Charles, fils bâtard de Berthe au grand pied et de Pépin le Bref, n'était pas une mauviette et c'est bien le moins que l'on puisse dire. Les descriptions concordent: c'est une fameuse pièce d'homme. On dit généralement qu'il mesurait « sept fois la longueur de son pied ». Si l'on considère qu'un pied romain mesurait environ 29,44 centimètres, Charlemagne aurait mesuré 2,06 mètres: c'est tout de même beaucoup. En réalité, lorsque le squelette de l'empereur a été exhumé et mesuré, on a estime qu'il mesurait entre 1,86 mètre et 1,92 mètre, ce qui n'est tout de même pas mal. Il avait, a dit Éginhard, son biographe et contemporain, la tête ronde, Ies yeux très grands et vifs, un nez un plus grand que la moyenne, un visage joyeux et prêt à rire. On s'accorde aujourd'hui à jeter aux oubliettes l'image de l'empereur à la barbe fleurie. Charlemagne ne portait pas ou presque pas de barbe; par contre, il arborait de superbes moustaches à la gauloise. Son cou était un peu court et gras et une vie très active entre la guerre et la chasse n'avait pas empêché son ventre d'être un peu trop enveloppé. Il adorait nager et monter à cheval. Mais il soupçonnait ses médecins de le haïr parce qu'ils tentaient de le persuader de manger ses viandes bouillies plutôt que rôties à grand renfort d'arrosage de graisse. Sa prestance était impressionnante, qu'il soit debout ou assis. Il était bien découplé, et grâce à une démarche assurée et « une attitude corporelle virile », écrit Eginhard, il donnait une impression d'équilibre et on pouvait difficilement le trouver obèse. Il avait une très bonne santé, sauf les quatre années qui ont précédé sa mort. On sait qu'il souffrait beaucoup de rhumatismes jusqu'à boiter à la fin de sa vie. D'où le choix d'Aix-la-Chapelle - réputée pour l'excellence de son eau - pour faire construire son palais doté de bains et d'eau thermale.
On a raconté que sa force était telle qu'il pouvait soulever un de ses leudes d'une main, le projeter en l'air et le rattraper (si possible). (Le leude est un homme de haut rang, un aristocrate qui sert le roi et lui est lié par un serment; il possède souvent de grands biens.) Cela le faisait rire aux éclats. L'histoire ne dit pas si le leude riait aussi!
Il avait horreur de l'ivresse et buvait avec beaucoup de moderation. Par contre, il lui était pratiquement impossible de se passer de nourriture, et pour lui, le jeûne était une pénitence difficile à accomplir. Pendant ses repas, il écoutait de la musique ou des lectures, notamment les ouvrages de saint Augustin.
Il se levait souvent plusieurs fois par nuit pour travailler, parfois avec des collaborateurs qui n'étaient pas nécessairement ravis.
Charles était aussi très simple dans la manière de se vêtir. Une chemise et un caleçon en lin, une tunique sur le tout, resserrée par une ceinture de soie. Il portait des bandes molletières et des chaussures lacées haut sur la cheville. L'hiver, il se protégeait d'un pourpoint fait de peaux de loutre ou de martre et s'enveloppait dans un grand manteau bleu. Son épée ne le quittait jamais, une épée dont la poignée et le baudrier étaient en or ou en argent. Les jours de fête, il portait des vêtements brodés d'or, des chaussures incrustées de pierres précieuses, un manteau retenu par une fibule d'or, et était coiffé d'un diadème d'or et de pierreries. Mais, dès les fêtes ou les cérémonies achevées, il reprenait sa tenue ordinaire qui ne se distinguait pas de la tenue des gens du peuple.
Si les biographes de Charlemagne divergent parfois sur un point de détail, ils sont unanimes pour reconnaître au grand empereur une virilité ravageuse. Il y aura plusieurs femmes dans la vie de Charlemagne. On lui connaît officiellement quatre femmes légitimes, cinq ou six concubines et de nombreuses maîtresses de passage.
Il y a tout d'abord Calene ou Gallienne, la fille d'un roi de Tolède, offerte a Charles pour service rendu. Gallienne est baptisée, amenée en France et répudiée presque aussitôt sans que l'on sache très bien pourquoi. Himiltrude est la deuxième femme de Charlemagne, mais on la considère souvent comme la première tant Gallienne a laissé peu de traces. Himiltrude sera, elle aussi, répudiée, mais elle n'avait été mariée à Charles que selon le rite des Francs. Himiltrude donnera deux enfants à Charlemagne: un garçon, Pépin, et une fille.
C'est sur les instances de sa mère Berthe au long pied que Charles accepte d'épouser Desiderata, la fille de Didier, le roi des Lombards. C'est un échec et Désidérata est aussi répudiée au bout d'un an pour des raisons qui restent inconnues. Selon certaines sources, Desiderata aurait eu un tempérament plutôt frigide et les médecins rédigèrent même un rapport dans lequel la jeune femme est taxée de pruderie et de stérilité.
Vient ensuite Hildegarde de Souabe, une jeune fille issue d'une grande famille. Elle est très jeune et a à peu près la moitié de l'âge de Charlemagne. Elle accouchera de neuf enfants, quatre filles et cinq fils. Épuisée, la jeune et douce Hildegarde meurt, après quinze années de mariage, en donnant naissance à son neuvième enfant, une fille.
La femme que Charles épouse ensuite est l'antithèse d'Hildegarde. Fastrada est de noblesse franque; elle est très belle mais aussi très cruelle. À l'inverse d'Hildegarde qui accompagnait son mari partout, Fastrada préfère rester dans ses domaines qu'elle est heureuse de gérer à sa guise pendant les absences du maître. Elle aura deux filles. Indépendante et d'un caractère peu commode, Fastrada exerçe une grande influence, parfois néfaste, sur Charlemagne. Elle mourra après dix ans de mariage.
Charles épouse alors Luitgarde, issue d'une famille dé la noblesse alémanique. On connaît très peu de chose de cette sixième épouse sinon qu'elle n'a pas d'enfant et qu'elle meurt après quatre ans de mariage.
Charlemagne décide alors de ne plus se remarier. On raconte qu'il fait construire à Aix-la-Chapelle une « maison de femmes » où se succèdent au moins six maîtresses « officielles »: Himmeltrude, Madelgard, Gerswind, Regina, Adelinde et une jeune femme dont on ne connaît plus le nom. À cette liste, il faut encore ajouter de nombreuses maîtresses « occasionnelles ».
Charlemagne se préoccupa toujours de tous ses enfants, légitimes ou illégitimes. Il avait même fait construire à Aix-la-Chapelle une maison où étaient élevés tous ses bâtards. Il était fier de ses fils et adorait ses filles (il en avait au moins huit) à un point tel qu'il ne voulut jamais les donner en mariage et les garda auprès de lui jusqu'à sa mort. Ce qui, bien sûr, alimenta des rumeurs d'incestes que son chroniqueur Éginhard tenta de minimiser. Ce qui se comprend si l'on sait qu'il aurait, lui, obtenu une des filles de Charlemagne en mariage à l'issue d'une anecdote que je vous conterai plus tard.
S'il est difficile de croire fondées les rumeurs d'inceste avec ses filles, il en va différemment de ce que l'on a toujours raconté à propos de la relation de Charlemagne avec sa soeur Gisèle. Aucune preuve irréfutable n'est parvenue jusqu'à nous mais des récits venant de sources très différentes se recoupent et certains faits peuvent laisser planer de sérieux doutes.
Selon certaines sources, Roland - le Roland dont la mort à Roncevaux a donné lieu à une des plus célèbres chansons de geste du Moyen Âge - était le neveu de Charlemagne, le fils d'une de ses soeurs, chérie entre toutes: Gisèle. Mais certaines oeuvres littéraires prétendent que Roland était le fils de Charlemagne!
Dans la très intéressante étude de Rita Lejeune et Jacques Stiennon sur la légende de Roland dans l'iconographie du Moyen Âge, cette vieille légende du « péché de Charlemagne » apparaît à plusieurs reprises. C'est le cas aussi sur une fresque de la chapelle Saint-Laurent à Loroux-Bottereau, dans la Loire-Atlantique, fresque aujourd'hui quasi disparue dans la chapelle transformée en salle de fête. On la retrouve aussi sur un chapiteau de l'église romane de Luna en Espagne, non loin de Saragosse. Enfin, Rita Lejeune et Jacques Stiennon l'identifient sur une lettrine de la messe de saint Gilles dans le psautier liégeois attribué à Lambert le Bègue.
La miniature de la messe de Saint-Gilles, dans le Psautier dit de Lambert le Bègue (XIlle siècle).
L'ange apporte le message révélant la faute de Charlemagne.
C'est que ce fameux « péché de Charlemagne » est intimement mêlé à la légende de saint Gilles. Une Vie de saint Gilles écrite au Xe siècle, la Vita Aegidii (le prénom Gilles prend souvent la forme d'Égide), raconte qu'un jour, Charles, roi des Francs, demande à Gilles de prier pour lui car il a commis un péché si honteux qu'il n'a jamais osé s'en accuser en confession. Quelques jours plus tard, tandis que Gilles célèbre la messe, un ange lui apparaît et dépose sur l'autel un parchemin sur lequel est dévoilé le péché de Charlemagne. Dieu faisait savoir que le roi pourrait obtenir le pardon à condition de se repentir et de ne plus jamais recommencer. Charlemagne s'était rendu coupable d'inceste avec sa soeur Gisèle qui se retrouva enceinte. Le message de l'ange devait être assez long, puisque, selon la légende, il recommandait aussi de marier au plus vite la jeune princesse avec le comte Millon d'Angers, et prédisait sue, dans sept mois, elle donnerait le jour à un garçon que l'on baptiserait Roland. Le messager céleste avait censé à tout! Son intervention était en tous les cas une belle trouvaille pour permettre à saint Gilles d'arranger les choses de la manière la plus diplomatique possible. Il se rend auprès du roi, lui fait lire le message divin. Charles tombe au pied du saint homme et avoue sa faute. Il se conformera aux directives du message. Il donne sa soeur au comte Millon qu'il fait duc de Bretagne. Comme annoncé, sept mois plus tard, un garçon vient au monde, qu'on appelle Roland.
La plus grande discrétion ne peut jamais empêcher les fuites. Et au cours des siècles, l'histoire a joui d'une grande faveur populaire, souvent à nots couverts mais avec des représentations iconographiques très explicites.
Depuis leur plus jeune âge, Charlemagne et sa soeur Gisèle étaient fort proches. C'est, semble-t-il, au retour d'une campagne qui avait retenu le jeune homme plusieurs semaines loin de sa famille que, dans la joie de se retrouver, Charles et Gisèle ont oublié qu'ils étaient frère et soeur.
Dès lors, on comprend mieux combien Roland était cher au coeur de Charlemagne et l'immensité de la douleur de l'empereur lors de la mort du jeune homme dans le massacre de l'arrière-garde de l'armée franque, à Roncevaux, le 15 août 778.
Roland était un magnifique chevalier doté d'une très grande force (il avait de qui tenir!). On le disait capable de fendre des rochers avec sa splendide épée qu'il avait nommée Durendal (celle de Charlemagne avait été baptisée Joyeuse!). Il était beau et, très jeune, avait assumé des responsabilités importantes que lui confiait son... « oncle ».
Au sud-ouest du royaume franc, l'Espagne était occupée par les Arabes. Pour Charlemagne, l'idée de les vaincre était quasi devenue une obsession. D'autant que c'était déjà son grand-père Charles Martel, le fils de la belle Alpaïde, qui avait refoulé les Sarrasins hors du royaume franc. Or, vers la fin de 777, le gouverneur de Barcelone, qui est en révolte contre l'émir de Cordoue, fait appel à Charlemagne pour lui demander son aide. L'occasion est inespérée. A Pâques 778, il réunit son armée à Poitiers. Ce n'est pas un hasard: c'est là que Charles Martel avait remporté la victoire en 732. Une partie de ses troupes franchira les Pyrénées du côté oriental, l'autre partie, qu'il commandera en personne, passera par le côté occidental.
Tout commence bien, Charlemagne prend Pampelune et fonce sur Saragosse où l'attend le gouverneur de Barcelone. C'est alors qu'il apprend que la Saxe vient d'entrer en rébellion. Le choix est vite fait. Pour lui, stratégiquement, la Saxe est la plus importante. Il fait demi-tour, repasse les Pyrénées en catastrophe, laissant l'arrière-garde s'occuper des chariots de l'intendance. Il passe par le col de Roncevaux, et là, c'est le drame. Les Basques, qui plus ou moins à contrecoeur avaient laissé passer les troupes pour l'aller, se sont embusqués sur les hauteurs du défilé de Roncevaux. Ils laissent passer le gros de la troupe et se jettent sur l'arrière-garde commandée par Roland. Il n'y aura pas un seul survivant. Pris au piège, Roland, ses amis et ses hommes se battront comme des lions mais sans aucun espoir. Charlemagne est déjà trop loin. Roland joue de l'olifant jusqu'à s'en faire éclater les veines du cou. Charlemagne finit par l'entendre. Il revient en hâte sur ses pas - mais trop tard. Il ne lui reste qu'à faire enterrer plus de vingt mille de ses hommes. Sa douleur est terrible, il pleure à chaudes larmes sur le corps de son neveu (ou son fils). Presque au même moment, il apprend la naissance d'un autre fils (ce sera son successeur, Louis le Pieux). Mais sa douleur n'en sera pas apaisée.
Charlemagne meurt le 20 janvier 814. II y avait quelques années qu'il ne se sentait plus très bien. Il avait perdu plusieurs enfants et sa dernière épouse Liutgarde. Dès lors, il avait organisé sa succession, fait son testament et mis au point le couronnement de son fils Louis. Il s'éteint après avoir reçu les derniers sacrements. Il était âgé de 72 ans et avait régné 47 ans.
Table des matières
Préface de Jacques Stiennon |
7 |
Les amours d'Alpaide et de Pépin de Herstal: la colère de saint Lambert |
9 |
Berthe au grand pied et Pépin le Petit |
17 |
Le honteux secret de Charlemagne |
23 |
L'escapade d'Emma et Eginhard |
29 |
Arlette et Robert, de Huy à la Normandie |
35 |
Alix et Raës, à l'origine de la noblesse hesbignonne |
43 |
Aléide et Enguerrand, quand l'âge ne fait pas de différence |
49 |
Gertrude aux trois époux |
57 |
Richard et Maheal, entre la poire et l'enlèvement |
63 |
Le Roman de la Rose |
71 |
Adoule et Hanneceau, la guerre de Troie en Hesbaye |
75 |
Lambertine et Hubert, les amants tragiques |
83 |
À Chokier, les deux amours du beau dragon |
89 |
Amours de princes, péchés d'évêques |
97 |
Une mésaventure liégeoise de Casanova |
103 |
Victoire Bourguignon et Charles de Chênedollé, le poète bigame |
109 |
L'abdication du roi Guillaume Ier, pour l'amour d'Henriette |
117 |
La plus belle de toutes les histoires d'amour |
123 |
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|
Crédits photographiques |
126 |
Légendes... ou histoires vraies? |
128 |
Remerciements |
128 |
Essai de bibliographie |
129 |