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Les eaux de Chaudfontaine

ABREGE DE L'HISTOIRE DE SPA
ou
Mémoire historique et critique sur les eaux minérales,

par Jean-Baptiste LECLERCQ, 1818

Extrait

BAINS DE CHAUDFONTAINE,
près de Liège.

« Je regarde ces Bains, dit Mr. de Villenfagne, comme un présent de la Providence, et celui qui, le premier, les a fait connaître, comme ayant des titres à la reconnaissance des hommes. »

Ce bienfaiteur de l'humanité est connu: il se nommait Simon Sauveur. Ce fut en 1676 qu'il conçut l'heureuse idée d'un établissement dont personne encore ne s'était avisé. Rien ne constate que les eaux de Chaudfontaine aient été employées, dans les temps antérieurs, soit comme bains, soit comme breuvage curatif. Le plus ancien monument qui soit venu à la connaissance de Mr. de Villenfagne est une charte de l'an 1250, où l’on parle de Chauveteau fontaine, sans rien dire de la propriété de ses sources. Cette propriété était certainement inconnue en 1571, puisqu'il n’en est pas dit un mot dans l'ouvrage d'André Baccio qui a fait les recherches les plus scrupuleuses sur les eaux thermales anciennes et modernes. Il existe néanmoins un testament de 1339, où l'on fait des legs à divers hôpitaux, parmi lesquels se trouve St. Julien de Choz fontaine: mais je ne pense pas que cet établissement, dont il ne reste aucune trace, fût ce qu'on appelait dans le moyen âge une maladerie, ou maladrerie: je le considère comme un hospice destiné à recevoir les étrangers que la dévotion attirait à Chevremont, pèlerinage voisin de Chaudfontaine, et dont il sera bientôt parlé. Je livre cette conjecture au jugement de Mr. de Villenfagne et je continue de le suivre dans ses recherches.

La source qui fournit d'abord aux bains de Chaudfontaine était plus faible que celle d'aujourd'hui. Ce qu'on en connaissait se partageait en plusieurs petites sources répandues çà et là sur les bords de la Wesdre. Simon Sauveur les réunit en une seule qui subsista a pendant environ 35 ans. Vers l'an 1711, 0n découvrit la fontaine du cadot, ou gadot, qu'on joignit aux précédentes et c'est de leur ensemble que se compose la source actuelle. Telle est, en gros, l'histoire des eaux de Chaudfontaine. Les personnes qui ne craignent pas les détails pourront lire ce qui suit.

Simon Sauveur n'était pas riche: il ne possédait rien dans le vallon de Chaudfontaine. Un sien beau-frère qui gouvernait la commune en qualité de mayeur, lui permit de réunir les sources dans un pré qui lui appartenait, d'y construire des bains et de les abriter d'une chaumière. Cela ne suffisait pas. Il fallait que les eaux fussent mises en crédit par quelque médecin habile: le docteur Chrouet (Werner Xhrouet) céda aux sollicitations, ou plutôt aux importunités de Simon Sauveur. Il analysa les eaux, trouva que leur principale qualité consistait dans un sel alkali fixe, et en recommanda l’usage comme bains et comme boisson.

Le docteur Chrouet était jeune. Sa recommandation inspirait peu de confiance. Près de deux ans se passèrent sans que la renommée des eaux de Chaudfontaine dépassat les limites de la commune, leur bonne qualité n'étant point encore attestée par des cures extraordinaires. Enfin le temps des merveilles arriva. Voici comment Mr. de Villenfagne raconte la première: « Une femme âgée de 40 ans, qui avait épuisé en vain tous les remèdes de la pharmacie, fit part au docteur Chrouet de l'envie qu'elle avait de tâter des bains de Chaudfontaine. Elle était attaquée d'une espèce d'anasarque, et presque toutes les parties de son corps étaient enflées. Cette pauvre femme était persuadée que toutes ses enflures se dissiperaient si elle pouvait avoir des sueurs fortes. Chrouet n'hésita pas; il approuva le dessein de la malade et l'assura que ces bains lui feraient merveilles, mais qu'il fallait, pour qu'elle suât abondamment, qu’elle avalât, étant dans le bain, quelques verres d’eau prise à la source. Elle suivit exactement son conseil, et au bout de quelques jours, elle fut entièrement guérie. »

Cet exemple, dit Chrouet, a servi comme de pont, pour y faire passer plusieurs personnes incommodées de différentes maladies, et qui, sans cela, n'auraient jamais voulu boire les eaux de Chaudfontaine. « Jusqu'à présent, ajoute ce docteur, je n’en connais aucune qui se soit repentie de les avoir bues. » Il écrivait cela en 1713.

On ne boit plus guère l'eau de Chaudfontaine. Les cas où les médecins la font prendre intérieurement sont très-rares. Je suis même tenté de croire que Chrouet fut à peu près le seul qui la presctivit comme boisson. Bresmal n'en parle que comme d'une eau thermale. Il écrivait en 1721 qu'immédiatement aprés l’établissement des petits bains, les habitans de Chaudfontaine et du voisinage en prirent et s’en trouvèrent bien. Dans la suite, ajoute-il, beaucoup de malades de Liége et d'autres villes en éprouvèrent l'efficacité, avec un succès si merveilleux, qu’en peu d'années on y vit aborder de toutes parts plusieurs personnes des plus distinguées.

Cependant Simon Sauveur avait cherché à s'assurer la paisible possession de son établissement. Apparemment que ses édifices étaient situés en partie sur le pré du mayeur et en partie sur la voie publique. Sous ce dernier rapport on pouvait l'inquiéter. Il demanda au Prince-Evêque de Liége la concession des bains qu'il avait, disait-il dans son exposé, établis à grands frais sur un chemin royal, expressions emphatiques qui devaient, un jour, lui devenir funestes, mais auxquelles on ne prit pas garde en cet moment. La concession fut accordée, sans difficulté, le 19 Juin 1696.

Mais les héritiers du mayeur se prétendant propriétaires du fond, disputèrent à Simon la jouissance de son établissement. Fatigué des lenteurs et des embarras d’une procédure, il céda ses prétentions à son neveu Théodore Sauveur, qui soutint le procès jusqu'en 1713.

Sur ces entrefaites, Clément de Baviere révoqua la concession de 1696, non parce que cette révocation allait lui devenir profitable, les princes ne font jamais de ces choses-là; mais parce que le pétitionnaire l'avait trompé en exposant, dans son placet, que ses bains étaient établis à grands frais, sur un chemin royal.

Clément de Bavière ayant remis la main sur les bains de Chaudfontaine, la chambre des comptes de ce Prince, administrée, je ne sais pourquoi, par une régence impériale, (1) fit faire des fouilles desquelles il résulta que les eaux thermales étaient un peu altérées par un petit cours d’eau froide qui se mêlait avec l'eau chaude, d'où il provenait sans doute qu'on avait été jusqu’alors obligé de recourir au feu, pour amener les bains à un degré convenable de chaleur.

Mr. de Villenfagne ne dit pas dans la note qu'il a consacrée à Chaudfontaine, si la découverte de la source du gadot résultait de ces fouilles, mais je vois dans un autre endroit de son ouvrage que cette découverte eut lieu en 1711, ce qui me persuade qu'elle coïncida, ou peu s'en faut, avec les travaux de la régence. Quoi qu'il en soit, ce fut une fortune pour les bains. Les anciennes sources et la nouvelle, réunies en une, furent dirigées vers un puisard, au moyen d’une pompe semblable à celles qui composaient la machine de Marly, dont, pour le dire en passant, l'inventeur fut un Liégeois; et de là, des robinets les conduisirent dans les baignoires, avec ce degré de chaleur qui les rend si agréables et si salutaires.

Il est remarquable que le docteur Chrouet, l’auteur zélé des premiers bains, attaqua la source du gadot, dans son livre des eaux d'Aix-la-Chapelle et de Spa. Il ne fut pas heureux en ce point; le docteur Bresmal le réfuta en 1714, dans une brochure intitulée: Defense des eaux minérales de la fontaine du gadot, où il dit, entre autres choses, que les salutaires effets de cette source surpassèrent l'expectation des médecins. Trois ans après, en 1717, les eaux de Chaudfontaine reçurent les mêmes éloges de la part du collége de médecine de Liége; et, depuis cette époque, l'opinion publique justifiée par d'heureux résultats, a sanctionné ces témoignages.

Cependant, ni Simon, fondateur des bains, ni Théodore, son cessionnaire, ne recueillirent les fruits de cet établissement. La cause ayant été portée à la chambre des comptes du Prince, le chapitre cathédral, les plus savans jurisconsultes, et des médecins très-experts, jugèrent unanimement que cette source était un trésor pour le pays et que le Prince pouvait en disposer. En conséquence elle fut concédée aux héritiers du Mayeur, moyennant une redevance annuelle de deux cents chapons, et sous d'autres conditions, plus ou moins onéreuses. Cet: octroi est du 9 Juin 1713.

Je l’avouerai, ce n'est pas sans quelque chagrin que je vois l'inventeur et le créateur de la chose dépouillé, dans la personne de son cessionnaire, des avantages de sa création. L'affaire fut-elle bien jugée? Il ne m'est pas démontré que le Prince-Evêque, pût légitimement transférer à d’autres une concession faite dans les formes, sous prétexte que le chapitre cathédral, les jurisconsultes et les médecins regardaient la source comme un trésor pour le pays. Quelque mauvais plaisant, qui n'aurait pas plus approfondi que moi, la jurisprudence sur les trésors trouvés, dirait peut-être que les 200 chapons furent d’an grand poids dans la balance. D'un autre côté, était-il évident que les héritiers du Mayeur eussent le droit de reprendre le fonds sur lequel Simon avait fondé les bains? Son établissement n’avait-il été formé qu'en vertu d'une permission révocable à la volonté du Mayeur ou de ses héritiers? Cela n'est guère probable.

Le procès n'aurait pas duré 10 ou 12 ans, si quelques circonstances que nous ne connaissons pas, n’eussent rendu la chose susceptible de discussion: mais admettons, comme indubitable, le droit des héritiers à la propriété du fonds; c'est aussi une propriété sacrée que celle d'un établissement d'utilité générale, fait sans fraude, sous les yeux du propriétaire et de son consentement. L'équité naturelle voulait, ce me semble, que les sources demeurassent au cessionnaire de Simon, sauf à indemniser les héritiers du Mayeur, s'il y avait lieu. Et certe le réciproque me paraîtrait une injustice. Il est facile d'indemniser la propriété; mais l’invention et l'industrie; comment estimer les dommages qu'on leur fait?

Ce n'est pas tout. Il reste sur la bonne foi de Simon Sauveur un certain louche qu'il me serait pénible de laisser subsister. On veut qu'il ait surpris la religion du prince, en exposant dans sa requête, qu'il avait fait son établissement à grands frais, sur un chemin royal. Je l'ai déjà dit, il y a trop d’emphase dans cette manière de s'exprimer; mais qui ne sait que c'était alors un préjugé recu parmi les gens simples, qu'un placet ne pouvait être rédigé en des termes trop pompeux? Le conseil du Prince ignorait-il que le vallon de Chaudfontaine n’avait point de chemin royal? On ne fera croire à personne que l'éloquence de Simon Sauveur ait entrainé ses juges. Argumenter du style des pétitions! y trouvér un prétexte pour révoquer des grâces! honnêtes gens qui présentez des suppliques aux puissances, dites-nous, la main sur le cœur, si les exposés dans lesquels vous présentez vos demandes sont exempts d'emphase, d'exagération. Et vous, Ô puissances! S'il m'est permis de vous interpeller, votre religion est-elle surprise aussi souvent qu'on vous le fait dire? L'est-elle, surtout par le style des pétitionnaires?

Si l'on s’étonnait du vif intérêt que je porte au Bonhomme Sauveur, comme l'appelle fort bien Mr. de Villenfagne, je répondrais que les admirateurs ne manqueront jamais aux grands personnages; que les actions d'éclat seront toujours assez célébrées; que s'il est permis de mêler un peu d'enthousiasme aux éloges mérités, mon penchant me porte vers les créateurs de choses utiles, leurs inventions fussent-elles aussi peu remarquées que celle des allumettes.(2) Et, sur ce propos, je veux encore une fois consigner ici un de mes souvenirs.

Il existe en France, dans le département de Maine et Loire, un peu au-dessus du confluent des deux rivières , une roche escarpée, au pied de laquelle est un gouffre dont on ne connaît pas la profondeur. Jadis ce promontoire extrêmement houleux par de certains vents et célèbre par bien des naufrages, ne pouvait être doublé qu’à la voile, ou à force de rames. Le halage des bateaux y était impossible, à cause de l’âpreté du rocher et parce que la rive opposée offrait un marais impraticable. Un particulier, nommé Pannetier, entreprit de dompter les obstacles qu’une nature sauvage opposait à l'industrie commerciale. Il fit tailler, dans la roche, des marches au moyen desquelles les haleurs eurent la facilité de traîner les bateaux. Quand l'ouvrage fut terminé, il vit que cela était bon, pour me servir des termes de la genèse, et plein de joie d’avoir si bien réussi, il fit graver en lettres gothiques, sur une plaque de cuivre que j'ai vue scellée dans le rocher, l'inscription naïve que voici:

Qui a fait faire ce degré ?
C'est le Bonhomme Pannetier:
Dites pour lui Pater, ave.

Essayez de faire entendre aux bateliers et aux voyageurs qui fréquentent ce passage, que l’auteur de l'inscription était mauvais poëte; ils répondront que ce n’est pas là ce qui les touche. Ajoutez qu'il aurait dû prévoir au 15e. ou 16e. siècle, que les mots pater, ave feraient briser son inscription en 1703; ils diront que vous vous moquez d'eux. Dites qu'il était peut-être batelier marchand, et qu’ainsi il avait travaillé pour son intérêt, comme pour celui du public; ils répliqueront qu'il n'y a pas de mal à cela. Insinuez enfin, par tous les moyens qui viendront à votre pensée, qu'il pourrait bien n'avoir pas mieux valu que le commun des hommes; ils refuseront de vous croire* C'est pour eux une nécessité que le Bonhomme Pannetier soit un Bonhomme, dans le sens le plus favorable de ce mot. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi du Bonhomme Sauveur? Il ne sut pas bien rédiger un placet; il ne prévit pas que les mots chemin royal, mis sous les yeux de personnes qui connaissaient Chaudfontaine tout aussi bien que lui, fourniraient un prétexte aux auteurs de sa ruine, 12 ou 15 ans après qu’il les eut écrits; il crut qu'il n'était pas mauvais de gagner sa vie, comme le dit Chrouet en procurant le bien de l'humanité; enfin, au moment où son établissement prospérait, on lui fit des contestations qui le dégoûtèrent de l'entreprise et finirent par tourner au profit de ses adversaires et du Prince: je ne m'y connais guère, si ce ne sont pas là des signes de Bonhomme.

Mais ceci m'a mené trop loin. Revenons à Chaudfontaine et finissons. L'hôtel des bains a été construit en 1713, tel qu'il est aujourd’hui, si ce n'est qu'on lui a donné, depuis une physionomie plus moderne et qu'on y a pratiqué des distributions plus commodes. D'autres constructions ont insensiblement accru le village, qui cependant est encore peu considérable, Sa situation sur le bord d'une jolie rivière, dans un vallon romantique, bordé de montagnes couvertes de bois, a beaucoup d’attrait pour les personnes qui aiment la belle nature. Chaudfontaine est le Spa des Liégeois, et beaucoup d'étrangers rhumatisés, ou affectés de paralysie, viennent y chercher la santé. D'autres encore se font un devoir de le visiter, en allant à Spa, ou à leur retour. Il n'est pas même sans exemple que le plaisir qu’on y rencontre prolonge le séjour de quelques-uns.

Les bains de Chaudfontaine ne sont pas la seule cause de l’affluence qui s'y porte. La piété y attire quelquefois un grand concours de personnes de tous les rangs, mais principalement de la classe inférieure. Disons quelques mots du pélerinage de Chévremont: son histoire nous offrira le tableau des mœurs des 10e, et 11e siècles.


Pélerinage de Chévremont.

La montagne de Chévremont est située sur la rive droite de la Wesdre, à peu de distance de Chaufontaine. Sa forme varie selon les lieux d'où on la considère. Vue d'un certain point elle semble un cône dont la pointe se termine par un bouquet d’ar-bres qui ombragent une chapelle dédiée à la Vierge. Un sentier tortueux et rude, où l'on a placé de distance en distance de petits oratoires qui servent de stations aux pélerins, conduit au sommet de la montagne. Le trajet est pénible, mais les curieux en sont dédommagés par les beaux points de vue qui s'offrent à leurs regards. La chapelle n'a rien de remarquable. Sa construction n'est pas très-ancienne, quoique son origine se perde dans les ténèbres du moyen-âge. Elle a pris la place d'une église dédiée à la Vierge, construite en même temps que le château de Chévremont, bien longtemps, peut-être, avant le règne de Charlemagne.

Ce château, dont il ne reste pas de vestige, mais dont il est parlé dans l'histoire, dès le 9e. siècle, appartenait, au commencement du 10e., à Giselbert, Comte des Ardennes, Seigneur assez puissant pour prendre part aux affaires et influer sur les destinées de la France et de l'Empire. Charles-le-Simple lui dut, en grande partie, la conquête de la Lorraine, et l'en fit Gouverneur ou Duc. Giselbert tenta de s’y rendre indépendant, tantôt avec le secours de Conrad, roi de Germanie, tantôt à l'aide de Robert-le-Fort auquel il persuada d’envahir la France. La forteresse de Chévremont, place imprenable, où on l’assiégea plusieurs fois et toujours sans succès, était son refuge quand la fortune trahissait ses efforts.

Quand Charles-le-Simple se fut accommodé pour la Lorraine avec l'Empereur Henri Ier, Giselbert qu'une trahison avait livré à ce Prince, s’insinua dans son esprit, épousa sa fille Gerberge, fut rétabli dans son gouvernement et resta fidèle à Henri: mais ses projets n'étaient que suspendus. Il se ligua, sous le règne d'Othon I, avec Everhard, Comte palatin et Duc de Franconie, dans l'intention de se défaire d'Othon et de partager l'Empire. Des revers ayant signalé le commencement de cette entreprise, Giselbert amena sa femme dans la forteresse de Chévremont, l'y laissa avec une forte garnison sous les ordres de deux braves, Anfred et Arnoud, se remit en campagne, passa le Rhin, fut surpris par Othon et se noya dans le fleuve en essayant de le passer à la nage.

Immon, qui tenait pour l'Empereur, vint assiéger la veuve de Giselbert et employaa la perfidie pour se rendre maître de la forteresse. Anfred et Arnoud invités à une conférence, furent arrêtés et conduits à Othon; la garnison se rendit; Gerbergee épousa Louis IV, roi de France, et le château devint la propriété d'Immon.

Les historiens qui font de ce dernierr Châtelain un fils de Giselbert, ont ignoré les particularités qu’on vient de lire, ou bien ils n’y out pas fait attention. On s’égare facilement en parcourant ces temps obscurs, où l'on ne trouve pas toujours des guides. Par exemple: est-ce d’Immon, est-ce de son fils que quelques-uns nomment Iriel, qu'il sera question dans le récit qui va suire? Ne pouvant éclaicir ce point, j'emloirai, en parlant de ce personnage; la dénomination de Châtelain de Chévremont; elle suffit-à l’objet que je me propose.

Tous les historiens s'accordent à faire de ce Châtelain un brigand, qui ne descendait de son donjon, comme un vautour de son aire, que pour désoler la contrée. Je ne vois rien là qui ne soit vraisemblable; mais il est bon de se rappeler que rien n'était moins extraordinaire à la fin du 10e. siècle. Déjà on avait perdu le fruit des idées politiques et libérales de Charlemagne. L'ancienne barbarie reprenait le dessus avec d’autant plus d'empire qu'elle avait perdu la simplicité originaire. Du temps de César et de Tacite, l'état politique des peuples: de la Gaule et la Germanie était, il est vrais, fondé sur la force. Nous y retrouverons la même ligne de démarcation entre les hommes libres et les esclaves, résultat grossier de l'usurpation des armes sur l’industrie: mais, dans le cours habituel de la vie, une bienveillance naturelle tempérait cet état de choses. Les grands exigeaient peu de leurs serfs, parce qu'ils avaient peu de besoins. Il était facile de contenter les désirs d’une oisiveté sans luxe et presque sans fantaisies, Dans la suite, quand un humble manoir ne suffit plus aux hommes puissans , quand il leur fallut des châteaux, des forteresses, quand ils commencèrent à prendre goût aux délicatesses de la vie, quand enfin, ils eurent accueilli tous les genres d'ostentation et des faste, ils accablèrent la multitude et s'accoutumèrent à la mépriser d'autant plus qu'ils la grévaient davantage. Ce fut bien pis encore quand les règlemens féodaux eurent établi la hiérarchie des prérogatives. Ce monstrueux échafaudage glaça de stupeur les petits qui le contemplèrent d'en bas, et tourna la tête des grands qui se trouvèrent élevés sur ses gradins. La raison fut sans pouvoir dans l'esprit de la plupart des Barons, des Comtes et même des simples Châtelains; on reconnut dans le genre humain deux espèces plus distinctes que jamais, l’une planant dans les régions supérieures, l'autre plongée dans une bassesse absolue et n’existant que sous le bon plaisir et pour les caprices -de la première. Ceci n'est point exagéré. S'il y eut dans les capitulaires de” Charlemagne, quelques dispositions protectrices du peuple, elles furent ensevelies dans sa tombe. Il est inoui qu’au temps dont je parle, les serfs aient été vengés par les lois de l'oppression des Seigneurs. Elle était établie, cette oppression, comme un droit dont la raison particulière s’indigna quelquefois, mais contre lequel la raison publique ne s'éleva jamais. Eh! quelle était la raison publique d'alors, sinon la force? Ceux qui en usèrent avec modération furent un objet de risée pour les autres, et ceux qui en abusérent avec le plus d'excès n'en jouirent pas moins de tous les avantages de Ja considération publique. Cet oubli de la morale universelle dura plusieurs siècles. Un certain Paganus, ou Payen de Rochefort, qui retranché sur un roc inaccessible, comme le Châtelain de Chévremont, faisait métier de piller les paysans et même de détrousser les voyageurs, exerçait en même temps les fonctions de Grand-Sénéchal d'Anjou, et garda ce titre aussi longtemps que Jean sans terre posséda cette province.

Le Châtelain de Chévremont fut-il un de ces brigands qui se faisaient un jeu de porter la désolation autour de leur demeure? Cela seul aurait renda son voisinage fort incommode à l'Evêque de Liège: mais d'autres motifs engagèrent celui-ci à méditer la ruine de la forteresse. Notger visait à l'agrandlissement de sa puissance temporelle, il voulait édifier la principauté de Liége, dont ses prédécesseurs avaient jeté les fondemens, et il ne manquait pas dés qualités propres à le seconder dans cette entreprise, Elevé dans l'ombre du cloître où ses talens lui procurèrent la direction des écoles, puis le gouvernement des moines, sa renommée retentit jusqu'à la cour d'Othon. Ce monarque l’appela près de lui, l’admit dans son intimité, l’initia dans les mystères de la politique, et lui donna, en 971, l'Evéché de Liége vacant par la mort d'Eracle. Le nouveau prélat se fit remarquer par une capacité rare en tout point. Pontife dans son Eglise, publiciste dans son conseil, guerrier à la tête de ses troupes, il sut fortifier le respect qu'il empruntait de sa mitre et l'influence qu'il tenait de son propre caractère, par une administration sage, une prudence qui savait temporiser, et la résolution nécessaire dans un coup de main. Il serait, à tous égards, supérieur à son siècle, s'il se fut élevé jusqu'à la connaissance des principes de la justice naturelle, ou si l'ambition ne les eût, au moins une fois, étouffés dans son esprit, jusqu'à le précipiter dans un crime devenu, fameux par la barbarie de sa conception et de son exécution.

Notger n'ignorait pas que, dans ce temps d'anarchie, où rien ne se faisait que par l'empire de la force, et où l'audace était si souvent couronnée par le succès, toute forteresse trop voisine de son siége pourrait devenir un obstacle à ses desseins. Celle de Chévremont, surtout, lui causait de vives inquiétudes, par sa position et le souvenir des entreprises de l'audacieux Giselbert. Qui le garantissait qu'Immon ne tenterait rien contre une principauté naissante?

Voici un trait caractéristique d'où l’on conclura que Notger n'aurait pas laissé subsister un moment la forteresse de Chévremont, s’il eût été maître d'en disposer.

Un chevalier nommé Radus, que les historiens qualifient d'avoué, possédait un château qui dominait la ville de Liége. Notger, prétextant quelques affaires en Allemagne, partit accompagné de Radus et d'un neveu qu’il avait mis dans sa confidence. Après quelques jours de marche, il envoya ce dernier à Liége avec l’ordre secret de transformer le château en église et de mettre tant de célérité dans cet ouvrage, qu'il le trouvât terminé à son retour. Ainsi fut fait.

La métamorphose était opérée quand Notger revint avec le bon et loyal Radus. En vain celui-ci témoigna son mécontentement lorsqu'étant à portée de sa demeure, il en vit le pignon surmonté d’une croix, la tour convertie en clocher, les fenêtres en vitraux, etc. L'Evêqué rit de sa colère, le contraignit d'accepter un dédommagement; et l'église subsista.

Mr. de Villenfagne rejette cette anecdote comme fabuleuse. Il s’en tient à ce que rapporte la chronique d’Anselme, auteur presque contemporain, et dit: « Un Seigneur riche et puissant avait demandé un terrein entre les collégiales de St. Pierre et de St. Martin, pour y construire une maison. Notger se doutant que ce Seigneur profiterait de la situation avantageuse de ce lieu et y éleverait une forteresse, qui pourrait troubler la sûreté des citoyens, éluda sa demande, et commanda à Robert, prévôt de St. Lambert , de bâtir une église dans cet endroit ».

Je préférerais aussi la version d’Anselme, si je n'étais averti par les auteurs des délices du pays de Liége, et si je n'avais reconnu moi-même qu'il use fréquemment envers Notger d'une partialité qui pourrait bien l'avoir induit à déguiser l'aventure du château de Radus. Au surplus, quand on donnerait la préférence à la dernière narration, il n’en serait pas moins vrai que Notger n’aimait pas le voisinage des châteaux, et cela par le sentiment d’une prévoyance inquiète.

Aussi tous les écrivains s'accordent-ils à dire qu'il voyait avec dépit la forteresse de Chévremont devenir de jour en jour plus inexpugnable, par les nouvelles fortifications dont la hérissait le châtelain actuel. Désespéré de ne pouvoir s'en emparer de vive force, il n'attendait que l’occasion de la surprendre. Cette occasion se présenta vers l'an 980.

Le châtelain eut d'Isabelle, son épouse, un fils qu'il voulut faire baptiser avec solennité; car ces petits tyrans alliaient fort bien la dévotion avec la barbarie. Il alla donc trouver l'Evêque et le pria de donner à son enfant les saintes eaux du baptème. Notger l'accueillit avec un grand air de cordialité, loua la ferveur de son zèle, promit de faire lui-même la cérémonie, détermina qu'elle aurait lieu dans le château de Chevremont, et en fixa l'époque à un terme peu éloigné, ne se ménageant que le temps nécessaire pour rassembler tout son clergé, afin, disait-il, de donner à la fête une pompe digne de son objet et de l’éminence des personnages. Le châtelain, ravi de ce bon accueil, retourne en sa forteresse où il ordonne les plus grands préparatifs pour une réception honorable.

Cependant Notger réunissait ses plus intimes confidens: « Le moment est venu de purger la patrie du brigand qui l’infeste et de raser une forteresse qui menace ma principauté, ou plutôt celle de St. Lambert; car je ne suis que le dépositaire de sa puissance, Rassemblez secrètement deux cents braves craignant Dieu et dévoués à l'église. Qu'ils se munissent de toutes les armes qu'il est possible de cacher sous des habits ecclésiastiques. Nous les revêtirons de chappes, nous les conduirons processionnellement à la forteresse et je leur donnerai le signal de l’extermination. Massacrons le châtelain et tous les siens: le benoît St. Lambert nous l’ordonne: massacrons-les comme les Lévites du Très-Haut massacrèrent la farouche Athalie et tous ceux de sa suite. »

Tel était l'esprit du temps que cet exécrable projet fut accueilli avec transport, et que son auteur même se fit peut-être illusion jusqu'à le croire légitime, tant l'ambition qui s'allie au fanatisme sait bien déguiser les passions qu'elle fait servir à ses desseins.

Tout devait être prévu dans l'exécution d'un pareil attentat. Si l’on attendait le jour convenu, il était à craindre que le châtelain, pour donner plus d'éclat à la réception de l'évêque, ne mît la garnison sous les armes, et ne se trouvât ainsi préparé à la défense. On jugea qu'il était plus sûr de le surprendre. Ce fut donc la veille, de grand matin, que la perfide troupe se mit en marche. Les habitans de Chévremont, éveillés par le chant des litanies, s'habillèrent à la hâte, ouvrirent les portes de la place et allèrent au-devant de la procession, sans armes, la tête nue, précédés du Châtelain désarmé comme eux.

L'évêque et son prétendu clergé introduits dans la forteresse, les chants cessent, des rafraichissemens sont distribués, Notger et le Châtelain s'entretiennent ensemble, d’abord amicalement et d’un ton calme, puis avec chaleur et sans ménagement. J'ai trouvé dans un manuscrit daté de 1601, la fin de leur entretien rapportée avec une simplicité qui lui donne un grand air de vraisemblance. Le dialogue est animé. Je vais le citer de mémoire. « Il faut que vous me vendiez ce château, dit l'évèque d’une voix ferme. — C'est sans doute une plaisanterie, répond le châtelain, en contraignant son indignation. — Non, Le voisinage de cette forteresse m'incommode; les choses n'iront bien que quand vous me l'aurez vendue, — Hors d'ici, traître! hors d'ici tout-à-l'heure, ou je vous enferme dans une prison d'où vous ne sortirez de long-temps. — Vous le prenez ainsi? le château m'appartient, — Misérable! félicite-toi de ce que j'ai eu la folie de t'appeler dans ma demeure. Je te tuerais à l'instant, si tu étais venu de ton chef. — Soldats, s'écrie Notger, exterminez ces brigands. »

Tout-à-coup, les chappes et les surplis tombent, les armes brillent, le massacre commence et ne cesse que quand le fer ne trouve plus de victimes. On ne sait pas au juste comment périrent le châtelain et sa famille: quelques-uns disent que le premier se précipita du baut des remparts, et que sa femme se jeta dans le puits du château, avec son fils qu'elle serrait étroitement dans ses bras. Tout périt: voilà ce qu'il y a de certain.

Quand il ne resta plus de sang à verser, on dépouilla les édifices; après quoi, on s'occupa de leur démolition, objet principal des desirs de Notger, et tandis que les ouvriers s’en occupaient, il rentra dans Liége, chargé de tout ce qu’on avait trouvé de précieux dans le château et trois églises, dont deux, celles de la Vierge et de St. Jean étaient dans la place, et la troisième au bas de la montagne.

Le triomphateur fit hommage de cos trésors à St Lambert. On les déposa dans la cathédrale avec beaucoup de vénération et de décence, dit Anselme, venerabiliter ac decentissime; c'est-à-dire, avec autant d'appareil et de sang froid que si ces richesses eussent été le fruit de l'acquisition la plus légitime. Il ne vint dans l'esprit de personnes que cette impudente cérémonie fùt une profanation.

Si nous recherchons la cause de ce travers d'esprit, nous trouverons que dans ces temps d’anarchie, où l'on était toujours en état de guerre, le droit de conquête légitimait tout; que les évêques pouvant à raison de leur vassalité, être considérés comme des puissances militaires, ce droit devait s'appliquer à l'église comme aux châteaux; et que le voile grossier et barbare qui obscurcissait toute lumière, ne permettait pas au vulgaire de sentir la différence qui existe entre une ruse permise et une insigne perfidie!

Cet état continuel de guerre n’a pas besoin d'être démontré. Les armes sont ennemies du repos, et les Seigneurs ne quittaient point leurs armes. Il était de leur essence de semer la terreur sur leurs pas, comme il est de l'essence des nuages de rouler la grêle et les tempêtes. Quelle paix y aurait-il eu entre des hommes toujours prêts à la provocation, et qui faisaient consister la gloire dans l'exercice de leur force? Ils s'attaquaient sans motif, par bravade et de gaieté de cœur. Une saillie belliqueuse était chez eux ce qu'est dans nos salons une saillie de l'esprit. Un Baron portait le ravage chez les sujets de son voisin, aussi gaiement qu'un homme du monde lance un sarcasme!

Les évêques, un peu gênés par l’austérité de la morale évangélique, prenaient moins souvent le casque et la rondache. Moins provocateurs que les autres, plus lents à repousser par la force les injustes agressions, ils semblaient quelquefois s'en tenir à la médiation du ciel; mais les exhortations pieuses, les excommunications et les autres moyens ecclésiastiques n'étaient souvent que le prélude de vengeances éclatantes; l'exemple de Notger montre combien ils étaient terribles dans l'occasion. La faculté de saisir tour à tour l’encensoir et l'épée, faculté qui nous semble aujourd'hui si bizarre et si contraire à l'esprit de la religion, les servait merveilleusement. Le glaive qu'ils maniaient devenait celui de Dieu, tous les coups qu'ils frappaient émanaient de sa justice. La furie d’un évêque armé pouvait donc ne point connaître de bornes; on voyait en lui l'ange exterminateur, il était affranchi des lois de l'humanité.

Ces préjugés sanctifièrent l'expédition de Notger, aux yeux du peuple, à ses propres yeux mêmes, s'il fut inspiré par le fanatisme autant que par l'ambition. Aussi voyons-nous qu'Anselme n'hésite à qualifier sa perfidie de dolus laudabilis, ruse digne d'éloge.

Mais, dans ce qui regarde la moralité de certaines actions, l'opinion varie selon les temps et les circonstances. Placentius, qui écrivait dans le 16e. siècle, blâme l'expédition de Notger et pense qu'elle fut ce qui l'empêcha d'être mis au rang des saints. Toutefois il parait la blâmer plus particulièrement en ce que l'enfant du châtelain mourut sans avoir reçu le baptème, d'où l'on peut présumer que le surplus ne lui semblait pas un obstacle à la canonisation. Cette manière d'envisager les choses frappa les écrivains postérieurs à Placentius. Ils s’en servirent pour détourner l'attention du fait principal qu'on ne pouvait nier, vers un fait accessoire dont la vérité n'était pas démontrée. Ils affirmèrent, pour la plupart, que Notger avait commencé par mettre sa conscience à l'abri en baptisant l'enfant, et pour ne laisser aucun doute sur la vérité de cette assertion, ils ajoutèrent qu’on lui avait donné le nom de Nicolas.

Ce n'est pas la vraisemblance qui manque à cet étrange scrupule: on trouverait dans l'histoire du moyen âge bien des traits de la même nature: mais les auteurs de cette fraude officieuse ne prévoyaient pas qu'il viendrait un temps où elle serait superflue, si même elle n'avait un résultat contraire à celui qu’ils en attendaient. Aujourd'hui bien des gens ne jugent que le fait principal, et la fanatique précaution dont on suppose que Notger fut capable, ne ferait, aux yeux de leur raison, qu'ajouter à l'horreur du crime.

Au reste, la remarque de Placentius porte à faux, et les mensonges charitables qu'elle a suggérés pourraient bien manquer d'adresse, en ce qu'ils ne se trouveraient pas d'accord avec les idées et les pratiques du 10e. siècle.

D'abord, il est aisé de dire, sans rappeller le massacre de Chévremont, pourquoi Notger ne fut point mis au rang des saints, tandis qu'on avait accordé cet honneur à un si grand nombre de ses devanciers. C'est, tout simplement que l'usage de cette espèce d’apothéose, qu’on croirait imitée des empereurs romains, en possession de devenir dieux, à leur mort, s'était perdu pour les évêques de Liége, depuis plus de 200 ans; et qu'on ne le renouvela point en faveur de Notger. On ne songea à demander sa canonisation que plus de cent ans après Placentius. Voici, à ce sujet, ce que je lis dans les premiers Mélanges de littérature de Mr. de Villenfagne, qui a suivi Mélart, histoire de Huy, p. 65: « En 1634, le doyen et les chanoines de St. Jean, par ordre du nonce Caraffe, ont relevé avec grand respect, et honneur le corps de cet évêque, qui avait choisi une chapelle de la collégiale de St. Jean pour sa sépulture, et l'ont posé en une casse; jusqu'à ce que le pape, après inquisition exacte et pertinente de sa vie, ait jugé et déterminé de ses mérites, pour lui rendre les honneurs qui lui conviendront. » Il est vraisemblable que l'affaire de la canonisation ne fut pas même entamée: on dut sentir que l'avocat du diable y aurait eu trop d'avantage. Quoi qu'il en soit, cette tentative est étrangère à l’assertion de Placentius, et j'ai eu raison de dire que sa remarque porte à faux, puisque l'exclusion de Notger du catalogue des saints ne vint pas de sa sanglante expédition, mais de l'abolition d’un ancien usage.

Quant à la prétendue cérémonie du baptéme et au nom de Nicolas, qu'on dit avoir été donné à l'enfant, je demanderais aux érudits, 1°, Si, dès la fin du 10e. siècle, on avait, sur le malheur des enfans morts sans baptême, une doctrine aussi sévère qu'elle le fait depuis. J'ai, pour en douter, des motifs dont l'exposition me mènerait trop loin, Je dirai seulement que le silence d'Anselme autorise mes doutes. Anselme, Panégyriste outré de Notger, comme l'appelle Saumery, ne touche point cette circonstance, parce qu'elle lui semble indifférente. De deux choses l’une; ou le baptème eut lieu; et il n’aurait pas manqué de faire honneur à son héros de l'accomplissement d'une cérémonie jugée indispensable, ou il n'eut point lieu, et cet ami zélé aurait cherché des excuses à une omission capable de laisser dans les esprits une impression funeste. Je crois donc que, soit imperfection, soit relâchement dans la doctrine d'alors, on s'inquiétait peu de voir un enfant mourir sans avoir été baptisé. 2°, Je demanderais aux personnes versées dans l'histoire du moyen âge, si l'usage d'imposer des noms de saints aux enfans présentés au baptême, existait du temps de Notger. Si l'examen de cette question conduisait à la négative, le nom de Nicolas dévoilerait la fraude qu'il a pour objet de couvrir.

Que ces doutes soient fondés ou non, il est certain que l'attentat de Notger parut aux yeux des contemporains un acte légitime; que Chévremont et ses dépendances lui demeurèrent par droit de conquête et que personne ne les lui disputa. Un seul parent au Châtelain entreprit de le venger; mais Notger le battit en plusieurs rencontres et le força d'acheter la paix.

Dirait-on que le pélerinage de Chévremont doit être regardé comme une fondation expiatoire? Je n'ai rien lu qui donne lieu de le penser. Il, paraît, au contraire, qu'on a été long-temps dans la persuasion que le ciel avait ratifié par des miracles la possession de Notger. L'historien Bouille rapporte, sur la foi d'anciens manuscrits, que les ouvriers qui travaillaient à la démolition d'une des Eglises, dédiée à St.-Jean, y firent d’abord des efforts inutiles, mais que Notger s'étant mis en prières et ayant promis au saint de construire à Liége une Eglise dont il lui ferait la dédicace, la démolition se fit sans difficulté. Les inventeurs de cette fable n'auraient pas supposé à St.- Jean tant d'attachement à sa demeure, si l'on eût cru, de leur temps, que Chévremont avait été souillé par un crime.

Il y eut peut-être aussi des miracles par lesquels la Vierge manifesta sa volonté de rester en possession de la montagne, mais; ils ne me sont pas connus. J'ignore de même quelles altérations les traditions populaires ont fait subir à l'histoire de l'attentat de Notger. Je ne serais pas étonné que le Chatelain et sa famille y fussent représentés comme des géants ou des ogres qui se nourrissaient de chair humaine. Pourquoi cette fable ne se serait-elle pas accréditée aux environs de Chévremont? N'en trouve-t-on pas de la mème espèce dans tous les pays? Je connais en France un pélerinage fameux par l'attention que lui donna Louis XI. Il est dans une île de la Loire, appelée Béhuard, du nom d'un certain Buhardus, géant énorme, disent quelques vieux chroniqueurs, qui, du haut d’un rocher où l’on voit aujourd'hui une chapelle, lançait sur le fleuve un filet immense, dans lequel il enveloppait les bateaux, dont il dévorait l'équipage. Ces fictions et celles du mème genre que nous trouvons dans les romans de chevalerie, sont ces images hyperboliques de la férocité de quelques Seigneurs du moyen âge et principalement du dixième siècle.

Mais la férocité du Châtelain de Chévremont n'est point articulée de manière à justifier son malheureux sort. Il n'en est parlée qu'en termes généraux et vagues. D’ailleurs eût-il été considéré universellement comme un monstre de cruauté, il ne s'agit pas de lui seul. Tous ses soldats, tous ses serviteurs égorgés! Sa femme et un fils à la mammelle enveloppés dans ce désastre sanglant !! Et cela par l'horrible succès de la plus noires des perfidies...! Cependant Notger oppose à l'indignation que fait naître son crime, trente années d’un règne plein d’éclat et de justice, relativement au temps où il vivait. Il ne vexa point ses sujets, il gouverna bien son Eglise, agrandit sa principauté, fit faire des travaux utiles et protégea le peu de lumières dont il existait encore quelques lueurs dans son clergé: en un mot, le respect et la reconnaissance qu'il inspira furent portés si loin, qu’on alla jusqu’à dire que Dieu avait assez fait pour les Liégeois en leur donnant Notger et que c'était à ce dernier qu'ils étaient redevables de touts.

Notgerum Christo, Notgero cætera debes.

Étrange condition de l'espèce humaine! Son esprit n'est qu'un tissu d'inconséquences et de contradictions. Entraînée vers le mal avec autant de force que vers le bien, elle échappe toujours par quelque issue au jugement qu'on en voudrait porter. Pélerins et curieux qui venez à Chévremont, J.-J. Rousseau a dit quelque part: Jouet de l'air et des saisons, l'homme est content ou triste au gré des vents. Dites, avec non moins de vérité, qu'il est méchant où bon, immoral ou philosophe, au gré des temps et des circonstances. Soyez assez indulgens pour rejeter sur le 10°. siècle l'horreur du crime de Notger, et faites des vœux pour que ces temps déplorables ne renaissent jamais.


(1) Le prince de Liége avait été cité au ban de l'Empire pour avoir embrassé le parti de la France. Le comte de Zinzendorf prit, en 1702, au nom de l'Empereur, le gouvernement du pays.
(2). En citant cette invention, je me rappelais ce mot de Champfort: « Moïse se moque de nous avec ses 6000 ans. il a fallu plus de temps que cela pour inventer les allumettes ».

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