Les Belges doivent être divisés en septentrionaux et en méridionaux. C'est la distinction que la nature indique. Les premiers étaient issus des Germains, les seconds des Gaulois, et ils avaient conservé les uns et les autres les moeurs, les usages, les arts, le langage et les institutions de leurs ancêtres. Ainsi tout ce que Tacite et César, Pline, Strabon et Diodore ont dit des Germains et des Gaulois, appartient aux Belges, du moins en partie car on risquerait beaucoup de se tromper, si l'on croyait que tous les traits que rapportent ces écrivains, conviennent indistinctement à ces derniers. Les peintures générales qu'ils en tracent, renferment des nuances qu'on peut leur appliquer; mais il faut les saisir avec discernement, c'està-dire, qu'il ne faut leur attribuer que celles dont on trouve des traces visibles soit dans l'histoire, soit dans les lois, soit dans les usages.
Pour se former une idée du gouvernement des anciens Belges, il faut donc examiner d'abord quel était le gouvernement des Gaulois et des Germains.
Si l'on remonte à la plus haute antiquité, la multitude, chez les Gaulois, choisissait tous les ans, un prince, c'est-à-dire, un premier magistrat pour veiller aux intérêts de la république, et un directeur de la guerre (1). Voilà, sinon une démocratie, du moins une monarchie tempérée, si toutefois on peut donner le nom de monarchie à un état dont le chef était changé tous les ans. C'étaient plutôt des consuls que des rois. Ce gouvernement était donc dans un sens aristocratique. Le peuple, à la vérité, choisissait ses chefs; mais il ne pouvait les prendre que dans la classe des nobles.
Les Germains avaient une organisation politique qui ressemblait assez à celle des Gaulois. Ils choisissaient également leurs rois et leurs généraux; c'était la noblesse qui déterminait le choix des premiers, comme c'était la valeur qui fixait celui des seconds (2). Les rois avaient cependant très souvent le commandement des armées, et les généraux leur étaient subordonnés. Le roi ou le chef, quel que fût son titre, était élevé sur un bouclier, que les principaux de la nation portaient sur leurs épaules, à la vue de tout le peuple, qui témoignait son consentement par des acclamations. C'était la manière de l'installer (3). C'est ainsi que les Bataves proclamèrent leur chef le Caninéfate Brinno, auquel Tacite donne le titre de dux. Mais je ne crois pas qu'il faille entendre par cette dénomination un simple général, tel que les Germains en choisissaient parmi ceux qui s'étaient signalés par leur valeur, uniquement pour commander les armées. Le titre de dux signifie ici plus que général; c'est le chef de la nation, c'est le roi enfin; et ce qui le prouve, c'est que ce Brinno était distingué par son illustre naissance (4). Or c'était dans la classe des nobles que les Germains choisissaient leurs rois.
L'autorité de ces rois était circonscrite dans des bornes si étroites qu'a peine peut-on dire que les Germains étaient soumis au pouvoir monarchique (5). Les chefs que Tacite appelle principes ne réglaient que les affaires ordinaires; mais les affaires majeures devaient se traiter et se décider par l'assemblée générale de la nation. Les affaires dont la décision appartenait au peuple, étaient portées de même devant les chefs ou princes (6). La manière concise dont Tacite s'explique (7), laisse sur ce point une obscurité qui résulte d'abord d'une simple difficulté grammaticale. Est-ce avant ou après la délibération du peuple que les affaires étaient portées à celle des chefs? La solution de cette question dépend d'un seul mot, diversement adopté par les différents éditeurs de Tacite. Les uns lisent praetractentur; ce qui, d'après le sens de la préposition prae, signifierait que c'était avant; les autres lisent pertractentur; ce qui, d'après la force de la particule per, qui exprime la perfection de l'objet ou de la qualité, dans les noms, ainsi que le complément de l'action dans les verbes, indiquerait que c'était après. Ainsi, selon que l'on admettra l'une ou l'autre leçon, on aura un sens diamétralement opposé. Dans cette incertitude, c'est d'après l'ordre qui paraît le plus naturel et le plus généralement adopté dans les temps postérieurs, qu'il faut tâcher d'interpréter la pensée de l'auteur. Quelle est-elle? C'était la nation entière, omnes, dit-il, qui délibérait sur les affaires majeures, et il ajoute, par manière d'explication, que cependant les affaires dont le peuple était l'arbitre, se traitaient aussi devant les chefs. Je pense donc que c'était le peuple qui avait, comme on dit maintenant, l'initiative, et que la délibération était portée à la connaissance des chefs. C'était, pour expliquer la chose par les institutions modernes, comme aux Pays-Bas, la première et la seconde chambre. C'était donc, alors, comme aujourd'hui, les chefs ou princes qui mettaient la dernière main à l'oeuvre. J'adopte conséquemment la leçon qui porte pertractentur, et je pense que c'est l'idée la plus juste que l'on puisse se faire de la forme des anciennes assemblées des Germains. Voilà à peu près la démocratie.
Ils s'assemblaient à des jours déterminés, à la nouvelle ou à la pleine lune, à moins qu'il ne survînt des cas urgents. Ils ne comptaient pas par jours, mais par nuits (8).
Les membres de l'assemblée ne pouvaient y siéger qu'en armes. Le droit de commander le silence et de maintenir l'ordre était réservé aux prêtres. C'était le roi ou le prince qui prenait la parole. Ceux qui étaient recommandables par l'age, par la naissance, par les services militaires, par les talents oratoires, avaient également le droit de s'y faire entendre. Mais les uns et les autres avaient la faculté de conseiller et d'inviter, plutôt que d'ordonner et de contraindre. Ils employaient donc plutôt l'ascendant de la persuasion que la puissance du commandement, parce que l'autorité était plus dans la raison que dans la personne. Si la proposition déplaisait, ils la rejetaient par des murmures; si elle était accueillie, ils agitaient leurs framées. Le plus honorable témoignage d'assentiment était d'applaudir avec les armes (9).
Telle était la constitution des Germains, plus démocratique qu'aristocratique. Chez les Gaulois, au contraire, l'autorité du peuple, au temps de César, était tellement déchue, tellement avilie, qu'il était relégué dans la classe des esclaves. Ce n'est pas à dire, je pense, qu'il fût réduit à la servitude absolue. Le peuple conservait la liberté individuelle; mais il n'était point admis aux assemblées nationales ou aux délibérations publiques, comme en Germanie. Cette exclusion des assemblées n'était toutefois relative qu'à l'exercice des droits politiques, et non à celui des droits civils. Les Gaulois qui appartenaient à la classe du peuple, n'avaient pas perdu leur qualité d'homme, mais seulement celle de citoyen. Le plus grand nombre, accablé sous le poids des dettes, l'énormité des impôts et les injustes vexations des nobles, vendait sa liberté à ceux-ci, qui traitaient ceux-là comme leurs esclaves. Ces malheureux étaient en effet réduits au véritable état de servitude. Je crois du moins que c'est ainsi qu'il faut entendre le texte de César (10); car en parlant de la masse du peuple, il ne dit pas précisément qu'elle était condamnée à la condition servile: il emploie une expression restrictive; il dit que la multitude était presque considérée comme au rang des esclaves. Mais pour ceux qui étaient réduits à la triste nécessité de se vendre, il dit positivement que les nobles avaient à leur égard les mêmes droits que les maîtres sur leurs esclaves.
Le peuple était donc nul dans l'ordre politique. C'étaient les druides et les chevaliers, c'est-à-dire, les prêtres et les nobles qui exerçaient toute l'autorité. Voilà bien l'aristocratie.
L'autorité royale était par conséquent très-peu prépondérante dans ce gouvernement. La dénomination de roi, qui existait, à la vérité, n'était qu'un titre qui ne donnait à celui qui le portait, que le premier rang parmi ses égaux.
La royauté dans les Gaules, rigoureusement parlant, n'était pas héréditaire. Après la mort de Caramentalède, qui avait longtemps régné sur les Séquanais (habitants de la FrancheComte), la royauté était restée vacante. Il avait cependant un fils, nommé Casticus. L'HeIvétien Orgétorix lui conseille de s'emparer du pouvoir souverain, que son père avait exercé (11). L'expression paraît indiquer assez que ce n'était pas le droit qu'il fallait faire valoir, mais la force qu'il fallait faire agir.
Après la mort d'Induciomare, l'un des deux rois des Tréviriens, l'autorité suprème fut déférée à ses parents par la nation (12). Est-ce à dire que la royauté était héréditaire dans sa famille? Je ne le crois pas; car dans un royaume héréditaire, la royauté n'est jamais vacante: l'héritier naturel prend sans formalité la place du prince qui vient de mourir. Mais chez les Tréviriens, c'est la nation qui défere le pouvoir au parents du roi défunt. Si la royauté avait été héréditaire, qu'était-il besoin de l'intervention de la nation? L'héritier légitime eût succédé de droit. Si donc la nation a appelé cette famille à la royauté, n'est-il pas clair que c'était dans la nation que résidait la souveraineté, qu'elle déférait au mandataire de son choix? Et dans cette occasion, elle l'aura fixé de préférence sur celle du brave Induciomare, qui avait si justement mérité la confiance et la reconnaissance de la nation par la valeur qu'il avait déployée pour défendre l'indépendance de son pays. La conduite opposée que tinrent les Tréviriens à l'égard de Cingétoris, leur autre roi, qui avait lâchement abandonné la cause de la patrie, en se jetant dans le parti des Romains, prouve bien que le droit de souveraineté résidait dans la nation, puisque dans une assemblée générale, le traître Cingétorix fut unanimement proscrit et déclaré ennemi de la patrie (13). Ainsi, la nation avait le droit non-seulement de nommer ses chefs, mais de les déposer. Voilà bien la souveraineté du peuple dans toute sa force et toute son étendue.
On peut avancer, je crois, qu'en général la royauté, j'entends la royauté absolue, était odieuse aux Gaulois. Orgétorix, chez les Helvétiens, est accusé par ses concitoyens d'aspirer à la royauté; il est arrêté, poursuivi; il se sauve et se donne la mort (14). Chez les Eduens (habitants de la Bourgogne), Dum-?, dominé par la même ambition, s'était publiquement vanté que César voulait le faire roi. Ce propos imprudent lui aliéna entièrement l'esprit de ses concitoyens (15). Chez les Arverniens (peuples de l'Auvergne), la royauté existait soixante ans avant César, et c'était Bituitus qui y était roi. A l'arrivée du conquérant, Celtillus avait été mis à mort par ses concitoyens, parce qu'il aspirait à la royauté (16). Si je sors de la Belgique, c'est que je veux prouver que le même esprit régnait dans toute l'étendue de la Gaule.
« Que conclure de là, demande M. Berlier, dans son excellent Précis historique sur les Gaules? Qu'il n'était peut-être en Gaule aucun état qui fut essentiellement et perpétuellement monarchique; mais que plusieurs le devenaient temporairement, selon le besoin des circonstances ou l'influence des personnes. »
Cependant, quelque restreinte que paraisse être l'autorité royale chez toutes les nations gauloises, l'histoire montre quelques rois qui semblent avoir été revêtus d'une assez grande puissance. Tel avait été ce Bituitus, roi des Arverniens, qui s'était rendu célèbre dans la guerre des Allobroges. Tel fut ce Galba à qui les Gaulois confédérés déférèrent la direction de la guerre à cause de sa prudence et de sa justice (17). Mais étaitce bien leur titre de roi qui leur avait valu cette grande considération dans leur pays? Je crois bien plutôt (et c'est aussi la pensée de l'auteur que je viens de citer) qu'ils ne la devaient qu'à leurs éminentes qualités personnelles et à leurs actions éclatantes.
II n'est pas étonnant au reste que le pouvoir des rois fut si borné dans la Gaule. J'en trouve plus d'une cause. Dans un pays aussi divisé, ou pour mieux dire, aussi morcelé, composé de tant de petits états qui ne formaient, chacun, qu'une peuplade aussi peu importante par sa population que par son influence politique, voisine d'ailleurs très souvent d'une autre peuplade qui n'admettait pas la même forme de gouvernement, il était impossible qu'un chef, dans un tel état, eût une autorité très imposante. Les grandes prérogatives des prêtres et des nobles balançaient d'ailleurs, et éclipsaient, pour ainsi dire, l'autorité royale, qui, d'un autre côté, ne pouvait être que bien précaire et bien chancelante, n'étant ni héréditaire dans la famille, ni perpétuelle dans l'état. Les Romains ne jugeaient pas même ces chefs dignes du titre de rois; ils les appelaient le plus ordinairement reguli, comme nous disons par dérision roitelets. César en faisait et en défaisait selon ses intérêts ou sa volonté. Cicéron avait recommandé Orfius aux faveurs du général, qui lui répondit qu'il le ferait roi de la Gaule (18).
Si l'on veut donc se former une juste idée de ce qu'était ce qu'on appelait un roi dans les Gaules, que l'on regarde l'homme revêtu de ce titre comme un chef de la nation, pris dans l'une des familles les plus nobles, occupant le premier rang dans les conseils et dans les armées.
Toutes ces républiques gauloises étaient partagées en deux factions (19), à la tête desquelles étaient deux chefs, auxquels on renvoyait toutes les affaires et toutes les délibérations pour y statuer définitivement, comme Induciomare et Cingétorix chez les Tréviriens (20), comme Ambiorix et Cativulcus chez les Eburons (21). Ces factions n'étaient point l'effet de l'ambition ou de la rivalité des grands; c'était une espèce d'institution politique très ancienne, qui tenait en quelque sorte à la nature et à l'essence du gouvernement. Le but de cette institution était de prévenir les excès et d'arrêter les entreprises du pouvoir arbitraire. Le chef d'une faction avait intérêt de ménager et de protéger ses partisants pour les retenir dans son parti, afin de balancer par une force égale, le pouvoir du chef de la faction opposée, et il n'aurait osé par conséquent les molester ni les opprimer, parce qu'il aurait craint qu'ils n'embrassassent et qu'ils ne renforçassent le parti contraire.
Je reviens à la classe du peuple, et je crois devoir répéter ici qu'il ne faut jamais perdre de vue que les Belges sont originaires des Germains et des Gaulois, et que pour se faire une juste idée de la constitution des premiers, il faut chercher ce qui peut leur être commun avec les deux autres. Tacite ne dit dans aucun endroit que le peuple était considéré comme nul. On voit au contraire qu'il avait conservé toute son influence dans la Germanie, surtout dans l'intérieur, dont les immenses forêts étaient encore l'asile de la liberté; et quoique, d'un autre côté, César dise que l'autorité de la multitude était tout-à-fait anéantie dans la Gaule, il parait qu'il en parle en termes trop génériques, ou plutôt il avait principalement en vue la Celtique et l'Aquitaine, de sorte que ce que ces deux historiens disent, l'un de la Germanie, l'autre de la Gaule, ne peut convenir précisément aux Belges. Si donc le peuple était réduit à l'esclavage, ce n'était probablement pas dans la partie belgique où les Germains s'étaient anciennement établis. Ce n'était pas, par exemple, chez les Eburons; car Ambiorix, l'un des rois de cette nation, dit positivement à César, qui le rapporte (22), que la constitution de son pays était telle que le peuple n'avait pas moins de pouvoir sur le roi, que le roi n'en avait sur le peuple; que ce n'était point par un effet de son propre mouvement ou de sa libre volonté qu'il avait pris les armes contre les Romains, mais parce que sa nation l'y avait forcé.
Le peuple était si turbulent (et s'il avait été contenu par le frein de l'esclavage, il eût été moins remuant), que la noblesse était obligée de le dominer et de le contenir par son influence, comme on le voit dans différentes circonstances, dans celle, entre autres, où Induciomare, l'un des rois tréviriens, allègue, pour s'excuser de ce qu'il ne s'était point rendu auprès de César, qu'il n'avait osé s'éloigner, parce qu'il craignait que, dans l'absence de toute la noblesse, qui aurait dû l'accompagner, le peuple ne se fùt livré à quelques excès ou à quelque démarche imprudente (23).
Je pense donc que, dans cette espèce de confusion, tout ce que l'on peut dire de plus juste à l'égard de la constitution des anciens Belges, c'est que l'on y reconnaît un mélange de celles des Germains et des Gaulois, c'est-à-dire, les principes et les formes de la constitution primitive des premiers, modifiés et tempérés par les institutions des seconds. Cette constitution laissait au peuple moins de liberté et d'influence que dans la Germanie, et lui donnait plus de considération et de dignité que dans la Gaule.
De même que chez les Germains, les chefs ou magistrats supérieurs étaient aidés par des comtes ou compagnons, ainsi chez les Gaulois, ils l'étaient par leurs clients ou ambactes (c'est ainsi que César les appelle). Le nombre des clients n'était pas plus limité dans la Gaule que celui des comtes dans la Germanie. Il était proportionné aux richesses et à la naissance des patrons ou chefs (24).
Chez les Germains, le chef et les compagnons étaient animés et stimulés par un mutuel sentiment d'émulation. Les compagnons tâchaient d'avoir un grade plus éminent (car cette place de comte avait divers grades à la disposition du chef), et celui-ci ambitionnait d'avoir un plus imposant et plus nombreux cortége, qui, en temps de paix, formât autour de lui une cour brillante, et en temps de guerre, un rempart redoutable. Le nombre des comtes n'était donc pas limité, et ils attachaient une grande importance à tenir le premier rang auprès de leur chef. Dans les combats, c'eût été une honte pour celui-ci de montrer moins de bravoure que ses compagnons, comme c'eût été un affront pour eux de ne pas montrer autant de valeur que leur chef. C'eût été une infamie et un opprobre pour toute leur vie de sortir du combat en lui survivant. Le but de l'un était de remporter la victoire, celui des autres de défendre leur chef (25).
Chez les Gaulois, c'étaient les plus faibles qui se mettaient sous la protection des plus puissants. Voilà ce qu'il faut entendre par les chefs et les clients. Cette dénomination de clients ou ambactes était celle qui généralement était adoptée dans toute la Gaule. Mais chez les Sotiates, habitans du pays de Soz en Gascogne, c'étaient des solduriens, espèces de clients qui s'attachaient d'une manière si intime au sort de ceux auxquels ils étaient associés, qu'ils partageaient avec eux les commodités, comme les maux de la vie (26). Adiatonus, roi de cette nation, avait auprès de lui, une élite de six cents hommes (ici, comme on voit, le nombre est déterminé), qui partageaient en quelque sorte les honneurs de la royauté (27), et étaient résolus de vivre et de mourir avec lui, soit qu'il mourût de mort violente ou de mort naturelle. C'est Athénée qui rapporte le fait, et il porte, comme César, le nombre des solduriens à six cents. Ce que dit César d'Adcantuannus, roi des mêmes Sotiates, est à peu près conforme avec ce que l'écrivain grec rapporte d'Adiatomus. On ne trouve entre les deux récits qu'une légère différence; c'est que, selon César, ce n'était que dans le cas où le chef périssait de mort violente, que les solduriens faisaient le sacrifice de leur vie, et suivant Athénée, ils se dévouaient à la mort de quelque espèce que fût celle du chef.
Ces moeurs se conservèrent longtemps; car Ammien Marcellin (28) rapporte que, lorsqu'après la fameuse bataille de Strasbourg, le roi franc Cnodomaire fut forcé de se rendre aux Romains, sa suite, qui était composée de deux cents hommes et de trois de ses intimes amis, regardant comme un opprobre de lui survivre ou de l'abandonner, voulurent imiter son exemple et subir son sort.
On voit donc que les principes et les élémens constitutifs de l'état politique de la Germanie et de la Gaule étaient les mêmes quant aux points fondamentaux, et que ces constitutions ne différaient que dans quelques dispositions spéciales. Mais il y avait dans les Gaules une institution particulière; c'étaient les sénats, corps composés de la réunion des notables habitants; car les mots nobles ou grands, nobiles, optimales, proceres et senatores étaient tellement synonymes, qu'au temps même de Grégoire de Tours, on les prenait encore dans la même acception (29). C'étaient donc les druides et les chevaliers qui entraient essentiellement dans ces corps, existait dans tous les principaux pays de la Gaule. Le sénat était le conseil général de la nation, que César appelle concilium, dont il dit que le peuple était exclus. Le nombre des membres n'était pas fixé; mais il paraît certain qu'il était d'un sur cent, comme on le voit clairement chez les Nerviens, d'après César, qui rapporte que, dans le tableau que les députés de ce peuple lui exposèrent du déplorable état de leur cité après leur défaite, ils portent le nombre d'hommes dont leur nation était composée avant la bataille, à soixante mille, et celui des sénateurs à six cents (30).
Le sénat formait donc le gouvernement général de la contrée. Mais il y avait en outre des administrations locales, c'est-à-dire, des magistrats préposés par cantons ou districts au maintien de l'ordre et à l'administration de la justice, réunissant ainsi les fonctions administratives et judiciaires. C'était dans les assemblées générales de la nation qu'on choisissait ces magistrats, que Tacite appelle principes. L'assemblée adjoignait à ce juge ou magistrat du canton cent hommes qu'il appelle comites, qui formaient son conseil et faisaient respecter ses décisions, c'est-à-dire, qui avaient la voix consultative et le pouvoir exécutif (31). Ces adjoints étaient élus dans la classe du peuple. En temps de guerre, ils marchaient à la tète de cent hommes (c'était le contingent déterminé par chaque bourgade), et on les appelait pour cette raison centeni, centeniers, dénomination qui, dans l'origine, n'était qu'une désignation de nombre, et devint un nom de grade et un titre d'honneur (32). Les fonctions de ces compagnons ou adjoints étaient donc civiles et militaires (33).
Ces administrations du second ordre existaient aussi très probablement dans la Gaule; car César dit qu'il y était ordonné par une loi formelle que tout citoyen, qui apprendrait par le bruit public un événement qui pourrait intéresser l'état, était tenu d'en informer le magistrat (34). Quel était ce magistrat? Ce ne pouvait être le sénat; car d'abord, que l'on fasse attention que César emploie le nombre singulier. Or, je doute que le mot magistratus se prenne collectivement pour désigner un corps de magistrature. Si je ne me trompe, il ne se dit que d'un individu. Si donc César avait entendu la magistrature composée de la réunion des individus qui formaient le sénat, je crois qu'il se serait exprimé au nombre pluriel. D'ailleurs, le sénat n'était pas permanent; il ne s'assemblait qu'à des temps déterminés et à des intervalles éloignés. II ne peut donc être ici question que du magistrat du lieu.
J'oserai contredire ici l'opinion de Desroches, qui confond les centeniers avec le sénat, parce que, voyant dans la grande bataille où les Nerviens furent défaits, soixante mille combattants et six cents sénateurs, il suppose et il avance que ces derniers étaient des centeniers. Le mot sénateur, qu'il fait synonyme de centenier, était au contraire synonyme de noble. Le sénat, concilium, qui était l'administration supérieure, le conseil général, était pris dans la classe des pretres et des nobles, et les centeniers, qui étaient la magistrature subalterne ou locale, étaient tirés de celle du peuple. Je crois donc que Desroches se trompe.
Ainsi, après avoir examiné la conformité et la différence qui existe entre les constitutions germanique et gauloise, je crois pouvoir conclure que les anciens Belges avaient une constitution qui tenait de l'une et de l'autre, de sorte qu'ils étaient soumis à des chefs qui avaient le titre de rois; que l'administration générale était confiée à un sénat chargé des grands intérêts de l'état, et qu'il y avait des administrations locales, établies dans les districts ou cantons, pour rendre la justice et régler les intéréts des particuliers (35).
J'ai dit, d'après César, que les druides entraient dans le gouvernement général de la Gaule comme premier membre. Mais, dira-t-on, cela devait être différent dans la Germanie, où il n'y avait pas de druides, comme César le dit positivement (36). Sans s'attacher au mot, il faut voir la chose, c'est-à-dire, examiner si les prêtres, quels qu'ils fussent, y avaient part à l'administration. Il n'y a pas de doute à cet égard; car Tacite attribue aux prêtres germains, qu'il appelle simplement sacerdotes, une autorité qui parait approcher de celle des druides gaulois. Dans les assemblées, c'étaient les prêtres qui ordonnaient le silence, et qui exerçaient la police (37). Cette seule attribution prouve toute leur prépondérance. Je ne parle pas des autres fonctions ou prérogatives qui leur étaient attribuées, et que Tacite rapporte. Je pense donc qu'on peut en inférer que les prêtres partageaient l'autorité publique chez les Belges, originaires soit de la Germanie, soit de la Gaule, puisque dans l'un et l'autre pays, les prêtres, sous des dénominations diffrentes, intervenaient dans les affaires générales.
(1) Pleroeque eorum respublicae ab optimalibus gubernabantur. Antiquitus unum quotannis principem, itemque unum belli ducem multitudo deligebat. Strabo, Lib. 4.
(2) Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. Nec regibus infinita aut libera potestas. Tac. Germ., cap. 7.
(3) lmpositusque scuto, more gentis, et sustinentium humeris vibratus, dux deligitur. Tac. Hist. lib. 4, cap. 15.
(4) Claritate natalium insigni. Ibid.
(5) In quantum Germani regnantur. Tac. Ann. lib. 13, c. 54.
(6) On conçoit qu'il ne faut pas prendre ici ce mot de prince dans l'acception française, mais dans le sens de Tacite, qui entend les chefs ou les magistrats supérieurs.
(7) De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes, ita tamen ut ea quoque quorum penes plebem arbitrium est, apud principes pertractentur... Considerunt armati. Silentium per sacerdotes, quibus tum et coercendi jus est, imperatur. Mox rex vel princeps, prout cuique aetas, prout nobilitas, prout decus bellorum, prout facundia est, audiuntur, auctoritate suadendi magis, quam jubendi potestate. Id. Germ., cap. 11.
(8) Coeunt, nisi quid fortuitum et subitum inciderit, cum inchoatur luna, aut impletur... Nec dierum numerum, sed noctium computant. Tac. ib. Je pense comme M. Raepsaet, Mémoire sur l'origine des Belges, qu'il ne faut entendre les assemblées mensuelles que de celles des peuplades entre elles; car il n'est pas naturel de croire que toute la nation s'assemblait deux fois par mois; c'eût été en effet une véritable cohue. Il est plus probable qu'elle s'assemblait seulement deux fois par an, au printemps et en automne, comme l'ont fait les Francs depuis, d'où, selon Van Loon, sont venus les herft-en-lente-beden, de herft, printemps, lente, automne, et bidden, prière, demande; ce qui s'entend des demandes de subsides que les souverains faisaient deux fois par an aux états des provinces, au printemps et en automne.
(9) Si displicuit sententia, fremitu aspernantur; sin placuit, frameas concutiunt. Honoratissimum assensus genus est amis laudare, Id.
(10) In omni Gallia eorum hominum qui aliquo sunt numero atque honore, genera sunt duo; nom plebs pene servorum habetur loco, quae per se nihil audet, et nulli adhibetur concilio. Plerique, cum aut aere alieno, aut magnitudine tributorum, aut injuria potentiorum premuntur, sese in servitatem dicant nobilibus: in hos eadem omnia sunt jura, quae dominis in servos. Caes. lib. 6, cap. 13.
(11) Orgetorix persuadet Castino, Caramantaledis filio, Sequano, cujus. pater regnum multos anno obtinuerat, ut regnum in civitate sua occuparet quod pater ante habuerat. Id., Lib. 1, cap. 5.
(12) Interfecto Induciomaro, ad ejus propinquos a Treviris imperium defertur. Id. Lib. 6, cap. 2.
(13) Id. lib. 5, cap. 56.
(14) Id. lib. 1, cap. 3, 4.
(15) Id. lib. 5, cap. 6.
(16) Id. lib. 7, cap. 4.
(17) Id. lib. 2, cap. 4.
(18) M. Orfium quem mihi commendas, regem Galliae faciam. Cic. ep. ad fam. lib. 7, ep. 5.
(19) Caes.lib. 6,cap. 11.
(20) Id. lib. 5, cap. 3.
(21) Id. ibid., cap. 24.
(22) Neque id quod fecerat, de oppugnatione castrorum, aut judicio aut voluntate sua fecisse, sed coactu civitatis; suaque esse ejusmodi umperia, ut non minus haberet in se juris multitudo, quam ipse in multitudinem: civitati porro hanc fuisse belli causam quod repentinae Gallorum conjurationi resistere non potuerit. Id. ibid., cap. 27.
(23) Induciomarus legatos ad Caesarem mittit, sese idcirco a suis discedere atque ad eum venire noluisse, quo facilius civitatem in officio contineret, ne omni. nobilitatis discessu plebs propter imprudentiam laberetur. Id. ibid., cap. 3.
(24) Ut quisque est genere copiisque amplissimus, ita plurimos circum se ambacto clientesque habent. Id. lib. 6 , cap. 15.
(25) Gradus quin etiam et ipse comitatus habet, judicio ejus quem sectantur; magnaque et comitum aemulatio, quibus primus apud principem suum locus, et principum, cui plurimi et acerrimi comites. Haec dinitas, hae vires, magno semper electorum juvenum globo circumdari, in pace decus, in bello praesidium. Tac. Germ., cap. 13. Cum ventum in aciem, turpe principi virtute vinci, turpe comitatui virtutem princpi. non adaequare. Jam vero infame in omnem vitam ac probrosum superstitem principi suo ex acie recessisse. Principes pro victoria pugnant, comites pro principe. Id. cap. 14.
(26) Adcantuannus, qui summum imperii tenebat, cum DC devotis (quo. illi soldurios appellant, quorum haec est conditio, ut omnibus in vita commodis una cum his frisaniur quorum se amicitiae dediderint: si quid iis per vim accidat, aut eumdem casum una ferant, aut sibi mortem conscicant; neque adhuc hominum memoria repertus est quisquam qui, eo interfecto, cujus se amicitiae devovisset, mori recusaret). Id. lib. 3, cap. 22.
(27) Quodammodo participes regni. Athen. lib. 6, cap. 13. On peut voir sur les chevaliers le chap. 3, et sur les clients et les solduriens le chap. 5 du Préc. historiq.
(28) Lib. 6, cap. 12.
(29) Nobiles ipsi senatores appellantur apud eumdem Gregorium Turonensem. Du Cange, V° Senator.
(30) Caes. lib. 2 cap. 28.
(31) Eliguntur in iisdem conciliis et principes, qui jura per Pagos vicosque reddunt. Centeni singulis ex plebe comites, consilium simul et auctoritas, adsunt. Tac. Germ., cap. 12.
(32) Defintur et numerus. Centeni ex singulis pagis sunt: idipsum inter suos vocantur: et quod prima numerus fuit, jam nomen et honor est. Id., cap. 6.
(33) Desroches observe que cette dénomination de centenaire s'est conservée dans les temps postérieurs, et qu'on retrouve cette institution dans la loi salique, dans les lois des Allemands et des Visigoths, dans les capitulaires, etc. On y voit qu'un officier, subordonné au comte, et appelé centenier, était chargé de la double fonction d'intervenir dans l'administration de la justice et le commandement des armées. Cette institution, ajoute-t-il, fut connue, dès les temps les plus reculés, dans la Suède sous le nom de hundari, et en Angleterre dans le moyen âge sous celui de hondreda, qui ressemble si visiblement au mot flamand honderd, qu'on ne peut méconnaître sa dérivation. Ces titres se sont conservés en Flandre sous les noms de honderdmanaschap et honderdman, et en France, sous ceux de centenie et centenier. Le honderdmanaschap était composé de dix dizaines de maisons; car, comme le dit M. Raepsaet, Mémoire sur l'Origine des Belges, p. 71, toutes les anciennes chartes des villes de la Flandre prouvent que la division politique et militaire de cette province était organisée par dizaine. Chaque dizaine formait ce qu'on appelait un voisinage, gebuerte, dont le chef était appelé thiendeman, dizainier, ou deken, doyen. Cette organisation existait également en Brabant, comme on le voit entre autres par une charte de Bruxelles, du 11 février 1420, insérée dans le recueil intitulé Luyster van Brabant, part. 2 p. 23, qui porte, art. 33, que, dans le cas de mouvement, de cris dans la ville, soit à cause du feu ou autrement, les dix chefs de famille demeurant dans un voisinage, thien in eene gebuerte wonende, devront avec le consentement des bourgmestres, échevins et conseillers, choisir un capitaine, et iront, marchant sous son commandement, se réunir à un autre voisinage, et ainsi successivement, pour former une réunion de cent hommes ou plus, een getal van honderd of meer.
(34) Habent legibus sanctum si quis quid de republica rumore aut fama acceperit, utiad, uti ad magistratum deferat. Caes. lib. 6, cap. 20.
(35) Le gouvernement qu'établit Constantin pour tout l'empire, était à peu près fondé sur ces bases. Les Gaules, l'Espagne, la Bretagne étaient gouvernées par le préfet du prétoire des Gaules, dont Trèves était la résidence. (Honorius transféra cette préfecture à Arles en 418.) Cette dignité était si éminente qu'Ammien l'appelle le faîte des honneurs, un second empire, apicem honorum et secundum imperium. Eunape en donne la même idée, quand il l'apelle une royauté à laquelle il ne manque que la pourpre, regnum cui sola purpura deest. Elle embrassait les finances, la justice et l'administration générale.
Le prétoire des Gaules était composé de trois régions ou districts, dans lesquels il y avait un vicaire sous les ordres du préfet. Celui qui était préposé à la Gaule, résidait à Trèves.
Il y avait pour chaque province un président qui siégeait dans la métropole, et dont la principale fonction était de rendre la justice. On appelait de ses jugemens au préfet.
Les villes avaient un sénat, un président et un grand nombre d'officiers. Le seul droit romain y était en usage.
(36) Germani multum ab hac consuetudine differunt; nam ne que druides habent qui rebus divinis praesint. Caes. lib. 6, cap. 21.
(37) Tac. Germ., cap. 7 et 10.