetant dans la rivière. Voyez donc ce qui se passe aux barrages de St Vincent et de l'île de Malte !

Notre Place St-Lambert, cachée derrière l'éperon de la Haute Sauvenière, se trouvait ainsi à l'abri des courants. En cet endroit où le sol était bas, devaient s'allonger des terrains marécageux, détrempés perpétuellement par les eaux du torrent nommé Légia et des autres sources dévalant des hauteurs vers la plaine. C'est d'ailleurs, ce que nous révèle un ancien texte:

« Ogier fit faire une grand pont commenchant à Richeron-Fontaine et duroit jusques en Cornilhon, allant tout droit la voye pour aller à pont d'Amercœur; et comprendroit toutes les eawes estranges qui descendaient et encore descendent à Liege ». On doit entendre par « eaux étrangères » ce qui n'est ni la Meuse, ni l'Ourthe.

On sait qu'arrivée à la Chapelle Paradis, la Meuse se divisait en deux bras, dont l'un suivait approximativement le lit actuel du fleuve, se dirigeant vers le Pont des Arches, tandis que l'autre empruntait le tracé de nos boulevards d'Avroy, puis de la Sauvenière. Celui-ci finissait par déboucher sur notre Place aux Chevaux. A hauteur de la Verrerie, un bras - le biez St Jacques - réunissait, une fois encore, les deux bras, par le boulevard Piercot.

Le bras (biez d'Avroy, puis de la Sauvenière) aurait été, d'après les uns, le cours naturel de la Meuse. Ils invoquent qu'un cours d'eau en liberté ne s'arrête que devant l'obstacle normal: la montagne; ici, le Publémont. D'après d'autres, au contraire, ce lit nouveau aurait été creusé par quelque évêque très ancien qui déplorant l'absence de route, aurait fait passer ce « chemin qui marche » par le coeur même de la cité marchande, afin de la ravitailler. C'est l'opinion de Bouille, fort sujette à caution.

En effet, ce bon vieil auteur, nous rapporte tout d'abord que le Roland Goffe ou Gouffre qui se trouvait près du Rivage St Jean n'aurait été qu'une ancienne carrière à ciel ouvert d'où l'on prit la pierre pour l'édification de St Martin. Or, la basilique fut construite sous l'épiscopat d'Eracle de Saxe, d'où entre 959 et 971. A cet instant, il n'y avait donc pas d'eau au boulevard de la Sauvenière. Quelques pages plus loin, notre historien racontant le pillage par Henri de Marlagne du Château de l'Évêque qui se trouvait sur le Publérnont, donne ce détail typique que la populace défonça, dans la cour, tant de barriques de vin que celui-ci se mit à couler le long du flanc de la montagne pour venir se jeter, comme un ruisseau, dans le Nez de la Sauvenière. Sur 12 ans de règne, construire notre belle Collégiale et creuser l'énorme canal, c'est aller vite en besogne!

Quoi qu'il en soit, le premier qui songea à mettre un peu d'ordre en tant de fantaisie, fut Ogier l'Ardennais auquel on attribue d'autant plus qu'il est plutôt légendaire. Ceci dit, reprenons notre vieux texte : « Liège estoit bas, car quand l'eauve était grande, la ville en estoit remplye... Ogier fit faire un grand pont, etc... » Ce pont, interminable, ou pour mieux dire, cette digue, dont les deux tronçons étaient réunis par le premier de nos successifs Pont des Arches, ne pouvait mettre à l'abri de l'inondation que la partie de la Cité se trouvant en aval, c'est à dire le quartier du Nord.

La Richeron-Fontaine prenant sa source dans la petite rue Mère-Dieu pour s'élancer vers la rue Velbruck, la digue dont il s'agit devait partir de St Antoine et descendre par la rue du Pont, vers le fleuve. La Place du Marché n'était donc pas plus protégée que la Place St-Lambert.

Le Biez de la Sauvenière étant parvenu au Pont d'Ile, s'ouvrait en fourche. Un bras dit Biez St Denis, partait par la rue de la Régence, dans la direction de la Passerelle. Un autre, dit Biez St Jean, suivait la rue de l'Université, dans la direction du Pont-Neuf.

Évidemment, à cause de l'éperon de la Haute- Sauvenière, le biez de la Sauvenière était forcé d'envoyer son eau vers le large, loin de la Place St Lambert; mais de là à les faire « remonter » vers le Pont-Neuf, voilà ce qui nous paraît point du tout naturel. La logique voudrait que le biez de l'Université coulât en sens inverse, du Pont­Neuf, vers le Pont-d'Ile, puis que ces deux biez réunis en un remou formidable, reprennent leur course, à l'unisson, par le Biez St Denis. On pourrait peut-être le croire, quand on se souvient de deux choses, c'est que très tôt l'eau manqua au biez de la Sauvenière, surtout lorsque les moines de St Jacques les eurent détournées vers leur moulin, en jetant un barrage dont on réclame la suppression, en 1719, pour la dixième fois; et que le biez St Denis était nommé le Torrent, torrent réel puisqu'en 1664, nous voyons le Pont du Torrent, jeté de biais entre St Denis et la rue de l'Étuve, ruiné par le courant.

Admettons donc, par conciliation, que le biez St Jean était à eau dormante, ou presque, encore qu'il fit tourner la roue d'un gros moulin.

Il est fort possible qu'en des temps reculés, le biez de la Sauvenière se dirigeait sur la Meuse pour la rejoindre beaucoup plus en aval. Par la suite, on l'aurait refoulée vers la Place du Théâtre, pour dégager la Cathédrale St-Lambert. Ceci aurait été l'ouvrage de l'évêque Richaire: « après ce, nostre Evesque Réginald fist reschauchier les rues de la Cité, bien dix pieds de haut ». Dès cet instant, le Centre n'est plus inondé que par la Légia. Le quartier de l'Isle, seul, n'a pas été exhaussé. En 1374, il est totalement submergé et l'on doit ravitailler en pain, au moyen de longues perches, les habitants réfugiés sur leurs toits.

Toutefois, ces rectifications de notre système hydraulique se font un peu au hasard. Non seulement, des rieux à ciel ouvert, continuent à passer par nos rues, mais de petits bras du fleuve se détachant de celui-ci, viennent circuler dans les terres, y créent de petites îles inutiles, puis rentrent au lit quelque cent mètres plus loin. Ce phénomène se reproduit quatre fois, entre le Biez St Jacques et le Pont des Arches. D'abord, au biez St Jacques, voici le ruisseau qui pénètre par dessous la Tour aux Conins (aux lapins), alimente le Moulin de l'Abbaye et rentre à la Meuse, à la rue de l'Évêché.

En amont du Pont d'Avroy, un ruisselet s'engage dans le Trou Hazinelle, oblique brusquement à gauche, coupe perpendiculairement les rues du Pont d'Avroy, du Pot d'Or et de la Casquette. Parallèle aux biez de la Sauvenière, il crée entre ces deux cours d'eau une longue mais étroite bande de terrain inculte, rendez-vous des mauvais garçons, jusqu'au moment où il rejoint le fleuve, au Rivage St Jean. Il se passe en cet endroit désert, des choses si répréhensibles que l'abbé du Val-St-Lambert dont la Maison de Refuge est voisine, obtient que l'on jette quelques passerelles sur le fossé, pour permettre au guet d'aller sur les lieux, faire cesser le scandale.

Sur la rive opposée, situation identique. Un ruisseau quitte le Pont d'Avroy, en aval, cette fois, suit la rue Sur La Fontaine (la fontaine St-Lambert, qui surgissait du sol à proximité des Bégards) et rejoint son lit par la rue Lonhienne. Ainsi se forme l'Ile aux Béguines (nous confondons toujours Béguines et Religieuses) qui est occupée par les Urbanistes.

Quatrième répétition du phénomène. Une rivelette quitte le Pont-d'Ile, suit la rue Lulay, et la rue de la Sirène qui se soudait à la précédente sur l'emplacement de notre rue de la Cathédrale et qui allait rejoindre Chodelistrée, en ligne droite au travers des terrains actuellement bâtis; et se dirige vers la rue de l'Université par la rue Soeurs de Hasque. Ainsi se créait l'Isle des Febvres (la petite île des Batteurs de Fer) à laquelle on avait accès par le Pont de Bourgogne et le Pont Mousset.

Ce cours d'eau devait être assez profond, car on voit les Febvres, lors de la lutte contre Wathieu d'Athin, renverser le Pont Mousset à la rivière, pour empêcher une attaque par ce coté.

Tel était jadis le travail de la Meuse dans l'Archipel Liégeois.