Extrait relatif aux eaux de Chaudfontaine
...
CE jour étoit le dimanche de la Pentecôte. Il fervit à merveille pour voir les Eglifes dans leur plus beau luftre. la matinée fe paffa à vifiter la Cathedrale, la Collégiale de St. Paul, St. Jacques, & quelques autres Eglifes, des plus belles & des mieux ornées. L’éclat de l'or, de l'argent & des pierreries, la beauté des marbres & des peintures, font autant d'objets, fur lefquels les Curieux peuvent se fatiffaire dans les Eglifes de Liége, dont plufieurs font magnifiques & quelques-unes nouvellement rebâties.
SUR le foir la compagnie partit pour Chaufontaine, à deux lieuës de là. Ce petit endroit eft fitué fur l'eau de Vefdre, petite riviere, qui fe rend dans la Meufe, ce qui fait qu'on peut y aller par eau dans une barque, qui y va & en revient journellement, dans la belle faifon; mais comme il eft pénible de monter cette riviere contre le courant de l'eau & en montant les digues, qui y font nombreuses, & furtout qu'en Eté elle manque fouvent d'eau, il eft plus confeillable d'y aller en voiture. L e chemin, taillé dans le roc, & fort bien entretenu, en eft très-aifé. On dit que les Etats du Pays vont y faire une chauffée à travers les campagnes. [ comme la riviere eft rapide & que le lit en eft fort pierreux, ceux qui viennent en caroffe à chaufontaine, s'ent retournent affez fouvent à Liége par Eau, pour fe donner le plaifir d'éprouver les fauts inévitables, que la barque fait dans les cafcades & dans les chutes d'eau, qu'on rencontre à chaque inftant ] d’autant plus qu'on y a fouvent bonne compagnie & qu'on a le plaifir de voir les belles campagnes & divers agrémens, qui fe préfentent fur le rivage.
ETANT arrivés, ils defcendirent au grand-Bain, qui eft la principale Auberge du lieu où l'on eft logé commodément & traité parfaitement bien; le voifinage de Liége pouvant y fournir généralement de tout le néceffaire. Il s'y trouvoit une compagnie liégeoife; mais comme la maifon eft fort fpacieuse, on trouva moyen de s'y arranger affez bien. Ils demanderent d'être fervis à part. étant allés enfuite dans la petite promenade, qui eft fur le bord de la riviere, à quelques pas de l'Auberge; ils y trouverent du monde; le Confeiller y reconnut un Chanoine, qu'il avoit vu à Spa, & avec qui il y avoit été fort lié. Ils fe firent compliment & fe témoignerent réciproquement une joie fenfible de fe rencontrer auffi inopinément. Mr le Chanoine fit auffitôt connoiffance avec le reste de la Compagnie & la préfenta à la fienne, qui étoit un de fes Parens, auffi Chanoine, mais de ceux de la Cathédrale; ce font les Chanoines primaires, qu'on nomme Tréfonciers. Il y avoit auffi un Confeiller du Prince, avec fa Femme, qui étoit une Dame fort aimable, & Sœur du Chanoine. Bientôt ils fe féliciterent tous, de part & d'autre, d'avoir fait connoiffance & furent charmés d'être logés, juftement dans la même Auberge. On envoya dire par un valet que toute la Compagnie fouperoit ensemble. Enfuite on fe mit à promener & à s'entretenir de chofes agréables. [ ces rencontres imprévuës ont quelque chofe de fi doux, qu'il eft difficile d'exprimer le plaifir, qu'elles causent. On fe fait avec avidité mille queftions, on fe rappelle, on fe dit cent petites bagatelles, des riens enfin, qui tout riens qu'ils font, répandent fur ces entrevues des agrémens infinis. On rappella quantité d'hiftoriettes de Spa; la compagnie liégeoife en fournit de celles de Chaufontaine. Un affez long temps fe paffa de cette maniere agréablement. le Comte alors frappé du beau point de vue des environs, exalta la belle fituation de ce petit hameaux. Il eft fitué dans un agréable vallon, fur le bord de la riviere de Vefdre. Il est très-petit; mais les maifons en font propres; & celle du grand bain eft affez fpacieuse. Ce petit hameau eft riant; c'est l'endroit le plus joli qu'on puiffe voir par les charmantes prespectives, qu'il préfente de tout côté. Auffi eft-ce la promenade ordinaire & comme un lieu de Délices des Liégeois, qui y font fouvent des parties de plaifir. Les Chanoines furtout en font tous leur campagne. ] Il y va toujours beaucoup de monde dans les beaux jours, la plupart pour y aller feulement dîner & fe divertir; le dîner eft ordinairement précédé d'un Bain, qui fait fouvent le prétexte du voyage, & fert au moins à l'agrément, d'autres ne le prennent que fur la fin de l'après-diné, afin d'être plus frais pour repartir le foir. La compagnie liégeoife propofa d'aller au Bain; les nouveaux arrivés inclinoient à différer au lendemain; mais on leur perfuada d'y entrerle même foir, rien n'étant plus propre à les délaffer de la fatigue du voyage & à les rafiaîchir de la chaleur, qu'ils avoient foufferte en venant d'un temps très-chaud. [ les Cavaliers menerent les Dames jufqu'aux places des Bains, qui leur étoient deftinés & ils allerent enfuite se baigner auffi. Il étoit fept heures quand la compagnie reparut, on rentra à l'Auberge pour fe mettre à table. ] on y fut avec cet appetit, que donne le bain, & avec cette gaieté, naturelle à une aimable compagnie, dans un endroit, où tout infpire la joie & la diffipation.
LE Charme du lieu & de la focieté engagea toute la compagnie à y paffer un jour entier & à ne partir pour Spa que le furlendemain. On commenca la journée du lendemain par le Bain enfuite après avoir pris du chocolat, on fut vifiter tous les bains; il y en a treize, de différentes grandeurs; l'eau y eft conduite par des tuyaux de plomb, dans lesquels elle est élevée par des pompes, qui font mises en mouvement par une rouë, pofée sur un bras de la riviere, & par des machines, qu'elle fait agir.
LE Comte demanda [ s'il y avoit longtemps que ces Bains étoient connus. Il y a de l'apparence, répondit le Chanoine, que la découverte des Eaux chaudes de cet endroit eft fort ancienne, comme on paroit fondé à le croire par le nom qu'il porte depuis long-temps. Cependant il n'y a guéres plus d'un demi-fiécle qu'on a commence d'en faire ufage pour la Santé. Leur peu de chaleur, comparé à celle des Eaux d'Aix, les a fait méprifer fans doute en qualité de Bains. Je ne sçais pas même fi elles ne feroient pas encore dans le mépris fans un bon homme, qui, accablé de mifére, s'avifa d'en faire les éloges. Il en publia partout les merveilles bâtit auprès de cette Fontaine une miférable cabane avec des petits Bains, pour y gagner fa vie. fon plan lui réüffit. Il attira d'abord quelques Femmes crédules, qui allerent à leur tour, vanter les miracles de Chaufontaine, & infenfiblement ces Eaux acquirent quelque célébrité. On fe plaignit de ce que fes Bains n'étoient pas affez chauds; il fit chauffer fur le feu une quantité de cette eau même, pour mêler au bain. L’Invention eut du fuccés. Leur reputation s'accrut par les déclarations de plufieurs perfonnes, d'y avoir trouvé du foulagement à leurs maux. On en parla d'une façon fi avantageufe, que le Prince, prévoyant l'avantage, qui reviendroit au public, de l'ufage des Bains, ordonna l'an 1713, de Creufer aux environs de la Source tiéde pour la dégager de l'eau froide, qu'on foupçonnoit de s'y mêler. L’expérience justifia ce foupçon & rendit le projet utile. Alors un Particulier ayant reconnu que cette eau venoit d'une montagne voifine & qu'elle traversoit une prairie, qui lui appartenoit, obtint de la Chambre des Comptes les priviléges néceffaires, y fit travailler, & trouva la fource fi chaude & fi abondante, qu'il prit la réfolution d'y bâtir cette belle maifon, qu'on nomme le grand Bain, non ferlement les Liégeois commencerent à y venir; mais les Etrangers mêmes en furent informés & la plupart de ceux, qui alioient à Spa, s'accoutumerent à paffer par Chaufontaine, malgré la difficulté des chemins, qui étoient alors impraticables aux caroffes. Mais l'affluence des perfonnes, qui continuerent d'y venir & l'agrément, dont ce lieu étoit aux Liégeois, engagea l'Etat à faire tailler dans le roc, cette route, qu'on y a aujourd'huy. J’avois toujours cru, dit le Chevalier, que Chaufontaine n'étoit qu'un lieu de plaifir & que fes eaux n'étoient bonnes à rien; mais à ce que je vois, on les croit utiles à différentes incommodités, & tout au moins elles font bonnes pour préparer le corps avant l'ufage des eaux de Spa. Dans le temps qu'on étoit à parler de cette matiere; il furvint à propos un Médecin de la connoiffance du Chanoine; on le pria de vouloir expliquer la qualité & les effets de ces eaux, je vous avouerai Meffieurs, dit le Médecin, que je n'ai pas fait de recherches particulieres fur ces eaux. Je fçais en général qu'elles dépofent au fond des puits, ou à leur fource, une forte de terre, qui eft un peu onctueufe & a un petit goût d'empirême ; ce qui, ajoûté à l'expérience du célébre Mr. Chrouet, qui en retira, par la diftillation, une eau infipide, qui fentoit le foufre, témoigne que cette eau a un principe fulfureux, quoiqu'en une fi petite quantité, ou fous une forme fi fubtile, qu'on n'ait point fçu encore le recueillir fous une forme palpable. L’Eau a un goût legérement falé & verdit le fyrop de violettes, ce qui témoigne un fel alkali, tel que l'évaporation le donne à découvert. Mais le principe le plus abondant c'est une matiere terreuse, dont on peut détacher des croutes fort épaiffes, des tuyaux de plomb, qui conduifent l'eau thermale dans les bains. Il ne paroit pas, Mr. le Médecin, lui dit-on, que ces principes puiffent être capables de grands effets. Cependant Meffieurs, repliqua le Médecin, les Eaux fi célébres de Borcet près d'Aix-la-Chapelle, n'ont pas d'autres principes & ne charient du foufre que des vapeurs également impalpables & on ne laiffe point que d'en voir des cures très-confidérables; mais qui, à mon avis dépendent bien moins des principes difperfés dans l'eau, que des effets propres de l'eau même, qu'on y fait agir merveilleusement par fa preffion, par fon impulfion, par sa pénétration, par fa chalèur; tout autant de qualités auxquelles font dûs, pour une bonne partie, les effets des Eaux thermales. A ce compte, Mr. le Médecin, lui dit-on, vous allés mettre nos Eaux de Chaufontaine au niveau des Eaux Thermales les plus célébres; ce qui doit paffer sûrement pour une héréfie médicale, parmi la plupart de vos Confréres. Je fçais, répondit le Médecin, qu'il y a une différence réelle entre ces Eaux & d'autres eaux thermales. Je ne doute pas non plus qu'il n'y ait des cas où les principes des unes & des autres me mettent une différence dans leurs effets. Mais je foûtiens que la plupart en font dûs à l'eau feule & font relatifs aux différentes qualités, par lefquelles je viens de dire qu'elle agit. & je ne doute pas que l'expérience ne vérifieroit mon fystême, fi l'on faifoit ici des douches & des bains de vapeurs, comme on en fait à A i x & ailleurs.
ON demanda alors au Médecin, s'il avoit remarqué rien de particulier fur la fource, nommée le Gadot; qui eft une autre fontaine chaude, qu'on a trouvée à cent cinquante pas de la premiere. Il répondit que non; que cette eau n'ayant qu'un très-leger degré de chaleur, elle lui avoit toujours paru peu propre à s'y baigner; & qu'il avoit négligé d'y faire attention, d'autant plus que le privilége exclufif du grand bain & le procès, qui tient en fufpens l'ufage des eaux du Gadot, font tomber celles-ci entiérement dans l'oubli.
LA compagnie témoigna au Médecin d'être fort fatisfaite de la naïveté, avec laquelle il leur avoit expliqué les effets des bains, & l'engagea à dîner avec elle. On resta long-temps à table. Après le dîner on fut fe promener dans le petit bois. [ on y respire un air charmant & on y eft au frais en plein midi. ce Bois eft au pied d'une Montagne, qui le défend des ardeurs du Soleil, & la fraîcheur y eft entretenue par l'ombrage des arbres & par les ruiffeaux, qui coulent de tous côtés du haut des rochers, en forme de cafcades, ou de petites nappes d'eau, des plus jolies. ] la belle façade & les ornemens, que le Magiftrat de Liége, y a fait faire, il y a quelques années diftribuent ces chutes d'eau & en rendent le coup d'oeil charmant. [ le murmure des eaux, plus claires que le cryftal, joint au gazouillement des oifeaux, fait de ce rustique Bofquet un lieu charmant pour la promenade. On s'amufa à y confidérer les beautés de la nature, ] & le goût de l'art, qu'on y a mêlé. on s'affit; on fit compliment à la compagnie Liégeoife d'avoir au voisinage un endroit auffi agréable. On parla du goût & des avantages de la Nation & peu à peu la converfation tomba fur les reffources, le gouvernement & la politique du Pays de Liége, dont Chaufontaine eft dépendant.
MONSIEUR le Tréfoncier, & l'autre Chanoine, ennemis de la molleffe & de l'oifiveté qui paroiffent attachées à leur état, font de ces hommes curieux de la belle littérature & inclinés pour les connoiffances utiles, entre lefquelles il eft jufte que celle de fa propre Patrie tienne un des premiers rangs. Mr. le Confeiller, beau-frere du Chanoine, eft par fon état un homme de lettres & un Membre des plus diftingués de fon Tribunal. Ainsi l'occafion ne pouvoit être plus favorable pour traiter de ces matieres. Voici dans un certain ordre, l'extrait fidele & précis de leur converfation fur cette article.
LE Pays de Liége contient vingt-trois Villes, y compris la Capitale. On y compte environ quinze cens Villages. Il releve de l'Empire. Il eft compris dans le Cercle de Weftphalie & fait partie de la basse-Allemagne; le Marqui- fat de Franchimont, le Comté de Looz & les différentes Terres, qui ont été réunies à cet Evêché-Principauté, la rendent limitrophe au Brabant, aux Provinces Unies, aux Duchés de Gueldres, Luxembourg, Limbourg & Juliers, au Comté de Namur & au Pays de Stavelot, dans les Ardennes.
LA Ville de Liége eft la Capitale de cette Principauté; c'est le Siége ordinaire de l'Evêque, depuis qu'il y fut transferé par St Hubert, au commencement du huitiéme fiécle; ce n'étoit qu'un village, que cet Evêque ériges en ville, ou qu'il rebâtit.
LE Siége Epifcopal avoit été auparavant à Maeftricht & plus anciennement encore à Tongres, où on croit qu'il fut fondé vers l'an 52 ,par St.Materne, disciple de St Pierre, fous l'Empire de Domitien, ou de Nerva. En forte que le Pays de Liége eft l'un des premiers, qui ait embraffé la Religion Chrêtienne.
LE pouvoir & l'autorité des Ecclefiaftiques & leurs Revenus confidérables dans ce Pays, le font regarder avec raifon, comme le Paradis des Prêtres.
LE Chapitre de la Cathédrale, dont les Chanoines fe nomment Tréfonciers, a toujours été l'un des plus illuftres de l'Europe, par les grands Perfonnages, qui y font entrés. perfonne ne peut y être admis, qu'il ne foit d'une bonne & ancienne Nobleffe, ou qu'il n'ait fait cinq ans d'études, dans quelque Univerfité. Il a furtout une époque brillante; c'eft le temps, auquel le Pape Innocent II. y couronna l'Empereur Lothaire, au douzième fiécle, dans lequel temps il y avoit dans le Chapitre, deux Fils d'Empereur, neaf Fils de Rois, treize Ducs, & les autres étoient tous Comtes, ou Barons.
LE Pays eft gouverné par le Prince-Evêque & par les trois Etats; fçavoir l'Etat Primaire, qui font les Tréfonciers; l'Etat Noble & l'Etat Tiers. Ce dernier eft compofé des Bourg-meftres de Liége & des autres Villes du Pays. Toute réfolution, pour avoir force de loi, doit être prife unanimement par les trois Etats; & être confirmée enfuite par le Prince, & les loix ainfi établies ne peuvent être changées que par la même autorité.
LES Affemblées des Etats ne font pas réglées; ils ont leurs Députés, qui tiennent leurs féances au Palais; ils en ont trois régulieres par femaine & des extraordinaires au befoin. On ne convoque les Etats en corps, que quand il s'agit d'affaires d'importance, qui excédent le pouvoir des Députés.
LE Corps des Députés eft compofé de quatre Chanoines de la Cathédrale, qui fe renouvellent de trois en trois ans, pour l'Etat Primaire; de quatre Gentilshommes, pour l'Etat Noble; & de quatre Particuliers, nommés par les Villes, avec les deux Bourg-mestres de laCapitale, & deux autres Députés, pour le cas d'absence des deux Bourg-meftres.
CETTE forme, prefque républicaine, du Gouvernement, tient beaucoup de celle de l'Angleterre; & le Sol du Pays de Liége a auffi beaucoup de reffemblance avec celui de ce Royaume infulaire.
C'EST un Pays fort montagneux, fertile en mines de Fer, de foufre, d'Alun; on y a tire du Plomb, de l'Etain & d'autres Minéraux; il s'y trouve des belles carrieres de Marbre; & furtout des mines de Houilles & de Charbon de terre, qui furent découvertes dans le douzième fiécle & font le principal chauffage du Pays; ce qui en hiver couvre d'une épaiffe fumée la Capitale, à peu près comme Londres l'eft en Angleterre.
LE Pays a cependant de très belles plaines, & il eft fertile en bétail & en légumes; il produit beaucoup de grains, quoique non pas affez pour tout le Pays, parce qu'il en vient très-peu dans quelques Cantons. Mais le profit des Denrées propres du Pays, qu'on envoie chez l'Etranger, & l'induftrie des Habitans, compenfent fuffifamment ces défauts.
Car outre les commerces divers, qu'on y fait, de marchandifes étrangeres, tant au dedans qu'au dehors du Pays, comme des Vins étrangers, qu'on en envoie dans les Pays du Nord, & des Cuirs & d'autres marchandises étrangeres, dont les Liégeois font commerce avec d'autres Nations; le profit qu'on fait de celles-là mêmes, qu'on tire, ou qu'on travaille dans le Pays, eft très-confidérable; celui, qu'on a fur les Houilles, au delà de la confomption, qu'on y en fait, n'eft pas de petite valeur. Les Fers font auffi un article important dans les reffources du Pays. On en tire par an près de deux millions de fes mines propres & le commerce, qu'on y fait, de Fers étrangers, va peut-être à quinze ou vingt millions. On travaille ces Fers principalement en Cloux, en Canons & en Batterie. On fçait jusqu'à quel point y fleurit la manufacture de Draps, qu'on envoie prefque tous dans les Pays étrangers & dont on retire des profits prefque immenfes. Les Verreries & les Eaux Minérales fourniffent encore à l'Etranger. Les Houblons, les Marbres, le foufre, l'Alun, la Chaux, &c font tout autant de produits du Pays, qu'on envoie en Hollande & ailleurs, & qui méritent auffi d'être mis en ligne de compte. Les légumes mêmes, que des Verdurieres, nommées en patois Bottreffes, portent au Pays-Bas,àAix& en d'autres Endroits, ne font pas un objet àmépriser.
LE Gibier y eft excellent, dans quelques Cantons; mais il eft refervé prefque uniquement aux plaifirs du Prince; la chaffe étant défenduë par tout très-strictement. Il eft vrai qu'on y apporte beaucoup de Gibiers, du côté des Ardennes, & de divers autres lieux; en forte qu'on n'y manque de rien de tout ce qui peut contribuer aux délices de la vie.
L'AIR bon & tempér , dont on jouit dans ce Pays, en eft un autre avantage très-effentiel, qui concourt à en rendre le féjour sain & agréable.
LE caractére de la Nation eft affez difficile à dépeindre; il femble tenir de ceux des différens Peuples, entre lesquels elle est enclavée. l'extrême vivacité des uns, le phlegme des autres, femblent défigner des perfonnes de différens climats. Cependant il paroit qu'on peut dire du plus grand nombre qu'ils font vifs Pénétrans, Industrieux, Courageux. ce n'est que par le défaut d'exemples & d'encouragement que l'indolence y eft extrême à beaucoup d'égards. Malgré ce défaut il n'a point manqué d'y paroître de temps en temps des génies fupérieurs, qui se font diftingués en différens genres, & dont les uns fe font élevés aux places les plus éminentes, & d'autres ont brillé dans les Sciences & les Arts, ou ont réüffi dans des entreprises, des plus industrieufes.
LES reproches, qu'on fait fouvent aux Liégeois, d'être yvrognes, emportés, fiers, chicaneurs, ne font que des défauts eparticuliers, qui ne caractérisent sûrement pas le grand nombre. Ce dernier vice n'y regne qu'accidentellement &, le croiroit-on? il n'y eft entretenu peut-être que par la multiplicité des voies établies peur l'empêcher. Le grand nombre des Tribunaux, par où les procedures peuvent paffer fucceffivement, amenant dans leur décifion finale, une lenteur, qui favorife les mauvais fentimens de ceux; qui foutiennent des mauvaises Caufes & n'aiment qu'à les voir trainer en longueur.
CETTE multiplicité des Tribunaux a attaché plus de monde à l'étude du droit qu'à aucune autre fçience; les noms de Mean, de Louvrex, fe font immortalifés par des Ouvrages, qui font accueillis parmi les Nations étrangeres, comme dans le fein de leur Patrie, dont ils expofent le droit particulier. & dans prefque toutes les judicatures il fe trouve des juristes profonds, qui marchent fur leurs traces & font comme Eux, des juges très-éclairés.
LE détail des judicatures de Liége fera fans doute peu amufant; mais il fera court & pourra trouver des efprits, qui y donneront volontiers un moment de loifir.
AVANT que d'entrer dans ce detail, il faut remarquer une prérogative des Habitans, fçavoir que les Charges ne peuvent être conférées qu'à ceux, qui font nés & nationnés, c'est à dire, nés dans le Pays, & légitimes, dont les Parens foient auffi légitimes, & le Pere, né auffi dans lePays. La naiffance de la Mere n'y eft pas requife.
LE Tribunal des Echevins eft le plus ancien de tous; il fut établi par St. Hubert au huitiéme fiécle. Les Echevins, au nombre de quatorze, & d'un Préfident, ou grand-Mayeur, dés leur inftitution, comme aujourd'hui, eurent non feulement l'administration de la Justice mais encore celle de la Police, jufques dans le treiziéme fiécle, que le Peuple fe fouleva & voulut avoir des Bourg-meftres particuliers. ils font juges dans les matieres Civiles & fouverains dans le Criminel.
La Cour Féodale, compofée d'un Préfident, qu'on nomme Lieutenant des Fiefs & qui eft le Chef de l'Etat Noble, & de douze Confeillers, connoit & juge des matieres Féodales.
LA Cour Allodiale, compofée d'un Mayeur & de douze Confeillers, exerce sa Jurifdiction fur les biens, qu'on nomme Allodiaux.
LE Confeil Ordinaire, compofé d'un Préfident & de huit Confeillers, nommés en partie par le Prince & en partie par les Etats, fut établi en 1521, pour être juge en appel des fentences, qui fe portent en matiere civile par les Echevins de Liége, & de celles, qui fe portent aux Cours, Féodale & Allodiale.
LES Sentences du Confeil Ordinaire font elles-mêmes appellables ou en reftitution par- devant le Confeil même & de là en revision par fept Avocats, non fufpects aux Parties; ou même d'abord en revision, sans reftitution; & dans les caufes dont le fujet eft d'une certaine valeur, on peut appeller à l'Empire, foit directement, foit après la reftitution; mais après la revifion il n'y a plus d'appel.
LE Confeil Privé, compofé d'un Chancelier &, pour le préfent, de dix-huit Confeillers, dont fept Tréfonciers, & onze Séculiers, nommés felon le bon plaifir du Prince, gere au nom du Prince & connoit des affaires de Police & principalement de celles des Villes & Communautés du Pays, fans aucun Appel, finon à la Perfonne du Prince même.
LA Chambre des Comptes, composée d'un Préfident & de vingt Confeillers, tels & en tel nombre, qu'il plait au Prince, gere auffi au nom de Sa Séréniffime Eminence, & jugefans appel, finon en revision pardevant la Chambre même, pour ce qui regarde les Finances, & les Revenus de la Menfe Epifcopale.
LES Archidiacres ont leur Jurifdiction fur les Curés & fur les Eccléfiaftiques, sujets à l'Ordinaire, de même que fur les Adminiftrateurs des lieux pieux, établis d'autorité Eccléfiaftique.
Il y a auffi un Official, qui eft nommé hors du Chapitre Cathédral par le Prince, & qui Siége ordinairement par deux Avocats Fifcaux; Il juge en appel des Décrets Archidiaconaux &, en premiere inftance, des Caufes Eccléfiaftiques, dont il écheoit appel, à la Nonciature, ou à Rome même, & des Caufes Civiles Perfonnelles, dont il n'écheoit que le benefice de reftitution par devant lui-même & delà, ou même sans restitution, celui de revifion par trois Avocats, ou d'appel à l'Empire.
LE Synode, ou le Confeil Eccléfiaftique de S. S. E. compofé du Grand Vicaire, qui en eft le Chef, & de onze Examinateurs Synodaux, admet aux ordres de Prêtrife & connoit des matieres correctives des Ecclefiaftiques, dont il écheoit quelquefois appel à la Nonciature, ou à Rome.
Le Tribunal des Vingt-deux, établi en 1373, principalement pour réprimer les violences des Officiers publics, eft compofé de quatre Chanoines de la Cathédrale, de quatre Gentils-hommes & de quatorze Députés des Villes, dont les uns font des Gens de Lettres & les autres des fimples Artifans; fon département regarde les Violences & les voies de fait, tant des Particuliers, que des Officiers publics; il n'y a d'exempts de cette judicature que le Prince & les deux Bourg-meftres régens.
DES Vingt-deux il écheoit appel aux Etats Reviseurs, qui font établis pour connoître fi les vingt-deux ont jugé bien ou mal, en fai fant revifion de leurs Sentences. Ils font nommés par les trois Etats, de même que les vingt-deux. Mais leurs charges font à vie, au lieu que celles des vingt-deux ne font qu'annales.
IL y a des Cours Subalternes parmi tout le Pays & fes diverfes Dépendances; la plupart font fubalternes au Tribunal des Echevins de Liége; elles peuvent connoître des causes perfonnelles & réelles, pour des fujets fitués en leur Jurifdiction; il écheoit de ces fentences appel aux Echevins de Liége; & même fur leur décifion, qu'on nomme recharge, elles jugent auffi en criminel fans appel, finom à Eux-mêmes.
LES Cours Féodales fubalternes, qui meuvent de la Cour Féodale de Liége, ont auffi leur Jurifdiction, dont il écheoit appel à celle de Liége.
LA Police de Liége eft gouvernée par la Magiftrature, laquelle eft composée de deux
Bourg-meftres & de vingt Confeillers, qui fe tirent au fort, là moitié hors de ceux, que nomme S. S.E. & la moitié hors de ceux nommés & choifis par la Bourgeoifie. elle fe renouvelle chaque année.
LA Police des Villes, & des Communautés du Pays, fe régle auffi par des Magiftratures, composées pareillement de Bourg-meftres & de Confeillers, ou Commiffaires, en différent nombre, fuivant les Mandemens des Princes.
APRES cet entretien fur le fol, le génie & le gouvernement Liégeois, il ne reftoit que le temps de faire un petit tour de promenade, avant que d'aller au bain. Chacun fe leva & on parcourut encore les avenuës du petit bois; on fut au bain: & à la fortie, la compagnie le rejoignit; Mr. le Tréfoncier annonça qu'on ne fouperoit qu'à neuf heures, & il en porta les excufes de la part de l'Hôte. On s'en fit raifon, ne fut-ce que par le plaifir, que Mr. le Tréfoncier fembloit prendre à ce retardement. Cependant la promenade, fuivie du bain, avoit aiguifé l'appetit, qui fe reveille d'ailleurs dans un air vif & champêtre, où l'on eft dans une action perpetuelle & surtout en auffi agréable compagnie. On fe promena dans le petit plant d'arbres, dont la fituation fur le bord de la riviere & les belles campagnes de l'autre côté, furmontées par des petites montagnes, couvertes de bois & de verdure, ramenerent la converfation fur les agrémens & les beaux points de vue de ce petit hameau & fur les foins, que Mr. de la Régence de Liége, auffi bien que les Etats, ont toujours pris pour l'embellir. On s'égaya par divers petits contes, & l'heure de fouper fe fit attendre agréablement. Alors on vint avertir qu'on alloit fervir. On reprit le chemin de la maifon. Et comme le Perron eft mis à côté des batimens du grand bain, il prit envie au Comte de demander l'explication, qui manquoit au mémoire de Mr. le Confeiller, touchant ce qui regarde ce Perron, qu'on pofa par tout dans les lieux un peu confidérables du Pays de Liége.
[ VOUS fçavés peut-être, Meffieurs, dit le Chanoine, que les Armes de Liége font un Perron d'or, monté fur trois degrés & appuyé fur des Lions. Quoique cette Ville ait porté d'autres armes autrefois, elle a porté celles-ci conftamment depuis l'an 1300, que les Corps de Métiers le mirent dans leurs bannieres, après un tumulte populaire, en figne d'union, de force & de liberté ], ce que témoigne la Colonne, portée par des Lions, agiffans de concert; la pomme de Pin pouvant fignifier, par une allufion à la hauteur de cet arbre, l'élévation ou la fupériorité de la bonne cause & de l'équté au deffus des idées populaires; quant à la Croix, elle paroit y être pour une marque de l'ancien attachement de ce Peuple à la Religion Chrétienne, du temps même des Apôtres. [ quand le tumulte fut appaisé, on éleva au cœur de la Ville un magnifique Perron, avec tous ces attributs & il fut regardé comme confacré à la juftice & comme une marque de l'autorité publique. c'est là qu'on publie les loix, les arrêts & les fentences criminelles; & c'eft ce qu'on nomme publier à cri de Perron; ce qui le pratique non feulement à Liége, mais auffi dans tous les lieux un peu confidérables des fes dépendances. comme c'est par cette formalité qu'on donne la force aux loix, le Peuple s'accoutuma à transporter à la colonne même un certain refpect, & à la regarder comme la fource de leur profpérité. auffi, ajoûta Mr le Chanoine, lorfque Charles le Hardi, Duc de Bourgogne, s'empara de Liége par la force des armes, & après qu'il eut ravagé tout le Pays, il crut ne pouvoir mortifier davantage les Liégeois qu'en leur enlevant leur fuperbe Perron, qu'il fit tranfporter à Bruges, où il refta dix ans, jufqu'aprés la mort du Duc, que Marie de Bourgogne, fa fille, le leur rendit. cette relation est un peu fèche, Meffieurs; repliqua le Confeiller Liégeois; Mr. le Chanoine, omettant ce qui juftifie la conduite de la Nation, n'en rapporte que des traits, dont le fouvenir ne peut que lui être fenfible. les Liégeois furent vaincus & traités durement par le Vainqueur; cela paroit fort humiliant; mais je crois, Meffieurs, que vous ne trouverés pas qu'il foit honteux à Eux d'avoir été vaincus par des Ennemis infiniment plus puiffans qu'Eux & par leurs propres Alliés, tournés auffi contr'Eux. Voici le cas, ajoûta-t-il, tel qu'il paroit, en combinant ensemble ce qui eft rapporté à ce sujet par Philippe de Commine & par nos propres Hiftoriens, & même la relation que Mr. de Louvrex en donne & en a tirée de ces fources; je puis en être un peu plus au fait que mon Frere le Chanoine. Louis de Bourbon, Evêque de Liége, ayant quelque démêlé avec les Etats, avoit appellé à fon fecours, Plilippe Duc de Bourgogne, qui prétexta d'ailleurs quelque mécontentement contre les Liégeois, pour une haine & des vexations de ceux de Dinant, Ville du Pays de Liége, contre fes fujets du Comté de Namur, d'un autre côté les Liégeois s'étoient ligués avec Louis XI Roi de France, par un Traité, figné à Paris l'an 1465. trois mois après, la guerre finitentre ces Princes. Les Liégeois abandonnés furent obligés de faire auffi leur paix, l'année suivante; mais fous des conditions très-defavantageufes; en vertu defquelles le Duc de Bourgogne s'attribua le Gouvernement de la Ville & du Pays; il y établit Gui de Brimen, Seigneur d'Imbercourt, pour en exercer les fonctions à fa place. Les Liégeois s'en voyant traités avec beaucoup de dureté, ou du moins fenfibles à la perte de leur liberté, & fe croyant en droit d e prétendre à la recouvrer, excités d'ailleurs, qu'ils y étoient par Louis XI., fous promeffe d'en recevoir un puiffant fecours à cet effet, fe fouleverent contre Imbercourt & contre leur Evêque.
MAIS le Roi, refferré dans le Chateau de Peronne, dut faire fa paix avec le Duc, Charles le Hardi, fils & fucceffeur de Philippe III. & au lieu du fecours, que les Liégeois attendoient du Roi, il se joignit au Duc & vint avec lui au fiége de Liége. la Ville fut prife d'affaut en 1468. le Duc, irrité de plufieurs chefs contre les Liégeois & fingulierement de ce que dans une fortie ils avoient percé, au nombre de fix censhommes, jufques dans fon camp & manqué de le faire prifonnier, auffi bien que le Roi, fit mettre le feu à la Ville; il ladonna en proie aux foldats, on y cominit des cruautés inouïes; l'Evêque n'eut plus qu'une ombre de Souveraineté; le Peuple perdit toute fa liberté; jufqu'a ce que dix ans après, le Duc ayant été tué, à la bataille de Nancy, l'Evêque obtint de Marie de Bourgogne ,un acte de renonciation à tous les droits, dont fon Pere s'étoit emparé fur les Liégeois. Cette hiftoire, dont j'ai omis tout ce que la partialité peut avoir dicté de part & d'autre, eft fürement plus malheureufe que des honorante pour la Nation.
LES Dames, s'ennuyant de ces fortes de difcuffions, & d'anecdotes du temps passé, rappellerent le prefent & firent reffouvenir du souper; comme ou s'étoit amusé un peu, on vint auffi de la part de l'Hôte, avertir qu'on avoit fervi; on rentra; on fut furpris de trouver une table magnifique; on vit alors, à l'air de Meffieurs les Chanoines, qui étoient dans le fecret, que le retardement n'étoit venu que pour donner à l'Hôte le temps de préparer le fouper; c'étoit le repas d'adieu; la compagnie se quittant le lendemain, les uns pour retourner à Liége, les autres pour aller à Spa. on avoit apporté à Mr. le Tréfoncier, un panier de Gibiers, dont il fe faifoit une fête de régaler la compagnie; le tout fut apprêté parfaitement; [ rien n'y manquoit; le deffert fut des plus galants; on y but, on y chanta, chacun y marqua de la gaieté & tout y excitoit; car à l'instant du deffert on entendit une petite mufique, qui ne confiftoit qu'en quelques violons, mais qui ne laiffa pas que de rejouir la compagnie. On danfa mêm e, jufques fort avant dans la nuit.
Le lendemain on fit à Mr. le Tréfoncier beaucoup de remercimens für fa politeffe; on fe fépara avec beaucoup de civilités, quoiqu'avec regret & fous des promeffes réïtérées de fe revoir, foit à Spa, foit au retour, en paffant par Liége.