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Les eaux de Chaudfontaine

Ruines et Paysages

( Extrait relatif à Chaudfontaine )

par Eugène GENS, 1849

1830 Foppert - Vue du tunnel de Chaudfontaine

ENVIRONS DE SPA

BORDS DE LA VESDRE

Quiconque a fait, une fois en sa vie, la route de Liége à Spa, par la vallée de la Vesdre, a dû éprouver quelque chose de semblable aux impressions que voici:

D'abord, un peu avant d'arriver au pont de Chênée, il aura admiré le magnifique coup-d'œil que présentent la Boverie avec ses grands rideaux de peupliers, ses belles eaux courantes, ses vastes houblonnières, ses jardins et ses usines; la vallée de la Meuse avec les innombrables cheminées de ses forges, de ses houillères, et de ses hauts-fourneaux: Ougré, Sclessin, Seraing, ces Babels de l'industrie moderne; les riants côteaux d'Angleur et de Quincampois, avec leurs villas entourées de plantureux vergers, et les immenses ateliers où s'élabore le zinc des mines de la Vieille-Montagne; l'entrée de la vallée de l'Ourthe avec le château de Beaufraipont, celle de la vallée de la Vesdre avec le château et le populeux village de Chênée; et Chèvremont que surmonte un bouquet de vieux tilleuls; et enfin, le beau groupe de montagnes qui séparent les vallées de la Meuse, de l'Ourthe, et de la Vesdre.

Puis, de Chênée à Chaudfontaine, la route est délicieuse. La vallée est pleine de fraîcheur, la Vesdre roule ses eaux brunes et claires entre des prairies émaillées de lichnys roses, de renoncules jaunes et de chrysantêmes blanches; les prés sont bordés de hauts peupliers du Canada, dont le feuillage, incessamment agité, semble un écho aérien du murmure de la rivière; les versants des collines sont boisés ou laissent percer çà et là quelque pan de roche calcaire; enfin, les maisons et les fabriques sont groupées d'une façon pittoresque et ne déparent point le paysage. Malheureusement il n'en est pas de même du chemin de fer. Chef-d'œuvre du génie humain, vrai travail de géants, qui n'a rien à envier aux plus grands travaux de l'antiquité, le chemin de fer de la Vesdre est pour la Belgique un véritable titre de gloire. Ses ponts, ses viaducs, ses tunnels excitent justement l'admiration des étrangers et sont l'honneur des ingénieurs qui les ont construits; mais pour la classe inutile et fantasque des rêveurs, à laquelle j'ai le malheur d'appartenir - ses hauts remblais aux talus semés de décombres et de scories, ses écorchures aux flancs des montagnes, interceptent la vue et affectent désagréablement le regard. Le sifflet strident et le hoquet des locomotives rompent péniblement le silence où s'élevait seul autrefois le bruit des cascades écumant au pied des vannes, ou le retentissement monotone et lointain des marteaux de forge. A Chaudfontaine, ces êtres capricieux dont je parle regretteront peut-être de voir régner, au lieu de la tranquillité habituelle d'un séjour de bains, l'agitation vulgaire et le mouvement affairé d'une station. Lecteur, vous haussez les épaules, et vous avez raison; mais rassurez-vous: l'espèce en est heureusement fort rare en Belgique, de ces contempteurs du progrès industriel!

Il est certain ― et cette impression je ne l'aurai pas seul ressentie ― qu'il existe pour moi deux Chaudfontaines bien distincts. Le village moderne que chacun connaît, devenu faubourg de Liége grâce au chemin de fer, la station pleine de bruit et de poussière, me rappelle un autre Chaudfontaine, que je connus à dix-huit ans et auquel se rattachent quelques-uns de mes plus doux et de mes plus intimes souvenirs. Souvenirs qui s'agitent confusément dans le cadre d'une belle vallée, pleine de mystère, de détours amoureux, de repos et de rêverie. Mais pour la revoir ainsi, il ne me manque peut-être que le prisme merveilleux à travers lequel je la regardais alors, et que Dieu ne prête ici-bas qu'à des regards de dix-huit ans?

Au demeurant, que Chaudfontaine ait perdu ou gagné à la construction du chemin de fer, ce n'en est pas moins un fort joli endroit, un de ces lieux qui arrachent un soupir au voyageur qui passe et lui font souhaiter d'y pouvoir fixer sa vie.

La rapidité extrême qui fait le mérite des voyages sur les chemins de fer, ne permet plus de rien voir entre le départ et l'arrivée. Les châteaux, les usines, les sites pittoresques, passent devant vous comme un songe. La Rochette, qui du haut de sa terrasse domine toute la vallée; La Brouck et ses fonderies de zinc entourées de monceaux de débris d'une couleur rougeâtre indiquant d'anciennes alunières; le Trooz avec son vieux castel, bizarre petite bicoque dont les deux tours sont toutes barbouillées de houille; Fraipont dont les collines encadrent un si riant paysage; Goffontaine où un bras de la Vesdre va s'engouffrer sous les rochers pour reparaître un quart de lieue plus loin; la campagne de Louhau, et la belle villa gothique de M. Biolley, avec son chalet qu'on croirait transporté des montagnes d'Appenzell: tout cela vous est apparu un moment, comme ces paysages nocturnes qu'on aperçoit à la lueur des éclairs, et qui se replongent dans l'obscurité avant que vous ayez eu le temps d'en saisir les détails. Et franchement, quelque soit le charme du pays qu'on traverse ainsi à vol de locomotive, il ne faut pas regretter cette vitesse; l'ancienne route était ennuyeuse et présentait de graves inconvénients. Je retrouve dans mes notes la boutade suivante qu'elle m'inspira il y a aujourd'hui dix ans:

« ... Vous avez roulé jusqu'au premier relai, ayant une montagne à votre droite et une rivière à votre gauche. Tandis qu'on changeait de chevaux, vous avez mis la tête à la portière, vous étiez à Chaudfontaine. Le site est délicieux, la nature âpre et pittoresque; vous respirez à l'aise dans cet air pur, vous vous félicitez de votre voyage et vous vous abandonnez avec confiance à la joie de traverser un si beau pays; puis on part.

» Un quart d'heure après, vous remettez la tête à la portière pour voir si, en avançant, cette belle nature a déroulé quelques page nouvelle. C'est encore beau; Vous avez toujours une rivière à votre gauche et une montagne à votre droite, mais ce n'est ni plus ni moins beau que Chaudfontaine; c'est la même chose.

» Un quart d'heure plus tard, vous regardez encore. Rien n'a changé dans l'aspect du pays; seulement, on a passé un pont, vous avez maintenant la rivière à droite et la montagne à votre gauche. C'est toujours très-beau, mais vous commencez à trouver que c'est toujours le même genre de beauté et qu'un peu de variété n'y gâterait rien. Vous ne tardez pas à faire une autre découverte, c'est que, quoique la voiture soit lancée au grand trot et les relais bien servis, dans le fait, vous n'avancez guère. Les zigzags de la route, qui suit la rivière et la vallée dans leurs méandres sans nombre, font que l'on s'approche du but par un procédé analogue à celui d'un navire louvoyant contre vent et marée. La levée, mal macadamisée, fait monter sous les pieds des chevaux un épais nuage de poussière qui vous aveugle et, même à travers les stores baissés de la voiture, fait disparaître la couleur de vos habits sous une couche grise uniforme. Les molécules impalpables qui se sont glissées sous vos paupières, vous révèlent d'une façon douloureuse la nature calcaire de la roche qui vous environne.

» Ceci a lieu quand il fait très-beau; quand il pleut, les roues plongent jusqu'aux essieux, et les chevaux jusqu'au ventre, dans une boue liquide et blanchâtre. Boue ou poussière, il n'y a pas de milieu. J'ai vu des voitures stationnant aux relais et où chevaux, conducteurs, malles et voyageurs, ressemblaient au Gille de la foire, après qu'Arlequin lui a versé sur la tête un sac de farine.

» Ces petits inconvénients refroidissent singulièrement déjà votre enthousiasme pour le paysage et, au fond du cœur, vous regrettez les bons pavés de grès du Brabant; vous poussez un soupir en songeant au chemin de fer que vous venez de quitter, et vous envoyez au diable l'Irlandais Mac-Adam et son invention »

C'est une justice à rendre au chemin de fer, qu'il est incapable de vous causer autant de mauvaise humeur.

A Pepinster, force vous est de reprendre l'ancien mode de locomotion. Vous pouvez vous confier à un omnibus, à moins que vous ne préfériez ne lui confier que votre malle et franchir à pied les deux lieues et demie qui vous séparent encore de Spa. C'est le parti que je vous conseille, d'après ma propre expérience.

Pepinster doit son nom à l'un des trois Pépin, ancêtres de Charlemagne, qui y avait un repos de chasse. Nous quittons les rives de la Vesdre pour remonter celles de la Hoëgne, obscure et sauvage rivière qui descend des hautes fanges à l'orient de Spa. A son confluent avec la Vesdre, elle alimente de riches usines, de grandes manufactures de draps; nous la verrons dans la partie supérieure de son cours, promener à travers des bruyères arides, ses eaux inconnues où viennent s'abreuver les sangliers et les loups de l'Ardenne. Les rivières qui naissent dans les solitudes des montagnes, qui descendent par de longs détours vers les lieux habités, baignant d'abord de pauvres hameaux de pâtres et de bûcherons, arrosant ensuite des populeux villages, des villes industrieuses, et s'égarant dans de vastes plaines où elles semblent chercher leur pente, jusqu'à ce qu'elles se joignent à quelque grand fleuve qui les entraîne à travers des cités opulentes et vont se perdre avec elles dans l'immensité de l'Océan, sont l'image d'un peuple dont les origines mystérieuses se cachent dans les ténèbres de l'antiquité, et qui, après avoir erré longtemps à travers les steppes de la barbarie, descend lentement de ces hauteurs incultes, cédant à la pente irrésistible qui l'entraine vers la lumière, cotoyant les rivages de l'humanité à ses différents âges, hésitant entre les influences contraires qui le sollicitent, jusqu'à ce qu'il rencontre un peuple plus fort, plus âgé que lui dans la vie sociale, qui l'entraîne dans son tourbillon, l'associe à sa destinée et va se jeter avec lui dans le grand Océan de la civilisation universelle, où toutes les sociétés humaines viendront se confondre et s'absorber à leur tour.

On trouve au-dessus de Pepinster un phénomène géologique fort remarquable. C'est une crête de rochers, de l'espèce qu'on nomme poudingue, qui se dresse sur le haut et le versant de la montagne, à gauche, semble autrefois avoir barré toute la vallée, et se montre de nouveau sur le versant opposé. Son aspect est celui d'un énorme mur en cailloutis, dont le temps a ébréché les créneaux. On dirait un débris d'une de ces gigantesques constructions que les peuples civilisés de l'antiquité opposaient comme des digues aux irruptions des peuples barbares, telles que la grande muraille de la Chine, le mur de Septime Sévère entre la Bretagne et la Calédonie, ou celui qui fermait l'Égypte du côté de l'isthme de Suez. Les fissures horizontales et verticales qui divisent cette roche en gros blocs presque cubiques, la font ressembler à une œuvre humaine et éloignent, à la première vue, l'idée d'un phénomène naturel.

Les habitants du pays font honneur de sa construction à l'ennemi de notre salut, et l'appellent le mur du Diable. Voici ce qu'ils racontent:

« Saint Remâcle, 27 évêque de Tongres, qui vivait en 650, était parvenu à extirper le paganisme dans cette contrée sauvage. Le diable en conçut tant de dépit qu'une belle nuit il se mit à l'ouvrage et construisit, avec les cailloux de la rivière, un mur qui, en arrêtant le cours des eaux, devait noyer en partie le marquisat de Franchimont. Les habitants alarmés prièrent Saint Hermès, l'un des patrons du chef-lieu, de venir à leur aide. Le saint les exauça et d'un seul mot culbuta le mur, mais dans son centre seulement. » (1)

« Lorsque l'on est parvenu sur le point élevé qui domine les murs du diable, on se trouve de niveau avec la crête de la chaîne de montagnes nommée Nid des Aguesses; sur le flanc de l'une d'elles, on distingue une place nue, grisâtre et rougeâtre. Suivant la chronique du lieu, c'est l'endroit où le cheval de Pépin s'est abattu; d'autres prétendent que c'est l'empreinte des pieds de Bayard, ce fameux cheval des quatre fils Aymon. » (2)

La route passe au pied d'un rocher que surmonte une église gothique moderne, placée là, avec un tact heureux,pour la décoration du paysage. A droite sont les jardins et le pavillon de Juslenville, qui doivent au choix du site, autant qu'à l'art, d'être une des plus riantes villas que j'aie rencontrées. Il s'y trouve une source Thermale dont la température varie de 14 à 17 degrés. Quelques antiquités découvertes près de là font supposer qu'elle fut connue et utilisée à l'époque de la domination romaine.

Nous traversons sans nous y arrêter, le bourg de Theux, et bientôt apparaissent à nos yeux les ruines imposantes du château du Franchimont. Nous saluons ces nobles débris, illustrés à jamais par l'héroïsme des six-cents, et nous nous promettons d'en faire le but d'une des premières excursions que nous ferons des eaux de Spa, dont nous ne sommes plus éloignés que de deux petites lieues.


(1) Le docteur Bovy, promenades historiques dans le pays de Liége, tome II.
(2) Ibidem.

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