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Une partie de plaifir, un voyage à la Campagne, avec des Dames jeunes & jolies, fans meres ni furveillantes, & tout cela propofé par une Belle qu'on adore, étoient certainement ce qu'on peut appeller une bonne fortune. Le Cavalier le plus neuf n'eût pas balancé un moment à l'accepter. Cependant Mylord en fut embaraffé: il voulut favoir où l'on alloit. Sa Belle lui répondit au nom de toutes, qu'il n'avoit à fe mettre en peine de rien, qu'elles lui vouloient donner à dîner dans une très jolie Campagne à deux-lieues de Liège, & qu'il ne devoit pas craindre de s'ennuyer le refte du jour. Le parti, quoiqu'agréable, n'accommoda point Mylord. Il comprit les conféquences du repas offert: fa bourfe en frémit, & il eut à fon ordinaire un engagement qu'il ne pouvoit rompre. Il s'excufa fur la crainte d'incommoder les perfonnes chez qui on le meneroit, & chercha cent défaites de cette espece pour parer le coup qu'il craignoit. Les Dames, auffi ingénieufes à combattre fes excufes, qu'il étoit fertile à les inventer, l'affurerent du plaifir qu'on auroit à le voir; & pour démonter fa derniere objection, lui déclarerent nettement, que la Campagne où elles alloient n'étoit autre que Chaud-Fontaine, où elles avoient fait partie d'aller dîner pour se divertir plus librement, fuivant la coutume de ce païs. Comme cette partie pourroit, Mefdames, dit le Chanoine, vous donner mauvaise idée des perfonnes dont il s'agit, & fur la conduite defquelles il n'y a rien à reprendre qu'un peu trop d'enjouement, il eft bon de remarquer que Chaud-Fontaine eft comme la Gallerie de nos Dames Liègeoifes. Pendant l'Eté, elles y vont fans façon paffer quelque tems, fans que l'on s'en fcandalife; & fi vous reftez ici quelques jours, vous en verrez arriver des troupes, pour la commodité defquelles l'on a établi une Barque qui part d'ici tous les foirs pour Liège. Le voyage que ces trois Demoiselles y faifoient, n'avoit pas d'autre but, & le compliment qu'elles en firent à Mylord n'étoit qu'un badinage. Il demeura cependant inébranlable, & s'excufa fur l'invitation que je lui avois faite. Mais comme elles font de ma connoiffance, elles fe chargerent encore de me le faire agréer à leur retour. Cependant, tout ce qu'elles purent obtenir de lui, fut qu'il fe tireroit d'affaires le mieux qu'il pourroit, & il promit enfin de venir les rejoindre fur la fin de leur dîner, à cette Auberge même où nous fommes, qu'elles eurent foin de lui indiquer. Ces Dames ne furent pas plutôt en Caroffe, qu'elles rirent ensemble de l'embarras de Mylord; elles raillerent la Belle d'Aix fur la conquête d'un Amant fi magnifique, & réfolurent en cas qu'il vînt les trouver à Chaud-Fontaine, de fe venger de fon refus à quelque prix que ce fût. Chacune promit d'en chercher les moyens, & elles fe difputerent entre elles la gloire d'y réuffir.
Cependant elles arriverent ici, & comme il étoit de très bonne heure, elles fe promenerent dans ce petit Bois en attendant le dîner. Elles fe mirent à table, avec trois de leurs Amies qu'elles y avoient trouvées, & retournerent enfuite à la promenade. Elles n'y furent pas longtems feules: cinq ou fix de nos jeunes gens, & des plus galands de notre Ville, ayant eu avis de cette partie, vinrent auffi à Chaud-Fontaine, & trouvant les Dames hors de table commencerent une converfation générale, qui n'alla pas loin. Mylord, qui s'étoit fait excufer chez moi, prit auffi des chevaux, & arriva un moment après les jeunes Meffieurs. Il fe mêla d'abord à la converfation, mais il la réduifit bientôt au particulier. L'heure du dîner étoit paffée, fa bourfe étoit en fureté, & fon amour reprit le deffus. Il alla fe placer auprès de la Belle dont il avoit reçu le matin une déclaration fi avantageufe, & chacun à fon exemple choifit celle qui lui plut davantage. Ce ne furent prefque que tête-à-têtes pendant une demi-heure, dans une compagnie de douze perfonnes. La Belle d'Aix reçut d'un air fort tendre tout ce que Mylord lui difoit de flateur, & quoiqu'elle déclarât que pour toucher fon cœur il falloit fe foumettre à des épreuves de complaifance un peu rudes, Mylord promettoit tout, parce qu'il n'étoit queftion que de paroles; il enchériffoit même fur les devoirs empreffés qu'elle fembloit exiger. Tandis qu'il l'accabloit de fermens, il s'apperçut qu'elle étoit inquiete & rêveufe. Il lui en demanda la caufe, & elle lui dit qu'elle venoit de fe fouvenir qu'une de fes Parentes attendoit réponse d'elle fur une affaire très importante à fes interêts, & qu'elle avoit oublié en partant de Liège, où elle s'étoit arrêtée à lui parler à la porte de l'Eglife. Elle lui fit comprendre adroitement que ce qui augmentoit fa peine c'eft que faute de quelqu'un pour envoyer à Liège, elle feroit obligée de repartir, & de quitter une fi charmante compagnie, avec laquelle elle s'étoit propofée de paffer la nuit, parce qu'elle n'avoit qu'un petit Laquais incapable de faire cette commiffion. Mylord faifit l'occafion de prouver fon ardeur à fa Belle à fi bon marché, & lui offrit fon Valet de chambre, garçon François & fort intelligent, dont il la pria de fe fervir. La Dame accepta l'offre, le Valet fut appellé, & Mylord lui commanda de remonter à cheval & de faire en diligence tout ce que la Dame lui ordonneroit. Elle prit auffitôt le Valet à l'écart, & lui dit tout bas ce qu'elle voulut. Mylord le voyant partir, lui cria encore de loin, de n'oublier rien de tout ce que la Dame lui avoit dit, & vint reprendre auprès d'elle le perfonnage de foupirant, de la façon du monde la plus galante. Tous les deux firent fi bien leur rôle, que chacun crut que c'étoit une véritable affaire de cœur. Quelqu'un de la compagnie en fit la guerre à la Dame; elle entendoit raillerie, & la converfation en devint plus enjouée pendant une partie de l'après-midi.
Vers les quatre heures, on fe difpofa à aller au Bain, à l'ordinaire, afin d'être en état de repartir vers le foir: chaque Cavalier mena fa Dame jufqu'à la porte, & ils allerent enfuite dans les Bains deftinés aux Hommes. La Belle d'Aix y amufa fes compagnes tant qu'elle put, pour donner au Valet le tems de faire fa commiffion, tandis que Mylord & les autres Cavaliers fe promenoient aux environs pour reprendre les Dames, & les remener au logis. Elle parurent enfin vers les fix-heures. Chacun rejoignit fa Dame & comme on rentroit à l'Auberge, on entendit des Violons. Un régal fi peu attendu furprit les Dames, car la Belle ne leur avoit rien communiqué de fon plan. Les Violons étant entrés en jouant, s'allerent placer à l'un des bouts du Sallon. On ne manqua pas de leur demander qui les envoyoit. Ils furent muets, & laifferent à chaque Dame le plaifir de croire que c'étoit pour elle en particulier qu'ils étoient venus. On demeura quelque tems à fe regarder, fans que perfonne ouvrit le Bal. Chaque Cavalier s'en défendoit, en proteftant qu'il n'avoit aucune part à la Fête. On en voulut faire les honneurs à Mylord, comme au plus qualifié: mais comme il craignoit de payer les Violons, il protefta plus haut qu'un autre, en jurant qu'il ne fe pareroit pas des plumes d'autrui. Enfin, pour ne pas perdre l'occafion de fe divertir, la Belle enjouée prit une Femme à danfer, & lui fervit d'Homme. Cette démarche ingénieuse ayant levé la difficulté entre les Danfeurs, on fit un Bal régulier. Mylord fut pris des prémiers, & contribua parfaitement aux plaifirs de la danfe, dans laquelle on dit qu'il excelle.
A peine avoit-on dansé une heure, qu'on fervit une magnifique Collation: il y avoit abondamment de toutes fortes de ces Confitures feches & de ces Pâtes fucrées, que l'on fait à Liège dans la derniere perfection. Ce fut alors que l'on crut véritablement qu'il y avoit du deffein. Le régal fut trouvé galand, & digne d'être avoué. Il fut pourtant inutile d'en chercher l'Auteur. On fe mit à table fans le connoitre, & les Dames le louant en général, mangerent toujours à bon compte aux dépens de qui il appartenoit. Les Hommes voulurent demeurer derriere pour les fervir; mais elles les obligerent à prendre place auprès d'elles, en difant obligeamment, qu'étant très certain que l'un d'eux donnoit la Fête, il étoit jufte qu'on lui en fît les honneurs au moins incognito, puifqu'il s'opiniâtroit à fe cacher. Le Valet de Mylord ayant paru dans la Salle au moment que l'on venoit de fe mette à table, la Dame qui l'avoit employé fe leva pour lui aller parler à la porte, & dit enfuite tout haut à fon Maitre, qu'on ne pouvoit être plus contente qu'elle l'étoit de fa diligence & de fa ponctualité , & en remercia Mylord. Comme il s'étoit placé près d'elle, il étudioit fes goûts pour lui choifir tout ce qu'elle paroiffoit aimer. Chacun en faifoit autant pour fa Dame, & l'on fit un étrange dégât de Confitures. On mangea les unes, on pilla les autres. Les Hommes même fortirent de table chargés de butin. On fervit diverfes Liqueurs. Mylord les aime, il en but; elles le mirent en belle humeur; il chanta le verre en main, & porta folennellement la fanté de l'Auteur de la Fête. Il avoit, continua le Chanoine grande raifon de s'y intereffer.
Cependant la nuit s'avançoit, & quelques Dames parloient de retourner à Liège. Mylord fut des prémiers à s'y oppofer, & leur repréfenta qu'elles s'expoferoient trop avec leurs Voitures. Il y a en effet d'ici à Liège une Montagne fort dangereufe, dit le Chanoine; & fi Vous y paffez, Mefdames, je vous confeille de ne vous y pas expofer la nuit. Les Dames fe rendirent, & ne douterent plus que Mylord ne fût l'Auteur de cette Fête, puifqu'il retenoit la compagnie. Chacun lui en fit les complimens. Il s'en défendit toujours. Mais la Belle d'Aix déclara qu'il étoit impoffible qu'elle cachât davantage que tout le régal étoit une galanterie de Mylord, qui vouloit commencer à lui prouver par-là fa paffion.
Les Dames, à qui fon caractere oeconome étoit connu, quoique bien perfuadées qu'il n'en étoit rien, voulurent foutenir la plaifanterie. Elles applaudirent malicieusement à Mylord , & répéterent plufieurs fois, que l'on voyoit bien qu'il ne faloit qu'être Amant pour être prodigue. Il en plaifanta avec elles, & les affura que fi elles vouloient refter le lendemain, il s'engageoit à prendre encore les mêmes foins pour les régaler de même. Sa Belle répéta, qu'il étoit d'un galant-homme de vouloir cacher ce qu'il faifoit d'obligeant pour fa Maitreffe, à tout autre qu'à la perfonne à qui il cherchoit à plaire: elle ajouta que pour fa gloire, elle fe fentoit obligée de découvrir qu'il n'avoit refufé le matin de venir dîner avec elles, qu'afin d'avoir le tems de donner ses ordres pour le régal: qu'il avoit fait préparer un grand fouper, & que lui en ayant fait confidence en arrivant, elle avoit auffitôt contremandé les viandes & l'entremets, mais qu'elle n'avoit pu refuser le deffert. Mylord, accoutumé à essuyer de plus fâcheufes attaques fur l'article, ne s'émut point de la raillerie; & bien perfuadé que le tout n'étoit qu'un jeu, & que fa Belle étoit enfin vaincue, il lui dit qu'en la menant à fa chambre, il comptoir prendre de nouveaux arrangemens avec elle pour le lendemain. C'eft trop de peine, Mylord, lui dit-elle; je n'ai befoin pour cela que de votre Valet, & tout ira à merveilles fi vous voulez encore me le prêter demain.
Ce mot lui donna de cruels foupçons. Ce grand repas réduit au deffert, & font Laquais emprunté, lui firent craindre qu'on ne l'eût joué. Il ne put tenir contre ces inquiétudes; il fortit de la Salle à manger, appella fon Valet de chambre, & voulut favoir de quellés commiffions on l'avoit chargé. Le Valet répondit, qu'il avoit été felon fes ordres chercher les Violons, & ordonner les Confitures & les Liqueurs. Cet éclairciffement fut un coup de foudre pour Mylord. Des Violons, des Confitures, des Liqueurs! quel dégât! quel coup pour fa bourfe! Il entra dans une colere épouvantable, & fon avarice lui faifant oublier qu'il étoit amoureux il jura qu'il n'en payeroit rien, & qu'il fe vengeroit de la piece qu'on lui faifoit. Il chercha fa canne, pour maltraiter fon Valet de chambre. Le pauvre Valet le fit fouvenir, qu'il lui avoit commandé deux fois de faire au-plutôt ce que la Dame ordonnoit. Mais Mylord n'entendoit pas raison, & prétendoit qu'en matiere de Violons & de Collation, il ne devoit pas même lui obeïr à lui-même, fi quelquefois par une bienséance forcée il fe trouvoit obligé de lui donner publiquement de pareils ordres. Les Violons entendant cette explication, vinrent fe présenter pour demander le refte du payement, dont le Valet avoit avancé la moitié. Nouveau defefpoir pour Mylord! Il voulut nier qu'il leur dût rien; mais eux, fans s'embaraffer de fes discours, allerent à l'écurie, faifirent fon cheval & ceux de fes deux Valets, & lui dirent qu'ils alloient les garder, & boire deffus. Le coup étoit traitre. Enfin par compofition, Mylord leur jetta encore deux Guinées, pour fe tirer d'affaires.
La compagnie, qui entendoit tout ce vacarme, fe divertiffoit extrêmement de l'embaras de cet avare Amant; & la Belle d'Aix craignant qu'il n'arrivât quelque accident, ouvrit la fenêtre, & demanda à fon cher Mylord la raifon de tout ce bruit. Mylord, honteux de lui en avouer la véritable caufe, feignit qu'il grondoit fon Valet pour a voir oublié de lui apporter fa robe de chambre & fon linge, & que ne pouvant s'en paffer, il étoit obligé ďaller coucher à Liège. Quelque chofe qu'on puit lui dire, on ne put l'arrêter: il fit feller fes chevaux, & repartit au rifque de périr cent fois dans les chemins, dans la crainte d'être obligé de payer encore la dépense de la compagnie à Chaud-Fontaine. Vous jugez bien, Mesdames, que cette Avanture divertit beaucoup plus ces Dames que tout le régal & les Violons. Un des Cavaliers qui y étoient, m'a affuré que la compagnie avoit paffé le refte de lanuit à en rire.
J'efpere au moins dit Mylady qu'il aura payé les Confitures à Liège. Oui, Madame, dit le Chanoine; mais ce n'a été qu'après bien des altercations. Le Confiturier s'eft vu forcé à faire arrêt fur fes bagages; encore a-t-il été obligé de perdre quelque chofe avec lui, que les Dames ont fuppléé à leur retour: car fi ces Dames aiment la dépense, elles favent la faire, & pour preuve qu'elles ne cherchoient qu'à rire, elles firent donner dix Ducats aux Valets de Mylord, pour les confoler des gronderies de leur Maitre. Avouez, Monfieur, dit la Ducheffe, que j'ai là un vilain petit Coufin, Peut-on, avec autant de bien & d'efprit qu'il en a, pouffer la lézine à ce point? En vérité, Madame, reprit le Chanoine, je me ferois fait une peine de vous raconter ce trait, fi vous ne me l'aviez ordonné, en m'affurant que vous vous ne vous offenferiez pas. Loin de m'en offenfer, répondit la Ducheffe, je vous fuis obligée de me l'avoir appris; je ne manquerai pas de m'en fouvenir à Londres, & de lui en faire toute la confufion qu'il mérite, au mileu de fa famille, qui n'eft rien moins qu'avare. Le Comte de S... fon Pere, étoit bien le Seigneur le plus magnifique de toute l'Angleterre; & je ne fai où ce jeune homme a pris cette inclination, qui n'est pas ordinaire à notre Nation. On alloit fe répandre en réflexions fur l'Avarice, qui de tous les vices eft le moins fupportable dans une perfonne de naiffance mais le dîner que l'on fervit, détourna la converfation.
Mr. le Chanoine fe mit à table avec nous, & il ne contribua pas peu à la gayeté de la compagnie. Malheureufement pour nous, il étoit obligé de repartir pour Liège, parce que c'étoit la veille d'une Fête qui demandoit fa préfence à l'Eglife. On abregea le diner, pour pouvoir profiter de fa compagnie à la promenade, & vifiter avec lui tous les Bains & les jolis endroits de Chaud-Fontaine, dont le Hameau releve du Chapitre de Liège. La qualité de Chanoine & de Seigneur Tresfoncier donne à ces Meffieurs en ce Lieu un pouvoir fi étendu, qu'ils ont droit de choifir & de retenir les Bains qu'il leur plait, & d'arrêter la Barque publique jufqu'à ce qu'ils veuillent repartir. Nous profitames de ces privileges, & il eut la politeffe de faire garder pour les Dames les Bains les plus propres, Il nous mena enfuite voir le Village, qui eft bien l'endroit le plus joli & le plus riant que j'aye jamais vu. Ce Hameau eft fitué fur le bord de la Riviere de Weze, que l'on remonte quand on y vient de Liège. Les Montagnes dont il eft environné, forment en quelques endroits des Terraffes naturelles qui font très agréables. La Riviere ne l'eft pas moins; les eaux en font baffes, mais rapides, & claires comme du Crystal. Comme elles coulent fur des pierres, leur murmure eft charmant; & ceux qui viennent en Caroffe à Chaud-Fontaine s'en retournent exprès à Liège par eau, pour donner le plaifir d'éprouver les fauts inévitables, que la Barque fait dans les fréquentes cafcades & les chutes d'eau que l'on rencontre à chaque pas. Ce Hameau est très petit; mais les maisons y font très nettes. Il y en a une magnifique, qui contient quarante Bains, à ce que l'on nous dit: on y eft bien fervi, on y a de beau linge, tout y eft propre, & le voifinage de Liège y fournit abondamment tout ce qui eft utile à la vie, au plaifir, & à la fanté. Mr. le Chanoine eut la complaifance de nous faire remarquer tous ces agrémens, & de nous conduire au Bain de Sauveur à la Fontaine de Gadot, & aux autres Puits dont les eaux ne font pas bouillantes, comme celles d'Aix-la-Chapelle, mais feulement tièdes, & moderément chaudes, à peu près au même degré que le lait fortant de la Vache.
Comme notre Medecin nous avoit mis en goût d'Antiquité, la Duchefle demanda au Chanoine s'il y avoit longtems que ces Bains étoient connus. Il y a quelque apparence, dit-il, que la découverte des Eaux tièdes de Chaud-Fontaine eft affez ancienne, à en juger par le nom, que ce Lieu porte depuis longtems. Cependant, il n'y a pas plus de trente ans que l'on a commencé d'en faire ufage pour la fanté. Leur peu de chaleur comparé à celles d'Aix, les a fans doute fait méprifer en qualité de Bains; & le voifinage des Eaux de Spa aura détourné l'attention des Medecins, qui font pour la plupart animaux d'habitude.
Il me femble, Monfeigneur, (car les gens du Païs donnent ce Titre aux Chanoines Tresfonciers) répondit le Medecin en riant, que le reproche est tout nouveau; car jufqu'ici on nous a accufés de ne faire que trop d'expériences fur le Genre-humain. Ah! pardon, Mr. le Docteur, pardon, repliqua le Tresfoncier; j'oubliois que vous étiez là: cette critique ne vous regarde pas, & je voudrois que tous vos Confreres vous reffemblaffent. Mais pour en revenir à ces Eaux, je croi, continua-t-il, que la Politique à eu auffi quelque part à leur obfcurité. La crainte de décrier les Eaux de Spa, ou d'en voir diminuer la réputation, a bien pu obliger le Gouvernement à diffimuler les qualités de celles-ci. Je ne fai même fi elles ne feroient pas encore aujourd'hui dans le mépris, fans un bon-homme nommé Sauveur, qui étant accablé de mifere, s'avifa, il y a une trentaine d'années, d'en faire les éloges. Il alla par tout le Païs en publier les merveilles, & bâtit auprès de cette Fontaine une miferable Cabane avec de petits Bains, pour y gagner fa vie. Son plan lui réuffit. Il attira d'abord quelques vieilles Femmes crédules, qui allerent à leur tour vanter les Miracles de Chaud-Fontaine, & infenfiblement les Eaux devinrent célèbres. Sauveur, voyant qu'on fe plaignoit que les Bains n'étoient pas affez chauds, voulut perfectionner la Nature, & fit chauffer fur le feu une partie de cette eau, qu'il mêloit dans le Bain. L'invention eut du fuccès: leur réputation s'accrut par l'aveu de plufieurs perfonnes, qui déclarerent y avoir trouvé du foulagement à leurs maux. On en parla d'une façon fi avantageufe, que le Chancelier de Liège, Meffieurs de notre Cathédrale, & la Chambre des Comptes, prévoyant l'avantage qui en reviendroit au Public & au Païs, ordonnerent au mois de Mai 1713, de creufer aux environs de la Source tiède, pour la dégager de l'Eau froide que l'on foupçonnoit de s'y joindre L'expérience juftifia ce projet. Elle fut fi heureufe, qu'elle détermina un Particulier de notre Ville à acquérir le droit de la Chambre des Comptes, dans l'efperance qu'avec les connoiffances qu'il avoit déja du terrein, il pourroit pouffer l'entreprise beaucoup plus loin, & trouver dans le fuccès dequoi s'indamnifer amplement de fes fraix. Il étudia de nouveau le terrein, & reconnut que cette Eau venoit d'une des Montagnes voifines, & qu'elle traversoit une Prairie qui lui appartenoit. Il y fit travailler, & coupa la Source en quatre grands Puits, où il la trouva fi chaud e & fi abondante, qu'il prit la réfolution d'y bâtir cette belle maison. A cent-cinquante pas de là, on découvrit encore en jettant les fondemens de cette autre maifon, une nouvelle Source, qui n'étoit ni chaude, ni froid, ni même tiède, mais à peine dégourdie dont on dit pourtant beaucoup de bien. Elle s'appelle la Fontaine Gadot. On ne manqua pas d'inftruire les Etrangers de ces découvertes, & la plupart de ceux qui alloient à Spa s'accoutumerent à aller à Chaud-Fontaine, malgré la difficulté des chemins qui pour-lors étoient impraticables aux Caroffes. Mais l'affluence de ceux qui continuerent d'y venir, engagea l'Etat à faire tailler une grande route, qui eft auffi facile & auffi belle que la fituation des Lieux peut le permettre, & l'on n'eft plus obligé, comme on l'étoit auparavant, de traverser la Riviere pour venir ici. J'avois toujours cru dit l'Abbeffe, que Chaud-Fontaine n'étoit qu'un Lieu de plaifir, & que fes Eaux n'étoient bonnes à rien; mais à ce que je vois, on les croit falutaires. Affurément, Madame, reprit le Medecin, & des plus falutaires. Oh pour le coup, Mr. le Docteur, dit le Chanoine, à vous le dé; ceci n'eft plus de ma jurifdiction c'eft à vous d'expliquer à la compagnie les principes & les effets de ces Eaux.
Je vous avouerai, Monfieur, dit le Medecin, que je n'ai jamais fait d'études particulieres fur ces Eaux, & que jufqu'ici je me fuis borné à celles de Spa. Cependant, j'aurai l'honneur de vous dire ce que j'en ai appris du favant Mr. Chrouet, qui a pris la peine de les analyfer à differentes reprifes. Je ne puis vous offrir rien de plus fûr, parce qu'il feroit difficile de rien ajouter à fes lumieres & à fon exactitude. Eh bien, Monfieur, dit une Dame, en attendant que vous enchériffiez fur ces découvertes, ayez la bonté de nous dire ce qu'il en penfe. Nous faifons beaucoup de cas de fon favoir.
Volontiers, Mefdames, dit le Medecin. Je commencerai par les Eaux du Bain de Sauveur, ainfi nommé du bon-homme qui lui donna la vogue. Cet homme, à qui la mifere avoit donné plus de manege que n'en n'ont ordinairement lés Païfans, avoit fort bien compris qu'il avoit peu de chofe à efperer de fon Bain, s'il n'étoit confacré par quelques Medecins, dont il pût citer l'autorité. Meffieurs les Docteurs de Liège n'étoient pas fon fait, pour les raifons que Monfieur le Tresfoncier a indiquées. Il réfolut de s'adreffer à Mr. Chrouet, qui venoit de finir fes Licences à Leyden. Ce Medecin, qui a toujours aimé l'étude, embraffa avec joye cette occafion d'éclaircir les myfteres de la Nature & s'en fit un honneur. Il fe tranfporta à la Cabane de Sauveur, & analyfa les Eaux. La diftillation ne lui produifit qu'une Eau claire, infipide, mais qui fentoit un peu le Souphre.Une feconde operation fur les matieres reftées au fond de l'Alembic, ne lui donna cependant ni Acier ni Souphre en fubftance. Il réitera plufieurs fois ces épreuves felon les règles de l'Art, & toujours elles furent les mêmes. Com ment donc, dit Mr. Lake, cette eau peut-elle avoir l'odeur de Souphre, s'il n'y est pas en substance? Mr. Chrouet, répondit le Medecin, eft perfuadé qu'elle s'impregne de cette fenteur, à l'aide des fines vapeurs de Souphre répandues confufément dans le liquide de l'eau, à peu près comme les Bains de Borfet à ix -la-Chapelle; fans qu'il foit poffible de pouvoir les réunir, ou les condenfer, pour en faire du Souphre visible & palpable. Des Bains de Sauveur, Mr. Chrouet paffa quelques années après à l'analyse des Eaux des quatre nouveaux Puits. Il leur trouva les mêmes qualités dans la diftillation; mais il y découvrit une double quantité de Sels fort doux & bienfaifans; & quoique l'Eau diftillée eût auffi une petite odeur de Souphre, il n'en put cependant pas appercevoir en fubftance. Cela eft d'autant plus merveilleux, qu'il eft probable que ces Sources d'Eaux paffent fur des Minieres de Souphre, dont tout le voifinage abonde. Apparemment qu'elles n'en emportent que les Efprits les plus fubtils qui leur communiquent en même tems un peu de cet acide fulphureux fi utile à la Medecine. Voilà où fe font bornées les Obfervations de Mr. Chrouet.
Mais Monfieur, dit le Comte, eft-ce que votre Medecin n'a point fait de remarques fur la Fontaine Gado, dont Mr. le Tresfoncier nous a parlé? Il me femble qu'il n'auroit pas dû refter en fi beau chemin. Pardonnez-moi, Monfieur le Comte, répondit le Medecin: il a donné à la Fontaine Gadot des foins particuliers, & fes Obfervations lui ont fait des affaires avec les Medecins de Liège, qui dans une Atteftation publique avoient trop légerement attribué à cette Fontaine des qualités inconnues à cet habile Maitre. Comme cette Atteftation avoit été mediée par le Sr. de Cheffion Capitaine de Beaufays, qui étoit intereffé à faire valoir ces Fontaines, elle a couru le monde, & j'en ai laCopie dans mon porte-feuille, que je n'oferois vous lire, parce que ce font des termes de Medecine. N'importe, dit Mylady, lifez toujours; car les Ecrits des Medecins de Liège me divertiffent beaucoup. Le Medecin, pour fatisfaire la curiofité des Dames, ouvrit fon porte-feuille, & en tira la Copie du Certificat fuivant.
Approbation de la Fontaine tiède, vulgairement nommée GADOT, fituée dans le Vallon de Chaud -Fontaine, donnée le 13 Novembre 1711, par les Préfect & Medecins compofans le Collège de Liège, Spécialement convoqués au lieu ordinaire.
Nous Préfect & Medecins compofans le Collège de Liège, vus le rapport des Srs. Burdo & Brofmal, spécialement députés à la vifite de cette Fontaine nouvellement découverte, les expériences réiterées en notre préfence, & celles que nous y avons ajoutées pour un entier éclairciffement, déclarons que cette Source eft impregnée du Souphre & du Mars, & par conséquent très utile au Public: Prémierement, pour débarasser par la boiffon de ces Eaux, les prémieres voyes, rétablir les levains viciés, corriger l'acrimonie des humeurs, ôter les obstructions des vifceres, & guérir plufieurs maladies de poitrine. Secondement, nous jugeons ces Eaux propres à faire des Bains pour differentes maladies de l'extérieur. En foi de quoi avons ordonné à notre Greffier d'enregistrer la présente Approbation, & d'en donner copie au dit Sieur de Cheffion, & d'y appofer notre Sceel ordinaire.
Lien du Sceel.
A . Anraet , Greffier du Collège de Medecine.
Voilà de rares qualités qu'on lui donne, dit la Ducheffe & le Sr. de Chefsion devoit être bien content. Oui fans doute, Madame, dit le Medecin; & le Proprietaire de cette Fontaine auroit bien voulu que Mr. Chrouet en eût dit autant. Mais cet habile homme, qui ne décide point à la légere voulut s'en convaincre avant que d'y foufcrire. Son fcrupule étoit fondé fur le Souphre & l'Acier, dont on les déclaroit impregnées. Il ne pouvoit fe perfuader que deux Fontaines tièdes, dans une distance fi prochaine, fuffent fi oppofées dans leurs principes. Il les analyfa avec le même foin que celle de Sauveur, & n'y découvrit rien de plus. A cela près, convient-il de leurs bons effets? demanda l'Abbeffe; car voilà l'effentiel. Non feulement il en convient, Madame; mais on doit le regarder comme le Pere & le Protecteur de ces Eaux. Dès qu'il eut reconnu leurs principes & leurs qualités, il ne douta point de leurs bons effets, non feulement pour ceux qui s'y baigneroient, mais auffi pour ceux qui les boiroient. La difficulté étoit de perfuader le monde d'en venir là. On vouloit des exemples, qui en fait de remedes perfuadent bien mieux que les plus doctes raifons. Mr. Chrouet étoit encore jeune Medecin, & n'avoit pas encore eu le tems de s'acquérir cette confiance univerfelle que les Malades ont aujourd'hui dans fes avis; & deux ans fe pafferent fans que perfonne voulûr commencer: (car je parle des prémiers tems de la réputation des Bains de Sauveur & longtems avant la découverte du Gadot,) Au bout de ce tems, il s'en préfenta naturellement une occafion. Une Ferme âgée de quarante ans, attaquée d'une espece d'Hydropifie dans le bas-ventre, & dans toutes les parties voifines, même dans les jambes, ne trouvant aucun foulagement à fes maux, vint le confulter fur l'envie qu'elle avoit d'éprouver les Bains de Chand-Fontaine, dans l'idée que fi elle pouvoit fuer beaucoup, elle guériroit. Il approuva fon projet, & lui confeilla d'avaler dans le Bain quelques verres de cette même Eau prife à la Source, pour exciter la fueur, comme l'on fait à Borfet près d'Aix. Elle fuivit ce confeil, & le prémier jour cette Eau fermenta tellement dans fon corps, qu'elle vomit plufieurs fois très abondamment. Dès le lendemain, fon vifage, fes jambes & fes mains parurent à demi defenflés. Ceux qui étoient au Bain avec elle, frappés d'un fuccès fi prompt, l'encouragerent encore à boire. Elle continua cinq ou fix jours, & les quitta délivrée de fon incommodité, & de cette efpece d'Hydropifie qu'elle y avoit apportée. Cet exemple a fait la planche pour les autres: on y eft accouru depuis pour divers maux; & perfonne, que je fache, ne s'eft repenti de les avoir bues. Depuis ce tems, la plupart de ceux qui vont à Spa, viennent paffer quelques jours ici pour préparer le corps par les Bains, & ces Eaux purgatives, à l'operation des Eaux Minérales de Spa.
En vérité, dit l'Abbeffe, j'aurois envie d'en eflayer demain, fi elles n'étoient pas fi defagréables: mais je crains le vomiffement. Vous feriez fort bien, Mefdames, répondit le Medecin; ce purgatif naturel vaut mieux que toutes les pillules de Spa. D'ailleurs, il y a moyen de déterminer leurs operations par bas. Vous n'avez qu'à charger le prémier verre d'une drachme ou deux de Sel Polychrefte, ou faites-y diffoudre tente-cinq grains d'Arcanum duplicatum, en buvant par-deffus à diverfes reprifes jufqu'à huit livres d'Eau; & vous vous en trouverez bien, en obfervant les mêmes circonftances que l'on obferve en buvant les Eaux d'Aix. Sur la parole du Medecin, les Dames firent la partie de fe purger le lendemain, à condition qu'elles goûteroient auparavant cette Eau. Allons-y, Mesdames, dès ce moment, dit le Chanoine; & fi vous le fouhaitez, je vais vous en faire goûter. Auffi bien, voilà l'heure d'aller au Bain. Il étoit effectivement près de fix heures, & nous allames à la Source qui eft près de la Riviere. Nous entrames à la Maison du Bain. Mr. le Chanoine nous fit apporter de l'Eau. Elle eft belle & claire, au poffible. Nous en goûtames tous. Elle eft tiède, fon goût eft un peu falé, & elle a une petite odeur de Souphre, à peu près comme le vin fouphré; mais elle n'a rien d'auffi desagréable que l'Eau d'Aix. Les Dames s'en accommoderent, & perfifterent dans dans leur réfolution. Comme on étoit tout porté dans la Maifon des Bains, elles y entrerent, en priant le Medecin de leur préparer pour le lendemain la dofe convenable à chacune, des drogues qu'il avoit nommées; & il alla y travailler, tandis qu'elles fe baignoient. Nous primes auffi le Bain. La netteté & la clarté des Eaux en feroit naitre l'envie, à ceux qui auroient le plus d'éloignement pour cet exercice. Ces Bains font de pierre. Il y a de petits bancs par degrés, pour s'affeoir, & fe plonger, autant & auffi peu que l'on veut. L'Eau eft fi transparente, que l'on ramafferoit une épingle au fond du Bain. Cette Eau y coule par deux tuyaux, dont l'un donne de l'eau froide, & l'autre de l'eau chaude, que l'on tempere à fon gré; & l'on fe fait un amufement d'augmenter ou diminuer le degré de chaleur. Nous n'y reftames qu'une demi-heure, pour être en état de rejoindre les Dames lorfqu'elles reparoitroient. Elles n'en fortirent qu'à fept heures; & après avoir fait un tour de promenade, le Medecin vint leur apporter les drogues, & prit congé d'elles. Mr. le Tresfoncier l'arrêta encore, l'affurant que la Barque ne partiroit pas fans lui. On employa ce délai en honnêtetés réciproques. On fit mille remercimens au Chanoine & au Medecin, fur leur complaifance. Mr. le Tresfoncier invita les Dames à venir à Liège paffer quelques jours, & leur offrit fa maifon & tous les plaifirs qu'il pourroit leur procurer. Elles le remercierent, & il partit. Nous allames les voir embarquer, & nous nous faluames encore plufieurs fois de loin. Nous regrettames véritablement une compagnie fi amufante, car un des plus grands plaifirs des Voyageurs eft de trouver dans les Païs étrangers, des perfonnes affez polies pour ne pas fe rebuter des questions curieuses. Nous retournames enfuite à l'Auberge, où nous foupames légerement, à caufe que les Dames, qui d'ailleurs étoient fatiguées, vouloient fe retirer de bonne heure, pour effayer le lendemain les Eaux purgatives.
Nous ne nous levames qu'à fix heures; nous conduifimes les Dames au Bain, où nous les laiffames. Nous ne les revimes qu'au dîner, parce qu'elles avoient avoient befoin de repos & de folitude. J'en profitai, pour aller choifir l'endroit le plus commode pour lever le Plan de Chand-Fontaine, & je paffai de l'autre côté avec le Marquis, avec qui je m'entretins toute la matinée. Comme nous rentrions dans le Village, nous vimes arriver l'Abbé avec qui nous avions caufé à la Sauveniere & qui nous avoit fait l'Hiftoire de S. Remacle. Il vint nous joindre, & nous demanda avec empreffement des nouvelles de nos Dames, & furtout de Mylady. Nous lui répondimes, qu'elles étoient au Bain, & qu'elles y avoient pris Medecine. Sont-elles donc malades, nous dit-il d'un air chagrin? Nous lui dimes que non; mais nous ne pumes le raffurer fur leur fanté, qu'en lui difant qu'il les verroit à dîner; & il alla defcendre à notre Auberge. Cette inquiétude nous étonna, & le Marquis ( qui étoit connoiffeur ) me dit qu'il gageroit que cet Abbé feroit tombé amoureux de quelqu'une de nos Dames. Il n'avoit pas effectivement été affez lié avec elles, pour prendre un fi grand interêt à leur fanté. Nous badinames fur cette idée, & vers le midi nous allames retrouver les Dames.
Elles nous parurent toutes très fatisfaites de leurs operations, & nous les trouvames en fort bonne humeur. L'Abbé étoit avec elles, & leur avoit demandé la permiffion de manger avec nous. On fervit, on fe mit à table, & l'on y mangea avec un appétit égal à celui que donnent les Eaux de Spa. La fatigue & la diète de la veille, jointes à l'effet du Bain purgatif, avoient donné aux Dames une faim canine. Nous reftames fort longtems à table, & je crus remarquer que le Marquis ne s'étoit pas trompé fur les amours de l'Abbé, & que c'étoit Mylady qui en avoit fait la conquête. Après le dîner, nous entrames dans un Bofquet qui eft derriere l'Auberge. On y refpire un air charmant, & on y eft au frais en plein midi. Ce Bois eft au pied d'une Montagne qui le défend des ardeurs du Soleil, & la fraicheur y eft entretenue par l'ombrage des arbres, & par les ruiffeaux qui coulent de tous côtés du haut des rochers en forme de cafcades naturelles. On y voit en quelques endroits droits de petites napes d'eau, les plus jolies du monde. Le murmure de ces Eaux, plus claires que le Crystal, joint au gazouillement des oifeaux, fait de ce ruftique Bofquet un lieu charmant pour la promenade. Nous nous amufames à y confiderer les beautés toutes fimples de la Nature, & après avoir marché quelque tems, les Dames voulurent fe repofer fous des arbres dont le feuillage épais formoit un berceau naturel. Nous nous y affimes auprès d'elles, en badinant fur les effets de leurs Bains purgatifs, fur lefquels Mr. Lake ne ceffoit de leur faire la guerre. Finiffons, je vous en prie, dit la Ducheffe; n'avons-nous pas affez parlé de Medecine depuis hier? Changeons un peu de propos... Madame a raifon, ajouta l'Abbeffe; & je croi que nous ne ferions pas mal de changer auffi de plaifirs. Il y a quatre jours que nous ne faifons que rire: attriftons-nous un peu maintenant, car la trifteffe à fes douceurs, & l'on aime quelquefois à pleurer. Que Mr. le Comte, par exemple, nous faffe ici fon Hiftoire. Il a l'air de n'avoir pas le cœur plus gai que moi. Je gage, cependant, que chacun fe fera un plaifir de l'entendre. On trouva l'avis de l'Abbeffe excellent, & toutes les Dames prierent le Comte de nous donner le récit de fes Avantures. Le Comte, qui en étoit tout plein, ne demandoit pas mieux: il promit de nous fatisfaire.
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