WWWCHOKIER


CHARLEMAGNE

par Théodore JUSTE


Dans les annales de l'humanité on rencontre de loin en loin ces mortels extraordinaires, presque demi-dieux, qui semblent créés pour la guider dans des voies nouvelles; par un admirable privilège, ils n'éclairent pas seulement leurs contemporains, ils agissent encore puissamment sur l'avenir. Tels furent Sésostris et Alexandre dans l'antiquité; Charlemagne au moyen âge; Pierre le Grand et Napoléon dans les temps modernes.

Nous avons entrepris de raconter brièvement la vie et de résumer les principaux événements du règne de Charlemagne, le plus illustre des Carlovingiens belges. Cette haute figure, qui s'élève au-dessus de l'abîme des siècles écoulés, nous l'avons étudiée curieusement, avec l'intention de la dessiner telle qu'elle apparait dans les monuments contemporains.

Mais dès maintenant nous pouvons dire, avec M. de Sismondi: « Nous avons rencontré un prince qui réunit les talents du guerrier, le génie du législateur et les vertus de l'homme privé; qui donne une impulsion nouvelle à la civilisation, qui fait marcher en avant le genre humain. » Nous pouvons ajouter, avec un écrivain belge: « Par-dessus tout, on voit en lui un chrétien. Pour gouverner des Francs féroces, pour convertir de sauvages païens, il comprit qu'il fallait employer le glaive du héros et le signe du Rédempteur (1). »

En effet la mission de Charlemagne, c'était de propager, par le glaive et la science, l'Évangile et la civilisation; par le glaive, chez les barbares encore indomptés et païens; par la restauration des études et la réforme des lois, chez les peuples dégénérés sous la triste domination des derniers Mérovingiens.

Pour comprendre Charlemagne, tachons d'oublier momentanément les systèmes divers qui préoccupent aujourd'hui les esprits; efforçons-nous de nous assimiler les idées et de partager les passions du VIIIe et du IXe siècle; en un mot, vivons avec les chroniqueurs et les légendaires de cette époque.

Mais en faisant constamment route avec Éginhard, le moine de Saint-Gall, Thegan, Nithard, etc., nous n'avons pas dédaigné le secours des illustres historiens de notre âge. Loin de là nous nous estimons heureux de pouvoir suivre les sentiers frayés par les Montesquieu, les Chateaubriand, les Guizot, les Thierry. S'il est difficile de s'égarer avec de tels guides, il ne l'est pas moins de faire après eux de nouvelles découvertes.

Nous n'avons pas perdu de vue cependant le but si louable de la Bibliothèque Nationale; nous osons même espérer de l'avoir atteint. Mais, quoi qu'il en soit, écrire pour la Belgique nous semble une tâche bien douce. Pour nous tous, historiens, poëtes, philosophes, notre premier devoir, c'est de préparer, par des efforts courageux et persévérants, un glorieux avenir à notre patrie.

T. J.



I.

LES CARLOVINGIENS.


La Belgique, terre féconde et illustre, fut le berceau des deux premières races des rois franks.

De la Taxandrie ou Campine sortent ces redoutables Saliens qui, se frayant un chemin vers le midi, arrachent la Gaule aux Romains. Clovis (Chlodowig), roi de Tournay, est issu de cette tribu belliqueuse; et c'est lui qui devient le fondateur de la première dynastie, après avoir étendu la domination de son peuple jusqu'à la Loire, la Moselle, le Jura et le Rhin.

Mais deux siècles s'étaient à peine écoulés, lorsque les Mérovingiens perdirent toute énergie sur les bords de la Seine, au milieu des séductions de la civilisation gallo-romaine de la Neusirie.

« Les trésors et les forces du royaume, dit Eginhard, étaient passés aux mains des préfets du palais, qu'on appelait maires du palais, et à qui appartenait réellement le souverain pouvoir. Le prince était réduit à se contenter de porter le nom de roi, d'avoir les cheveux flottants et la barbe longue, de s'asseoir sur le trône et de représenter l'image du monarque. Il donnait audience aux ambassadeurs, de quelque lieu qu'ils vinssent, et leur faisait à leur départ, comme de sa pleine puissance, les réponses qui lui étaient enseignées ou plutôt commandées. A l'exception du vain nom de roi et d'une pension alimentaire mal assurée, et que lui réglait le préfet du palais selon son bon plaisir, il ne possédait en propre qu'une seule maison d'un fort modique revenu, et c'est là qu'il tenait sa cour, composée d'un très petit nombre de domestiques chargés du service le plus indispensable et soumis à ses ordres. S'il fallait qu'il allât quelque part, il voyageait monté sur un chariot traîné par des boeufs et qu'un bouvier conduisait à la manière des paysans; c'est ainsi qu'il avait coutume de se rendre au palais et à l'assemblée générale de la nation. Mais l'administration de l'État et tout ce qui devait se faire au dedans comme au dehors étaient remis aux mains du préfet du palais. »

Ces maires du palais qui saisissent l'héritage des indignes successeurs de Clovis, qui sauvent l'empire des Franks, qui le consolident, ce sont les Karolings, ou, suivant la dénomination plus généralement usitée, les Carlovingiens. Ils appartiennent entièrement à la Belgique. Le berceau de cette famille belliqueuse et intelligente était Landen, dans la Hesbaye, et Herstal, sur la Meuse. Tandis que les Mérovingiens dégénéraient rapidement de leurs ancétres sur les bords de la Seine et de l'Oise, les Carlovingiens avaient conservé toute la vigueur de la race teutonique au milieu des rudes populations austrasiennes.

Le but des Carlovingiens est d'obtenir la royauté; mais ils veulent qu'elle soit la récompense de leurs services. Aussi défendent-ils avec une héroïque persévérance l'empire frank contre la double invasion dont il est sans cesse menacé, au nord par les peuples qui se pressent le long du Rhin et du Danube, au midi par les Arabes. Non-seulement Charles-Martel extermine les Sarrasins dans les plaines de Poitiers et sur les rives de la Berre, mais cinq fois il refoule les Saxons au delà du Rhin. Cet invincible guerrier doit encore se contenter, comme Pepin de Herstal, du double titre de duc d'Austrasie et de maire du palais de Neustrie. Mais il est réservé à Pepin le Bref de clôturer la liste trop longue des rois fainéants et de mettre le diadème sur sa tête. Le pape, consulté, avait proclamé que la couronne devait appartenir à celui qui exerçait réellement la souveraine puissance.

En 752, le dernier descendant de Clovis est enfermé dans un cloitre, et Pepin, du consentement de toute la nation franke, est soulevé sur le bouclier, suivant la coutume germanique. Dans l'église de Soissons il reçoit l'onction sainte de la main de saint Boniface; et, deux ans après, le pape Zacharie, fuyant Rome menacée par les Lombards, sanctionne l'élévation du fils de Charles-Martel en le sacrant lui-même dans l'abbaye de Saint-Denis.

Qui aurait osé lui disputer la couronne? Ceux mêmes qui avaient d'abord plaisanté sur sa petite taille ne tardèrent pas à reconnaitre qu'il les surpassait tous en courage et en vigueur. Assistant un jour, au milieu de ses leudes, à un combat de bêles féroces, il demanda lequel d'entre eux oserait descendre dans l'arène et attaquer un lion furieux qui venait de terrasser un taureau. Tous hésitaient ou tremblaient; seul, il s'élança l'épée à la main et vainquit le lion.

Tel était le premier roi de la dynastie Carlovingienne. Quelle activité il montre ensuite dans ses guerres, quelle persistance! La Saxe, la Bretagne et l'Aquitaine avaient couru aux armes en même temps pour renverser cette maison de Herstal, sous laquelle la nation franke devait devenir la première de l'Europe. Pepin abat les Saxons et leur envoie des missionnaires; envahit la Bretagne, arrache la Septimanie aux Sarrasins d'Espagne, passe deux fois les Alpes pour défendre le pape contre les Lombards, et couronne l'oeuvre de sa maison en triomphant des Mérovingiens d'Aquitaine, après une guerre acharnée de huit ans. Pepin le Bref aurait été le prince le plus illustre de sa race s'il n'avait eu pour successeur Charlemagne. Ébloui par la gloire du fils, de l'empereur, un moine du XIIIe siècle, chargé de faire l'épitaphe du premier roi carlovingien, n'inscrivit sur son tombeau que ces quatre mots: « Pepin père de Charlemagne ».

En effet, le nom de ce dernier est resplendissant; il a dominé le moyen-âge; il a traversé les siècles postérieurs; il est comme le symbole de l'âge héroïque de la société moderne; il est associé, dans l'histoire européenne, à celui du grand capitaine qui de nos jours voulut relever l'empire carlovingien. Au milieu des ténèbres du VIIIe siècle, Charlemagne s'élève, suivant la comparaison si énergique de Hallam, comme un fanal sur une plage désolée, comme un roc au sein du vaste Océan.

Où Charlemagne vit-il le jour? Jusqu'aujourd'hui il a été impossible de résoudre ce problème; son berceau est resté inconnu comme celui d'Homère. Les uns assurent qu'il naquit à Salzbourg, chateau de la haute Bavière; d'autres, à Ingelheim; ceux-ci à à Herstal ou à Liege, ceux-là à Aix-la-Chapelle; d'autres encore à Jupille. Le moine de Saint-Call, qui écrivait les Faits et Gestes de Charles le Grand, vers l'an 884, semble indiquer Aix-la-Chapelle; mais Eginhard, qui fut le secrétaire intime du héros, déclare qu'on n'a rien pu savoir de sa naissance et de son enfance, qu'on tenterait même de vains efforts lour en connaître les détails.

N'essayons donc pas de percer ces ténèbres; disons seulement que, quel que soit le lieu où Charlemagne vit le jour, les Belges peuvent le revendiquer, car il leur appartient par son origine aussi légitimement que le grand peintre d'Anvers, quoique celui-ci soit né à Cologne.

Theux, dans l'ancien marquisat de Franchimont, est, suivant l'opinion commune, le lieu de naissance de Charles-Martel; à Jupille naquirent Carloman et Pepin le Bref, fils du héros de Poitiers; à Liege, Bertrade, mère de Charlemagne, tant chantée par les trouvères sous le nom de Berte au grand pié. Enfin le grand Charles n'apparait-il pas toujours comme le vrai chef des Austrasiens, des Belges? La capitale de la Neustrie, Paris, il ne l'habita jamais; il se plaît surtout sur les bords de la Meuse, dans le voisinage des Ardennes, dans les anciens domaines de sa famille; entre deux guerres, il célèbre les fêtes de Pâques ou préside l'assemblée générale de la nation à Liége et à Herstal; il passe même pour avoir introduit dans le pays de Liege la culture du prunier et du pêcher. Enfin ceux qui plaident pour Aix-la-Chapelle doivent ne pas oublier que la vieille cité impériale faisait partie du diocèse de Tongres et de l'Austrasie, c'est-à­dire de la contrée qui comprenait la plupart des provinces de la Belgique actuelle.

Quelques jours avant sa mort (768) Pepin, ayant convoqué à Saint-Denis une assemblée de seigneurs et de prélats, partagea entre ses deux fils, Charles et Carloman, la France germanique, qu'il avait agrandie par l'adjonction de l'Allémannie, et la Gaule dont il avait réuni toutes les provinces sous une même domination. Carloman reçut l'Austrasie et la Bourgogne; Charles, l'ainé, obtint avec la Neustrie, l'Aquitaine à peine conquise et déjà insurgée (2). Charles prit les insignes de la royauté dans la ville de Noyon et Carloman dans celle de Soissons.

C'était dans l'Aquitaine que Charles avait fait ses premières armes en 760; c'était là aussi qu'il allait inaugurer son règne. Il était dans toute la force de la jeunesse. Né en 742, il atteignait à peine sa vingt­cinquième année.

Pendant huit ans, nous l'avons dit, Pepin le Bref avait combattu contre les Mérovingiens d'Aquitaine et peut-être cette guerre de race eût-elle duré longtemps encore si le souverain du pays, l'héroïque Waïfre, n'eût succombé sous les coups de lâches assassins. A la mort de Pepin, Hunold, père de Waifre, quitta l'île de Rhé, où il avait été relégué pour avoir privé de la vue son frère Hatton, et rentra dans sa patrie qu'il souleva contre les Carlovingiens. Il comptait sur l'inexpérience des deux fils de Pepin et sur l'inimitié qui les divisait, inimitié entretenue par un parti puissant que dirigeait et soudoyait le roi des Lombards. Charles et Carlornan avaient passé simultanément la Loire; mais bientôt ils se brouillèrent, et Carloman retourna dans son royaume. Quoique privé du secours qu'il était en droit d'attendre de son frère, Charles, avec les leudes d'Austrasie, soumit rapidement l'Aquitaine; mais Hunold avait échappé aux troupes frankes et avait cherché un asile auprès d'un autre Mérovingien, Lope, duc des Gascons citérieurs. Charles, ayant passé la Garonne, envoie au duc une ambassade pour lui ordonner de livrer le rebelle sur-le-champ, l'avertissant qu'en cas de refus il entrerait les armes à la main en Gascogne et n'en sortirait qu'après avoir mis fin à sa désobéissance. Lope, effrayé des menaces du roi et se souvenant du traitement cruel infligé à son père Hatton, livra le fugitif et se reconnut le vassal du jeune conquérant. Après avoir établi des comtes franks dans les principales villes et laissé une forte garnison dans le château de Fronsac qu'il avail fait bâtir sur la Dordogne, Charles retourna dans ses États et célébra la fête de Noël à Duren et celle de Pâques dans l'église de Saint-Lambert à Liège. L'année suivante, il tint l'assemblée générale du peuple à Worms et célébra la solennité de Pâques à Herstal.

Cependant l'inimitié qui divisait sourdement la maison royale s'envenimait; déjà même la vie de Charles était exposée à des complots qui se tramaient en Austrasie; une guerre ouverte allait peut-être éclater entre les deux frères, lorsque arloman mourut en 771. Quoiqu'il eût laissé deux fils, l'assemblée nationale des Franks orientaux, faisant usage d'une prérogative qui lui appartenait, déféra d'un commun accord la couronne d'Austrasie au roi de Neustrie. Charles demeura ainsi seul maitre de la vaste monarchie des Franks, qui s'étendait d'un côté jusqu'aux plaines de la basse Allemagne, et, de l'autre, jusqu'aux Pyrénées, jusqu'à la mer de Marseille et jusqu'aux Alpes d'Italie.

Dès ce moment une nouvelle ère s'ouvre pour l'Europe. Charles, maître de toutes les forces des Franks, va s'en servir non-seulement pour consolider et étendre leur empire, mais aussi pour hâter les progrès de la civilisation. Guerrier et conquérant, administrateur et législateur, protecteur des sciences et des lettres, il réunit tous les titres qui commandent l'admiration; il mérite à tous égards le glorieux surnom qui lui fut donné par ses contemporains et que la postérité a ratifié: Carolus Magnus.



Il

CHARLEMAGNE, ROI D'AUSTRASIE ET DE NEUSTRIE.

CONQUÊTES EN ITALIE ET EN ESPAGNE, GUERRES CONTRE LES SAXONS ET LES AVARES.

Depuis l'avénement de Charlemagne jusqu'à l'année qui précéda sa mort, c'est-à-dire de l'an 769 à l'an 813, l'histoire a compté cinquante-trois grandes expéditions militaires. Au nord, elles furent pour la plupart dirigées contre les Saxons, les Huns ou Avares, les Bavarois, les Slaves, c'est-à-dire les dernières tribus germaniques restées étrangères au démembrement de l'empire romain; au midi, contre les Lombards, les Arabes d'Espagne, les Sarrasins. Menacé par tous ces peuples qui cernaient ses frontières, Charlemagne est obligé de les combattre chez eux pour les arrêter; la nécessité le rend conquérant et l'oblige à être continuellement en campagne du midi au nord-est, de l'Ébre à l'Elbe et au Weser. « Il obéit, dit un historien moderne (3), au désir de réprimer la barbarie; il est occupé tout le temps de son règne à contenir la double invasion, l'invasion musulmane au midi, l'invasion germaine et slave au nord. »

Au moment même où Charlemagne commence en Saxe cette guerre d'extermination qui devait durer trente-trois ans, Didier, roi des Lombards, provoque sa colère d'un autre côté.

Presque toute la péninsule italique était alois soumise à la domination des Lombards; quelques établissements vénitiens en terre ferme, quelques villes maritimes de la Grande-Grèce et l'exarchat de Ravenne, conservaient seuls un simulacre d'indépendance. L'ambition de Didier était de subjuguer ces États; déjà même il avait attaqué les villes qui faisaient partie des donations de Pepin le Bref au saint­siege. Les plaintes du pape Étienne III ayant rappelé l'attention des Franks sur la Lombardie, Didier employa la ruse et la politique pour conjurer cette intervention menaçante. On a vu qu'il avait d'abord cherché à susciter une guerre civile entre Charles et Carloman. Cette tentative ayant échoué, il avait eu recours à la reine Bertrade, veuve de Pepin, pour conclure une alliance avec la dynastie carlovingienne. Malgré les protestations du souverain pontife, qui rappelait à Charles que jamais aucun de ses aïeux n'avait cherché femme chez l'étranger, il épousa Hermengaude, fille de Didier. Mais il répudia bientôt cette princesse, dont la débile complexion ne lui promettait pas d'héritier. Hermengarde fut renvoyée à Pavie vers le même temps où la veuve de Carloman venait avec ses deux fils, frustrés du trône d'Austrasie, implorer également l'appui de Didier. Celui-ci saisit avidement l'occasion qui se présente de venger tout à la fois l'outrage fait à sa tille et de réaliser ses ambitieux desseins, en excitant de nouveaux troubles dans l'empire des Franks. Profitant de l'absence de Charlemagne, qui était entré en Saxe (77e), il veut contraindre le pape Adrien Ier, successeur d'Étienne III, à donner l'onction royale aux fils de Carloman, pour qu'il puisse leur rendre le trône occupé par leur père. Irrité de la résistance que lui oppose le pontife, il fait occuper par ses troupes la plupart des villes de l'exarchat. Mais déjà Adrien avait informé Charles des dispositions hostiles de Didier, qui, s'avançant toujours, venait de dresser ses tentes devant Rome même. Si la capitale de la péninsule italique succombait, non-seulement les Franks perdaient toute influence sur ce pays, mais ils se trouvaient menacés eux-mêmes par la domination lombarde. Charlemagne, revenu triomphant de sa première expédition en Saxe, n'hésita pas à porter secours au pontife. Toutefois, avant de tourner contre les Lombards ses armes victorieuses, il somma Didier de restituer au saint-siéqe les domaines de saint Pierre.

Cette sommation étant restée sans effet, les Franks se réunissent dans un champ de mai, à Genève, et la guerre contre Didier y est votée par acclamation (773). L'armée fut divisée en deux corps Charlemagne, à la tête de l'un, passa le mont Cenis, tandis que l'autre, sous les ordres de Bernard, fils naturel de Charles­Martel, s'avançait par le mont Joux (grand Saint­Bernard). Au val de Suze, les Franks se virent arrêtés par une ligne de murailles, de bastions et de tours, qui s'étendait depuis le mont Porcarino jusqu'au bourg de Chiavri. Didier et son fils Adelchis, associé au trône, défendirent celle redoutable position, et leur résistance fut si opiniâtre que déjà l'armée franke, désespérant de forcer le passage, s'ébranlait pour la retraite quand un diacre, nommé Martin, envoyé par Léon, archevêque de Ravenne, fit connaître à Charlemagne un sentier ignoré pour descendre en lialie. L'élite des troupes frankes gravit immédiatement ces chemins inconnus et escarpés, se précipite tout à coup sur le flanc des Lombards, et jette parmi eux l'épouvante et le désordre. Bientôt les Alpes sont franchies, et les Franks n'arrêtent leur course triomphale que sous les murs de Pavie, où Didier a cherché un dernier refuge. Adeichis, de son côté, s'est enfermé dans Vérone avec la veuve et les deux fils de Carloman. Mais bientôt désespérant de pouvoir se défendre, il s'échappe et s'enfuit à Constantinople. Laissée à la discretion du vainqueur, Gerberge, va se jeter avec ses deux fils aux pieds de Charlemagne; celui-ci ne voit dans ses neveux que des compétiteurs et, sans pitié pour leur jeune age, il les ensevelit dans un cloître (4).

Tandis que le gros de l'armée franke continuait le siege de Pavie, Charles, désirant célébrer les fêtes de Pâques à Rome, s'achemina vers cette ville avec un corps de troupes suffisant pour assurer sa marche. Le pape avait envoyé au-devant de son allié des évéques, des patriciens, les fils des vieux consuls et des tribuns; lui-même attendait le roi frank sur la première marche de la basilique de Saint-Jean. Charles, ayant été reçu avec tous les honneurs réservés aux patrices, alla d'abord se prosterner devant le tombeau de l'apôtre Saint-Pierre, puis visita avec ses leudes toutes les autres églises. Après les cérémonies religieuses, Charlemagne et Adrien resserrèrent les noeuds de l'alliance conclue autrefois entre le Saint­Siege et Pepin le Bref. Le premieI confirma les donations de son père; il mit le pape en possession de l'exarchat de Ravenne, de la Pentapole et du duché de Rome, dont il retint néanmoins les droits de souveraineté, et il se réserva pour lui, à titre de royaume, cette partie de l'Italie appelée Lombardie, c'est-à-dire la Ligurie, I'Emétie, la Vénitie, la Toscane et les Alpes cottiennes (le mont Genèvre et le mont Cenis.) Les ducs de Frioni, de Bénévent et de Spolète conservèrent les mêmes droits, pouvoirs et prérogatives dont ils avaient joui sous les souverains lombards, mais Charlemagne exigea d'eux qu'ils le reconnussent. comme roi et qu'ils lui prêtassent serment de fidélité.

Il reparut enfin sous les murs de Pavie qui résistait seule à l'armée des Franks. L'ancien duc d'Aquitaine, Hunold, récemment sauvé de sa prison, s'était enfermé dans la ville et inspirait aux habitants toute la haine qui l'animait contre les Austrasiens. Cependant, décimés par les rigueurs d'un long siege, dévorés par les maladies, livrés aux horreurs de la famine, les habitants se découragent et éclatent en menaces contre l'étranger qui leur inspire son héroisme. Hunold est lapidé dans une émeute, et il emporte au tombeau toute l'énergie de Didier. L'infortuné prince ouvre les portes de sa capitale au roi des Franks et se rend lui-même, la tête couverte de cendres, dans la tente du vainqueur. Charlemagne l'envoya à Liège, le fit tonsurer, et le relégua enfin dans le monastère de Corbie, où il mourut oublié. Ainsi finit la domination des Lombards en Italie; elle comptait deux cent six ans de durée depuis qu'Alboin les avait entraînés du fond de la Pannonie dans les riches plaines du Midi.

Après la soumission de Pavie, Charlemagne résolut de se substituer tout à fait aux anciens souverains lombards. « La coutume était, chez les rois de ce peuple, de ceindre à leur front le cercle ou la couronne de fer déposée au reliquaire de la Monza, cellule monastique à quelques lieues de Milan. Cette couronne déposée sur l'autel, Charlemagne la mit à son front, au milieu des acclamations qui retentirent dans la basilique; et dès ce moment, il prend le titre de roi des Lombards partout dans ses chartes et ses diplômes (5). » Comme il était appelé en Germanie par une nouvelle levée de boucliers des Saxons, il se hâta d'organiser sa conquête. Une garnison fut laissée à Pavie, et l'administration de toutes les villes confiée à des gouverneurs franks sous la dénomination de comtes, qui remplacèrent les gouverneurs lombards, lesquels portaient le titre de ducs. Du reste, Charlemagne pour gagner la nation vaincue, lui laissa son existence politique, c'est-à-dire ses anciennes coutumes et ses lois.

Les Franks avaient aisément dompté des peuples amollis sous le beau ciel de l'Italie; mais au nord ils trouvèrent des adversaires plus redoutables: c'étaient les Saxons. Il fallait cependant les vaincre aussi ou bien se résigner à voir la barbarie entrer de nouveau triomphante dans les Gaules. « Les Saxons, libres et guerriers, avaient déjà sur les Franks l'avantage qu'ont les nations entièrement barbares sur celles qui commencent à se civiliser, et qui ont plutôt acquis les vices que les vertus d'un état plus prospère. La confédération des Saxons n'était pas encore menaçante, mais il suffisait qu'un heureux hasard fît naître parmi eux un chef habile, pour réunir toutes les forces de leurs diverses ligues, les conduire dans le Midi, et conquérir encore une fois la Gaule et l'Italie, comme elles avaient déjà été conquises à plusieurs reprises par les Visigoths, les Bourguignons, les Franks, les Ostrogoths et les Lombards (6). »

D'abord intrépides et redoutables pirates, les Saxons occupaient primitivement les trois petites fies de Nortstrandt, de Busen et d'HelgoLand (lie sacrée), dans l'Océan germanique. Vers le déclin de la puissance romaine, à mesure que les Franks s'avançaient sur le territoire de l'empire, les Saxons pénétrèrent sur celui que les Franks abandonnaient en Germanie; ils s'étendirent alors en conquérants de l'Elbe au Weser, du Weser à l'Erns et ensuite jusque près du Rhin. La confédération saxonne se composait de trois peuplades principales: les Ostphaliens à l'orient, les Westphaliens à l'occident, les Angariens au milieu. La nation tout entière était elle-même divisée en trois ordres: la noblesse ecclésiastique (Edelinge), les hommes libres (Frilinge) et les paysans colons (Lasse) (7). Les nobles ne se mariaient qu'entre eux et desservaient le temple d'lrminsul à Ehresburg (8), dans le lieu même qui avait été huit siècles auparavant le théâtre de la défaite de Varus. La colonne d'Irminsul ou Herman-Saul figurait un guerrier tenant dans la main droite un étendard, et dans la main gauche une balance. Les uns disent que c'était l'image de la patrie germanique, d'autres que ce monument avait été élevé en l'honneur d'Arminius, vainqueur de Varus. Les prêtres attachés au temple d'lrminsul, nommaient annuellement les grafen ou chefs politiques des cantons ou gaus et les quinze freyrichter ou juges libres, qui devaient assister chaque graf et avaient juridiction sur soixante et douze familles. Tous les ans, au mois d'octobre et d'avril, les grafen venaient présenter leurs offrandes à Irminsul. Cette divinité exigeait aussi des victimes humaines; un prisonnier sur dix devait lui être sacrifié. Quant aux intérêts généraux de la confédération, ils se traitaient chaque année dans une diète nationale, qui se tenait dans un lieu appelé Marklo, sur le bord du Weser.

Déjà, sous Charles-Martel et Pepin, les Franks avaient éprouvé la bravoure de ce peuple; déjà aussi de courageux missionnaires s'étaient présentés an milieu des sectateurs d'Irminsul, mais presque tous avaient été victimes de leur zèle. Cependant Pepin le Bref avait obtenu des Saxons qu'ils ne mettraient plus obstacle à la prédication du christianisme. Le zèle de S. Libwin leur fit oublier cet engagement. En 772, ce missionnaire, arrière disciple de Boniface, pénétra dans l'assemblée générale de Marklo et exhorta les Saxons à se convertir à la foi chrétienne, les menaçant, s'ils refusaient, de la colère du plus grand roi de l'Occident. Par l'intervention d'un vieillard, le peuple s'abstint de châtier le courageux prédicateur; mais il brûla l'église de Deventer, qu'on venait de construire, et massacra les chrétiens qui s'y trouvaient rassemblés.

Dans ce moment même Charles présidait à Worms les comices des Franks. Il saisit avec empressement l'occasion qui se présentait d'envahir la Saxe: voulant venger les chrétiens de Deventer, il proposa la guerre, et la guerre fut résolue d'un consentement unanime (772). Les Franks entrèrent sans retard en Saxe, dévastèrent tout par le fer et le feu, prirent le castrum d'Ehresburg et renversèrent le temple d'Herman-Saul. « Comme le roi s'était arrêté trois jours pour cette expédition, il arriva, disent les annales d'Eginhard, tant le ciel demeura continuellement serein, que toutes les rivières et les fontaines étaient à sec et qu'on ne pouvait rien trouver à boire. On craignait que l'armée, fatiguée par la soif, ne pût continuer ses travaux; mais un certain jour, et (à ce que l'on croit par la bonté divine) pendant que, vers midi, tous se reposaient, un énorme volume d'eau remplit tout à coup le lit d'un torrent auprès du mont auquel était adossé le camp, et toute l'armée put ainsi se désaltérer. » La tribu de: Angrariens fit sa soumission et, pour gage de sa fidélité, elle livra des otages à Charles.

Après cette rapide expédition, le roi retourna dans la Gaule, assista aux solennités de Noël et de Pâques dans sa terre de Herstal, descendit ensuite les Alpes et renversa la domination des Lombards. Mais tandis qu'il assiégeait Pavie, les Saxons s'insurgèrent, ravagèrent les frontières de la Hesse qui touchaient aux leurs, et profanèrent à Fritzlar une église fondée par saint Boniface (774). Le roi, ayant appris ce qui se passait sur les bords du Weser, envoya immédiatement dans la Germanie une triple armée qui mit tout à feu et à sang et tailla en pièces une multitude de Saxons qui s'efforçaient de résister. Après la prise de Pavie, Charles résolut d'attaquer lui-même les Saxons et de ne s'arrêter qu'après leur entière extermination ou leur conversion au christianisme. En 775, toutes les forces du royaume furent réunies à Duren, où se tint également l'assemblée générale de la nation. Bientôt Charles passa le Rhin, marcha contre la citadelle de Sigeburg, qui fut emportée d'assaut, reprit également le chateau d'Ehresburg, le fortifia avec un nouveau soin pour assurer ses derrières, gagna le Weser, et après avoir exterminé à Brunsberg une multitude de Saxons qui voulaient lui disputer le passage, franchit le fleuve et s'avança avec une partie de son armée jusqu'à l'Ocker, où il reçut la soumission des Ostphaliens. Charles revint ensuite sur ses pas, et, arrivé au village de Buch, it y trouva les Angrariens qui venaient avec leurs principaux chefs lui prêter un nouveau serment. Les Westphaliens résistaient encore; ils avaient même surpris le corps d'armée que Charles avait laissé près du Weser: mais le roi se hâta d'accourir, poursuivit les Westphaliens déjà en retraite, et ils furent obligés, comme leurs confédérés de l'est et du midi, d'amener au vainqueur des otages de leur fidélité.

Un vaste complot, qui menaçait la domination des Franks en Italie, ne permit pas à Charlemagne d'achever son entreprise; des bords du Weser, il dut se transporter en toute hâte dans les campagnes de l'Adige.

Les ducs de Frioul, de Bénévent et de Spolète venaient de conclure avec les Grecs, par l'intervention d'Adelchis, le fils de Didier, réfugié à Constantinople, une ligue offensive contre les Franks. Le but des coalisés était de rétablir la monarchie lombarde et ils devaient attaquer en même temps par terre et par mer les domaines du saint-siége et les possessions de Charlemagne. Malheureusement pour les conjurés Rodgaud, duc de Frioul, qui aspirait à la couronne de Lombardie, devança l'époque fixée pour le soulèvement général; Charles le prévint en se présentant tout à coup de l'autre côté des Apes (776). Les villes qui avaient ouvert leurs portes au duc de Frioul retombèrent au pouvoir des Franks; Rodgaud lui-même fut vaincu, fait prisonnier et eut la tête tranchée. Charles réunit le Frioul à son royaume d'Italie, et il établit là, comme en Lombardie, des comtes franks pour gouverner les villes qui en dépendaient.

Pendant que Charlemagne châtiait le duc de Filoul, les Saxons, excités par Witikind, le plus vaillant des petits rois westphaliens, se soulevèrent de nouveau pour reconquérir leur indépendance. Ils avaient emporté d'assaut Ehresburg, mais Sigeburg avait résisté à toutes leurs attaques; la garnison de cette forteresse fit enfin une sortie, attaqua les Saxons par derrière, et en tua une grande quantité. Ceux qui avaient échappé au carnage abandonnèrent non­seulement le siège, mais s'empressèrent de fuir, poursuivis par les Franks jusqu'au fleuve de la Lippe.

Ce fut alors que Charlemagne entra lui-même en Saxe avec toutes ses troupes; mais sa présence seule suffit pour intimider les insurgés. Quand il approcha de la source de la Lippe, il trouva une immense multitude qui venait, suppliante et soumise, implorer sa clémence. Charles lui pardonna miséricordieusement, fit baptiser ceux qui manifestaient le désir d'être chrétiens, reçut d'eux des promesses de fidélité, ainsi que les otages qu'il avait exigés, releva le fort détruit d'Ehresburg, en construisit un autre sur la Lippe (le château de Lippspring), les munit tous les deux d'une formidable garnison, puis rentra dans sa patrie et alla passer l'hiver à Herstal.

Cependant le conquérant n'ajoutait aucune foi aux trompeuses promesses des Saxons; au premier souffle du printemps (777), il se rendit à Nimègue, et de là à Paderborn, où il avait convoqué l'ordre des Edelinge et la masse du peuple. Tous étaient venus, à l'exception de l'intrépide Witikind, qui attendait auprès de Siegfried, roi des Danois, le moment de lutter de nouveau contre les Franks. Dans la diète de Paderborn, les Saxons s'engagèrent par serment à reconnaitre Charlemagne pour leur souverain, et à lui payer un tribut, consentant d'avance à être privés de leur patrie et de leur liberté, s'ils manquaient à la foi jurée; ils s'engagèrent de plus à n'opposer aucun obstacle à la prédication de l'Évangile, et un grand nombre reçurent le baptême. Charles permit alors aux vaincus de vivre suivant leurs lois, de conserver leurs chefs nationaux et de tenir leurs assemblées.

Tandis que Charlemagne recevait la soumission des Saxons à Paderborn, quelques émirs de l'Espagne citérieure traversaient les noires forêts de la Germanie et se hâtaient de joindre le souverain des Franks pour implorer sa protection. Ces émirs, attachés à la dynastie abbasside de Bagdad et considérant comme un schismatique l'Ommiade Abdérame, fondateur du khalifat de Cordoue, avaient trempé dans une rébellion contre lui. Vaincus et proscrits, Aben­al-Arabi, émir de Saragosse, et Abou-Taher, gouverneur d'Huesca, venaient implorer l'appui des Franks contre un prince qui opprimait ses sujets chrétiens, et ils offraient à Charles de se donner à lui avec les villes naguère soumises à leur autorité. Le roi vit dans cette alliance l'occasion d'assurer sa frontière méridionale contre les fréquentes et dangereuses incursions des Sarrasins; peut-être même le petit-fils de Charles-Martel espérait-il d'achever l'ouvrage de son aïeul en chassant les musulmans de l'Europe. Charlemagne, s'étant rendu à Chasseneuil sur le Lot, fit d'immenses préparatifs; il convoqua tous ses hommes, tous ses vassaux, et bientôt Austrasiens, Neustriens, Bourguignons, Provençaux, Lombards même, se réunirent (778). Cette nombreuse armée fut divisée en deux corps: l'un, destiné à envahir la Catalogne, partit de Narbonne et soumit rapidement Girone et Barcelone; il vint ensuite rejoindre Charlemagne qui, avec le second corps, était descendu des Pyrénées par la Navarre et assiégeait Pampelune. Cette ville ayant ouvert ses portes après une longue résistance, les Franks vinrent dresser leurs tentes devant Sarragosse. L'antique colonie de César-Auguste était défendue par un intrépide guerrier, Abd-el-Melek-ben-Omar, qui avait tué son fils de sa propre main, pour avoir manqué de coeur dans un moment périlleux; cependant il dut également capituler. Les Franks victorieux retournèrent alors à Pampelune, dont ils rasèrent les murs, puis ils regagnèrent les Pyrénées avec les dépouilles des infidèles. Charlemagne avait hâte de défendre l'Austrasie de nouveau assaillie par les Saxons; peut-être même était-il instruit aussi d'une ligue que Lope venait de former derriere lui entre les Gascons, les Basques et les Sarrasins. Le mérovingien Lope ne réussit que trop à venger par une trahison les malheurs de sa famille. Le retour des Franks fut signalé entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port par un grand désastre, dont le souvenir, dit le chroniqueur, obscurcit dans le coeur du roi la joie de ses exploits en Espagne. Les confédérés, ayant à leur tête Lope, attaquèrent l'arrière-garde dans la vallée de Roncevaux et la mirent en pièces. « Dans sa marche, l'armée, raconte Eginhard, défilait sur une ligne étroite et longue comme l'y obligeait la nature d'un terrain resserré. Les Gascons s'embusquèrent sur la crête de la montagne qui, par le nombre et l'épaisseur de ses bois, favorisait leurs artifices; de là, se précipitant sur la queue des bagages, et sur l'arrière­garde destinée à protéger ce qui la précédait, ils les rejetèrent dans le fond de la vallée, tuèrent, après un combat opiniàtre, tous les hommes jusqu'au dernier, pillèrent les bagages, et, protégés par les ombres de la nuit qui déjà s'épaississaient, s'éparpillèrent en divers lieux avec une extrême célérité. Dans cette fatatale journée succombèrent les plus illustres compagnons de Charlemagne: Eggiard, son maitre d'hôtel, Anselme, comte du palais, et Roland, commandant des frontières de Bretagne, que les romanciers et les poètes célébrèrent longtemps comme le modèle des Paladins. Roland, abandonné dans la vallée, brisa son épée sur le roc (9) ne voulant pas qu'elle tombât entre les mains d'un infidèle; et pour avertir Charlemagne, il fit sonner son cor d'ivoire qui retentit dans les bois et les vallées; il appela jusqu'à ce que les veines de son cou se rompissent. Les Franks revinrent en effet sur leurs pas, espérant secourir ou venger leurs frères; mais l'ennemi avait disparu sans laisser de traces. Toutefois Lope, auteur de ce désastre, tomba bientôt entre les mains du roi et la vengeance qu'il exerça sur le traître fut terrible; le descendant des ducs d'Aquitaine fut attaché au gibet comme le dernier des malfaiteurs! L'expédition d'Espagne ne resta pas non plus stérile

Charles s'était fait donner des otages précieux qui lui répondaient de l'obéissance de Huesca, Jaca, Girone et autres villes; il avait rattaché à son empire le pays situé entre les Pyrénées et l'Ebre. Cette province forma la marche d'Espagne, gouvernée par les comtes de Barcelone (10) qui reconnurent jusqu'au XIIe siècle la supériorité féodale des rois de France.

Ce fut à Auxerre que Charles reçut des renseignements plus détaillés sur le nouveau soulèvement des Saxons. Witikind avait reparu au milieu d'eux et leur avait fait oublier les serments de Paderborn; ils avaient pris les armes et s'étaient avancés jusqu'au Rhin; ne pouvant passer le fleuve, ils avaient tout dévasté par le fer et le feu depuis le fort de Duitz jusqu'à l'embouchure de la Moselle. « Les choses sacrées et profanes furent également en proie à leur fureur; leur rage ne fit point de distinction de sexe ni d'Age, et il parut clairement qu'ils étaient entrés sur le territoire des Franks non pour piller, mais pour le plaisir de la vengeance(11). » Charles avait déjà ordonné aux Franks orientaux et aux Allemands de chasser l'ennemi; ils avaient marché à grandes journées et poursuivi les Saxons jusque dans la Hesse: ils furent atteints au moment où ils se disposaient à passer le fleuve de l'Adern et succombèrent presque tous sous le tranchant de l'épée. Cette victoire permit à Charles de passer l'hiver à Herstal et de faire ses préparatifs pour une campagne plus décisive. Au printemps de l'année 779, il tint l'assemblée générale de la nation à Duren, y réunit ses troupes, et s'avança jusqu'à la Lippe. Les Saxons, conduits par Witikind, voulurent l'arrêter à Buckholz, mais ils furent exterminés, et leur chef chercha de nouveau un refuge en Danemark. Charles entra dans la Wesiphalie et y reçut à discrétion tous les habitants; ayant ensuite dressé son camp dans un lieu appelé Medefulli, sur le Weser, il y reçut le serment de fidélité des Angrariens et des Ostphaliens. Il passa l'hiver dans la ville de Worms; et dès que la saison le lui permit (780), il entra de nouveau en Saxe avec une grande armée, gagna le fleuve de l'Ocker et acheva la pacification du pays dans la diète de Horheim. La conversion de la Saxe au christianisme pouvait seule garantir son obéissance; aussi Charles divisa-t-il le pays en diocèses, et y fonda des églises et des monastères. Minden sur le haut et Brême sur le bas Weser, Halberstadt entre le Weser et l'Elbe, Hildesheim sur l'Innerste, Verden sur l'Aller, Paderborn sur la Lippe, Osnabruck sur l'Hase et Munster, près des bords de l'Ems, devinrent les sièges des huit évêchés fondés en Saxe par Charlemagne. Tous les habitants, riches et pauvres, durent payer au clergé la dime de leurs troupeaux et des fruits de leurs champs.

L'Italie n'occupait pas moins que la Saxe l'attention de Charlemagne; mais là du moins la vigilance du pape Adrien soutenait son autorité sans cesse menacée par les intrigues des anciens partisans de Didier. En 780, le pontife ft connaître à Charles que les Grecs, unis aux Napolitains et excités par Aréchis, duc de Bénévent, venaient de surprendre Terracine; qu'il existait entre le duc de Bénévent et le patrice de Sicile une correspondance active et secrète dans le but de mettre à exécution les desseins du fils de Didier. Le pape conjurait en conséquence Charlemagne d'envoyer un de ses généraux avec ordre de rassembler les milices de Toscane, de Spolète et même de Bénévent pour reprendre Terracine et s'emparer de Gaéte et de Naples, afin que saint Pierre rentràt en possession des domaines qui lui appartenaient en Campanie.

Charlemagne jugea les circonstances assez graves pour se rendre lui-même au delà de l'Apennin; accompagné de sa femme Hildegarde et de ses enfants, il alla passer l'hiver à Pavie et déjoua les projets des Grecs. Au printemps de l'année suivante (781), il se rendit à Rome auprès du pape, et ce fut de concert avec lui qu'il résolut de confier la garde de l'Italie à un de ses fils. Pendant les fêtes de Pâques, le pontife baptisa les deux fils puinés du souverain des Franks et leur donna l'onction royale Pepin fut proclamé roi d'Italie (rex in Italiâ) et Louis roi d'Aquitaine; les anciennes provinces de la monarchie franke furent réservées pour leur frère ainé, Charles. « Au lieu de blâmer ce démembrement inévitable, dit un historien (12), il nous semble qu'on doit plutôt admirer la prudence de Charlemagne qui, prévoyant après lui un partage de son empire, en détacha de son vivant les parties encore mal jointes, sans toucher aux vieilles provinces. Par là les Lombards, rétablis au rang des nations devaient supporter avec moins de répugnance la domination étrangère, et l'Aquitaine, indépendante depuis Dagobert et antipathique à la race des Franks, acquérir une existence politique sans être distraite de la puissance de Charlemagne; car ces enfants, que la tendresse paternelle se plaisait à parer d'une couronne, ne devaient être que les lieutenants du grand roi. »

Au commencement de l'été de 782, Charlemagne se rendit en Saxe pour y tenir l'assemblée générale de la nation; il marcha avec son armée jusqu'à la source de la Lippe, y dressa son camp et s'y arrêta assez longtemps. II y reçut les ambassadeurs de Siegfried, roi des Danois et du chagan des Avares, envoyés vers lui pour traiter de la paix. Mais le but principal de ce nouveau voyage de Charlemagne était de veiller sur les mouvements des tribus slaves qui formaient derrière les Germains une seconde ligne de barbares; déjà même les Tchèques et les Sorabes ayant parqué leurs troupeaux entre l'Elbe et la Saule, menaçaient la frontière de la Saxe. Les Germains étaient donc intéressés autant que les Franks à combattre les Slaves; aussi Charles convoqua-t-il les Saxons au camp de Lippesring, et permit-il à ses comtes de les armer pour la défense commune en leur donnant des chefs de leur nation.

Dès que le roi eut repassé le Rhin les Sorabes envahirent la Thuringe et la Westphalie. Charles envoya immédiatement contre ces barbares une armée de Franks orientaux sous les ordres d'Adalgise, chambellan, de Geilon, connétable, et de Worad, comte du palais; ils devaient également prendre avec eux les Saxons. Mais à peine eurent-ils franchi les frontières de la Saxe qu'ils apprirent que Witikind avait reparu au milieu de ses compatriotes et qu'il les avait entraînés à une nouvelle révolte contre les Franks. Les trois lieutenants de Charlemagne renoncèrent alors à poursuivre leur route vers les Sorabes et se dirigèrent vers le lieu où les Saxons se rassemblaient. Le comte Théodoric, parent du roi, les rejoignit avec les forces qu'il s'était hâté de lever dans le pays des Ripuaires aussitôt qu'il avait appris la défection des Saxons. Tous se rendirent ensemble jusqu'au mont Saunthal, sur le flanc septentrional duquel était placé le camp des ennemis. Théodoric dressa là ses tentes, et on convint que, pour cerner plus facilement la montagne, les autres généraux passeraient avec leurs troupes le Weser et camperaient sur la rive même du fleuve. Mais Adalgise et ses deux collègues, voulant dérober à Théodoric l'honneur de la victoire, résolurent d'attaquer et de donner bataille sans lui. Ce dessein funeste causa leur ruine; ils furent enveloppés et massacrés par les ennemis. « La perte des Franks, dit Eginhard, fut encore plus grande par le rang des morts que par leur nombre. Deux des généraux, Adalgise et Geilon, quatre comtes et jusqu'à vingt des hommes les plus nobles et les plus distingués furent tués, sans compter ceux qui les avaient suivis, et qui aimèrent mieux périr avec eux que de leur survivre. » Toutefois les Saxons n'osèrent poursuivre cet avantage, car déjà Charlemagne lui-même s'avançait avec une nouvelle armée. Witikind échappa de nouveau à la vengeance du roi frank; mais elle n'en fut pas moins terrible. Les Saxons eux-mêmes, intimidés par la présence du conquérant, dénoncèrent les complices de Witikind. Charlemagne se les fit livrer au nombre de quatre mille cinq cents et se montra impitoyable. Emmenés dans le camp royal de Verden, sur les bords de l'Aller, ces courageux défenseurs de la liberté de leur pays furent tous décapités en un seul jour!

Cet acte de cruauté, tache ineffaçable dans la vie d'un grand homme, exaspéra la nation vaincue. Pendant trois ans (783-785), la guerre continua avec un acharnement jusqu'alors inconnu. Charlemagne, dont l'activité n'avait jamais été plus grande, conduisit ses guerriers en personne, remporta deux grandes victoires, l'une à Dethmold, l'autre à Osnabruck, ravagea tout le pays, et passa même l'hiver de 784 à Ehresburg pour lasser la patience de ses adversaires; mais les Saxons semblaient également decidés à ne pas déposer les armes, et leur résistance se fût prolongée longtemps encore si Charles n'eût enfin réussi à gagner leur chef. Au printemps de 785, il était entré dans le Bardengau, et il avait appris à Bardenwick (vieux Lunebouig) que Witikind et son frère Alboin armaient encore sur la rive droite de l'Elbe. Charles leur fit faire des propositions conciliantes, leur promit leur pardon et même des bénéfices en France s'ils voulaient se soumettre; Witikind et Alboin se laissèrent convaincre après avoir reçu les otages qu'ils avaient désirés pour leur sûreté, ils se rendirent à Bardenwick et y firent leur soumission. Quelque temps après, sur la foi de leur sauf-conduit, ils se rendirent en France, et en recevant le baptême à Attigny renoncèrent à leur patrie. Le calme des tombeaux régna alors pendant sept ans dans ce pays fumant d'une guerre implacable. Charlemagne y avait établi des comtes avec des guerriers franks, auxquels était réservée une partie des terres; il avait ordonné aux Saxons d'être souniis aux comtes, de se présenter à leurs plaids, et de ne pas se réunir en assemblées publiques, à moins que son missus ne les y appelât de sa part. Des lois plus sévères avaient été promulguées par le conquérant: il avait défendu sous peine de mort de violer la paix et les droits d'une église, de tuer un évêque, un prêtre on un diacre et même de rompre le jeûne du carême; la mort aussi devait être infligée à ceux qui sacrifieiaient des hommes aux idoles, à ceux qui refuseraient le baptême pour rester païens, à ceux qui brûleraient les morts au lieu de les enterrer, à ceux enfin qui conspireraient pour les païens contre les chrétiens et contre le roi.

Tandis que Charles venait d'augmenter sa puissance et sa gloire par la soumission de la Saxe, l'Europe presque entière se soulevait contre sa domination. L'empire frank était ou allait être assailli par les Bretons, les Sarrasins, les Lombards bénéventins, les Grecs, les Bavarois et les Avares. A cette ligue se rattachait probablement une vaste conspiration ourdie, à cette époque même, par un comte Hartrade, complot qui embrassait dans ses ramifications laThuringe et une partie de l'Austrasie. Les complices de Hartrade, au nombre desquels se trouvaient d'autres comtes et beaucoup de vassaux bénéficiaires, s'étaient engagés par serment à se défaire du roi ou du moins à s'affranchir de sa domination (785). Mais Charles, averti à temps, envoie une armée pour châtier la Thuringe et se fait amener les instigateurs de la révolte. Quelques-uns eurent les yeux crevés, les autres conservèrent leurs membres, mais fuirent dispersés en Italie, en Neustrie ou en Aquitaine; aucun ne perdit la vie, à l'exception de trois qui, pour n'être pas arrêtés, tirèrent l'épée, se défendirent, massacrèrent quelques soldats, et se firent tuer plutôt que de se rendre. Quelque temps après (786), une autre armée fut envoyée dans la Bretagne, qui refusait de payer l'impôt, et là aussi l'insurrection fut rapidement étouffée.

Charlemagne lui-même descendit en Italie pour soumettre ce qui restait de l'ancien royaume des Lombards, c'est-à-dire le duché de Bénévent, dont le titulaire, au mépris de la fidélité qu'il avait promise au chef des Franks, affectait une indépendance souveraine et se décorait des insignes de la royauté. Ce n'était pas le seul tort qu'on lui reprochait; il était un des instigateurs de la grande ligue qui menaçait alors la domination franke. Toutefois Charlemagne, parvenu avec son armée devant les murs de Bénévent, fit grâce à Aréchis; celui-ci se reconnut tributaire dit roi des Franks, et il donna en otage son fils Grimoald, que douze nobles lombards suivirent à Aix-la-Cha­pelle. Mais à peine Charles était-il de retour en France que le duc de Bénévent envoya des ambassadeurs à l'impératrice Irène, qui régnait à Constantinople sous le nom de son fils Constantin V, pour lui demander le duché de Naples, la dignité de patrice de Sicile et le secours d'une armée sous le commandement d'Adelhis, cet héritier de la couronne lombarde qui s'était réfugié à Byzance. Le duc de Bénévent s'engageait à reconnaitre la suzeraineté de l'empereur d'Orient, et il promettait en outre de se faire couper la barbe et d'adopter le costume grec. Irène, qui n'avait jamais perdu l'espoir de rattacher à l'empire de Byzance les provinces démembrées de l'Italie, accepta les conditions du duc de Bénévent. Constantinople arma une flotte pour le fils de Didier; et Tassillon duc de Bavière, secrètement allié avec les Avares, promit aussi de soutenir Aréchis (13) Cependant le pape Adrien, instruit de toutes les démarches de la ligue par un prêtre de Capoue et par l'évêque de Gaete, s'était déjà empressé de les dénoncer à Charlemagne, lorsque la mort d'Aréchis vint mettre un terme à ses projets de révolte. Grimoald, le seul fils qu'il eût laissé, était comme otage auprès du souverain des Franks; les Bénéventins envoient prier celui-ci de le leur accorder pour duc. Charles fit venir le jeune prince et lui annonça la mort de son père; dissimulant ses projets, ses désirs et jusqu'à sa douleur, Grimoald ne parut pas croire à cette nouvelle. Charles ayant insisté: « Seigneur, dit le fils d'Aréchis, depuis que je suis auprès de vous, je n'ai plus pensé ni à mon père, ni à ma mère, ni aux autres membres de ma famille, votre bonté m'ayant tenu lieu de tout. Content de cette réponse hypocrite, Charles rendit la liberté à Grimoald, et lui donna même l'investiture du duché de Bénévent, à condition qu'il mettrait le nom du roi à la tête de ses édits et sur ses monnaies, qu'il démantèlerait Salerne et Acerenza, et qu'il ferait raser le menton de ses Lombards (788) (14). Grimoald, cachant toujours ses véritables desseins, refusa de se joindre aux ennemis du monarque frank; la ligue fut alors dissoute car Tassillon, menacé lui-même par les armes des Franks, avait réclamé l'intervention du pontife pour rétablir la bonne intelligence et la paix entre lui et Charles. Lorsque le fils de Didier parut sur les côtes d'Italie avec les vaisseaux grecs, sa surprise fut grande de voir flotter des bannières ennemies partout où il avait espéré trouver des auxiliaires; cependant il osa débarquer, mais les Bénéventins marchèrent contre lui avec des troupes du duc de Spolète: un combat s'engagea, et le fils de Didier resta au nombre des morts.

La chute de la dynastie bavaroise coïncida avec la ruine de la maison lombarde. Tassillon, chef de l'illustre race des Agilolfinges, avait naguère sollicité le pardon du souverain des Franks, mais en refusant de lui donner des garanties. A son retour d'Italie, Charles se décida, suivant le chroniqueur, à voir ce que Tassillon voudrait tenir de ses serments. Trois armées cernèrent la Bavière: Pepin était descendu avec les troupes italiennes dans la vallée de Trente; les Franks orientaux et les Saxons s'étaient avancés jusqu'à Phoringen, près du Danube, et Charlemagne lui-même s'était arrêté avec le troisième corps sur le Lech qui séparait les Allemands et les Bavarois. Tassillon se hâta de prévenir l'invasion dont il était menacé en venant dans le camp de Charlemagne lui renouveler son hommage et lui demander le pardon de ses actions passées; le roi feignit de se rendre à ses voeux, reçut son serment de fidélité et emmena avec lui son fils Théodon et douze autres otages. L'année suivante (788), Charles, ayant convoqué dans la ville d'Ingelheim l'assemblée générale de son peuple, ordonna à Tassillon comme à ses autres vassaux de s'y rendre. Le duc obéit, mais à peine fut-il en présence du souverain des Franks que les Bavarois eux-mêmes l'accusèrent d'avoir, à l'instigation de sa femme, excité les Huns à entreprendre la guerre contre Charles. Déclaré par la diète coupable de félonie, il fut condamné à mort; mais Charles se contenta d'une abdication: le chef des Agilolfinges fut dépouillé de l'habit séculier et relégué dans le monastère de Jumièges; son fils Théodon reçut aussi la tonsure; et la Bavière fut réduite en comté, comme l'avait été l'Aquitaine.

Les Avares, fidèles à l'alliance de Tassillon, parurent effectivement en deux armées qui attaquèrent l'une le Frioul, l'autre la Bavière; mais celte double tentative ne leur réussit point: ils furent repoussés de l'une et de l'autre frontière. En 789, Charlemagne obtint un succès non moins important sur les Wiltzes ou Wétalabes, les plus puissants des Slaves maritimes qui occupaient le Brandebourg et la Poméranie occidentale. Comme ils ne cessaient de harceler les Obolrites du Mecklenbourg, fidèles et utiles alliés des Franks contre les Saxons, Charles pénétra dans leur pays et obligea leur chef Dragowit à lui engager par sement sa foi. En 799, Charlemagne reçut à Worms des ambassadeurs qui lui étaient envoyés par les Avares pour déterminer les limites de leurs États respectifs; mais ils ne purent s'entendre, et cette altercation fut l'origine et la source d'une nouvelle guerre, plus terrible que les précédentes.

Les Avares étaient campés entre les Slaves de la Baltique et ceux de l'Adriatique, derrière la Bavière devenue simple province; ils occupaient au delà du Danube, et sur le cours inférieur de ce fleuve, le vaste pays dans lequel sont comprises l'Autriche, la Hongrie, la Transylvanie, l'Esclavonie, la Dalmatie et la Croatie. Le camp général des Avares, situé au delà du Danube, était entouré de neuf cercles (haies ou remparts). Le premier entourait tous les autres; il était tellement construit en troncs de chênes, de hêtres et de sapins, que, d'un bord à l'autre, cette palissade avait vingt pieds de largeur et autant de hauteur. L'intervalle était rempli de pierres très­dures, et la surface supérieure était couverte de buissons non taillés; entre les divers cercles étaient plantés des arbustes; là aussi étaient placés les bourgs et les villes, tellement rapprochés qu'on pouvait s'entendre de l'un à l'autre. En face de ces bâtiments et dans ces murs inexpugnables étaient ouvertes les portes étroites par lesquelles les Avares, non-seulement du cercle extérieur, mais de tous les autres, sortaient pour piller. Il en était de même du second cercle construit comme le premier; vingt milles d'Allemagne, qui en font quarante d'Italie, le séparaient du troisième, et ainsi de suite jusqu'au neuvième, quoique ces cercles fussent beaucoup plus étroits les uns que les autres. D'un cercle à l'autre, les propriétés et les habitations étaient partout disposées de telle manière que, de chacune d'elles, on pouvait entendre les signaux donnés par le son des trompettes. Tandis que les Goths et les Vandales portaient partout la terreur, les Avares entassèrent, durant deux cents ans et plus, dans leurs asiles ainsi fortifiés, toutes les richesses de l'Occident (15).

Au commencement de l'été de 791, Charlemagne attaqua avec trois armées l'empire des Chagans. Il conduisait la première, composée de Franks, sur la rve méridionale du Danube; les Thuringiens, les Saxons et les Frisons, sous les ordres du comte Théodoric et du chambellan Méginfred, suivaient la rive gauche; enfin les Lombards formaient l'aile droite, commandée par les ducs de Frioul et d'lstrie, sous l'autorité des rois d'Italie et d'Aquitaine. Charlemagne ayant dressé son camp près de l'Ems, limite naturelle des deux États, on fit pendant trois jours des prières pour que l'issue de cette guerre fût heureuse. Les Franks passèrent ensuite le fleuve, enlevèrent les forteresses du Camb et du Cumberg, et s'avancèrent jusqu'à la Raab, où l'armée d'Italie devait faire sa jonction avec la grande armée. Malheureusement deux fléaux empêchèrent les confédérés de poursuivre leurs succès: la famine et une épidémie qui fit périr tous les chevaux. Charlemagne se hâta de rentrer dans la Bavière, et ce formidable armement ne servit, suivant la remarque d'un historien, qu'à affaiblir l'empire frank et à ébranler la fidélité des peuples vaincus.

Les Saxons cisalbins et les Nordalbingiens, n'imitant pas ceux de la Westphalie qui s'étaient soumis avec Witikind, se liguèrent avec les Avares et firent une dernière tentative pour recouvrer leur indépendance (793); en même temps les Sarrasins passaient les Pyrénées. Ces circonstances empêchèrent Charlemagne de continuer lui-même la guerre contre les Avares; tandis que le grand roi poursuivait à outrance les héroïques riverains de l'Elbe, il laissa aux comtes de la Bavière le soin de défendre la frontière orientale contre les Avares.

En 796, une expédition décisive fut enfin dirigée contre ces derniers par le roi d'Italie. Profitant des divisions sanglantes qui avaient éclaté parmi les Avares, Pepin pénétra chez eux avec les troupes italiennes et bavaroises, les chassa au delà de la Theiss et se rendit enfin maître du fameux Ring, où étaient entassés les trésors des barbares. « La Pannonie vide d'habitants, et la résidence royale du chagan tellement dévastée qu'il n'y restait pas trace de demeure humaine, attestèrent, dit Eginhard, combien il y eut de combats donnés et de sang répandu. Les Avares perdirent toute leur noblesse, virent périr toute leur gloire et furent dépouillés de tout leur argent ainsi que des trésors qu'ils avaient amassés depuis longues années. De mémoire d'homme, les Franks n'ont fait aucune guerre dont ils aient rapporté un butin plus abondant et de plus grandes richesses. Jusqu'à cette époque, on aurait pu les regarder comme pauvres. » Pour compléter cette conquête, Pepin chargea saint Arnon, évêque de Salzbourg, de convertir à la foi les peuples qui habitaient la rive occidentale du Danube.

La fin de la guerre saxonne avait été également marquée par une alternative de revers et de succès. En 793, tandis que Charlemagne se disposait à envahir une seconde fois la Pannonie, on lui apporta la nouvelle que les troupes confiées au comte Théodoric avaient été taillées en pièces par les Saxons, près de Rustringen sur le Weser, et que ce peuple indomptable se soulevait de tous les côtés. Le roi résolut de passer l'hiver à Francfort; après y avoir présidé le concile célèbre qui condamna l'hérésie félicienne (16), il attaqua la Saxe par le midi, tandis que son fils Charles passait le Rhin à Cologne et envahissait le pays par l'occident (794). Les Saxons, campés à Senfeld, y attendaient l'arrivée du roi, se disposant à le combattre; mais ils perdirent bientôt l'espérance de la victoire qu'ils se promettaient, se rendirent à discrétion, donnèrent des otages et s'engagèrent par serment à garder fidélité. Cette soumission n'était pas sincère, car l'année suivante ils refusèrent le contingent de troupes qu'ils devaient fournir contre les Avares. Tandis que Charlemagne, campé à Bardenwick, y attendait les chefs slaves mandés auprès de lui, il apprit que son fidèle allié, le duc ou krol des Obotrites, avait été assassiné par les Saxons en passant l'Elbe. Exaspéré par cette trahison, Charlemagne dévasta une grande partie du pays et continua dès lors avec acharnement cette interminable guerre. En 797, il se décida même, contre sa coutume, à passer l'hiver en Saxe, emmena avec lui sa cour, dressa soit camp près du Weser, et ce lieu devint une villa qui, sous le nom de Neuf-Herstal, rappela le berceau de la maison royale. Charles y reçut les ambassadeurs des Avares, les envoyés et les présents d'Alphonse, loi des Asturies, et un ambassadeur d'Aben-Humeiah, émir indépendant de Mauritanie. Le printemps était arrivé (798), mais les troupes n'étaient pas encore sorties de leurs quartiers à cause de la disette du fourrage, lorsque les Saxons transalbins massacrèrent les commissaires royaux envoyés dans leur contrée pour la levée des tributs. Cette violation de la foi jurée provoqua de terribles représailles. Tandis que Charlemagne, avant enfin réuni son armée à Minden, dévastait par le fer et le feu tout le territoire renfermé entre l'Elbe et le Weser, Thrasicow, nouveau duc des Obotrites, et le comte Eberwin marchèrent en même temps contre les Transalbins, et à Suentana plus de quatre mille Saxons du Nord tombèrent sous leurs glaives.

Cette boucherie termina la guerre: les Saxons jetèrent leurs armes, après s'en être inutilement servis pendant plus de trente ans pour sauver leur indépendance; depuis le Rhin jusqu'à l'Oder, depuis l'Océan jusqu'aux sources de l'Elbe, l'autorité du roi des Franks fut alors reconnue. Quelque temps après la restauration de l'empire d'Occident, en 803, la diète de SaIz consomma la pacification de cette héroïque contrée. Les habitants, remis en possession de leurs biens, recouvrèrent la jouissance de la liberté civile et de leurs lois nationales, à condition qu'ils obéiraient à leurs évêques et à des juges franks nommés par le roi; ils durent aussi promettre de rester fidèles au christianisme, et de conserver toujours leur foi à Charlemagne, à ses fils et à toute sa race. Cependant, pour prévenir de nouvelles révoltes, le conquérant excepta de ce traité les Saxons qui habitaient, au delà de l'Elbe; leur territoire fut donné aux Slaves obotrites, et eux, derniers défenseurs de l'indépendance de leur pays, furent dispersés dans les cantons déserts de l'Helvétie et de la Belgique (17).

Cette longue guerre eut un résultat heureux; car le nord de la Germanie passa de la barbarie à la civilisation occidentale. Le territoire saxon fut divisé en comtés sous le rapport politique, en diocèses sous le rapport ecclésiastique; les forêts s'éclaircirent et les marécages diminuèrent; il se forma des villes et des villages à côté des églises, des abbayes, des palais impériaux, des forteresses. « Derrière la grande ligne de la civilisation que Charlemagne avait portée plus avant sur le continent, se trouvèrent alors compris tous les peuples de race germanique parlant la même langue, suivant la même croyance, soumis à la même législation générale. Les Franks, les Alamans, les Bavarois, les Souabes, les Thuringiens, les Frisons, les Saxons, rapprochés par les liens les plus forts et les plus nombreux, se fondaient progressivement dans la même communauté sociale, religieuse, politique, militaire, et ne formaient plus que le nouvel empire germanique placé désormais à l'avant-garde de la civilisation (18). »

A l'autre extrémité de l'Europe, les armées du conquérant de la Saxe venaient de venger la défaite de Roncevaux.

Après cette funeste journée, les Basques ultérieurs avaient récupéré leur indépendance; ceux de la Navarre avaient de nouveau subi la domination musulmane; enfin le drapeau du calife de Cordoue flottait à Pampelune et à Barcelone. A l'avénement de Hescham Ier, la puissance du califat atteignit son apogée; tous les émirs encore rebelles durent se soumettre; la guerre sainte fut prêchée dans toutes les mosquées d'Espagne, et deux armées se mirent en mouvement pour aller combattre les chrétiens des Asturies et de la Gaule. Le pays d'Astorga et de Lugo fut ravagé par la première; l'autre, après avoir chassé dans les montagnes les chrétiens de la Celtibérie, franchit les Pyrénées, battit à Villedaigne l'armée du duc de Toulouse, régent d'Aquitaine, et brûla les faubourgs de Narbonne (793). Toutefois les Sarrasins n'osèrent pas attendre le petit-fils du vainqueur de Poitiers; ils rentrèrent bientôt en Espagne, emmenant avec eux tout un peuple de captifs, et chargés de trésors destinés à l'achèvement de la grande mosquée de Cordoue. La mort du calife Hescham vint mettre le comble au trouble des infidèles; son successeur, obligé de résister à ses oncles rebelles, laissa la frontière sans défense. Les Franks unis aux Asturiens s'avancèrent alors de l'autre côté des Pyrénées; Alphonse le Chaste, roi d'Oviedo, poussa même jusqu'à Lisbonne, s'empara de cette ville, et envoya au grand roi de l'Occident, comme emblème de la victoire, sept Mores captifs et autant de mulets et de cuirasses. En 800, Louis, roi d'Aquitaine, se jeta sur Lerida, détruisit cette ville ainsi que plusieurs autres places fortes, s'avança jusqu'à Huesca dont les champs couverts de blé furent moissonnés par la main du soldat, puis rentra dans son royaume. L'été suivant, Zaad, émir de Barcelone, ayant osé s'avancer jusqu'à Narbonne, fut arrêté dans cette ville et envoyé à Charlemagne. Louis et ses conseillers résolurent ensuite de rentrer en Espagne et d'assiéger Barcelone. Les détails de ce siege, un des plus mémorables de cette époque, ont été conservés par l'Astronome dans sa Vie de Louis le Débonnaire; nous le laisserons parler parce que son langage naïf fait très-bien ressortir les hommes et les moeurs de la fin du VIIIe siècle. " L'armée, dit-il, fut divisée en trois corps; Louis demeura avec le premier dans le Roussillon; il chargea l'autre du siege de la ville, sous le commandement de Rostagne, comte de Girone; enfin, dans la crainte que les assiégeants ne fussent attaqués à l'improviste, il ordonna au troisième d'aller s'établir de l'autre côté de la ville. Les assiégés cependant envoyèrent à Cordoue solliciter des secours, et aussitôt le roi des Sarrasins se mit en marche avec une armée. Or, la troisième colonne de celle de Louis, parvenue à Saragosse, fut informée que les ennemis s'avançaient. Il y avait dans cette colonne Wilhelm, premier enseigne, Adhémar et d'excellentes troupes. A cette nouvelle ils se jetèrent dans les Asturies et firent en deux attaques imprévues, et surtout dans la seconde, un très grand carnage. Puis, ayant mis les ennemis en fuite, ils vinrent se joindre à ceux qui assiégeaient Barcelone, et, la cernant de concert, ne permirent à personne d'entrer ou de sortir de cette ville, qui fut réduite en un tel état, que les habitants se virent contraints par la famine d'arracher de leurs portes les cuirs même les plus desséchés pour les convertir en une affreuse nourriture. Quelques-uns de ces malheureux, préférant la mort à une si misérable vie, se précipitaient du haut des murailles; d'autres se berçaient d'une vaine espérance et croyaient que les Franks seraient forcés par la rigueur de l'hiver à lever le siège. Mais cette espérance fut trompée par la sagesse et la prudence des nôtres. En effet, ayant rassemblé des matériaux de toutes parts, ils se mirent à construire des cabanes, comme étant résolus à passer l'hiver en ce lieu. A celle vue, les habitants déchus de leur espoir, et réduits à la dernière extrémité, livrèrent leur prince, parent de Zaad, qu'ils avaient établi à sa place; ils ne se réservèrent, en rendant leurs personnes et leur ville, que la faculté de se retirer. Pendant que les nôtres cernaient encore cette ville, fatiguée d'un long siège, ils prévirent qu'elle serait bientôt ou prise ou livrée. Prenant donc une résolution sage et convenable, ils demandèrent que le roi (Louis) vînt, afin que cette ville d'un si grand nom pût valoir à ce prince un nom glorieux, en succombant en sa présence. Le roi se rendit à cette sage demande. Il vint donc au milieu de l'armée qui cernait la place et y demeura pendant six semaines d'un siege continuel, au bout desquelles la ville soumise se donna au vainqueur. Après qu'elle eut ouvert ses portes, le roi la fit occuper le premier jour par ses gardes; quant à lui, il ne voulut point entrer avant d'avoir réglé par quelles actions de grâces dignes du Seigneur il consacrerait à son saint nom cette victoire qui comblait ses voeux. Le lendemain donc, précédé, ainsi que son armée, des prêtres et de tout le clergé, environné d'une pompe solennelle, il entra dans la ville au milieu des hymnes de louanges, et se rendit à l'église de la sainte et victorieuse Croix pour rendre à Dieu des actions de grâces à l'occasion de la victoire qu'il lui avait accordée; puis, laissant dans Barcelone le comte Béra avec une garnison composée de Goths, il revint passer l'hiver dans ses États. »



III.

CHALEMAGNE, EMPEREUR D'OCCIDENT.

RELATIONS AVEC ROME, CONSTANTINOPLE, BAGDAD. ETC.;
GUERRES CONTRE LES GRECS ET LES NORMANDS;
RESUME DES CONQUÊTES.


Depuis l'Eider jusqu'au Garigliano, depuis la Raab jusqu'à l'Ebre, l'Europe reconnaissait la suzeraineté de Charlemagne. L'empire d'Occident était relevé, et déjà la couronne des Césars ceignait le front du descendant des Herstals.

La restauration de l'empire d'Occident fut le résultat de l'étroite alliance qui existait depuis Grégoire Ill et Charles-Martel entre Rome et les Carlovingiens. Léon III. successeur d'Adrien, se garda bien d'altérer cette union. En montant sur le trône pontifical en 795, il s'était empressé d'envoyer à l'illustre souverain des Franks, en sa qualité de Patrice des Romains, c'est-à-dire de lieutenant de l'empereur d'Orient, l'éIendard de l'Église romaine, accompagné d'une lettre remplie de protestations amicales et de promesses de fidélité. Un événement inattendu prouva bientôt combien l'appui des Franks était utile à la papauté et hâta la disparition de ce simulacre de pouvoir que les empereurs byzantins prétendaient exercer encore en Italie.

En 799 une conspiration avait été ourdie contre Leon par deux neveux de son prédécesseur, le sacristain Qampullus et le nomenclateur Pascal (19); soutenus par quelques seigneurs mécontents, ils avaient osé répandre dans Rome et transmettre au roi des Franks un libelle contenant les plus graves accusations coutre l'administration temporelle du pape. Leurs calomnies n'ayant pas produit à la cour de Charles l'effet qu'ils en attendaient, ils résolurent de se défaire du pontife. Un jour que Léon suivait à cheval une procession qui se rendait du palais de Latran à l'église Saint­Laurent, il fut assailli par les conjurés qui le jetèrent à terre et se mirent en devoir de lui arracher les yeux et la langue; mais cette atrocité ne reçut pas une entière exécution: on fit au pontife blessé, grâce de la vie et il fut enfermé dans le monastère de Saint-Sylvestre. Cependant Albin, son chambellan, ne tarda pas à le délivrer, à la faveur de la nuit, et en le faisant passer par-dessus le mur; il fut conduit ensuite à Spolète par le duc Winigise qui, instruit du complot qui se tramait à Rome, marchait en hâte au secours du pontife. Charles, avant reçu les plaintes de Léon, ordonna à Winigise de le lui envoyer avec les honneurs dus au successeur de saint Pierre. Le roi des Franks tenait alors une diète à Paderborn; Léon vint l'y trouver, au milieu des nouveaux chrétiens de la Germanie, et arrangea probablement dans cette entrevue le couronnement solennel qu'il préparait à son protecteur.

Les anciens historiens liégeois assurent que, les deux souverains s'étant rendus ensuite à Liège, Charlemagne confirma les privileges de cette ville naissante et fit présent au chapitre de Saint-Lambert d'un étendard, que les Liégeois illustrèrent sur maint champ de bataille et qui devint le palladium de leur république. En 804, Charlemagne, visitant le Hainaut, donna également de grands privileges à la ville de Mons, y établit une fabrique de monnaies, et érigea le territoire en prévôté.

Cependant, Léon était reparti pour Rome, accompagné de huit commissaires, chargés de le rétablir sur son siège et d'instruire le procès de ses assassins. Charlemagne se disposait à se rendre lui-même en Italie; mais avant de passer les Alpes pour la quatrième fois, il parcourut et fortifia les côtes de l'Océan déjà infestées par les pirates de la Scandinavie. Vers la fin de l'automne de l'an 800, il arriva à Ravenne avec une armée qu'il mit sous les ordres de son fils Pepin chargé de réduire Grimoald, duc de Bénévent. Celui-ci, jetant le masque, avait renoué des relations hostiles avec la cour du Bosphore. Charles, s'étant séparé de son fils à Ancône, s'achemina vers Rome, où il fut reçu en triomphe le 24 novembre.

En vertu de la juridiction attachée à son titre de Patrice, il commença par convoquer dans l'église de Saint-Pierre une assemblée d'évêques et de laïques, de Franks et de Romains, à l'effet d'examiner les accusations dirigées contre le pontife. Le peuple remplissait les avenues et l'enceinte de l'église. Tout individu qui avait à porter plainte contre le pape était invité à comparaître et à soutenir ses inculpations. Mais aucune voix accusatrice ne se fit entendre. Le lendemain, dans le même lieu, en présence de la même assemblée, le pape monta en chaire et, ayant pris entre ses mains le livre des Évangiles, il se purgea par serment des accusations dirigées contre lui:

« Moi, Léon, pontife de la sainte Église romaine, dit-il, de mon propre mouvement et de ma pleine volonté, je jure devant Dieu qui lit dans mon âme, en présence de ses anges, du bienheureux apôtre saint Pierre, et de vous tous qui m'entendez, que je n'ai fait ni fait faire les actions criminelles qu'on m'impute. J'en atteste le juge éternel devant qui nous devons tous paraître, et sous les yeux duquel nous sommes en ce moment; ce que je fais, sans y être obligé par aucune loi, et sans prétendre que mon exemple tire à conséquence pour mes successeurs. »

Les fauteurs de la sédition furent alors condamnés à mort; mais le pape ayant intercédé pour eux, Charlemagne commua la peine de mort en exil.

Le jour de Noël, l'église de Saint-Pierre fut le théâtre d'une solennité non moins imposante. Un peuple immense se pressait de nouveau dans la basilique; les seigneurs franks, lombards et romains entouraient leur souverain qui, revêtu du costume de patrice, c'est-à-dire d'une longue tunique et d'un manteau traînant dont un pan était attaché sur l'épaule droite, priait sur les marches de l'autel. Tout à coup le pape, revêtu de ses habits pontificaux, se lève, s'approche du monarque, place sur sa tête un diadème d'or, en prononçant l'ancienne formule que tout le peuple et le clergé répètent:

« VIE ET VICTOIRE A CHARLES, AUGUSTE, GRAND ET PACIFIQUE EMPEREUR DES ROMAINS, COURONNÉ DE LA MAIN DE DIEU! »

L'empereur, dit Eginhard, reçut ensuite les hommages du pontife, suivant la coutume des princes. C'est ainsi que se passa cette cérémonie par laquelle l'empire d'Occident fut relevé, après une interruption de 324 ans, depuis la déposition d'Augustule.

Charlemagne, en recevant la couronne impériale (20), montra la plus grande surprise. Non-seulement il déclara que, malgré la solennité de la fête, il ne serait pas venu à l'église s'il avait pu prévoir l'intention du pontife, mais il blâma Léon qui, sans égard pour sa faiblesse, lui imposait de nouveaux soins et des devoirs dont il aurait à répondre devant Dieu. C'était plutôt la politique que le sentiment de son insuffisance qui dictait ces paroles à Charlemagne. Il ne pouvait désirer trop ouvertement la couronne d'Occident, ni manifester trop de satisfaction après son élévation, sans mécontenter les Franks, dont il tenait son premier titre. Toutefois il résolut bientôt de faire respecter sa nouvelle dignité; il rompit les derniers et faibles liens qui rattachaient encore Rome aux souverains de Byzance, et il exigea, en sa qualité de César, un nouveau serment de fidélité qui devait lui être prêté par tous ses sujets au-dessus de douze ans.

Après le sacre de Charlemagne dans l'église de Saint-Pierre, il fut question un moment de rétablir l'ancien empire romain, tel qu'il existait avant Théodose. Léon III, dit-on, avait le projet de réunir Rome et Constantinople, l'Église romaine et l'Église grecque, par le mariage de Charles (21) avec Irène, qui régnait seule à Byzance depuis que ses suggestions criminelles avaient fait disparaître l'infortuné Constantin V. Irène, peut-être à l'instigation du pontife, envoya à Charlemagne des ambassadeurs chargés de le complimenter et de le pressentir sur cette union. On assure que le descendant des Herstal, saisissant avidement l'idée de réunir sous son sceptre le double empire, renvoya l'ambassade à Constantinople pour qu'il fût donné suite au projet de Léon. Mais le logothète Nicéphore, en renversant Irène du trône, fit évanouir un dessein qui, s'il s'était réalisé, aurait pu changer les destinées du monde.

Une mort prématurée venait alors d'enlever à la cour de Byzance son plus redoutable allié en Italie: nous voulons parler du jeune duc de Bénévent, Grimoald, qui depuis dix ans résistait victorieusement à la formidable puissance des Franks. Il avait répondu à Pepin qui réclamait de lui, comme roi des Lombards, le serment de vassalité. « Je suis né libre de père et de mère, et j'ai la confiance, Dieu aidant, de toujours rester libre. » En effet, il avait fait disparaître le nom de Charlemagne des actes publics et des monnaies de Bénévent; il avait épousé Wansa, une princesse de Byzance, mais sans vouloir reconnaître non plus la suzeraineté de la cour du Bosphore, et jusqu'à sa mort (802) il avait soutenu ses droits les armes à la main contre les armées frankes qui le harcelaient sans cesse. La mort d'un ennemi si dangereux coïncidait, fort heureusement pour Charlemagne, avec l'avènement de Nicéphore. Se sentant incapable d'ébranler sa puissance, l'usurpateur parut vouloir rechercher son amitié. En 805, trois envoyés de l'autocrate de Byzance vinrent trouver Charlemagne à la diète de Salz, où il recevait la soumission des peuples conquis par son épée, et ils y obtinrent un traité de paix. Cette convention, qui fixait la limite des deux empires, devint malheureusement une nouvelle source de querelles; elle avait attribué, disent les auteurs vénitiens, la Vénétie sans Venise et la Dalmatie sans les villes maritimes à l'empereur d'Occident. Or la cour de Constantinople aurait désiré tout le territoire de Venise et de Dalmatie; de leur côté, Charlemagne et son fils, le roi des Lombards, revendiquaient la souveraineté réservée aux Grecs sur les villes maritimes de Dalmatie et sur Venise. En 806, une flotte que commandait le patrice Nicétas, fut envoyée par l'empereur Nicéphore pour reprendre la Dalmatie; mais elle s'arrêta à Venise, et, en 807, le patrice ayant conclu une trêve avec le roi Pepin, sortit du port et retourna à Constantinople (22) .

En 809, une nouvelle flotte envoyée de Constantinople toucha d'abord en Dalmatie et ensuite à Venise; tandis qu'elle y passait l'hiver, une partie arriva à l'ile de Commachio; elle engagea un combat contre la garnison franke qui y était placée, fut vaincue, mise en fuite, regagna Venise, puis toute la flotte s'éloigna de nouveau. En 810, Pepin, irrité contre les ducs de la Vénétie qui secondaient les efforts des Grecs, attaqua le pays par terre et par mer. Les Franks, ayant débarqué à Malamocco, qui était alors le siege du gouvernement vénitien, trouvèrent cette île abandonné; le doge et tous les habitants s'étaient réfugiés à Rialto. Pepin se rendit avec ses vaisseaux devant cette île, et il fut reçu, dit-on (23), en vainqueur généreux; il laissa des marques de sa libéralité au doge et au peuple, remettant à la république le tribut qu'elle lui payait annuellement et lui donnant cinq milles d'étendue en terre ferme, le long des bords des lagunes, avec pleine liberté de trafiquer par terre et par mer. Pepin, voyant aussi que le doge ne portait sur lui aucune marque de sa dignité, détacha la manche d'une veste, et la mit sur la tète du doge en forme de bonnet; telle fut l'origine de la corne ducale, ainsi nommée à cause de la pointe que cette manche faisait sur la tête. C'est à cette époque, ajoute-t-on, que la Reine de l'Adriatique prit naissance, puisque Pepin voulut encore que l'île de Rialto, jointe aux autres îles voisines, portât le nom de Venise, qui alors était celui de toute la province voisine des lagunes, et que ce lieu fût à l'avenir la résidence des doges et le siège de la république. En résumé, cette guerre eut encore des résultats heureux pour le souverain des Franks. En 812, Michel Baugabé, successeur de Nicéphore, envoya à son tour des ambassadeurs à Charlemagne. Ils vinrent à Aix, auprès de l'empereur, dit Êginhard, reçurent de ses mains, dans l'église, le traité de paix, et l'en remercièrent, selon leur coutume, en langue grecque, l'appelant basileus et empereur. C'était là une grande concession, puisque le titre d'empereur d'Occident était formellement reconnu par une cour qui croyait jusqu'alors résumer en elle lancienne puissance de Rome. Remarquons en outre, que Charlemagne, traitant les souverains de Byzance en égaux, ne voulut plus leur donner que le titre de frère, au lieu de celui de père qu'ils avaient conservé dans la correspondance des anciens rois franks.

Les relations de Charlemagne avec Haroun-al-Raschid, le célèbre calife abasside de Bagdad, n'étaient pas moins glorieuses. Indépendamment de la noble sympathie qui existait entre ces deux grands hommes, dont l'un éblouissait l'Orient, et dont l'autre dissipait les ténèbres qui avaient si longtemps couvert l'Europe, Haroun avait intérêt à entretenir la haine des Franks contre les Ommiades d'Espagne, qui se considéraient comme les légitimes héritiers de Mahomet et ne renonçaient pas à l'espoir de reconquérir tout l'empire des croyants. Haroun, prince des Perses et maître de presque tout l'Orient, fut uni à Charlemagne d'une si parfaite amitié, dit Eginhard, qu'il préférait sa bienveillance à celle de tous les rois et potentats de l'univers, et le regardait comme seul digne qu'il l'honorât par des marques de déférence et des présents. Avant de recevoir la couronne impériale, Charles avait, en qualité de protecteur de toute l'Église latine, réclamé la bienveillance du calife de Bagdad en faveur des pèlerins chrétiens qui se rendaient à Jerusalem. Haroun ne se contenta pas d'acquiescer à cette demande, en 801 il fit porter à Charles les clefs du saint sépulcre; les ambassadeurs du roi de Perse lui offrirent en outre un éléphant, des singes du Bengale et les parfums de l'Arabie. « Nous autres Persans, Mèdes, Arméniens, Indiens et Elamites, dirent-ils à Charles, nous vous craignons plus que notre propre maitre Haroun. Que dirons-nous des Macédoniens et des Grecs, qui redoutent votre grandeur comme plus capable de les accabler que les flots de la mer d'lonie? Quant à tous les insulaires chez lesquels nous avons passé, ils se montrent tellement empressés et dévoués pour votre service, qu'on les croirait nourris dans votre palais et comblés de vos plus magnifiques et plus honorables bienfaits. » En 807, Haroun envoya à l'empereur d'Occident une nouvelle ambassade, chargée de lui offrir une tente et des tentures de salle d'une admirable grandeur et beauté, des candélabres de bronze doré, enfin une horloge à roues d'un merveilleux travail. Le cours des douze heures y entourait le cadran, et il y avait autant de petites boules d'airain qui tombaient à l'accomplissement de l'heure et faisaient tinter par leur chute une cymbale placée au-dessous; on y trouvait en outre un même nombre de cavaliers, qui sortaient par douze fenêtres à la fin des heures et fermaient, par l'impulsion de leur sortie, les fenêtres qui étaient ouvertes auparavant. De son côté, Charlemagne envoya au calife des chevaux et des mulets d'Espagne, des draps de Frise blancs, unis et travaillés, et bleu saphir, les plus rares et les plus chers qu'on pût trouver dans ce pays; il joignit à ces présents des chiens remarquables par leur agilité et leur courage, tels que le monarque persan les avait demandés pour chasser les lions et les tigres.

En 801, on avait vu arriver aussi à la cour guerrière d'Aix-la-Chapelle des ambassadeurs de l'émir de Kairoan, qui venait de se rendre indépendant du souverain de Bagdad. Ils offrirent en présent à Charlemagne un lion de Libye, un ours de Numidie, du fer d'ibérie, de la pourpre de Tyr et d'autres productions rares de ces contrées. Charles ne se montra pas moins généreux; non-seulement alors, dit le moine de Saint­Gall, mais pendant tout le temps de sa vie, il fit don aux Libyens, très pauvres en terres labourables, des richesses que fournit l'Europe, le blé, le vin et l'huile; il les nourrit ainsi d'une main libérale, se les conserva éternellement soumis et fidèles et n'eut pas besoin de les assujettir à de vils tributs. Les princes d'Europe n'étaient pas moins empressés à briguer l'amitié du puissant empereur d'Occident. Il s'attacha par des liens si forts Alphonse, roi des Asturies, que celui-ci, lorsqu'il écrivait à Charles ou lui envoyait des ambassadeurs, ne voulait jamais s'intituler que son fidèle; et sa munificence façonna tellement à ses volontés les rois des Écossais, qu'ils ne l'appelaient pas autrement que leur seigneur.

Charlemagne ne connut pas le repos; sa vieillesse fut également troublée par le bruit des armes, et, jusqu'à son dernier jour, il combattit au nord et au midi les barbares qui menaçaient continuellement la civilisation renaissante dans l'Occident. Au midi, le roi d'Aquitaine et les comtes des Pyrénées ne cessaient de guerroyer contre les califes de Cordoue (24); les vaisseaux franks sillonnaient en même temps la Méditerranée et protégeaient les îles Baléares et la Corse contre les Sarrasins. Au nord, les ennemis se montraient plus dangereux. C'étaient d'abord les Tchèques ou Bohémiens, devenus limitrophes de l'empire frank depuis la conquête de la Saxe et de l'Avarie; quand ils eurent été écrasés par le fils aîné de l'empereur, les Danois ou Normands se présentèrent à leur tour sur la frontière de l'Elbe.

De même que les Saxons, les pirates du Nord redoutaienL le christianisme, et auraient voulu étouffer la civilisation occidentale. Dès l'an 800, ils avaient osé infester les côtes de l'empire. En apprenant cette nouvelle, Charles partit immédiatement d'Aix-la-Chapelle, visita le littoral, ordonna d'y i'assembler une flotte et de fortifier les postes militaires. Cependant les pirates continuèrent leur excursion jusqu'à la côte d'Aquitaine et y causèrent beaucoup de ravages; les colonnes d'Hercule même n'arrêtaient plus leurs rapides snekkar ou bateaux serpents. Le moine de Saint-Gall raconte que Charles, se trouvant dans un port de la Gaule narbonnaise, vit des bâtiments normands qui avaient voulu aborder, mais qui, apprenant sa présence, avaient repris le large; et qu'étonné de leur audace, le grand homme pleura sur le sort réservé à ses successeurs. « Le religieux Charles, saisi d'une juste crainte, se mit à la fenêtre qui regardait l'orient, et demeura très longtemps le visage inondé de pleurs. Personne n'osant l'interroger, ce prince belliqueux, expliquant aux grands qui l'entouraient la cause de son action et de ses larmes, leur dit: " Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure si amèrement? certes, je ne crains pas que ces hommes réussissent à me nuire par leurs misérables pirateries; mais je m'afflige profondément que, moi vivant, ils aient été près de toucher le rivage, et je suis tourmenté d'une violente douleur quand je prévois de quels maux ils écraseront mes neveux et leurs peuples. " »

Le don fait aux Obotrites des terres enlevées aux Saxons nordalbingiens détermina le soulèvement du Nord contre Charlemagne, car les Scandinaves convoitaient pour eux-mêmes les bords de l'Elbe. Godefried, roi de quelques îles du Danemark et des côtes du Jutland, secondé par les Wilizes, ennemis des Obotrites, fondit à l'improviste sur le territoire de ces derniers, chassa Thrasicow, un de leurs chefs, en pendit un autre, détruisit le port de Rerich, et se retira ensuite dans le port de Sleswig avec sa flotte chargée de butin. Les chroniqueurs contemporains prétendent que cet intrépide roi de mer aspirait à la conquête de toute la Germanie, et qu'il se vantait même de conduire bientôt ses troupes à Aix-la-Chapelle. Son agression avait réellement excité les plus grandes alarmes dans l'empire: la landwehr fut publiée jusque dans le Midi, et tous les bénéficiers et hérimans de l'Aquitaine eurent ordre de se rendre en armes sur les bords du Rhin. Mais lorsque le prince Charles arriva sur l'Elbe avec les troupes frankes et saxonnes, les Danois étaient rentrés dans leur pays. Pour se mettre à l'abri de la vengeance des Franks, Godefried fit creuser un fossé à travers la presqu'île du Julland; il s'étendait le long de l'Eider et unissait la mer Baltique à la mer du Nord. En 810, Godefried alla attaquer les îles de la Frise avec une flotte de deux cents navires; vainqueur dans plusieurs com­bats, il força les habitants à venir porter chacun la valeur d'un denier chez son trésorier; celui-ci jetait l'argent dans le creux d'un bouclier de métal, et jugeant de l'aloi par le son des pièces, il confisquait toute la monnaie dont le son n'était pas entendu à une certaine distance (25). Déjà Charlemagne, voulant fermer l'entrée du continent aux pirates, avail ordonné de fortifier le château de Hobhnoki (Hambourg) et d'élever une ville franke à Essesfeld sur la Sture. En apprenant l'invasion de la Frise, l'empereur expédia de tous côtés des envoyés pour qu'on assemblât une armée, partit lui-même de son palais et se rendit sur­le-champ à la flotte. Il passa ensuite le Rhin au lieu nommé Lippenheim, et résolut d'y attendre les troupes qui n'étaient pas encore arrivées; l'armée assemblée, il alla dresser ses tentes auprès du confluent de l'Aller avec le Weser, et y attendit Godefried qui avait annoncé son projet de s'attaquer à l'empereur lui-même. Mais la mort inattendue et violente du monarque danois interrompit, la guerre. Un jour que Godefried, étant à la chasse, voulait détourner son faucon d'une cigogne, un de ses fils, dont il venait tout récemment de quitter la mère pour prendre une autre femme, le suivit et le fendit en deux d'un coup d'épée. Les Normands se retirèrent dans leurs bateaux et Charlemagne retourna à Aix-la-Chapelle, car Hemming, neveu et successeur du chef danois, s'était haté de conclure une trêve. L'année suivante douze comtes du pays saxon et douze nobles danois se réunirent sur l'Eider, qui devait servir de limite à l'empire, et jurèrent la paix; ce traité fut confirmé en 815. Quoique Charlemagne s'aperçût avec douleur qu'il ne pourrait lutter sur l'Océan contre les flottes scandinaves, cependant dès 810 il avait essayé de pourvoir à la défense des provinces littorales.

En 811 il visita lui-même Boulogne et Gand, qui étaient les arsenaux et les chantiers de sa marine; là furent construites et équipées des flottilles de bateaux garde-côtes, qui allèrent stationner à l'entrée de tous les fleuves de la Germanie et de la France. Les mêmes précautions furent employées sur toute la côte de la province narbonnaise, de la Septimanie et de l'Italie jusqu'à Rome, contre les Sarrasins qui tout récemment avaient tenté d'exercer leurs pirateries dans ces parages.

Telles furent les guerres qui occupèrent Charlemagne pendant près d'un demi-siècle, tels furent ses efforts pour consolider l'empire dont il était le fondateur. Presque toutes les contrées de l'Europe sentirent le poids de son épée; Aquitains, Sarrasins, Lombards, Grecs, Bavarois, Saxons, Slaves, Avares, Danois, sont successivement terrassés ou dominés par ce géant de puissance, par ce suzerain du monde. Ces immenses expéditions militaires atteignirent d'ailleurs le but que Charlemagne se proposait. Les peuples, gouvernés par le grand empereur, ne se retrouvèrent pas après sa mort dans le même état; la double invasion qui, au nord et au midi, menaçait leur territoire, leur religion et leur race, était arrêtée; les Saxons, les Slaves, les Avares, les Arabes cessèrent de tenir dans un état d'ébranlement et d'angoisse les possesseurs du sol romain (26). L'empire ne tarda pas à se dissoudre; mais les états particuliers formés de son démembrement s'élevèrent comme autant de barrières sur tous les points où subsistait encore le danger.



IV.

CHARLEMAGNE DANS SA COUR ET DANS SA SAMILLE.


Nul n'a mieux compris Charlemagne, nul n'a mieux fait ressortir la grandeur de son génie et sa prodigieuse activité que l'immortel auteur de l'Esprit des lois. Le peintre s'est en quelque sorte élevé à la hauteur du modèle en traçant les lignes suivantes:

« ... Tout fut uni par la force de son génie. Il mena continuellement la noblesse d'expédition en expédition; il ne lui laissa pas le temps de former des desseins, et l'occupa tout entière à suivre les siens. L'empire se maintint par la grandeur du chef: le prince était grand, l'homme l'était davantage. Les rois ses enfants furent ses premiers sujets, les instruments de son pouvoir, et les modèles de l'obéissance. Il fit d'admirables règlements; il fit plus, il les fit exécuter. Son génie se répandit sur toutes les parties de l'empire.

On voit, dans les lois de ce prince, un esprit de prévoyance qui comprend tout, et une certaine force qui entraîne tout. Les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés, les négligences corrigées, les abus réformés ou prévenus. II savait punir; il savait encore mieux pardonner. Vaste dans ses desseins, simple dans l'exécution, personne n'eut à un plus haut degré l'art de faire les plus grandes choses avec facilité, et les difficiles avec promptitude. Il parcourait sans cesse son vaste empire, portant la main partout où il allait tomber. Les affaires renaissaient de toutes parts: il les finissait de toutes parts. Jamais prince ne sut mieux braver les dangers, jamais prince ne les sut mieux éviter. Il se joua de tous les périls, et particulièrement de ceux qu'éprouvent presque toujours les grands conquérants, je veux dire les conspirations. Ce prince prodigieux était extrêmement modéré; son caractère était doux, ses manières simples; il aimait à vivre avec les gens de sa cour... »

Tel était le grand prince qui tenait au IXe siècle l'Occident sous sa main puissante: il faut voir en lui non seulement un conquérant fameux, mais aussi et surtout le régénérateur du monde barbare.

Avant de rappeler les travaux du législateur, essayons de faire connaître l'homme en rassemblant les souvenirs de ses contemporains.

La dimension extraordinaire du crane et du bras, que les chanoines d'Aix-la-Chapelle conservent pieusement comme ayant été le bras et le crane de Charlemagne, prouverait que la stature du héros frank était gigantesque. Les chroniques disent eu effet que sa taille était élevée, qu'elle avait sept fois la longueur de son pied. Sa tète était ronde; ses yeux, grands et vifs, resplendissaient comme des escarboucles lorsqu'il se courrouçait; il avait le nez un peu long, les cheveux bruns, la face vermeille, ouverte et gaie. Qu'il fût assis ou debout, toute sa personne commandait le respect et respirait la dignité; bien qu'il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts; il marchait d'un pas ferme, tous les mouvements de son corps présentaient quelque chose de male. Sa force était prodigieuse. De Joyeuse, son épée, disent les chroniques de Saint­Denis, il fendait un chevalier tout armé.

Au milieu des pompes de sa cour, Charlemagne se distinguait par la simplicité de son costume et de ses habitudes. Le vêtement ordinaire du roi était celui de ses pères, l'habit des Franks; toujours il était couvert de la saye des Wénètes, et portait une épée dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou d'argent; quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n'était jamais que les jours de très­grandes fêtes, ou quand il donnait audience aux ambassadeurs des autres nations. L'hiver, un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et le corps contre le froid. Les habits étrangers, quelque riches qu'ils fussent, il les méprisait et ne souffrait pas qu'on l'en revêtit. Deux fois seulement, dans les séjours qu'il fit à Rome, il consentit à prendre la longue tunique, la chlamyde, et la chaussure romaine. Dans les grandes solennités, il se montrait avec un justaucorps bordé d'or, des sandales ornées de pierres précieuses, une saye retenue par une agrafe d'or, et un diadème tout brillant d'or et de pierreries; mais le reste du temps ses vêtements différaient peu de ceux des gens du commun. Sobre dans le boire et le manger, il l'était plus encore dans le boire; haïssant l'ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l'avait surtout en horreur pour lui et les siens. Il ne donnait de grands festins que lors des principales fêtes; quant à son repas de tous les jours, il se composait de quatre plats outre le rôti que les chasseurs apportaient sur la broche. L'empereur était servi par les ducs, les chefs ou rois des diverses nations vassales; ceux-ci à leur tout, étaient servis par les comtes, les préfets et les grands revêtus de différentes dignités. Pendant son repas, Charlemagne se faisait réciter ou lire les histoires et les chroniques des temps passés; les ouvrages de saint Augustin, et particulièrement la Cité de Dieu, lui plaisaient beaucoup. Du reste, il avait toujours avec lui trois confidents éminents en sagesse et en dignité qui se tenaient chacun à son tour auprès de sa personne. La nuit comme le jour, il notait sur ses tablettes toutes les pensées que lui suggéraient l'utilité de l'Église et le bien de l'État. Le sommeil de la nuit il l'interrompait même quatre ou cinq fois en se levant tout à fait. Non-seulement il recevait alors ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelque procès sur lequel on ne pouvait prononcer sans son ordre, it faisait entrer aussitôt les parties, prenait connaissance de l'affaire, et rendait sa sentence comme s'il eût siégé sur un tribunal; et ce n'étaient pas les procès seulement, mais tout ce qu'il avait à faire dans le jour et les ordres à donner à ses ministres, que l'empereur expédiait dans ce moment. A la guerre, il avait aussi l'habitude de s'éveiller souvent et de faire la ronde du camp,

Charles se distinguait encore par sa dévotion. Aux jours fixés par l'Église, il s'abstenait de viande et de tous mets recherchés. S'il se trouvait à Ratisbonne, aux temps des Rogations, il allait pieds nus du palais à l'église épiscopale, ou au monastère de Saint­Emmeran, et suivait ainsi la croix. Dans les autres villes, il se conformait aux usages des habitants.

Le plus grand plaisir du monarque était la chasse, qu'il aimait en véritable frank, c'est-à-dire avec passion. Mais cette chasse était un exercice militaire, propre à faire briller l'invincible courage du héros; c'était le buffle, l'auroch et le sanglier qu'il poursuivait dans les forêts de la Germanie et des Ardennes. Voici comment le moine de Saint-Gall décrit la chasse à laquelle Charles avait convié dans la forêt d'Aix-la­Chapelle les ambassadeurs de Harvou-al-Raschid:

« Au moment où l'aurore, quittant le lit de Titon, répandait sur la terre la lumière du soleil, voilà que Charles, impatient d'un oisif repos, va dans la forêt chasser le buffle et l'auroch, et emmène avec lui ces envoyés; mais, à la vue de ces immenses animaux, les Persans saisis d'une horrible frayeur prennent la fuite. Cependant le héros Charles, qui ne connaIt pas la crainte et monte un cheval plein de vitesse, joint une de ces bêles sauvages, tire son épée et s'efforce de lui abattre la tête; le coup manqué, le féroce animal brise la chaussure du roi avec les bandelettes qui l'attachent, froisse, mais seulement de l'extrémité de ses cornes, la partie antérieure de la jambe de ce prince, de manière à le faire boiter un peu, et, rendu furieux par sa profonde blessure, s'enfuit dans un fourré très épais de bois et de rochers. Tous les chasseurs, empressés de servir leur seigneur, veulent se dépouiller de leur chaussure; mais lui le leur défend en disant: « Il faut que je me montre en cet état à Hildegarde. » Cependant Isambart, fils de Warin, avait poursuivi l'animal; n'osant l'approcher de trop près, il lui lança son javelot, l'atteignit au coeur entre la jointure de l'épaule et la gorge, et le présenta encore palpitant à l'empereur. Le monarque, sans avoir l'air de s'en apercevoir et laissant à ses compagnons de chasse le corps de l'animal, retourna dans son palais, fit appeler la reine et lui montra ses bottines déchirées: « Que mérite, dit-il, celui qui m'a délivré de l'ennemi dont j'ai reçu celte blessure? - Toutes sortes de bienfaits, » répondit la princesse. L'empereur alors lui raconta comment les choses s'étaient passées, fit apporter en preuves les terribles cornes de l'animal, et on vit la reine fondre en larmes, pousser de profonds soupirs, et se meurtrir la poitrine de ses poings. Quand elle eut appris qu'Isambart, alors dans la disgrace et dépouillé de tous ses honneurs, était celui dont le bras avait délivré l'empereur d'un si redoutable adversaire, elle se précipita aux pieds de son mari et en obtint de rendre à Isambart tout ce qu'on lui avait ôté; ne s'en tenant pas là, elle-même lui prodigua les présents. »

Après ses rudes travaux, Charles aimait beaucoup les bains d'eaux minérales et s'exerçait fréquemment à nager. C'est par suite de ce goût qu'il fixa sa résidence à Aix-la-Chapelle, où les Romains avaient élevé autrefois des thermes; peut-être aussi, comme la conquête de la Saxe était sa pensée dominante, voulait-il toujours se tenir à portée du Rhin. Dans les lieux ravagés autrefois par Attila, Charlemagne éleva une cité, qui devint la Rome du nouvel empire. Dans l'intervalle de 796 à 804, il bâtit la célèbre basilique dédiée à Notre-Dame. Pour construire ce monument, il appela de tous les pays en deçà des mers des maîtres et des ouvriers dans les arts de tout genre et dépouilla Ravenne de ses marbres et de son porphyre. Cette église, de figure ronde, avait des portes d'airain; et son dôme était surmonté d'un globe d'or massif. Le jour des Rois de l'an 804, Léon III, venu pour la seconde fois dans les États de Charlemagne, dédia la basilique d'Aix à la vierge en présence de l'empereur et de trois cent soixante-cinq archevêques ou évêques (27). Près de cette cathédrale, Charles fit bâtir un vaste palais, autour duquel s'élevaient les demeures de ses principaux officiers. Ces demeures étaient construites d'après les plans de Charlemagne et de telle manière que des fenêtres de son cabinet il pouvait voir tout ce que ceux qui entraient ou sortaient faisaient pour ainsi dire de plus caché (28). Sous les habitations des grands on avait percé des portiques, où toute espèce de gens trouvaient un abri contre les injures de l'air, la neige et la pluie, et même des fourneaux pour se défendre contre la gelée.

Charlemagne commença encore deux autres palais, l'un à Ingelheim, l'autre à Nimègne. Il donna du reste tous ses soins à faire reconstruire, dans toute l'étendue de l'empire, les églises tombées en ruine par vétusté; les prêtres et les moines qui les desservaient eurent ordre de les rebâtir, et des commissaires furent envoyés par l'empereur sur les lieux pour veiller à l'exécution de ses commandements. Il fonda aussi à Jérusalem un temple pour les Latins et une bibliothèque. Sur ses frontières, Charles construisit de fortes tours carrées à l'instar des Romains, et côté des tours, sur les côtes, des phares pour l'observation des mers. Parmi les autres travaux de ce règne, il faut encore citer le vaste pont jeté sur le Rhin, en face de Mayence, et le gigantesque canal entrepris pour joindre le Rednitz à l'Altmuhl, le Rhin au Danube. Pour accomplir ce travail, on avait à lutter contre les courses des Saxons, et, ce qui était plus difficile à vaincre encore, contre de continuels éboulements de terre. Mais Charlemagne, pour encourager les travailleurs, fit lui-même le voyage de la canalisation qu'il voulait ouvrir. Du Danube, où il s'embarqua à Ratisbonne, il entra dans l'Altmuhl, la remontant jusqu'au canal dans une petite barque très frêle; le fossé n'était point achevé; il se rendit par terre jusqu'à la Rednitz, où, se rembarquant, it suivit le cours de la rivière jusque dans le Mein; il séjourna quelque temps à Wurlzbourg et à Francfort, où il tint une diète solennelle (29).

Quoique le restaurateur de l'empire d'Occident eût conservé toutes les habitudes germaniques, sa cour rappelait par son organisation officielle celle des Césars romains; on y trouvait, sous d'autres noms, les mêmes dignitaires.

A la tête de la double hiérarchie ecclésiastique et civile se trouvaient deux grands officiers parallèles, l'apocrisiaire et le comte du palais. L'apocrisiaire ou grand aumônier avait sous son autorité tous les clercs attachés au service du palais; ses fonctions embrassaient ce qui avait rapport à la religion et à l'ordre ecclésiastique, les contestations des chapitres et des monastères, et les diverses réclamations adressées au prince touchant les matières spirituelles. Le comte du palais prononçait sur toutes les affaires qui étaient portées à la connaissance du souverain, tels que les appels et l'interprétation des lois dans leur obscurité comme dans leur silence; il statuait enfin sur tous les cas réservés à la justice souveraine. Subordonné au comte du palais, le chancelier était chargé de l'apposition du sceau et de l'expédition des actes ecclésiastiques et civils émanés de la couronne (30). Le chambelIan avait la garde des ornements royaux; il devait entretenir la pompe extérieure de la cour et recevoir pour le roi les présents des vassaux et des ambassadeurs. Venait ensuite le sénéchal ou grand maître de l'hôtel qui commandait au bouteiller et au connétable. Ces officiers devaient pourvoir à tous les besoins de la maison impériale et veiller aux approvisionnements et aux moyens de transport lorsque le monarque voyageait ou changeait de résidence. On trouvait encore, parmi les officiers de la couronne, un intendant des bâtiments et un préfet des chasses, qui avait sous ses ordres quatre veneurs et un fauconnier.

Charlemagne ne voulait pas cependant que ses ministres fussent des courtisans; ils devaient aimer avant tout l'État et se rendre utiles à ceux qui imploraient la justice du prince. Les officiers du palais étaient positivement chargés d'aider de leurs conseils les malheureux qui venaient y chercher du secours contre la misère, l'oppression et la calomnie; ou ceux qui, s'étant acquittés de leurs devoirs avec distinction, avaient été oubliés dans la distribution des récompenses. Il était ordonné à chaque officier de pourvoir à leurs besoins, de faire passer leurs requêtes jusqu'à l'empereur et de se rendre leur solliciteur.

Charles avait aussi établi parmi ses officiers et ses serviteurs une discipline sévère. Pour prévenir tout désordre dans la demeure impériale, un capitulaire de l'an 800 défendit de recevoir dans le palais tout homme qui y chercherait un refuge ou qui viendrait s'y cacher pour cause de vol, d'homicide, d'adultère ou de quelque autre crime. Si un homme libre violait cette défense et cachait un tel malfaiteur dans le palais, il devait être condamné à le porter sur ses épaules jusqu'à la place publique, et là il devait être attaché au même poteau que le criminel.

Si l'on adopte l'opinion des Bénédictins, qui dénient le titre d'épouse légitime à Himiltrude, la première compagne de Charles et la mère de Pepin le Bossu, le grand roi n'aurait été marié que quatre fois, d'abord avec la fille du roi des Lombards, qu'il garda à peine nu an, puis avec Hildegarde, issue d'une maison illustre de Souabe, ensuite avec l'Austrasienne Fastrade, qui exerça le plus d'ascendant sur son esprit, enfin avec l'Allemande Luitgarde. Les trois fils légitimes de l'empereur: Charles, son premier-né et son glorieux lieutenant, Pepin, roi de Lombardie, et Louis, roi d'Aquitaine, étaient issus d'Hildegarde (31). Ses filles furent plus nombreuses. Quoiqu'on ait justement reproché au Salomon des Franks, comme l'appelle un historien moderne, d'avoir été trop enclin à s'abandonner à ses faiblesses, il se montrait aussi grand dans sa famille qu'à la tête de l'empire.

L'illustre conquérant ne cessa de témoigner le plus grand respect à sa mère Bertrade, qui vieillit auprès de lui comblée d'honneurs, et qui fut enterrée par ses soins dans la basilique de Saint-Denis, où reposait Pepin le Bref. Charlemagne avait présidé aussi à l'éducation de ses enfants. Quand il n'était pas hors de son royaume, jamais il ne mangeait ou ne voyageait sans les avoir avec lui: les garçons l'accompagnaient à cheval, les filles suivaient par derrière, et une troupe nombreuse de soldats choisis, destinés à ce service, veillaient à leur sûreté. Dès que L'âge des garçons le permit, non-seulement il les fit exercer, suivant l'usage des Franks, à l'équitation, au maniement des armes et à la chasse, mais il voulut en outre qu'ils fussent initiés aux études libérales. Quant aux filles, pour qu'elles ne croupissent pas dans l'oisiveté, il ordonna qu'on les habituât au fuseau, à la quenouille et aux ouvrages de laine.

Charlemagne, dit son biographe, était tout fait. pour les liens de l'amitié: il les formait avec facilité, les conservait avec constance, et soignait religieusement tous les gens auxquels l'unissaient des liens de cette nature. Toutefois, dans sa famille même, il trouva des mécontents. Le fils d'Himiltrude, quoique disgracié de la nature, était un jeune homme résolu, actif et intrépide. Irrité de voir ses frères déjà désignés à différents trônes, et lui déshérité de ses espérances, il entra dans une conspiration contre son père. Au retour de ses expéditions contre les Avares, Charlemagne passait l'hiver en Bavière (792), lorsque Pepin s'unit à quelques grands qui l'avaient séduit du vain espoir de le mettre sur le trône. Mais ce complot ayant été dénoncé au roi par un Lombard, le jeune prince fut arrêté avec ses complices. Ceux-ci furent punis par le glaive et la corde; quant à Pepin, après qu'on l'eut battu sans pitié et rasé dans une cour plénière, il fut relégué au monastère de Pruym et obligé d'y embrasser l'état ecclésiastique. Mais comme Pepin avait un esprit remarquable, il était encore consulté, même après sa dégradation, par son père. Celui-ci, ayant découvert un nouveau complot, désirait épargner ceux qui l'avaient tramé; il envoya des messagers demander à Pepin ce qu'il fallait faire des coupables. Les envoyés trouvèrent le fils du roi dans le jardin avec les moines les plus âgés, occupé, pendant que les plus jeunes vaquaient à des travaux plus rudes, à arracher avec une bêche les orties et les mauvaises herbes, afin que les plantes utiles pussent croître avec plus de force. Les ambassadeurs lui ayant exposé le sujet de leur arrivée, Pepin répondit: « Je n'ai rien à mander au roi, sinon ce que je fais; je nettoie les ordures pour que les bons légumes puissent croître plus librement. »



V.

GOUVERNEMENT DE L'EMPIRE.

LES MISSI DOMINICI ET LES CAPITULAIRES.


« Le tout-puissant maitre des princes, qui ordonne des royaumes et des temps, après avoir brisé l'étonnant colosse, aux pieds de fer ou d'argile, de l'empire romain, a élevé par les mains de l'illustre Charles un autre colosse non moins admirable et à tÊte d'or, celui de l'empire des Franks. » Telles sont les paroles dont se sert le moine de Saint-Gall pour caractériser la puissance de Charlemagne, pour faire briller la gloire de son règne.

Charlemagne, nommé par ses contemporains le roi de l'Europe, méritait ce titre. L'empire carlovingien avait pour limites, au midi le Vulturne, la Méditerranée et l'Ebre; à l'occident, l'océan Atlantique, depuis le golfe de Gascogne jusqu'à l'embouchure de l'Eider; au nord, la mer Baltique et l'Oder; à l'orient, la Theiss, la Save et le golfe Adriatique. Le territoire immédiat de cette colossale monarchie se composait des royaumes d'Austrasie, de Neustrie, de Bourgogne, d'Aquitaine et d'Italie, dont les circonscriptions respectives embrassaient les conquêtes voisines, telles que la Saxe et la Bavière, l'exarchat de Ravenne et le duché de Rome, le duché de Gothie, les Marches d'Espagne, etc. Depuis la Baltique jusqu'au golfe de Venise, les peuples vassaux, presque tous d'origine slave, bordaient les flancs de l'empire comme une barrière vivante; ils occupaient le pays compris entre l'Elbe et l'Oder, les montagnes de la Bohéme et les monts Krapaks, le Danube et la Theiss, la Raab et la Save.

La pensée constante de Charlemagne fut de substituer l'ordre à l'anarchie, de faire sentir à tous qu'il était investi du pouvoir suprême et que jamais il ne serait l'instrument de l'aristocratie comme les derniers Mérovingiens, enfin de remplacer par une sorte d'uniformité la confusion générale de lois, de principes, de races et de langues dont le nouvel empire offrait le spectacle. Dans l'état de morcellement des peuples barbares, fiers de leurs lois particulières, c'était, dit un historien moderne, un travail d'Hercule que de nouer dans un même tissu et de coordonner tant de coutumes diverses et de codes. Charlemagne essaya pourtant cette grande entreprise, il médita une vaste réforme législative, il se proposa de soumettre aux mêmes lois toutes les nations dont il était le chef, et peut-être eût-il accompli ce hardi dessein si les guerres qu'il soutenait lui avaient laissé plus de loisir. Il dut se contenter de compléter la loi des Lombards, afin que rien ne fût laissé à l'arbitraire des juges; il introduisit de même des additions importantes dans les lois des Saliens, des Ripuaires, des Bourguignons et des Bavarois. Il conserva le principe fondamental de toutes ces lois, la compensation des crimes par des amendes, mais il en soumit quelques-uns à un tarif plus élevé, parce que le grand nombre des délits personnels avait rendu cette rigueur nécessaire.

Par son énergique et infatigable volonté, Charlemagne parvint néanmoins à organiser une administration régulière, nonobstant la différence des lois nationales, qui régissaient les divers peuples de l'empire. Continuant l'oeuvre de Charles-Martel et de Pepin le Bref, il contraignit l'aristocratie à prendre place parmi les existences légales et il plaça réellement la royauté au-dessus de tous les pouvoirs. « Ce que je regarde comme le plus merveilleux, écrivait Nithard (32), c'est que seul, par la crainte qu'il inspirait, Charlemagne adoucit tellement les coeurs durs et féroces des Franks et des barbares que la puissance romaine n'avait pu dompter, qu'ils n'osaient rien entreprendre dans l'empire que ce qui convenait à l'intérêt public. »

Tous les officiers chargés du gouvernement des provinces, tels que les ducs, les comtes, les vicaires des comtes, les centeniers, ne furent plus que les délégués et les agents du prince. C'était en son nom qu'ils levaient des forces, rendaient la justice, maintenaient l'ordre, percevaient les tributs. Que les « comtes et leurs vicaires, portait un capitulaire de 803, connaissent bien la loi, afin qu'aucun juge ne puisse juger injustement en leur présence ni changer indûment la loi. » L'empereur avait déjà promulgué antérieurement la disposition suivante: « Si un comte néglige de rendre justice dans son comté, que nos envoyés logent chez lui jusqu'à ce que justice soit rendue. »

L'institution de ces inspecteurs, missi dominici, était la plus importante innovation politique introduite par Charlemagne dans le gouvernement de la monarchie; au moyen de ces représentants immédiats du pouvoir central, il connaissait exactement la situation de l'empire, il savait tout ce qui se passait depuis l'Ebre jusqu'au Danube. C'était par l'institution des missi que Charlemagne, suivant la remarque de M. Guizot (33), faisait vraiment dominer le système monarchique, qu'il en maintenait l'unité en rappelant sans cesse à lui, de tous les points de son empire, l'autorité qu'il avait confiée aux ducs, aux comtes, et même celle que ces magistrats transmettaient à leur tour à leurs inférieurs, vicaires, centeniers ou échevins. Le système monarchique, ajoute le même historien, acquérait par cette institution autant de réalité qu'il en pouvait posséder sur un territoire immense, couvert de forêts et de plaines incultes, au milieu de la barbarie des moeurs, de la diversité des peuples et des lois, en l'absence de toute communication régulière et fréquente, en présence enfin de tous ces chefs locaux qui, prenant leur point d'appui dans leurs propriétés ou dans leurs offices, ne cessaient d'aspirer a une indépendance absolue, et qui, s'ils ne pouvaient se l'assurer par la force, l'obtenaient souvent du seul fait de leur isolement. Cette institution était encore une sauvegarde pour les opprimés; car l'empereur avait prescrit à ses missi de veiller surtout aux intérêts des faibles (pauperes populi).

Deux officiers d'une haute dignité, l'un ecclésiastique et l'autre laïque, étaient chargés de l'inspection d'un district, composé d'un certain nombre de comtés; ils devaient s'acquitter de leur mission quatre fois dans l'année, en hiver au mois de janvier, dans le printemps au mois d'avril, en été au mois de juillet, en automne au mois d'octobre. Ils tenaient sous le nom de plaids des assemblées qui comme les grandes diètes, dont nous parlerons tout à l'heure, étaient composées des évêques et abbés, des comtes de la province, des avoués ecclésiastiques, des vassaux, des centeniers, et d'un petit nombre d'échevins et de bons hommes. Ces assemblées provinciales jugeaient les premiers appels des officialités épiscopales et des tribunaux inférieurs ainsi que les dénis de justice, s'informaient de l'administration des bénéfices et des villa royales et recevaient le serment de fidélité des jeunes citoyens. L'assemblée, après avoir eu ensuite communication des lois récemment décrétées et des instructions royales, signalait les besoins auxquels il fallait pourvoir. Les commissaires inscrivaient le résultat de ces délibérations sur leur mémorial (car ils devaient rendre compte de tout à leur maître), et la sagesse du prince avisait au moyen de réparer et de prévenir les abus (34). Les pouvoirs des missi étaient grands. Un capitulaire de 803 portait: « Partout où les envoyés trouveront de mauvais vicaires, avocats (lieutenants du comte) ou centeniers, ils les écarteront et en choisiront d'autres qui sachent et veuillent juger les affaires selon l'équité; s'ils trouvent un mauvais comte, ils informeront l'empereur. »

Pour combattre et écraser les Barbares qui cernaient l'empire, pour accomplir ses prodigieuses conquêtes, Charlemagne avait fait en sorte que tous les hommes obligés à prendre les armes fussent toujours prêts à répondre à la convocation de leur suzerain; il avait réglé avec rigueur le service militaire, alors attaché aux bénéfices et à la propriété territoriale. Un capitulaire de l'an 807 portait: « Que tous ceux qui possèdent les bénéfices marchent contre l'ennemi. Tout homme libre qui possède cinq manses doit venir à notre convocation, ainsi que celui qui en a quatre et même trois. Quand on trouvera deux hommes qui posséderont chacun deux manses, l'un des deux devra marcher contre l'ennemi; si de deux hommes, l'un possède deux manses et l'autre une seule, ils devront faire la même association, s'aider l'un l'autre, et celui qui pourra marcher avec le plus d'avantages contre l'ennemi, le fera. Pour ceux qui n'ont qu'une manse, l'association se fera entre trois d'entre eux; s'ils n'en possèdent chacun que la moitié d'une, ils s'assembleront six et l'un d'eux partira. Ceux qui seront « si pauvres que leur avoir n'excédera pas la valeur de cinq sous, feront aussi partir le sixième d'entre eux. » Un nouveau capitulaire, promulgué en 812, complétait les dispositions relatives au service militaire. « Tout homme qui aura été appelé à marcher contre l'ennemi et qui ne l'aura pas fait, disait l'empereur, devra payer une somme de soixante sous; s'il n'a pas de quoi payer cette somme, qu'il se mette en gage au service du prince, et qu'il y reste jusqu'à ce qu'avec le temps il ait pu payer son amende; alors seulement il redeviendra libre. Si l'homme qui s'est mis au service pour payer son amende vient à mourir pendant qu'il est encore en gage, que ses héritiers ne perdent point pour cela l'héritage qui leur revient de droit, ni leur liberté, et qu'ils ne soient plus inquiétés pour cette amende. Que le comte ne lève aucun droit, soit de garde, d'armes ou de guet, avant que nos missi n'aient reçu le tiers qui leur revient pour le droit de guerre, lequel ne doit pas être payé en terres ou en maisons, mais en or et en argent, en manteaux et en armes, en animaux et en troupeaux, enfin en choses qui puissent nous être de quelque utilité à la guerre. Que tout homme qui tient de nous une dignité, et qui, ayant été appelé à marcher contre l'ennemi, ne se sera pas rendu au plaid indiqué, s'abstienne de vin et de viande pendant autant de jours qu'il aura été en retard. D'après nos anciennes coutumes, la peine de mort sera infligée à celui qui, en présence de l'ennemi, aura quitté l'armée sans la permission du prince, faction que les Franks appellent herisliz. Que personne n'invite quelqu'un à boire en présence de l'ennemi. Tous ceux qui seront trouvés ivres dans le camp seront si bien excommuniés, qu'on ne leur permettra plus de boire que de l'eau, jusqu'à ce qu'ils aient bien reconnu qu'ils ont mal agi. Il a été ordonné, d'après une ancienne coutume, que chacun emportât avec soi des provisions lorsqu'il marche à l'ennemi, c'est-à-dire qu'à une limite désignée ils doivent encore avoir des vivres, des armes et des habits pour trois mois. Que l'on sache donc que cette limite est pour ceux du Rhin à la Loire, la Loire; et pour ceux qui vont de la Loire au Rhin, le Rhin. Pour ceux qui passent ce dernier fleuve et vont en Saxonie, la limite est à l'Elbe; les Pyrénées sont la limite de ceux qui traversent la Loire et sont dirigés sur l'Espagne. »

En résumé, le système administratif de Charlemagne, comme l'a très-bien exposé M. Capefigue, reposait sur trois bases: 1° l'organisation militaire confiée à des hommes d'armes qui, sous le nom de ducs ou de gouverneurs des Marches, défendaient le territoire et préparaient le service de guerre; 2° les comtes, fonctionnaires civils qui administraient les districts comme les anciens préfets de Rome; 3° les missi dominici. Les gouverneurs des Marches avaient une mission armée plus encore qu'une magistrature; ils étaient placés sur les extrémités de l'empire en présence des peuplades barbares. Les comtes résidaient dans une ville fixe; magistrats civils et militaires à la fois, ils rendaient la justice, et prenaient les armes s'il le fallait pour repousser l'ennemi ou s'avancer pour la conquête. Les missi dominici, interprètes des instructions de l'empereur et ses agents immédiats, exerçaient la haute surveillance sur les autres fonctionnaires; ils réunissaient tous les pouvoirs, rassemblaient les comices ou les armées, présidaient les institutions municipales ou les assises que tenaient à chaque saison les magistrats des villes, les hommes libres, les possesseurs de terre, tous ceux qui de­vaient service à la couronne.

Charlemagne lui-même présidait les assemblées générales, dans lesquelles, suivant la coutume apportée des forêts de la Germanie, les principaux de l'empire délibéraient sur les affaires de l'État. Les placites généraux étaient tombés en désuétude sous les derniers Mérovingiens; mais Pepin le Bref les avait rétablis, et sous son illustre successeur ils prirent une régularité, une importance jusque-là inconnue. Au moyen des assemblées générales Charlemagne constatait les besoins de l'empire et associait à sa politique les grands bénéficiers qui auraient pu se rendre indépendants en restant isolés. C'était aussi dans ces assemblées que de concert avec les grands et avec l'assentiment tacite des minores, Charlemagne arrêtait les capitulaires. Un écrivain du IXe siècle a laissé un tableau curieux de l'aspect que présentaient ces assemblées et du mode employé dans les délibérations.

« C'était l'usage de ce temps, dit-il, de tenir chaque année deux assemblées (35). La première avait lieu au printemps, on y réglait les affaires générales de tout le royaume; aucun événement, si ce n'est une nécessité impérieuse et universelle, ne faisait changer ce qui y avait été arrêté. Dans cette assemblée se réunissaient tous les grands (majores), tant ecclésiastiques que laïques; les plus considérables (seniores), pour prendre et arrêter des décisions; les moins considérables (minores), pour recevoir ces décisions, et quelquefois en délibérer aussi et les confirmer, non par un consentement formel, mais par leur opinion et l'adhésion de leur intelligence. L'autre assemblée, dans laquelle on recevait les dons généraux du royaume, se tenait seulement avec les plus considérables de l'assemblée précédente et les principaux conseillers. On commençait à y traiter des affaires de l'année suivante, s'il en était dont il fût nécessaire de s'occuper d'avance, comme aussi de celles qui pouvaient être survenues dans le cours de l'année qui touchait à sa fin, et auxquelles il fallait pourvoir provisoirement et sans retard. Car dans l'une ou l'autre des deux assemblées, et pour qu'elles ne parussent pas convoquées sans motif, on soumettait à l'examen et à la délibération des grands que j'ai désignés, ainsi que des premiers sénateurs du royaume, et en vertu des ordres du roi, les articles de loi nommés capitula, que le roi lui-même avait rédigés par l'inspiration de Dieu, ou dont la nécessité lui avait été manifestée dans l'intervalle des réunions. Après avoir reçu ces communications, ils en délibéraient deux ou trois jours, ou plus, selon l'importance des affaires. Des messagers du palais, allant et venant, recevaient leurs questions et rapportaient les réponses; et aucun étranger n'approchait du lieu de réunion jusqu'à ce que le résultat de leurs délibérations pût être mis sous les yeux du grand prince qui alors, avec la sagesse qu'il avait reçue de Dieu, adoptait une résolution à laquelle tous obéissaient (36). Les choses se passaient ainsi pour un, deux capitulaires ou un plus grand nombre, jusqu'à ce qu'avec l'aide de Dieu, toutes les nécessités du temps eussent été réglées. Pendant que ces affaires se traitaient de la sorte hors de la présence du roi, le prince lui-même, au milieu de la multitude venue à l'assemblée générale, était occupé à recevoir les présents, saluant les hommes les plus considérables, s'entretenant avec ceux qu'il voyait rarement, témoignant aux plus âgés un intérêt affectueux, s'égayant avec les plus jeunes, et faisant ces choses et autres semblables pour les ecclésiastiques comme pour les séculiers. Cependant si ceux qui délibéraient sur les matières soumises à leur examen en manifestaient le désir, le roi se rendait auprès d'eux, y restait aussi longtemps qu'ils le voulaient, et là ils lui rapportaient avec une entière familiarité, ce qu'ils pensaient de toutes choses, et quelles étaient les discussions amicales qui s'étaient élevées entre eux. Je ne dois pas oublier de dire que si le temps était beau, tout cela se passait en plein air, sinon dans plusieurs bâtiments distincts où ceux qui avaient à délibérer sur les propositions du roi étaient séparés de la multitude des personnes venues à l'assemblée, et alors les hommes les moins considérables ne pouvaient entrer. Les lieux destinés à la réunion des seigneurs étaient divisés en deux parties, de telle sorte que les évêques, les abbés et les clercs élevés en dignité pussent se réunir sans aucun mélange de laïques. De même les comtes et les autres principaux de l'Etat se séparaient, dès le matin, du reste de la multitude, jusqu'à ce que, le roi présent ou absent, ils fussent tous réunis; et alors les seigneurs ci-dessus désignés, les clercs de leur côté, les laïques du leur, se rendaient dans la salle qui leur était assignée et où on leur avait fait honorablement préparer des sièges. Lorsque les seigneurs laïques et ecclésiastiques étaient ainsi séparés de la multitude, il demeurait en leur pouvoir de siéger ensemble ou séparément, selon la nature des affaires qu'ils avaient à traiter, ecclésiastiques, séculières ou mixtes. De même s'ils voulaient faire venir quelqu'un, soit pour demander des aliments, soit pour faire quelque question, et le renvoyer après en avoir reçu ce dont ils avaient besoin, ils en étaient les maîtres. Ainsi se passait l'examen des affaires que le roi proposait à leurs délibérations. La seconde occupation du roi était de demander à chacun ce qu'il avait à lui rapporter ou à lui apprendre sur la partie du royaume dont il venait; non-seulement cela leur était permis à tous, mais il leur était étroitement recommandé de s'enquérir, dans l'intervalle des assemblées, de ce qui se passait au dedans ou au dehors du royaume; et ils devaient chercher à le savoir des étrangers comme des nationaux, des ennemis comme des amis, quelquefois en employant des envoyés, et sans s'inquiéter beaucoup de la manière dont étaient acquis les renseignements. Le roi voulait savoir si, dans quelque partie, quelque coin du royaume, le peuple murmurait ou était agité, et quelle était la cause de son agitation, et s'il était survenu quelque désordre dont il fût nécessaire d'occuper le conseil général, et autres détails semblables. Il cherchait aussi à connaitre si quelqu'une des nations soumises voulait se révolter, si quelqu'une de celles qui s'étaient révoltées semblait disposée à se soumettre, si celles qui étaient encore indépendantes menaçaient le royaume de quelque attaque, etc. »

Qu'on remarque l'aspect général de ce tableau, dit M. Guizot: Charlemagne le remplit seul; il est le centre et l'âme de toutes choses; c'est lui qui s'enquiert de l'état du pays, des nécessités du gouvernement; en lui résident la volonté et l'impulsion; c'est de lui que tout émane pour revenir à lui (37).

Charlemagne, que Montesquieu appelle le plus vigilant et le plus attentif des princes, ne fut surpassé en activité par aucun de ses prédécesseurs et successeurs. De l'an 769 jusqu'à la fin de son règne, il promulgua soixante-cinq capitulaires; en outre, deux cent cinquante-sept diplômes, documents, lettres, etc., émanèrent directement de lui. Nous ne prétendons pas analyser ici ces actes nombreux et divers, monuments parfois encore informes mais souvent aussi très remarquables, de législation morale, politique, civile, religieuse, canonique, pénale et domestique. C'est en feuilletant le célèbre recueil de Baluze, le Codex Carolinus et les Monurnenta Germaniae historica de Pertz que l'on admire le jugement si ferme, la vigilance infatigable, la supériorité éclatante du héros frank; là aussi se manifeste cette énergique et opiniâtre volonté qui tendait constamment à relier en faisceau les parties hétérogènes de l'empire.

Le roi des Franks, couronné par Dieu, suivant la formule officielle, empereur et auguste, voulait remplir sérieusement ses devoirs de chef des nations de l'Occident; il se croyait même responsable de la conduite de tous ses sujets. « Il faut, disait-il, dans un capitulaire de 802, que chacun s'applique à se tenir lui-même, selon son intelligence et ses forces, au saint service de Dieu et dans la voie de ses préceptes, car le seigneur empereur ne peut veiller sur chacun individuellement avec tout le soin nécessaire, et retenir chacun dans la discipline. » Plus tard, il règle minutieusement les devoirs des Franks: « Que les évêques, dit-il, fassent des tournées dans les paroisses qui leur sont confiées, qu'ils y recherchent avec soin les incestueux, les parricides, les fratricides, les adultères; qu'ils aient soin de corriger dans leurs diocèses tout ce qui en a besoin. Qu'ils fassent de même dans les terres que nous leur avons données en bénéfice et dans celles qui contiennent des reliques. Que les églises, les veuves, les pupilles aient la paix; que les bêtes de somme aient de même la paix. Que ceux qui tiennent de nous un bénéfice tâchent toujours de l'améliorer. Le Frank est toujours, aux yeux de Charlemagne, le peuple dominateur; aussi lui accorde-t-il une considération particulière. Celui qui aurait attaché un Frank, sans qu'il eût commis de faute, devait donner douze sous au trésor royal; était condamné à une amende encore plus forte celui qui aurait pris un Frank aux cheveux, car cette chevelure était l'insigne de la liberté. On sait que, dans les anciennes lois des Franks, la vie étant évaluée à prix d'argent, tout crime pouvait se racheter par composition. Charlemagne eut le courage de réformer un privilége dangereux, car il interdit la composition pour les crimes d'une nature trop « odieuse: Si quelqu'un, disait le capitulaire additionnel à la loi salique, craignant de tomber en esclavage, tue son père, sa mère, sa tante, son oncle, son beau-père ou tel autre de ses parents par lesquels il soupçonnera pouvoir être réduit à l'esclavage, qu'il meure et que ses enfants et sa famille soient esclaves; s'il nie le fait, qu'il soit soumis au jugement de Dieu par le fer chaud. »

Deux capitulaires, l'un donné dans un concile tenu en 769, et l'autre promulgué en 779, indiquent les obligations et les prérogatives du clergé. Le législateur s'exprimait en ces termes: « Charles, par la grâce de Dieu, roi des Franks, défenseur dévoué de la sainte Eglise et soutien du siége apostolique. » « D'après le conseil de nos fidèles et le conseil des évêques et autres prêtres, nous défendons expressément à tout évêque ou prêtre, serf de Dieu, de porter les armes, de combattre, de suivre les armées ou de marcher à l'ennemi, à l'exception toutefois de ceux qui ont été élus pour y accomplir leur divin Ministère, chanter la messe et porter les reliiques des saints; un ou deux évêques, accompagnés des prêtres attachés aux chapelles, suffiront pour cela. Les prêtres ne verseront le sang ni des chrétiens ni des païens; nous leur défendons de chasser dans les forêts ou de sortir avec des chiens, des vautours et des faucons. Nous ordonnons suivant les canons que l'évêque emploie toute sa sollicitude pour le bien de son diocèse; le comte le soutiendra en cela; il est le défenseur de l'Église, il doit veiller à ce que le peuple de Dieu n'exerce aucune coutume païenne, il doit interdire les profanes sacrilèges des morts, les amulettes, les augures, les enchantements, les sacrifices de victimes et toutes ces cérémonies païennes que les hommes insensés font dans les églises, sous l'invocation des saints martyrs et confesseurs de Dieu. Chaque année l'évêque fera une tournée dans son diocèse, mettant ses soins à confirmer le peuple et à l'instruire. Les prêtres qui ne savent pas accomplir suivant les rites les fonctions de leur ministère; qui, suivant l'ordre de leurs évêques, n'emploient pas toutes leurs facultés à l'apprendre; et méprisent ainsi les canons, doivent être suspendus de leur office jusqu'à ce qu'ils soient pleinement corrigés. Celui qui ignore la loi de Dieu ne peut l'apprendre et la prêcher à d'autres. Aucun séculier ne pourra s'emparer de l'église ou des biens particuliers d'un évêque; si quelqu'un le fait, qu'il soit séquestré de la charité et de la communion de tous, jusqu'à ce qu'il ait rendu les valeurs enlevées et leurs intérêts. Les évêques suffragants seront, selon les canons, soumis à leurs métropolitains, qui auront la libre faculté de changer et de corriger tout ce qui leur paraîtra devoir être changé et corrigé dans leur ministère. Les monastères réguliers, ceux des femmes surtout, doivent suivre leur règle, et les abbesses habiter dans leurs monastères. Chacun devra payer sa dîme; il n'en sera dispensé que par l'ordre de son évêque. »

C'est aussi Charlemagne qui prend les esclaves sous sa protection et qui proclame cette sainte maxime: « Nul homme ne doit périr que par le glaive de la Loi. »

C'est lui enfin qui interdit la mendicité pour réprimer l'avarice des comtes. En imposant, au mépris des lois, des corvées et d'autres services personnels à leurs vassaux, les comtes les réduisaient à l'indigence ou les obligeaient à se livrer à eux corps et biens. Par un capitulaire de 806, Charlemagne statua que chacun de ses fidèles nourrirait ses pauvres soit sur son bénéfice, soit dans l'intérieur de sa maison, et ne leur permettrait pas d'aller mendier ailleurs.

Le souverain des Franks tirait principalement ses revenus des terres tributaires ou censives qu'il possédait dans les diverses provinces et des ville ou villages royaux disséminés en grand nombre sur les bords du Rhin, de la Meuse, de l'Oise et de la Seine. La villa des Franks était une très grande ferme, ou plutôt un commencement de village, dans le genre de la villa romana, qui réunissait tous les arts et les métiers. Ces grandes fermes se composaient de cinq cents, six cents, quelquefois mille personnes; elles avaient ordinairement été créées près d'une chapelle, d'un monastère ou d'un château fortifié. Leurs limites étaient marquées par des pierres ou des croix. Quelques-unes de ces villae s'étendirent plus tard et devinrent des villes.

Dans l'Austrasie, on trouvait, suivant quelques auteurs, cent soixante et seize ville regiae, c'est-à-dire villages ou fermes appartenant au domaine royal. L'ancienne Belgique en possédait onze, à savoir

Herstal, Jupille, Liege, Spa, Theux, Meersen, Viset près d'Herstal, Thuin sur la Sambre, Peteghem près d'Audenarde, Bladel dans la Campine, Lens en Artois. Indépendamment de ces villes ou de ces fermes royales, les souverains franks avaient encore sur le territoire belge plusieurs châteaux Thionville, Stenay, Neufchâteau dans l'Ardenne, Maeseyck, Rolduc, Arke sur Meuse, l'Estmes près de Binche, Arliey en Cambrésis (38).

Ces villae royales étaient habitées par des esclaves appelés fiscalins et par des hommes libres qui recevaient, en échange de leurs travaux, la jouissance d'une manse de terre ou bien certaines rations de vivres. Charlemagne établit dans chaque village royal un juge, qui en était à la fois l'administrateur et l'économe; ce juge avait sous ses ordres un mayeur ou maire.

Le célèbre capitulaire de Villis fisci, promulgué en l'an 800 pour la gestion des fermes du domaine, démontre jusqu'où s'étendait la sollicitude administrative de Charlemagne; on y voit le dominateur de l'Occident donner l'exemple de l'économie domestique, et descendre jusqu'aux détails les plus infimes pour ménager et accroître ses revenus.

« Que chacun de nos juges, disait-il, se rende dans les lieux qu'il gouverne à l'époque où nos travaux doivent être exécutés, c'est-à-dire vers le temps où l'on sème, où l'on laboure, où l'on moissonne, où l'on met des foins à sécher, où l'on vendange, et qu'il veille à ce que tout se fasse bien et avec soin. »

« Nous voulons que tout ce que nous ou la reine aurons ordonné, et que ce qu'ordonneront en notre nom notre sénéchal ou notre bouteiller, soit accompli. Et quiconque, par négligence, ne l'aura pas fait, s'abstiendra de boire, depuis le moment où on le lui aura dit, jusqu'à ce qu'il soit venu en notre présence ou en celle de la reine, et nous ait demandé son pardon. »

« Dans chacune de nos villae il y aura des vacheries, des bergeries, des étables pour les cochons, les chèvres et les boucs; qu'elles aient aussi des vaches pour leur service, gardées par nos serfs, de telle manière que les vacheries et les bêtes de charroi ne perdent nullement de leur valeur pour le service de maître. »

« Chaque année, pendant le carême, au dimanche des Rameaux que l'on appelle Hosanna, on s'empressera de nous apporter l'argent de nos revenus. Chaque juge veillera aux procès qui peuvent s'élever parmi nos hommes, afin qu'ils ne soient pas obligés de venir plaider devant nous, et ne perdent pas par négligence un jour de travail. »

« Que nos bois soient bien gardés, qu'on y fasse des coupes lorsqu'il en est besoin, et qu'on ne laisse pas les champs s'accroître aux dépens des forêts. Que nos bêtes fauves soient gardées avec soin, que nos éperviers et nos vautours servent aussi à notre profit. Et si quelque juge, quelqu'un de nos majordomes ou quelqu'un de leurs hommes laisse aller un porc dans une de nos forêts pour s'y engraisser, qu'il paye pour cela une dime afin de donner un bon exemple. Qu'on veille avec soin sur nos champs, nos moissons et nos prés. Les juges recevront les oeufs et les poulets que leur porteront nos serfs, et si le nombre en dépasse nos besoins, ils feront vendre le surplus. »

« Il y aura en chaque villa un nombre suffisant de laies, de paons, de faisans, d'oiseaux aquatiques, de colombes, de perdrix et de tourterelles. »

« Nous voulons qu'il y ait dans chaque jardin toutes sortes de plantes, de légumes et de fleurs, des lis, des roses, du baume, de la sauge, des concombres, des haricots, de la laitue, du cresson alénois, de la menthe, des choux, des oignons, des poireaux, des radis, des échalottes, de l'ail, des pois de Mauritanie, etc. Quant aux arbres, il y aura diverses sortes de pruniers, de pommiers, de cerisiers, de poiriers, de pêchers, de néfliers, de châtaigniers, des arbres à coings, des noisetiers, des amandiers, des lauriers, des pins, des figuiers et des noyers. »

« Que l'on vende les poissons de nos viviers et qu'on les remplace par d'autres afin qu'il y en ait toujours. Quand nous ne venons pas dans nos villae, qu'on vende ces poissons et que les juges les fassent servir à notre profit. »

« Que nos pressoirs soient préparés avec soin; car personne ne doit fouler avec les pieds notre vendange. »

« Que l'on nous fasse savoir combien l'on a pris de loups, et qu'on nous montre leurs peaux. Au mois de mai, on lâchera les chiens sur eux, et on tâchera d'en prendre le plus que l'on pourra, tant en les combattant avec le harpon, que par les fosses et au moyen des chiens. »

« Chaque juge aura, dans l'étendue des domaines confiés à sa garde, des ouvriers qui travaillent bien le fer, l'or et l'argent; d'excellents cordonniers, tourneurs, charpentiers, menuisiers, tailleurs, oiseleurs; des hommes qui fassent parfaitement la cervoise, le cidre, le poiré et toutes les autres liqueurs; qu'ils aient des boulangers qui pétrissent des gateaux, des faiseurs de filets, etc. »

« Les juges nous feront connaître chaque année pour la Noël (et afin que nous sachions ce que nous possédons) tout ce qui est relatif à nos boeufs et à nos bouviers, à nos esclaves, aux laboureurs, les revenus qu'ils ont prélevés sur les champs, sur le vin et de toute autre manière, les pactes faits et rompus, les bêtes prises dans nos bois, enfin ce qu'ils ont retiré des amendes imposées; ils énuméreront ce qui regarde la mer et les navires, les hommes libres et les centeniers qui servent dans nos fiscs, les marchés, les vignobles et les foires; ce qui a rapport au bois, aux planches, aux pierres et autres matériaux; ce qu'il importe que nous sachions des légumes, du millet et du pain, de la laine, du lin et du chanvre, des fruits, des noix grosses et petites, des arbustes plantés ou coupés, des jardins, des abeilles, des viviers, des cuirs, des peaux, de la chair, du miel, de la cire et du suif; des boissons telles que vin cuit, hydromel et vinaigre, de la cervoise, du vin vieux et du nouveau, des grains vieux et nouveaux aussi; des poules et de leurs oeufs, des oies et des canards; enfin ce qu'ont fait les pêcheurs, les fabricants, les charpentiers, les cordonniers, les tourneurs, les selliers, les ouvriers en fer et en plomb, les exacteurs d'impôts. »

Telle était l'admirable organisation des fermes royales; telle était, pour employer les expressions de Montesquieu, la source pure et sacrée d'où Charlemagne tira ses richesses, et nous ajouterons avec l'illustre publiciste, qu'un père de famille pourrait apprendre dans ses lois à gouverner sa maison.



VI

CHARLEMAGNE, RESTAURATEUR DES ÉTUDES.


L'aspect de l'Italie, dépositaire de la civilisation romaine, détermina les tendances scientifiques de Charlemagne. Comparés aux habitants de la péninsule, les Franks lui paraissaient encore barbares. Après que son émulation eut été excitée par ses rapports avec les papes et les évêques, non-seulement il voulut devenir le civilisateur de la patrie germanique, mais il s'efforça même de diriger le double mouvement de l'Église et de la science.

En même temps qu'il consacrait sa puissance à créer une législation, l'empereur des Franks favorisa sans relâche le développement intellectuel. « Au moment où Charles commença à régner seul sur les régions occidentales du monde, dit le moine de Saint-Gall, l'étude des lettres était tombée partout dans un oubli presque complet. » Il entreprit de la réhabiliter, et, pour atteindre ce but, il s'entoura continuellement des savants les plus illustres: il faisait un brillant accueil à tous les lettrés, étrangers ou nationaux, quelle que fût leur condition. De même que Louis XIV, il encourageait et protégeait les hommes distingués partout où il les découvrait. Le titre de docteur ou de lettré était sacré pour lui. Paul Warnefrid, historien des Lombards, réfugié dans une cellule du Mont­cassin, avait pris part, du fond de sa retraite, à trois complots, tramés par le fils de Didier contre la domination des Franks en Italie; les juges avaient condamné l'infatigable conspirateur à perdre les veux et les mains, et on conseillait à Charles de faire exécuter la sentence: « Où trouverions-nous, répondit-il, une main aussi capable d'écrire l'histoire? »

Les étrangers qui abandonnèrent leur patrie pour s'attacher à Charlemagne n'eurent pas lieu de regretter l'exil auquel ils s'étaient condamnés. L'Anglo-Saxon Alcuin reçut les abbayes de Cwentavic (Etaples), de Ferrières, de Saint-Loup et de Troyes, de Saint-Josse-sur-Mer, et de Saint-Martin de Tours; le Lombard Theodulf fut élu évêque d'Orléans; l'Allemand Leidrade devint archevéque de Lyon. Parmi les autres compagnons intellectuels de l'empereur frank, il faut distinguer: l'Austrasien Adalhard, abbé de Corbie; Smaragde, abbé de Saint-Mihiel; le poete Angilbert, qui épousa Berthe, une des filles de Charlemagne, et fut nommé duc de la France maritime, de l'Escaut jusqu'à la Seine; saint Benoît d'Aniane, qui, après avoir porté les armes dans sa jeunesse, devint le second réformateur des ordres monastiques; enfin le plus célèbre de tous, Eginhard, l'ami et le secrétaire intime du héros.

Charles l'avait attiré auprès de lui dès sa jeunesse, l'avait fait élever avec soin, et l'avait donné pour compagnon à ses fils. Frappé des talents précoces du jeune homme et de son heureuse ardeur pour l'élude, il le prit enfin pour secrétaire et lui confia de plus la surveillance de tous les travaux de construction qu'il entreprit, églises, palais, routes, canaux. « J'ai vécu avec lui et ses enfants, disait Eginhard, dans une amitié constante qui m'a imposé envers lui, après sa mort comme pendant sa vie, tous les liens de la reconnaissance. » Après avoir terminé l'éducation de Lothaire, fils de Louis le Débonnaire, Eginhard se hâta de quitter un monde que ne remplissait plus Charlemagne; se vouant à une vie toute religieuse, il fut successivement abbé des monastères de Foutenelle, de Saint-Pierre et de Saint-Bavon à Gand, et enfin de celui de Seligenstadt qu'il fonda lui-même dans sa terre de Mühlenheim.

Cependant la conversion littéraire de Charlemagne ne s'opéra pas immédiatement. Son premier dessein avait été de faire prédominer dans tous ses États la langue germanique, celle des conquérants. Il ordonna, rapporte son biographe, de recueillir les poèmes barbares et très-anciens qui chantaient les actions et les guerres des rois, et de cette manière les conserva à la postérité; il commença aussi une grammaire de la langue nationale. Les mois avaient eu jusqu'à lui, chez les Franks, des noms moitié latins et moitié barbares; Charles leur en donna de nationaux. Précédemment encore à peine pouvait-on désigner quatre vents par des mots différents; il en distingua douze qui avaient chacun son nom propre (39).

Mais l'illustre monarque s'aperçut bientôt, que l'idiome des vaincus, c'est-à-dire la langue de l'Église et de la science, servirait plus efficacement la civilisation qu'il voulait relever; et ce fut alors qu'il s'imposa à lui-même et qu'il imposa à ses peuples germaniques l'éducation romaine et byzantine.

Charles avait trente-deux ans lorsqu'il commença la laborieuse étude des langues étrangères; le diacre Pierre de Pise lui apprit le latin. Non seulement le prince austrasien le parla comme sa langue naturelle, mais il dicta en vers l'épitaphe du pape Adrien ainsi qu'un éloge du pontificat. Les vers composés par Charlemagne furent tracés en lettres d'or sur la tombe de l'ami avec lequel il n'avait cessé de correspondre. Le descendant de Pepin de Landen s'exprimait ainsi dans la langue de Virgile:


Post patrem lacrymans Carolus haec carmina scripsi.

Tu mihi dulcis amor: te modò plango Pater...

Nomina jungo simul titulis clarissima nostra;

Adrianus, Carolus; Rex ego, tuque Pater...

Tum memor esto tui nati, Pater optirne, posco,

Cùm Patre dic natus pergat et iste tuus (40).


Charles étudia aussi le grec, mais il le comprit mieux qu'il ne le parla. Dans les autres sciences, il eut pour maître Alcuin, son premier ministre intellectuel. Sous sa direction, il consacra beaucoup de temps et de travail à l'étude de la rhétorique, de la dialectique et surtout de l'astronomie, apprenant l'art de calculer la marche des astres et suivant leur cours avec une attention scrupuleuse et une étonnante sagacité. Il essaya en outre d'écrire et avait habituellement sous le chevet de son lit des tablettes et des exemples pour s'exercer à former des lettres; mais sa main endurcie dans cent batailles se refusait à un exercice commencé trop tard. Doué d'une éloquence abondante et forte, il s'exprimait avec une grande netteté sur toute espèce de sujets; la fécondité de sa conversation était même telle qu'il paraissait aimer trop à causer.

Pour combattre la barbarie, Charles voulut que les églises épiscopales et les monastères disséminés sur tous les points du sol redevinssent des foyers de lumières. Un capitulaire enjoignit aux moines de s'appliquer avec zèle à l'étude des lettres et d'instruire ceux qui auraient le désir d'apprendre. Deux ans après, une nouvelle ordonnance prescrivit l'établissement universel d'écoles élémentaires où l'on devait enseigner aux enfants la lecture, le chant d'église, le calcul et la grammaire; des hommes capables devaient être placés à la tête de ces institutions (41). L'empereur avait aussi recommandé de mettre entre les mains de la jeunesse des livres catholiques, et il fit composer dans ce dessein un homéliaire, d'où il se félicitait d'avoir banni les sens corrompus et les grossiers solécismes.

Il ne dédaignait pas d'inspecter lui-même les écoles. Il avait confié à Clément d'Irlande un assez grand nombre d'enfants de haute, de moyenne et de basse condition. Revenu en Gaule, après une longue absence, il se fit amener ces enfants et voulut qu'ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers. « Ceux de moyenne et de basse condition, dit le chroniqueur, présentèrent des oeuvres au-dessus de toute espérance, confites dans tous les assaisonnements de la sagesse; les nobles, d'insipides sottises. Alors le sage roi, imitant la sagesse du juge éternel, fit passer à sa droite ceux qui avaient bien fait et leur parla en ces termes: " Mille grâces, mes fils, de ce que vous vous êtes appliqués de tout votre pouvoir à travailler selon mes ordres et pour votre bien. Maintenant efforcez-vons d'atteindre à la perfection, et je vous donnerai de magnifiques évêchés et des abbayes, et toujours vous serez honorables à mes yeux. " Ensuite il tourna vers ceux de gauche un front irrité, et, troublant leurs consciences d'un regard flamboyant, il leur lança avec ironie, tonnant plutôt qu'il ne parlait, cette terrible apostrophe: " Vous autres nobles, vous fils des grands, délicats et jolis mignons, fiers de votre naissance et de vos richesses, vous avez négligé mes ordres, et votre gloire et l'étude des lettres; vous vous êtes livrés à la mollesse, au jeu et à la paresse, ou à de frivoles exercices. " Après ce préambule, levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il fulmina son serment ordinaire: " Par le roi des cieux, je ne me soucie guère de votre noblesse et de votre beauté, quelque admiration que d'autres aient pour vous, et tenez ceci pour dit, que si vous ne réparez par un zèle vigilant votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles. " »

Le moine de Saint-Gall raconte comment l'un de ces élèves pauvres fut élevé par Charlemagne à la dignité de chef suprême et d'écrivain de sa chapelle. Un jour qu'on annonça la mort d'un certain évêque à l'empereur, il demanda si ce prélat avait envoyé devant lui dans l'autre monde quelque portion de ses biens et du fruit de ses travaux. « Pas plus de deux livres d'argent, Seigneur » répondit le messager. Le jeune homme dont il s'agit, ne pouvant contenir la vivacité de son esprit, s'écria malgré lui en présence du roi: « Voilà un bien léger viatique pour un voyage si grand et de si longue durée. » Charles, après avoir réfléchi quelques instants, dit au jeune clerc: « Qu'en penses-tu? si je te donnais cet évêché, aurais-tu soin de faire de plus considérables provisions pour ce long voyage? » L'autre se hàtant de dévorer ces sages paroles, comme des raisins mûrs avant le terme et qui seraient tombés dans sa bouche entr'ouverte, se précipita aux pieds de son maître et répondit: « Seigneur, c'est à la volonté de Dieu et à votre puissance à en décider. » « Cache-toi, reprit le monarque, sous le rideau tiré derrière moi, et tu entendras combien tu as de rivaux pour ce poste honorable. » En effet, dès que la mort de l'évêque fut connue, les officiers du palais, toujours prêts à épier les malheurs ou tout au moins le trépas d'autrui, firent agir, pour obtenir l'évêché, les familiers de l'empereur. Mais celui-ci les repoussa tous, disant qu'il ne voulait pas manquer de parole à son jeune homme. La reine Hildegarde vint elle-même solliciter cet évêché pour son propre clerc. « Cher prince, dit-elle, mon seigneur, pourquoi perdre cet évêché en le donnant à un tel enfant? Je vous en conjure, mon aimable maître, vous ma gloire et mon appui, accordez-le à mon clerc, votre serviteur dévoué. » Le jeune homme frémit derrière le rideau qui l'enveloppait. Seigneur roi, cria-t-il, tiens ferme; ne souffre pas que personne arrache de tes mains la puissance que Dieu t'a donnée. » Charles ordonna à son clerc de se montrer et lui dit: « Reçois cet évêché, mais apporte tes soins les plus empressés à envoyer devant moi et devant toi-même dans l'autre monde de grandes aumônes et un bon viatique pour le long voyage dont on ne revient pas. »

Amateur passionné des cantiques religieux, Charles substitua le chant grégorien au chant ambrosien et fonda deux écoles normales de musique pour tout l'empire, l'une à Metz, l'autre dans son palais. Lui-même aimait à mêler sa voix à celles des chantres de sa chapelle et à diriger ses choristes.

« Parmi les hommes attachés à la chapelle du très docte Charles, dit le naïf auteur des Faits et Gestes, personne ne désignait à chacun les leçons à réciter, personne n'en indiquait la fin, soit avec de la cire, soit par quelque marque faite avec l'ongle; mais tous avaient soin de se rendre assez familier ce qui devait se lire, pour ne tomber dans aucune faute quand on leur ordonnait à l'improviste de dire une leçon. L'empereur montrait du doigt ou du bout d'un baton celui dont c'était le tour de réciter, ou qu'il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu'un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. La fin de la leçon, il la marquait par une espèce de son guttural: tous étaient si attentifs quand ce signal se donnait, que, soit que la phrase fût finie, soit qu'on fût à la moitié de la pause, ou même à l'instant de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au-dessus ni au-dessous quoique ce qu'il commençait ou finissait ne parût avoir aucun sens. Cela, le roi le faisait ainsi pour que tous les lecteurs de son palais fussent les plus exercés, quoique tous ne comprissent pas bien ce qu'ils lisaient. Aucun étranger, aucun homme même connu, s'il ne savait bien lire et bien chanter, n'osait se mêler à ces choristes. Dans un de ses voyages, Charles s'étant rendu à une certaine grande basilique, un clerc, de ceux qui vont de pays en pays, ne connaissant pas les règles établies par ce prince, vint se ranger parmi les choristes. N'ayant rien appris de ce que ceux-ci récitaient, pendant que tous chantaient, il restait muet et l'esprit perdu. Le paraphoniste vint à lui, et, levant son baton, le menaça de lui eu donner sur la tête s'il ne chantait. Le malheureux, ne sachant que faire, ni de quel côté se tourner, mais n'osant pas sortir, se mit à remuer la tête circulairement, et à ouvrir les mâchoires fort grandes pour imiter autant que possible les manières des chantres. Les autres ne pouvaient s'empêcher de rire; mais l'empereur, toujours maître de lui-même, ne parut point s'apercevoir des contorsions que faisait cet homme pour se donner l'air de chanter, de peur que le trouble de son esprit ne le poussât à quelque sottise encore plus grande, et attendit avec une contenance calme la lin de la messe. Avant ensuite mandé le pauvre diable, et plein de pitié pour ses chagrins et ses fatigues, il le consola en lui disant avec bonté: « Brave clerc, je vous remercie de votre chant et de votre peine. » Et lui fit donner une livre pesant d'argent pour soulager sa misère.

Pour prouver combien l'illustre Charles avait autour de lui d'hommes savants dans tous les genres, le moine de Saint-Gall rapporte une autre anecdote non moins intéressante. L'empereur de Constantinople avait envoyé des ambassadeurs au souverain des Franks. Ces Grecs, le jour de l'octave de Noël, chantèrent en secret et dans leur langue des psaumes en l'honneur de Dieu; Charlemagne, caché dans une chambre voisine, fut tellement ravi de la douceur de leur poésie qu'il défendit à ses clercs de goûter d'aucune nourriture avant de lui avoir remis ces antiennes traduites en latin. « Ces mêmes ambassadeurs, ajoute la chronique, avaient apporté avec eux des instruments de toute espèce; les ouvriers de l'habile Charles les virent, à la dérobée ainsi que les autres choses rares qu'avaient ces Grecs, et les imitèrent avec un soin intelligent, ils excellèrent principalement à faire un orgue, cet admirable instrument qui, à l'aide de cuves d'airain et de soufflets de peaux de taureau, chassant l'air comme par enchantement dans des tuyaux aussi d'airain, égale par ses rugissements le bruit du tonnerre, et par sa douceur les sons légers de la lyre et de la cymbale. »

Nous avons déjà parlé des monuments que Charlemagne éleva dans la Germanie (42). Au milieu de tant d'autres projets qui le préoccupaient, il promulgua aussi plusieurs capitulaires tendant à établir l'unité des monnaies et des mesures dans un empire composé de peuples si divers par leurs lois, leurs coutumes et leurs habitudes.

Une des créations les plus remarquables de Charlemagne, fut l'école ambulatoire, qui le suivait partout où il se transportait. Alcuin fut placé à la tête de cette école qu'on appela l'Académie palatine, en souvenir d'une institution semblable qui existait à la cour des empereurs romains. Les auditeurs du docte Saxon étaient: Charlemagne, ses enfants, des évêques, des conseillers du prince. Tous, dédaignant leurs noms barbares, empruntaient pour ces séances académiques des noms fameux à la littérature sacrée et profane. Charlemagne se transformait en David; Alcuin passait pour Horace; Angilbert, le poëte, devenait Homère, etc. Ces illustres disciples s'entretenaient avec leur maître de toutes choses, de théologie, d'astronomie, de littérature, de philosophie naturelle, de médecine. Comme échantillon de ces conférences, voici un fragment d'un dialogue entre Alcuin et Pepin, second fils de Charlemagne: «

P. Qu'est-ce que l'homme?

A. L'esclave de la mort, un voyageur passager, hôte dans sa demeure.

P. Qu'est-ce que le ciel?

A. Une sphère mobile, une voûte immense.

P. Qu'est-ce que la lumière?

A. Le flambeau de toutes choses.

P. Qu'est-ce que le jour?

A. Une provocation au travail.

P. Qu'est-ce que le soleil?

A. La splendeur de l'univers, la beauté du firmament, la grace de la nature, la gloire du jour, le distributeur des heures.

P. Qu'est-ce que l'hiver?

A. L'exil de l'été.

P. Qu'est-ce que le printemps?

A. Le peintre de la terre.

P. Qu'est-ce que l'été?

A.. La puissance qui vêt la terre et mûrit les fruits.

P Qu'est-ce que l'automne?

A. Le grenier de l'année.

P. Qu'est-ce que l'année.

A. Le quadrige du monde. »

L'activité intellectuelle de Charlemagne se manifeste aussi dans sa correspondance avec les évêques, les abbés, les savants, et surtout avec Alcuin. Des deux cent trente deux lettres laissées par ce ministre intellectuel de la cour d'Aix-la-Chapelle, trente sont adressées à Charlemagne. Au milieu de ses guerres, de ses lointaines expéditions, l'empereur frank s'applique encore à l'étude, et il faut qu'Alcuin réponde constamment aux questions qu'il lui adresse sur l'histoire, la morale, la théologie, la grammaire, la chronologie, enfin sur presque toutes les branches des connaissances humaines.

Protégé par le chef de l'empire, doté de riches abbayes, Alcuin occupa ses loisirs par d'autres travaux non moins utiles. Il entreprit avec une louable persévérance la restitution des manuscrits dont les textes avaient été corrompus, du VIe au VIIIe siècle, par des copistes ignorants. Mais ici encore nous retrouvons Charlemagne; il a voulu s'associer à ce pénible labeur. Dans une ordonnance de l'an 788, il apprend à ses peuples qu'il a exactement corrigé les livres de l'ancienne et de la nouvelle alliance. « Nous ne pouvons souffrir, ajoute-t-il en s'adressant aux évéques, nous ne pouvons souffrir que dans les Iectures divines, au milieu des offices sacrés, il se glisse des discordants solécismes, et nous avons dessein de réformer les dites lectures. Nous avons chargé de ce travail le diacre Paul, notre client familier. Nous lui avons enjoint de parcourir avec soin les écrits des Pères catholiques; de choisir, dans ces fertiles prairies, quelques fleurs, et de former pour ainsi dire, des plus utiles une seule guirlande. Empressé d'obéir à notre altesse, il a relu les traités et les discours des divers Pères catholiques, et choisissant les meilleurs, il nous a offert, en deux volumes, des lectures pures de faute, convenablement adaptées à chaque fête, et qui suffiront à toute l'année. Nous avons examiné le texte de ces volumes avec notre sagacité; nous les avons décrétés de notre autorité, et nous les transmettons à votre religion pour les faire lire dans les églises du Christ. »

Le vigilant empereur ne faisait pas moins d'efforts pour conserver parmi ses sujets la pureté de la foi. Il écrivait à l'évêque de Liege: « Que votre sainteté se rappelle bien ce dont nous l'avons souvent avertie dans notre conseil touchant les prédications dans la sainte église de Dieu, et comment vous deviez prêcher et instruire le peuple selon l'autorité des saints canons. Avant toute chose, quant à ce qui regarde la loi catholique, nous vous disions que celui qui ne pourrait en apprendre davantage pût au moins réciter de mémoire l'Oraison Dominicale et le Symbole de la foi, tel que nous l'ont appris les apôtres, et que personne ne pût tenir un enfant sur les fonts du baptême avant qu'il n'eût récité en votre présence ou devant l'un de vos prêtres l'Oraison Dominicale et le Symbole. Cependant, le jour de l'apparition du Seigneur, ayant trouvé plusieurs personnes qui voulaient faire baptiser des enfants, nous avons ordonné qu'elles fussent examinées chacune en particulier et avec soin pour voir si, comme nous venons de le dire, elles savaient l'Oraison Dominicale et le Symbole, et l'on en trouva plusieurs qui ne les savaient pas; nous ordonnâmes alors qu'on les empêchat de tenir personne sur les fonts baptismaux avant qu'elles n'eussent appris et pussent réciter ces deux prières, ce qui les fit beaucoup rougir. » Dans une autre lettre adressée aux évêques d'Espagne sur l'hérésie de Félix d'Urgel, il disait: « Combien l'avantage de l'unité religieuse n'est-il pas immense! Quoi de plus merveilleux et de plus saint que le catholicisme! pourquoi briserait-on cette admirable autorité? » Ainsi pensait le chef de l'empire frank; ses croyances, quoique profondes et sincères, servaient encore sa politique, car c'était en protégeant la papauté et en s'alliant avec elle qu'il avait réussi à conquérir la couronne des Lombards.

Malgré le succès de ses efforts, malgré la renaissance des sciences et des lettres, malgré la réforme à laquelle s'étaient soumis les monastères, Charlemagne cependant n'était pas satisfait. Il regrettait de ne pouvoir créer des hommes de génie pour achever la glorieuse entreprise dont il était le promoteur.

Insatiable de gloire, il s'affligeait que l'étude des lettres n'atteignît pas dans son royaume à la sublimité des anciens Pères de l'Eglise. « Que n'ai-je, dit­il un jour, onze clercs aussi instruits et aussi profondément versés dans toutes les sciences que Jérôme et Augustin! »



VII

COURONNEMENT DE LOUIS LE PIEUX - MORT DE CHARLEMAGNE.


Les immenses travaux qui remplirent chaque jour de son règne n'avaient pas empêché Charlemagne de se préoccuper de l'avenir. Il avait porté seul la couronne de l'empire d'Occident; seul il avait suffi au gouvernement de sa colossale monarchie; mais il ne croyait pas qu'aucun de ses fils pût soutenir ce fardeau écrasant. Conformément aux usages de la nation franke, il avait donc arrêté le partage de l'empire entre ses trois fils. Trois royaumes devaient être formés en prenant pour bases les trois éléments principaux et distincts qui composaient la monarchie carlovingienne, à savoir: les peuples franks d'origine, la population romaine de la Gaule et la nation lombarde. C'était pour faciliter l'exécution de ce dessein que le sage empereur avait voulu identifier en quelque sorte Pepin avec les peuples de l'Italie, Louis avec les Aquitains, et qu'il avait gardé auprès de lui Charles, l'aîné de la famille, pour qu'il conservât les habitudes de I'Austrasie qui devait lui échoir. Le capitulaire, approuvé dans le champ de mai tenu à Thionville ou 806, ne fit que sanctionner un arrangement arrêté depuis longtemps. La charte de partage assignait à Louis toute l'Aquitaine et la Gascogne, les populations de la Loire à l'Elbe; à Pepin, l'Italie, la Bavière et une partie de l'Allemanie; à Charles, l'Austrasie, la Neustrie, la Saxe, la Thuringe, la Frise. Le mont Saint-Bernard se trouvait le point de rencontre des trois royaumes.

Mais la Providence renversa les desseins de Charlemagne. Tandis que, retiré dans le palais d'Aix-la­Chapelle, il n'aspirait plus qu'au repos nécessaire à sa vieillesse, la tombe s'ouvrit pour ceux à qui il destinait le sceptre: Pepin mourut en 810 et Charles en 811 (43). La mort de son fils aîné, de celui qu'il affectionnait surtout comme son plus vaillant compagnon dans les batailles et le plus digne de perpétuer la race Carlovingienne, fut un coup terrible pour le vieil empereur. Dès lors il fit ses préparatifs pour quitter lui aussi cette terre où sa mémoire pourtant ne devait pas périr. Dans la fatale année 811 il dicta son testament.

Cet acte, qui fait bien connaître les usages de cette époque, était conçu en ces termes:

« Au nom de Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ici commencent la description et la distribution réglées par le très-glorieux et le très-pieux seigneur Charles, empereur auguste, des trésors et de l'argent trouvés ce jour dans sa chambre, l'année huit cent onzième de l'incarnation de Notre­Seigneur Jésus-Christ, la quarante-troisième du règne de ce prince sur la France, la trente-sixième de son règne sur l'Italie, la onzième de l'empire, indiction quatrième. Les voici telles qu'après une sage et mûre délibération il les arrêta et les fit avec l'approbation du Seigneur. En ceci, il a voulu principalement pourvoir d'abord à ce que la répartition des aumônes que les chrétiens ont l'habitude de faire solennellement sur leurs biens, eût lieu pour lui, et de son argent, avec ordre et justice; ensuite à ce que ses héritiers pussent connaître clairement et sans aucune ambiguïté ce qui doit appartenir à chacun d'eux, et se mettre en possession de leurs parts respectives sans discussion ni procès. Dans cette intention et ce but, il a divisé d'abord en trois parts tous les meubles et objets, soit or, argent, pierres précieuses et ornements royaux, qui, comme il a été dit, se trouveront dans sa chambre. Subdivisant ensuite ces parts, il en a séparé deux en vingt et un lots, et a réservé la troisième dans son intégrité. Des deux premières parts, il a composé vingt et un lots, afin que chacune des vingt et une villes qui, dans son royaume, sont reconnues comme métropoles, reçoive à titre d'aumône, par les mains de ses héritiers et amis, un de ces lots. L'archevêque qui régira alors une église métropolitaine, devra, quand il aura touché le lot appartenant à son église, le partager avec ses suffragants de telle manière que le tiers demeure à son église. et que les deux autres tiers se divisent entre ses suffragants. De ces lots formés des deux premières parts, et qui sont au nombre de vingt et un, comme les villes reconnues métropoles, chacun est séparé des autres, et renfermé à part dans une armoire avec le nom de la ville à laquelle il doit être porté. Les noms des métropoles auxquelles ces aumônes ou largesses doivent être faites, sont: Rome, Ravenne, Milan, Fréjus, Gratz, Cologne, Mayence, Juvavum (aujourd'hui Salzbourg), Trèves, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Rheims, Arles, Vienne, Moustier dans la Tarentaise, Embrun, Bordeaux, Tours et Bourges. Quant à la part qu'il a décidé de conserver dans son intégrité, son intention est que, les deux autres étant divisées en lots, ainsi qu'il a été dit, et enfermées sous scellé, cette troisième serve aux besoins journaliers, et demeure comme une chose que les liens d'aucun voeu n'ont soustraite à la possession du propriétaire, et cela tant quecelui-ci restera en vie, on jugera l'usage de cette part nécessaire pour lui; mais après sa mort ou son renoncement volontaire aux biens du siècle, cette part sera sudivisée en quatre portions: la première se joindra aux vingt et un lots dont il a été parlé ci-dessus; la seconde appartiendra aux fils et filles du testateur et aux fils et filles de ses fils, pour être partagée entre eux raisonnablement et avec équité: la troisième se distribuera aux pauvres, suivant l'usage des chrétiens; la quatrième se répartira de la même manière, et à titre d'aumône, entre les serviteurs et servantes du palais, pour servir à assurer leur existence. A la troisième part du total entier, qui, comme les deux autres, consiste en or et argent, on joindra tous les objets d'airain, de fer et d'autres métaux, les vases, ustensiles, armes, vêlements, tous les meubles, soit précieux, soit de vil prix, servant à divers usages, comme rideaux, couvertures, tapis, draps grossiers, cuirs, selles, et tout ce qui, au jour de la mort du testateur, se trouvera dans son appartement et son vestiaire, et cela pour que les subdivisions de cette part soient plus considérables et qu'un plus grand nombre de personnes puisse participer aux aumônes. Quant à sa chapelle, c'est-à-dire ce qui sert aux cérémonies ecclésiastiques, il a réglé que, tant ce qu'il a fait fabriquer ou amassé lui-même que ce qui lui est revenu de l'héritage paternel, demeure dans son entier et ne soit pas partagé. S'il se trouvait cependant des vases, livres, ou autres ornements qui bien évidemment n'eussent pas été donnés par lui à cette chapelle, celui qui les voudra pourra les acheter et les garder, en en payant le prix d'une juste estimation. II en sera de même des livres dont il a réuni un grand nombre dans sa bibliothèque: ceux qui les désireront pourront les acquérir â un prix équitable, et le produit se distribuera aux pauvres. Parmi ses trésors et son argent, il y a trois tables de ce dernier métal et une d'or fort grande et d'un poids considérable. L'une des premières, qui est carrée, et sur laquelle est figurée la description de la ville de Constantinople, on la portera, comme l'a voulu et prescrit le testateur, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre à Rome, avec les autres présents qui lui sont assignés; l'autre, de forme ronde, et représentant la ville de Rome, sera remise à l'évêque de l'église de Ravenne; la troisième, bien supérieure aux autres par la beauté du travail et la grandeur du poids, entourée de trois cercles, et où le monde entier est figuré en petit et avec soin, viendra, ainsi que la table d'or, qu'on a dit être la quatrième, en augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu'en aumônes. Cet acte et ces dispositions, l'empereur les fit et les régla en présence des évêques, abbés et comtes qu'il put réunir alors autour de lui, et dont les noms suivent, évêques: Hildebald, Richulf, Arne, Wolfer, Bernoin, Leidrade, Jean, Theodulf, Jessé, Hetton, Waldgand. Abbés: Friedgis, Audoin, Angilbert, Irmine. Comtes: Wala, Meginhaire, Othulf, Etienne, Unroch, Burchard, Méginhard, Hatton, Richuin, Eddon, Erchangaire, Gérold, Béra, Hildigern, Roculf (44).

Les pressentiments de Charlemagne ne le trompèrent point: déjà il avait perdu cette santé robuste dont il avait joui jusqu'alors; depuis quelque temps il était fréquemment tourmenté par la fièvre, et il avait même fini par boiter d'un pied. Comme la mort avait déchiré le traité de partage de Thionville, Charlemagne, forcé de recourir à une nouvelle combinaison, résolut d'associer à l'empire le seul fils qui lui restât, Louis, roi d'Aquitaine. L'assentiment de la nation étant indispensable pour toutes les mesures relatives à la succession royale, Charlemagne convoqua en 813, l'assemblée générale dans le palais d'Aix­la-Chapelle.

De toutes les parties de l'empire vinrent les évêques, les abbés, les comtes, les vicomtes; Louis obéit aussi â l'ordre de son père. Ce prince, destiné sous le nom du Débonnaire à briser l'oeuvre de Charlemagne, s'était ramolli dans sa cour d'Aquitaine et avait oublié sous le beau ciel du Midi son origine austrasienne.On le vit arriver à Aix avec ses brillants paladins de Toulouse et d'Arles; il parlait leur langue, et il portait leur costume. En apercevant ces conseillers étrangers de Louis, les leudes à l'aspect grave et sérieux, qui entouraient le vieil empereur, s'attristaient et murmuraient. Cependant, Charlemagne ayant demandé aux membres de l'assemblée s'ils consentaient à ce qu'il associât son fils à l'empire, ils répondirent tous que c'était l'ordre de Dieu. Louis fut ainsi établi, du consentement de la nation, héritier du titre impérial et de tout le royaume, à l'exception de l'Italie qui fut réservée pour Bernard, fils de Pepin.

Le dimanche suivant eut lieu le couronnement de Louis. Charlemagne, s'étant couvert des vêtements impériaux, se rendit lentement, appuyé sur son fils et environné d'une pompe éclatante, à la basilique d'Aix. Parvenu au pied d'un autel qui dominait tous les autres autels, il y fit déposer une couronne d'or. Le vieil empereur pria d'abord longtemps avec son fils; puis, s'étant relevé, il lui adressa la parole en présence des évêques, des leudes et de toute la multitude: « Fils, cher à Dieu, à ton père et à ce peuple, dit-il à Louis, toi que Dieu m'a laissé pour ma consolation; tu le vois, mon âge se hâte; ma vieillesse même m'échappe: le temps de ma mort approche... Le pays des Franks m'a vu naitre, le Christ m'a accordé cet honneur, le Christ me permit de posséder les royaumes paternels: je les ai gardés non moins florissants que je les ai reçus. Le premier d'entre les Franks, j'ai obtenu le nom de César, et transporté à la race des Franks l'empire de la lace de Romulus. Reçois ma couronne, ô mon fils, le Christ consentant, et avec elles les marques de la puissance. Mais, avant de lui remettre le diadème, Charlemagne recommanda encore à son fils d'aimer le peuple comme ses enfants; il lui conseilla de ne choisir que des ministres fidèles et remplis de la crainte de Dieu, qui eussent en horreur les faveurs injustes; de ne dépouiller aucun homme de ses honneurs et bénéfices sans une cause légitime, et de se montrer lui-même eu tout temps irréprochable aux yeux de Dieu et de son peuple (45). Louis ayant répondu qu'avec la grace du Très-Haut il suivrait les préceptes paternels, Charlemagne lui ordonna de soulever de ses propres mains la couronne qui se trouvait sur l'autel et de la placer sur sa tête en mémoire des conseils qu'il venait de lui donner. Le prince avant exécuté l'ordre de son père, l'église retentit des cris répétés de vive l'empereur Louis!

Quelques jours après, Charlemagne renvoya son fils en Aquitaine, après l'avoir honoré de présents magnifiques. Pour lui, quoique accablé de vieillesse, il ne perdit rien de son activité; il employa l'automne à chasser dans les environs d'Aix. Il s'occupa ensuite à revoir soigneusement, avec des Grecs et des Syriens, le texte des quatre Évangiles.

Cependant, au mois de janvier 814, il fut saisi par la fièvre au sortir du bain et il s'alita. Dès ce moment il s'abstint de toute nourriture, persuadé que la diète triompherait de la maladie ou tout au moins l'adoucirait; mais à la fièvre se joignit une pleurésie.

« Le septième jour, rapporte Thegan, il fit appeler Hildibald, celui de tous les évêques qui était le plus familier auprès de lui, pour qu'il lui donnût le sacrement du corps et du sang de Notre-Seigneur et le fortifiât au sortir de la vie. Cela fait, le jour et la nuit qui suivirent, il tomba dans une grande faiblesse. Le lendemain, à la pointe du jour, sachant quel acte il allait faire, il recueillit ses forces, étendit la main droite et imprima sur son front le signe sacré de la croix, puis se signa sur la poitrine et sur tout le corps. Enfin, rapprochant ses pieds, il étendit ses mains sur son corps et ferma les yeux en chantant à voix basse ce vers du Psalmiste: " Seigneur je recommande et je remets mon âme entre vos mains. " »

C'était le 8 janvier 814, à la troisième heure du jour, dans la 7e année de sa vie et la 47e de son règne, que Charlemagne expira.

Plusieurs prodiges avaient annoncé la fin du grand homme. Pendant sept jours on avait remarqué une tache noire au soleil; une flamme de feu, fendant les nuages, avait couru de l'occident à l'orient; on avait ressenti dans la ville impériale les secousses d'un tremblement de terre et la boule dorée qui ornait le dôme de la chapelle avait été frappée de la foudre. Eginhard ajoute que dans cette même basilique, sur le bord de la corniche qui régnait autour de la partie inférieure de l'édifice entre les arcades du haut et celles du bas, était une inscription de couleur rougeâtre indiquant l'auteur de ce monument; que dans la dernière ligne se lisaient les mots: Charles Prince; et que quelques personnes remarquèrent que l'année où mourut ce monarque et peu de mois avant son décès, les lettres qui formaient le mot Prince étaient tellement effacées qu'à peine pouvait-on les distinguer.

L'illustre empereur des Franks fut enterré dans l'église de Notre-Dame d'Aix, le jour même qu'il mourut; et ses obsèques furent célébrées au milieu des pleurs et du deuil de tout le peuple. On l'ensevelit dans le tombeau qu'il avait fait bâtir lui-même comme pour s'habituer aux ténèbres; mais là, il semblait encore commander aux vivants. Dans son caveau funéraire, Charlemagne était assis sur un fauteuil de pierre, revêtu des ornements impériaux, la couronne sur la tête, tenant son épée d'une main et son sceptre de l'autre; sur ses genoux était posé le livre des Évangiles et son bouclier se trouvait à ses pieds.

Ce magnifique tombeau fut surmonté d'une arcade dorée, sur laquelle on mit l'image de Charlemagne avec cette épitaphe, que de nos jours Napoléon voulut faire rétablir

« SOUS CETTE PIERRE, GÎT LE CORPS DE CHARLES, GRAND ET ORTHODOXE EMPEREUR, QUI AGRANDIT NOBLEMENT LE ROYAUME DES FRANKS, RÉGNA HEUREUSEMENT QUARANTE-SEPT ANS, ET MOURUT SEPTUAGÉNAIRE LE 5 DES CALENDES DE FÉVRIER, LA HUIT CENT QUATORZIÈME ANNÉE DE L'INCARNATION DU SEIGNEUR, A LA SEPTIÈME INDICTION. »

Au lieu de cette épitaphe primitive, on a gravé sur une grande lame de marbre noir, ces deux mots lout aussi caractéristiques:


CAROLO MAGNO.



VIII.

DÉMEMBREMENT DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. -

LEGENDES. - LE TOMBEAU D'AIX-LA-CHAPELLE.


Par la puissance de son génie, son énergique volonté et l'ascendant que lui donnaient ses victoires, Charlemagne « avait retenu sous une sujétion forcée plusieurs peuples étrangers l'un à l'autre, et dont la plupart surpassaient le peuple conquérant en civilisation et en habileté pour les affaires (46) ». Sous le faible Louis, le sceptre carlovingien est brisé; les peuples forcément réunis se séparent et reconquièrent leur nationalité respective; les liens qui rattachent le midi de l'Europe au nord sont rompus; le vaste empire des Franks se dissout. Le récit de cette catastrophe est le complément nécessaire de notre tableau; car on admire davantage les éminentes qualités de Charlemagne quand on le compare à ses successeurs. Son sceptre, dit Hallam, était l'arc d'Ulysse qu'un bras plus faible ne pouvait tendre; son règne brille d'un nouvel éclat par le contraste de la dynastie qui le précède, et d'une postérité pour laquelle il avait créé un empire qu'elle était également indigne et incapable de conserver.

Plusieurs messagers avaient porté la nouvelle de la mort de Charlemagne à son fils Louis, qui passait l'hiver dans sa maison de campagne de Doué en Aquitaine. Ce prince arriva à Aix-la-Chapelle, trente jours après cet événement, et succéda à son père du consentement unanime de tous les Franks.

Le long séjour que Louis avait fait dans le Midi avait en quelque sorte émoussé son énergie; on ne reconnaissait plus en lui le descendant des Charles­Martel et des Pepin le Bref; il était plutôt clerc que guerrier, aimant trop, suivant un contemporain, à psalmodier et à lire. Cependant il n'était pas dépourvu de courage; il avait aussi l'instinct du bien, mais il manquait de la fermeté nécessaire pour l'accomplir; sa conscience était sévère, son caractère trop doux. Très versé dans les langues grecque et latine, dit son biographe, it parlait le latin aussi bien que sa langue naturelle. Lent à la colère, facile à la compassion. D'une générosité excessive et imprudente, il donnait à ses fidèles serviteurs, et à titre de possession perpétuelle, les domaines royaux qu'il tenait de son aïeul et de son bisaïeul. Sa dévotion lui valut aussi le surnom de Pieux que les modernes ont changé en celui de Débonnaire. Toutes les fois que les jours ordinaires il se rendait à l'église pour prier, il fléchissait les genoux et touchait le pavé de son front; il priait humblement et longtemps, quelquefois avec larmes. Il ne riait jamais aux éclats, pas même lorsque dans les fêles, et pour l'amusement du peuple, les baladins, les bouffons, les mimes défilaient auprès de sa table suivis de chanteurs et de joueurs d'instruments; alors le peuple même en sa présence ne riait qu'avec mesure; et pour lui il ne montra jamais en riant ses dents blanches. Chaque jour avant ses repas il faisait distribuer des aumônes, et partout où il allait il avait avec lui des hôpitaux. »

Louis, voulant tranquilliser sa conscience, débuta par de grandes réformes: sa sollicitude s'étendit en même temps sur la maison impériale, sur l'administration publique, sur l'église et sur l'ordre monastique. Des commissaires parcoururent les provinces pour arrêter la tyrannie des comtes; tout le clergé conventuel fut soumis à l'institution bénédictine; enfin on renouvela la défense faite naguère aux évêques et aux prêtres de porter le baudrier militaire et les éperons d'argent. Le règne de Louis commençait sous les plus heureux auspices. Bernard, roi d'Italie, était venu prêter hommage à son oncle; les peuples du Danube avaient également reconnu la suzeraineté du nouveau monarque de l'Occident; il avait conclu de nouveaux traités de paix avec Léon l'Arménien, empereur de Constantinople, et avec le calife de Cordoue; Étienne IV avait inauguré son pontificat en ordonnant au peuple romain de prêter serment de fidélité à Louis, puis il était venu lui-même à Reims pour donner l'onction sainte au fils de Charlemagne.

Cependant Louis, craignant de ne pouvoir porter seul le fardeau du gouvernement, résolut d'appeler à son aide les trois fils qu'il avait eus de sa première, femme Hermengarde, à laquelle le pontife venait de donner le litre d'Auguste en la couronnant à Reims avec son époux. En 817, Lothaire, qui était l'aîné, fut associé à l'empire, et ses frères Louis et Pepin reçurent, à titre de royaumes dépendants, le premier la Bavière, le second l'Aquitaine. On a remarqué que le principe qui détermina cette division était celui de Charlemagne, et le seul dont le maintien rigoureux pouvait donner à l'empire de l'ensemble et de la stabilité. En effet, l'unité était maintenue par la disposition qui assurait à l'ainé des frères la prééminence sur les autres, car ils ne pouvaient faire ni guerre ni paix, ni même donner réponse à des ambassadeurs sans son consentement; il était statué, en outre, que, si Lothaire mourait sans enfants, la nation déférerait la couronne impériale à l'un de ses frères, en lui prescrivant toutes les conditions qui pouvaient assurer l'unité de l'empire et avec elle le salut de tous.

Cet arrangement, quoique fort sage, fut le signal d'un soulèvement presque général. Bernard, roi d'Italie, se voyant sacrifié à Lothaire, courut le premier aux armes avec l'intention de se rendre indépendant; il se fit prêter serment par les cités italiennes et fortifia le passage des Alpes. Toutes les nations tributaires suivirent l'exemple de la péninsule. La révolte éclata presque simultanément sur les bords de l'Elbe, de la Drave et de l'Adour. Les slaves du Nord s'appuyaient sur les Danois; ceux de la Pannonie comptaient sur les Bulgares; les peuples de la Navarre et de ta Septimanie tendaient la main aux Sarrasins d'Espagne; les Bretons, qui avaient refusé jadis d'envoyer des représentants à la cour de Charlemagne, étaient encore moins disposés à reconnaître la suzeraineté de son fils.

Toutefois l'empereur Louis était encore assez puissant pour lutter victorieusement contre tant d'ennemis. Il se disposait à passer lui-même les Alpes avec les guerriers d'Austrasie; mais à peine fut-il arrivé à Châlons que Bernard vint se jeter à ses pieds, espérant mériter son pardon par les aveux les plus complets sur ses vues et sur ses complices, ils furent condamnés au dernier supplice par une diète convoquée à Aix-la-Chapelle. Louis ne laissa pas exécuter l'arrêt; mais il se montra également cruel en ordonnant de faire arracher les yeux à Bernard, son neveu, et à ses partisans. Plusieurs ne voulurent pas profiter de la diminution du châtiment; Bernard et Reginhaire, autrefois comte du palais de l'empereur, ne pouvant supporter la perte de la vue, se donnèrent la mort. Les évêques, qui avaient trempé dans le complot, furent plus heureux; on se contenta de les enfermer dans des monastères après qu'ils eurent été dégradés. Louis proscrivit enfin les fils illégitimes de Charlemagne, dont il pouvait craindre les entreprises; il les contraignit aussi à prendre l'habit monastique après avoir fait couper leurs longs cheveux, signe distinctif de leur noble origine.

Mais cette sévérité ne se conciliait pas avec le caractère de Louis; il se reprocha bientôt l'acte de rigueur arraché à sa faiblesse, et il voulut apaiser ses remords en avouant publiquement ses fautes. « En 822, il convoqua une assemblée générale en un lieu nommé Attigny. Ayant appelé dans cette assemblée les évêques, les abbés, les ecclésiastiques, les grands de son royaume, son premier soin fut de se réconcilier d'abord avec ses frères, qu'il avait fait raser malgré eux, ensuite avec tous ceux auxquels il crut avoir fait quelque offense. Après quoi il fit une confession publique de ses fautes, et, imitant l'exemple de l'empereur Théodose, il subit de son gré une pénitence pour tout ce qu'il avait fait tant envers son neveu Bernard qu'envers les autres (47). »

Le second mariage de Louis avec Judith de Bavière fut pour l'empire une nouvelle source de malheurs. Judith, ayant donné à l'empereur un quatrième fils (48), désira qu'il obtint les mêmes avantages que ses frères. Louis ne pouvait réaliser ce projet qu'en froissant les intérêts des enfants d'Hermengarde, qu'en déchirant le traité de partage solennellement confirmé naguère par ses serments, par ceux de ses fils et ceux de la nation. Judith triompha des scrupules de l'empereur. En 829, une diète fut convoquée à Worms, et Louis y accorda à son fils Charles le titre de roi, avec la possession de la Souabe, de la Rhétie et de la Bourgogne helvétique. Dans cette même diète, Bernard, duc de Septimanie, favori de l'empereur et surtout de l'impératrice, fut créé chambellan, gouverneur du prince Charles et le premier de l'empire après Louis. Cet ambitieux favori, abusant imprudemment du pouvoir, dit Nithard, bouleversa entièrement un gouvernement qu'il aurait dû affermir.

Tandis que les pirates normands, devenus plus audacieux, infestaient les côtes de la Flandre, les bouches de la Seine et les rivages de l'Aquitaine, une ligue redoutable s'était formée contre le duc de Septimanie. Elle avait pour chefs le comte Hugues, beau-père de Lothaire, Mathfred, qui venait d'être dépouillé du comté d'Orléans et Wala, abbé de Corbie, petit-fils de Charles-Martel; ces hommes puissants étaient appuyés par les complices de l'ancien roi d'Italie, les comtes destitués ou privés de leurs bénétices, enfin par tous les grands, laïques ou prélats, qui voulaient s'emparer du pouvoir ou le démembrer à leur profit. Il faut ajouter cependant que ce complot, avait été tramé à l'insu des trois fils d'Hermengarde: il était même complètement organisé lorsqu'ils se décidèrent à l'autoriser de leurs noms.

En 830, l'armée impériale se réunissait pour marcher une seconde fois contre les Bretons. Pepin, arrivé avec son contingent à Orléans, vit que les soldats avaient été gagnés par les conjurés et qu'ils étaient, plutôt disposés à combattre le favori de Judith que la sauvage Bretagne; il se mit à la tête des mécontents, rendit le comté d'Orléans à Mathfred, et se dirigeât ensuite vers Compiègne où ses frères devaient le rejoindre. Le duc de Septimanie se déroba par la fuite au châtiment qui l'attendait; mais l'impératrice fut arrêtée dans le monastère de Sainte-Marie à Laon; menée auprès de Pepin, elle dut promettre de prendre le voile et d'engager l'empereur à entrer lui-même dans un monastère. Louis, ayant refusé d'abandonner la couronne, fut arrêté à son tour et retenu dans le palais de Compiègne sous la garde de Lothaire, qui, était arrivé d'Italie. L'autorité souveraine fut suspendue jusqu'à ce que la prochaine assemblée générale eût prononcé entre l'empereur et ses fils.

Ceux-ci désiraient qu'elle eût lieu en France; mais l'empereur s'y opposa en secret, se confiant moins aux Franks de la Gaule qu'aux Germains. Il fut enfin décidé qu'elle se tiendrait à Nimègue vers la fin de l'année. Les moines chargés de la garde de Louis, indignés peut-être du traitement subi par leur souverain, mirent à profit ce délai pour travailler à son rétablissement. L'un d'eux, Gondebaud, renommé pour son habileté et sa résolution, se rendit secrètement auprès des rois de Bavière et d'Aquitaine et leur promit un agrandissement de territoire s'ils s'abstenaient de paraître à la prochaine assemblée, où la présence de leurs vassaux aurait augmenté le nombre des ennemis de l'empereur. Le vent de la fortune changea; tout réussit à Louis; il ressaisit le pouvoir suprême. Au jour fixé pour l'assemblée générale, toute ta Germanie afflua à Nimègue pour prêter son secours à l'empereur (49). Les factieux, voyant que les partisans de Louis triomphaient, firent de grands efforts auprès de Lothaire pour qu'il en vînt aux mains ou qu'il se retirât promptement; mais, ayant été mandé par son père, il n'osa désobéir et obtint son pardon en lui jurant fidélité. Les chefs de la conspiration, ayant été ensuite arrêtés et jugés, furent condamnés à mort; toutefois Louis, se laissant aller à sa bonté naturelle, crut que le cloître était un châtiment suffisant. Judith de Bavière fut rétablie dans ses droits de reine après qu'elle eut juré son innocence sur les saintes reliques, et le duc de Septimanie put également revenir à la cour d'Aix-la-Chapelle.

Mais ce dernier, voyant que Gondebaud l'avait supplanté auprès de l'empereur, en conçut un dépit violent; il se rendit auprès du roi Pepin, en Aquitaine, et l'anima de nouveau contre son père. L'empereur traversa immédiatement la Loire et empêcha la révolte d'éclater. Un plaid solennel fut tenu à Angeac, près de Limoges, pour juger la conduite de Bernard et de Pepin; le premier accusé d'infidélilé et refusant, pour prouver son innocence, d'accepter le duel judiciaire, fut privé de ses dignités; le second devait être conduit à Trèves, mais il fut enlevé par les siens et revint bientôt dans son royaume.

Déjà Louis venait d'assigner l'Aquitaine au fils de Judith, et le nom de Lothaire avait également disparu des actes publics. Les enfants d'Hermengarde, craignant d'être successivement dépouillés au profit du jeune Charles, se coalisèrent pour la seconde fois contre leur malheureux père. « En 833, après Pâques, Louis apprit de nouveau que ses fils voulaient venir à lui avec des intentions peu pacifiques. Il assembla une armée et marcha contre eux jusqu'à cette vaste plaine qui se trouve entre Bâle et Strasbourg, et qui jusqu'à ce jour a été appelée le Champ du men­songe (50), parce que là périt la fidélité de bien des sujets. Les fils de l'empereur allèrent au-devant de lui avec le pontife Grégoire; mais Louis ne voulut consentir à aucune de leurs demandes. Quelques jours après, le pape et l'empereur en vinrent à une entrevue; elle ne dura pas longtemps et fut aussi sans résultat (51). Déjà la trahison s'était glissée dans l'armée de Louis. Quelques-uns de ses serviteurs formèrent le dessein de l'abandonner, d'abord ceux qui l'avaient déjà offensé, ensuite les autres. Une certaine nuit, la plupart d'entre eux quittèrent le père, et, abandonnant leurs tentes, ils se rendirent auprès des fils. Le lendemain, le petit nombre de ceux qui étaient restés auprès de l'empereur allèrent le trouver et il leur dit: « Allez à mes fils; je ne veux pas que personne perde pour moi la vie ni même un membre. » Ceux-ci le quittèrent en versant un torrent de larmes. Déjà ses fils l'avaient séparé de sa femme, et la retenaient, protestant que ce n'était ni pour la mettre à mort, ni pour lui faire aucun mal. Ils envoyèrent aussitôt Judith en Italie, dans la ville de Tortone, et l'y firent garder. Peu de temps après, ils s'emparèrent de la personne de leur père et l'emmenèrent avec eux; ensuite ils se séparèrent; Pepin se rendit en Aquitaine, Louis en Bavière (52). »

L'empereur, prisonnier de ses enfants, fut conduit au château de Compiègne par Lothaire, qui se mit dès lors à exercer le pouvoir suprême. Pendant l'automne, une assemblée générale se tint dans la ville royale: Louis y fut sommé par ses adversaires, les seigneurs et les évêques, d'abdiquer la couronne et de s'enfermer dans un monastère; sur son refus, la diète le livra au pouvoir ecclésiastique pour qu'une dégradation solennelle le rendit désormais inhabile à régner. Le malheureux prince parut dans l'église de Saint-Médard à Soissons, et là les évêques du parti de Lothaire lui présentèrent une liste des crimes qu'on lui imputait. Abandonné de tous, Louis se confessa trois fois coupable et demanda la pénitence publique afin de servir d'exemple; on le dépouilla de son baudrier militaire, et un ancien serf, l'archevêque de Reims, Ebbon, élevé au faîte des honneurs par la main généreuse de Louis, le revêtit lui-même d'un cilice (53). Lothaire, s'enorgueillissant de cet odieux triomphe, se rendit ensuite à Aix-la­Chapelle, traînant avec lui son vieux père, le fils de Charlemagne, l'empereur d'Occident, humilié, bafoué, dégradé!

Cependant le sort de Louis excitait un pitié universelle. Les peuples de France, de Bourgogne, d'Aquitaine, de Germanie, se réunirent, dit un contemporain, pour faire entendre leurs plaintes sur le destin du malheureux empereur. Les rois de Bavière et d'Aquitaine eux-mêmes, s'apercevant que Lothaire tendait à s'attribuer l'universalité du pouvoir suprême, se tournèrent aussi contre lui. Lothaire, alarmé, conduit son père et son jeune frère Charles à l'abbaye de Saint-Denis pour les éloigner de la fidélité germanique. Mais de toutes parts arrivent les libérateurs de Louis; Lothaire s'enfuit alors vers la marche de Bretagne, laissant Louis et son fils au pouvoir de leurs partisans (835).

Toutefois, avant de reprendre le pouvoir, Louis désira d'être réhabilité; il voulut que, dans l'église de Saint-Denis, les évêques lui ceignissent ses armes de leurs propres mains. Il s'avança ensuite, avec les leudes austrasiens et saxons contre le rebelle Lothaire, et l'ayant atteint près de Chaumont, il l'obligea à venir implorer le pardon paternel. Ce pardon lui fut accordé sous condition qu'il repasserait les Alpes et ne quitterait plus l'Italie sans la permission de son père.

En 857, un nouveau partage du territoire carlovingien raviva les dissensions de la famille impériale; car Lothaire était exclu de ce partage et on ne reconnaissait même plus son titre d'empereur présomptif. Pepin étant mort sur ces entrefaites, cet événement nécessita de nouveaux arrangements. Dominé par Judith, l'empereur, au lieu de laisser l'Aquitaine aux enfants de Pepin, alla lui-même mettre en possession de ce royaume le prince Charles. Inquiets et irrités, Lothaire et Louis le Germanique eurent ensemble une entrevue, à la suite de laquelle le roi de Bavière prit les armes dans le but de se faire assurer tout le territoire situé sur la rive droite du Rhin. Pour conjurer l'orage, Judith persuada à son époux de faire venir Lothaire et de lui laisser partager l'empire avec Charles. Cette offre ayant séduit Lothaire, il se t'endit à Worms auprès de son père (839), et se jetant humblement, et en présence de tout le monde, aux pieds du vieil empereur, il lui dit: Je reconnais, mon seigneur et père, que j'ai péché envers Dieu et vous. Je vous demande non le royaume, mais votre indulgence, et la grace de votre pardon. Louis releva son fils repentant, l'embrassa, puis, de concert avec lui et les grands, arréta un cinquième partage de l'empire. On fit deux parts égales, et elles eurent pour limites communes la Meuse, le Jura et le Rhône. Lothaire choisit les provinces orientales, et laissa à Charles les royaumes de Neustrie et d'Aquitaine; quant à Louis le Germanique, il fut réduit à la Bavière. L'empereur, prévoyant que sa fin était prochaine, engagea Lothaire à veiller sur son jeune frère, à se souvenir qu'il lui tenait lieu de père, et, d'un autre côté, il recommanda à Charles d'honorer son frère comme un père.

L'acte de Worms, qui annulait la nationalité de plusieurs peuples, fit éclater un soulèvement plus formidable que les précédents. Non-seulement les Aquitains réclamèrent un roi national et reconnurent en conséquence un des fils de Pepin, mais Louis le Germanique invita les Thuringiens et les Saxons à se joindre aux Bavarois afin de réunir sous les mêmes lois tous les peuples divers de la famille teutonique. L'empereur était occupé à réprimer le soulèvement des Aquitains, lorsqu'il apprit que Louis le Germanique avait envahi la Souabe. L'empereur traversa en toute hâte la Gaule pour défendre le Rhin; son apparition inattendue dissipa les rebelles, mais ce dernier effort avait épuisé les forces du prince.

Le 20 juin 840, il mourut à Ingelheim, accusant son fils Louis de l'avoir conduit au tombeau et gémissant parce qu'il avait prévu l'avenir. Il fut enseveli dans la basilique de Saint-Arnoul à Metz; il avait vécu soixante­quatre ans, et, depuis la mort de Charlemage, avait porté la couronne impériale vingt-six ans et quatre mois.

Quel triste spectacle offre le démembrement de l'empire carlovingien! Vingt-quatre années ont suffi pour amener une effroyable anarchie là où régnait l'ordre. Charlemagne, couché dans son caveau funéraire, semble déjà un personnage fabuleux, tant le contraste est grand entre son règne et l'époque qui le suivit. Dès que les parties hétérogènes de l'empire frank ne sont plus retenues dans la main puissante du grand Charles, tout se décompose; les peuples se tournent les uns contre les autres; la discorde hideuse se glisse dans la famille du souverain. Louis le Débonnaire est constamment attaqué par ses fils, et il déclare, sur son lit de mort, qu'ils ont conduit leur vieux père au tombeau. Quand ce fantôme impérial a disparu, on se dispute ses dépouilles avec un nouvel acharnement; ses fils semblent épouser les querelles des peuples, et se combattent comme s'ils appartenaient à des races différentes!

En apprenant la mort de son père, Lothaire, qui était retourné en Italie, envoya aussitôt des messagers par tout le pays des Franks pour annoncer qu'il allait venir prendre possession de l'empire; d'une part, il promettait de conserver à chacun les honneurs et bénéfices qu'avait accordés Louis le Débonnaire, et d'autre part, il prononçait la peine de mort contre ceux qui refuseraient de venir à sa rencontre. Tandis qu'il entrait en Allemagne pour soumettre Louis le Germanique, dont l'attitude était suspecte, il envoyait d'autres messagers à Charles pour endormir sa défiance, car il promettait de le traiter en filleul tout en appuyant sourdement le fils de Pepin. N'ayant pu effrayer le roi de Bavière par ses menaces, Lothaire se dirigea enfin vers la Neustrie. Les habitants des pays situés au-dessous des Ardennes se déclarèrent pour Charles; mais ceux qui demeuraient au delà de la forêt accoururent vers Lothaire (54). Les deux frères se rencontrèrent à Orléans; mais au lieu d'en venir aux mains, Lolhaire, qui était plutôt rusé que brave, eut recours à la voie des négociations. Abandonnant les intérêts de Pepin II, il céda à Charles l'Aquitaine, la Septimanie, la Provence et dix comtés entre la Loire et la Seine, à condition qu'il s'en contenterait, jusqu'à ce que, le 7 mai suivant, ils eussent eu à Attigny une entrevue où ils régleraient d'un commun accord leurs intérêts.

Dans l'intervalle, Lothaire s'efforça de suborner les hommes de Charles et de soumettre Louis le Germanique. Il passa le Rhin avec une armée considérable, mit cette fois le désordre parmi les partisans de Louis et le contraignit à se réfugier en Bavière. Après avoir laissé sur le Rhin Adhelbert, comte de Metz, pour empêcher Louis de se rendre auprès de Charles, l'empereur se dirigea vers le palais d'Attigny, où il avait donné rendez-vous à son jeune frere.

Mais déjà, par son ordre, le comte Gérard, qu'il avait mis à la tête des vassaux de la Neustrie supérieure, avait commencé les hostilités contre Charles. La prudence du jeune prince triompha de ces manoeuvres; ne se fiant pas aux protestations de son frère, il se rendait à Attigny avec une armée, disposé, si Lothaire manquait à ses serments, à s'assurer par la force de la partie de l'empire que son père lui avait donnée. Judith ayant amené à son fils un renfort du fond de l'Aquitaine, il se mit en marche pour aller joindre le roi de Bavière, qui, vainqueur du comte Adhelbert venait de passer le Rhin. Après leur jonction, Louis et Charles envoyèrent à Lothaire des messagers pour le conjurer de se ressouvenir du Dieu tout-puissant, de rendre la paix à ses frères et à toute l'Église, de remettre à chacun ce qui lui était légitimement dû; s'il acquiesçait à leurs prières, ils lui offraient de prendre dans leur armée, et sans en venir aux mains, tout ce qui pourrait lui convenir. Lothaire ayant refusé d'adhérer à cet accommodement, l'armée impériale fit un mouvement sur sa droite afin de se rapprocher de Pepin II, qui venait combattre dans ses rangs. Charles s'étant mis avec le roi de Bavière à la poursuite de l'empereur, les deux armées vinrent enfin camper en face l'une de l'autre à Fontenailles en Fontenay près d'Auxerre. Quoiqu'ils eussent l'avantage de la position, Louis et Charles envoyèrent de nouveaux messagers à Lothaire pour le conjurer de se souvenir qu'il était leur frère et pour lui réitérer l'offre de choisir ce qui pourrait lui convenir dans leur armée, à l'exception des chevaux et des armes; en cas de refus, ils lui proposaient de diviser toute la France en portions égales et de lui laisser choisir celle qu'il préférerait. Lothaire tergiversa jusqu'à ce que Pepin II fût arrivé avec ses troupes dans son camp; alors, prenant un ton impérieux, il manda à ses frères qu'une autorité supérieure lui avait donné le titre d'empereur et qu'il les sommait de réfléchir à la grandeur dont il avait besoin pour remplir convenablement une charge si haute. Poussés à bout, Louis et Charles firent dire à Lothaire que, puisqu'il n'avait rien trouvé de mieux, il eût à accepter une de leurs propositions, sinon qu'il sût que le lendemain (c'était le 5 juin 841), ils en viendraient au jugement de Dieu, auquel il les forçait de recourir bien contre leur gré. L'empereur méprisa ce message et répondit qu'ils verraient bien ce qu'il savait faire. Cette réponse altière était, suivant la remarque de Thierry, un manifeste contre l'indépendance nationale dont les peuples sentaient le besoin; ils y répondirent, dit-il, par cette fameuse bataille de Fontenay, où les fils des Gaulois et des Teutons combattirent sous les mêmes drapeaux, pour le renversement du système politique fondé par Charlemagne.

Ce fut donc le 25 juin 841 que les peuples du Rhin et de l'Elbe, joints à ceux de la Seine et de la Loire, c'est-à-dire les Franks germains et les Franks gaulois, ne voulant plus reconnaitre la prééminence de l'empire sur les royaumes, défendirent leur indépendance contre les Romains de l'Italie, de la Narbonnaise et de l'Aquitaine, qui soutenaient l'empereur (55).

Le récit de cette bataille européenne et sociale a été fait par Nithard, qui se signala dans l'armée de Charles et de Louis.

« Tout étant rompu, dit-il, au point du jour, Louis et Charles levèrent leur camp, et occupèrent avec le tiers de l'armée le sommet d'une montagne voisine du camp de Lothaire; ils attendirent là son approche, et à la deuxième heure du jour, comme leurs hommes l'avaient juré, les deux armées étant en présence, un grand et rude combat s'engagea sur les bords d'une petite rivière de Bourgogne. Louis et Lothaire en vinrent vaillamment aux mains dans un lieu nommé les Bretignelles, et là Lothaire vaincu prit la fuite. La portion de l'armée que Charles attaqua dans un lieu nommé le Fay s'enfuit aussitôt; celle qui était près du lieu de Goulenne soutint vaillamment le choc du comte Adhelard et d'autres auxquels, avec l'aide de Dieu, je prêtai un utile secours... Après cette bataille opinlûtre, Louis et Charles délibérèrent sur ce qu'ils devaient faire des fuyards. Quelques-uns, enflammés de fureur, conseillaient de poursuivre l'ennemi; d'autres, et surtout les rois, prenant pitié de leur frère et de son peuple, souhaitaient pieusement, selon leur coutume, que, réprimés par le jugement de Dieu et cet échec, ils revinssent de leur injuste cupidité, et retournassent tous, avec l'aide de Dieu, à la véritable justice: ils étaient donc d'avis de leur témoigner en cette occasion la miséricorde de Dieu. Le reste de l'armée ayant applaudi à cette résolution, ils abandonnèrent le combat et le butin et rentrèrent dans leur camp presque au milieu du jour, se disposant à délibérer sur ce qu'il convenait de faire désormais (56) ... Par divers motifs, ils résolurent de passer le dimanche en cet endroit. Ce jour-là, après la célébration de la messe, ils enterrèrent également amis et ennemis, fidèles et infidèles, et donnèrent les secours qui étaient en leur pouvoir aux blessés et aux guerriers à demi morts; ensuite ils firent dire aux fuyards que, s'ils voulaient retourner à leur légitime foi, toutes leurs offenses seraient pardonnées. Les rois et le peuple, s'affligeant alors sur Lothaire et le peuple chrétien, demandèrent aux évêques quelle conduite ils devaient tenir en cette affaire. Tous les évêques se réunirent en concile, et on déclara dans cette assemblée qu'ils avaient combattu pour la justice et l'équité seule, que le jugement de Dieu l'avait prouvé, et qu'ainsi quiconque avait pris part à celte guerre du conseil ou de la main, avait servi la volonté de Dieu, et devait être exempt de tout reproche; mais il fut reconnu en même temps que quiconque, dans cette expédition, aurait conseillé ou agi par colère, par haine, par vaine gloire, ou par quelque vice que ce soit, ferait secrètement une confession sincère de sa secrète offense, et serait jugé selon la nature de la faute; de plus, pour rendre grâces à Dieu de cette éclatante manifestation de sa justice, pour le remercier de la délivrance qui lui était due, pour obtenir de lui le pardon du sang versé, enfin, pour que le Seigneur nous accordât à l'avenir la protection et la faveur qu'il venait de nous montrer, on ordonna un jeûne de trois jours qui fut célébré de bon coeur et solennellement. Ces choses s'étant ainsi passées, Louis résolut de regagner le Rhin, et Charles jugea à propos, par divers motifs, et surtout pour soumettre Pepin, de partir pour l'Aquitaine. »

Voilà comment un contemporain, acteur dans ce grand drame, décrit cette fameuse et décisive bataille de Fontenay, dans laquelle l'unité de l'empire fut vaincue sans retour.

Lothaire occupait encore Aix-la-Chapelle, la résidence impériale toute pleine des souvenirs de Charlemagne; mais sa cause était tellement désespérée que pour soulenir son trône chancelant il réclama l'appui des plus anciens adversaires de l'empire, même des païens, des ennemis du Christ. Ce fut aux Saxons et aux Normands qu'il s'adressa, aux Saxons qui se ressouvenaient encore de la terrible guerre que Charlemagne leur avait faite, aux Normands qui s'abattaient déjà comme des oiseaux de proie sur l'empire agonisant. Pour gagner les Saxons, Lothaire promit de leur rendre le culte et les lois de leurs ancêtres, concessions qui provoquèrent une sanglante anarchie au delà du Rhin; pour obtenir quelques secours des Normands, il les admit dans le sein de l'empire, leur donna comme fief l'île de Walcheren et les terres voisines, et leur permit, s'il faut en croire un contemporain, de piller le reste du peuple du Christ.

Lothaire, ayant réuni des forces assez imposantes, chassa Charles le Chauve des bords de la Meuse où il s'était avancé et le poursuivit jusqu'à la Seine; mais le roi de Bavière étant de nouveau accouru au secours de son frère, les deux princes se réunirent à Strasbourg et y resserrèrent publiquement leur alliance par des serments solennels (15 février 842). Louis parla d'abord à la multitude en se servant de la langue tudesque pour se faire comprendre de ses soldats d'outre-Rhin: « Vous savez combien de fois, depuis la mort de notre père, Lothaire s'est efforcé, leur dit-il, de poursuivre et de perdre moi et mon frère que voici. Puisque ni la fraternité, ni la chrétienté, ni aucun moyen n'ont pu faire que la justice fût maintenue, et que la paix subsistât entre nous, contraints enfin, nous avons remis l'affaire au jugement du Dieu tout-puissant, afin que sa volonté accordât à chacun ce qui lui était dû. Dans ce débat, comme vous le savez, et par la miséricorde de Dieu, nous sommes demeurés vainqueurs. Lothaire vaincu s'est réfugié où il a pu avec les siens. Émus pour lui d'une amitié fraternelle, et touchés de compassion pour le peuple chrétien, nous n'avons pas voulu le poursuivre et le détruire lui et son armée; nous lui avons demandé, alors comme auparavant, que chacun jouit en paix de ce qui lui revenait. Mais, mécontent du jugement de Dieu, il ne cesse de poursuivre à main armée mon frère et moi; il désole de plus nos sujets par des incendies, des pillages et des meurtres. C'est pourquoi, forcés par la nécessité, nous nous réunissons aujourd'hui; et comme nous croyons que vous doutez de la sûreté de notre foi et de la solidité de notre union fraternelle, nous avons résolu de nous prêter mutuellement un serment en votre présence. Ce n'est point une avidité coupable qui nous fait agir ainsi; nous voulons être assurés de nos communs avantages, et que, par votre aide, Dieu nous donne enfin le repos. Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, je violais le serment que j'aurai prêté à mon frère, je vous délie tous de toute soumission envers moi, et de la foi que vous m'avez jurée. Charles répéta ces paroles en langue romane pour se faire entendre des Gaulois septentrionaux et des méridionaux qui composaient son armée. Les deux princes se garantirent ensuite leur indépendance par un serment prononcé en langue tudesque par le roi de Neustrie (Charles), et en langue romane par le roi de Germanic (Louis); l'un et l'autre promit de ne pas traiter avec Lothaire au détriment de son allié. Les soldats des deux armées jurèrent à leur tour, les uns en langue tudesque et les autres en langue romane, de ne pas prêter le secours de leurs armes à celui des deux frères qui violerait son serment (57). Cette alliance des peuples fut célébrée par des jeux militaires. Nithard a laissé le tableau de ces fêtes, et son récit est une preuve que les moeurs des Franks s'étaient singulièrement adoucies: « Les deux princes se réunissaient dans un lieu quelconque propre à ce spectacle. La multitude se tenait tout autour; et d'abord, en nombre égal, les Saxons (58), les Gascons, les Austrasiens et les Bretons de l'un et l'autre parti, comme s'ils voulaient se faire mutuellement la guerre, se précipitaient d'une course rapide les uns sur les autres. Les hommes de l'un des deux partis prenaient la fuite en se couvrant de leurs boucliers et feignant de vouloir échapper à la poursuite de leurs compagnons; mais, par un retour subit, ils feignaient de poursuivre ceux devant qui ils fuyaient tout à l'heure, jusqu'à ce qu'enfin les deux rois avec toute la jeunesse, jetant un grand cri, poussant leurs chevaux, et brandissant leur lance, vinssent charger et poursuivre dans leur fuite tantôt les uns, tantôt les autres. C'était un spectacle digne d'être vu, à cause de toute cette grande noblesse, et à cause de la modération qui y régnait. Dans une si grande foule, en effet, et parmi tant de gens de diverse origine, nul n'osait en blesser ou en insulter quelque autre, comme il arrive souvent entre des guerriers peu nombreux et qui se connaissent (59). »

Les deux rois, s'étant dirigés vers Worms, envoyèrent des ambassadeurs à Lothaire pour lui porter de nouvelles et dernières paroles de paix. Lothaire refusa de les entendre, et cette obstination offensa vivement les deux princes ainsi que toute l'armée. Ils marchèrent sur Coblentz, passèrent la Moselle, malgré l'opposition de l'évêque de Mayence, Otger, qui avait été chargé de défendre le fleuve, et ne s'arrêtèrent qu'à Aix-la-Chapelle. Lothaire, abandonné de presque tous ses partisans, s'était réfugié en grande hâte derrière le Rhône. Les deux rois, ayant réuni les évêques et les prêtres qui se trouvaient à Aix, tous furent d'avis que la vengeance de Dieu avait chassé Lothaire à cause de sa méchanceté. « En vertu de l'autorité divine, dirent-ils aux deux frères, nous vous ordonnons de prendre le royaume et de le gouverner selon les lois de Dieu. »

Lothaire manifestait l'intention de prolonger encore la lutte, car il venait d'ordonner des levées dans les provinces riveraines du Rhône; mais la lassitude des peuples le contraignit à déposer les armes et à reconnaître que l'unité, établie autrefois par un grand homme, ne pouvait être maintenue. Les ambassadeurs qu'il envoya à Châlons-sur-Marne auprès de ses frères étaient chargés de leur faire des propositions conciliantes. Ils dirent aux deux rois « que Lothaire, reconnaissant son offense envers Dieu et envers eux, ne voulait pas qu'il y eût de plus longs débats entre les peuples chrétiens; que s'ils le jugeaient bon, il souhaitait qu'ils lui accordassent quelque chose de plus que le tiers du royaume, à cause du nom d'empereur que lui avait accordé leur père, et de la dignité impériale que leur aïeul avait ajoutée à la couronne des Franks. Qu'autrement ils lui laissassent au moins le tiers du royaume, sans compter la Lombardie, la Bavière et l'Aquitaine; qu'alors, avec l'aide de Dieu, chacun d'eux gouvernerait de son mieux sa part, qu'ils se porteraient mutuellement secours et amitié, qu'ils maintiendraient leurs lois chacun dans ses États, et qu'une paix éternelle serait conclue entre eux. » Les rois de Neustrie et de Germanie ayant accepté ces propositions, les trois frères se réunirent près de Mâcon, dans une île de la Saône, avec un nombre égal de seigneurs et ils jurèrent mutuellement qu'à dater de ce jour ils vivraient entre eux dans une paix perpétuelle. Il fut convenu ensuite que leurs fidèles se réuniraient et diviseraient l'empire en trois parts, indépendamment de la Lombardie, de la Bavière et de l'Aquitaine, reconnues pour bases des trois lots qui devaient être faits. Au mois d'octobre (842) les commissaires des trois rois, au nombre de cent et dix, se réunirent à Coblentz et procédèrent au partage. Cette longue et difficile opération étant terminée, les trois frères se réunirent de nouveau à Verdun (845) pour entendre le rapport de leurs délégués et sanctionner leurs propositions.

Le traité de Verdun assigna au roi Charles toute la partie de la Gaule située à l'ouest de l'Escaut, de la Meuse, de la Saône et du Rhone, avec le nord de l'Espagne jusqu'à l'Èbre; au roi Louis, toute la Germanie transrhénane, avec les trois cités de Worms, de Spire et de Mayence; enfin à l'empereur Lothaire, l'Italie et toute la partie orientale de la Gaule, comprise, au sud, entre le Rhone et les Alpes, au nord, entre le Rhin et la Meuse, et entre la Meuse et l'Escaut, jusqu'à l'embouchure de ces fleuves (60).

Telle fut la grande révolution d'où sortirent les États indépendants qui constituèrent définitivement la société européenne. Si les peuples, fatigués de tant d'agitations, accueillirent avec joie cette nouvelle organisation de la société, les hommes les plus éclairés regrettèrent néanmoins la forte unité carlovingienne et n'entrevirent qu'anarchie et confusion dans le dernier partage. « Un brillant empire florissait sous un brillant diadème, écrivait un diacre de l'église métropolitaine de Lyon; un seul prince régnait, un seul peuple obéissait; les villes prospéraient sous la protection des lois et de la justice; la paix unissait les citoyens, la valeur des guerriers tenait en respect les ennemis; les jeunes gens relisaient sans cesse les livres saints, et l'esprit des enfants se formait à l'étude des lettres... Aussi la nation franke était-elle illustre par tout l'univers. Les royaumes étrangers, les Grecs, les Barbares et le sénat du Latium lui adressaient des ambassades. La race de Romulus, Rome elle-même, la mère des royaumes, s'était soumise à cette nation; c'était là que son chef, soutenu de l'appui du Christ, avait reçu le diadème par le don apostolique. Heureux, s'il eût connu son bonheur, l'empire qui avait Rome pour citadelle et le gardien du ciel pour fondateur!... Tant de grandeur n'est plus. L'empire a perdu son nom et sa gloire, et une puissance naguère unie s'est dissoute en trois héritages. Déjà aucun de nos princes n'est regardé comme empereur; à la place d'un roi on ne voit plus qu'un roitelet, et des fragments de royaume tiennent la place d'un royaume. Le bien public est battu en brèche; chacun défend ses intérêts. On songe à tout, Dieu seul est mis en oubli. Les ministres du seigneur, jadis accoutumés à se réunir en commun, isolés à présent par nos divisions, ne fréquentent plus les synodes. Les assemblées du peuple n'ont plus lieu. Les députés accourraient en vain, puisqu'il n'y a plus de cour nulle part. Que deviendront les nations que baigne le Danube, ou que traversent le Ruin, le Rhône, la Loire et le Pô? Tous ces peuples, que la concorde enchainait naguère aux mêmes destins, ont rompu le lien qui les unissait et souffrent d'un funeste divorce. »

Hâtons-nous de dire cependant que le règne de Charlemagne, malgré les bouleversements qui le suivirent, ne resta pas stérile. Pendant longtemps la société européenne, qu'il avait régénérée, devait porter l'empreinte de son génie. Il ne fut pas seulement vainqueur des Barbares, législateur, fondateur du nouvel empire d'Occident, restaurateur des études, il poussa en outre la société européenne dans la seconde phase de son développemment; il créa l'organisation politique du moyen âge. Ce résultat de son gouvernement si actif et si puissant a été constaté par un des plus profonds historiens de notre époque. « Rien ne ressemble moins à la féodalité que l'unité souveraine à laquelle aspirait Charlemagne (ainsi s'exprime M. Guizot); et pourtant c'est lui qui en a été le véritable fondateur: c'est lui qui, en arrêtant le mouvement extérieur de l'invasion, en réprimant jusqu'à un certain point le désordre intérieur, a donné aux situations, aux fortunes, aux influences locales, le temps de prendre vraiment possession du territoire et de ses habitants. Après lui, son gouvernement général a péri comme ses conquêtes, la souveraineté unique comme l'empire; mais de même que l'empire s'est dissous en États particuliers qui ont vécu d'une vie forte et durable, de même, la souveraineté centrale de Charlemagne s'est dissoute en une multitude de souverainetés locales qui avaient puisé dans sa force et acquis, pour ainsi dire, sous son ombre, les conditions de la réalité et de la durée. » Faut-il donc s'étonner de l'espèce de culte dont Charlemagne fut l'objet pendant tout le moyen âge? La société était persuadée qu'elle lui devait non-seulement ses institutions, mais son existence même.


(1) Altmeyer. Introduction à l'histoire de l'humanité, p. 72.

(2) C'est Éginhard qui indique ce parage; le continuateur de Frédegaire assigne au contraire l'Austrasie à Charlemagne. « La physionomie toute germanique de Charlemagne ferait croire, dit un historien, que cette dernière opinion est plus vraie: où se passe la premiere vie du grand Charles et de quels lieux date-t-il ses diplômes? Des villes du Rhin, de la Souabe, ou de la Franconie, de Mayence ou de Liège. Au reste ce partage ne dura qu'une courte période, après laquelle on trouve une perpétuelle confusion de terres et de domaines. »

(3) Guizot, Hist. de la civilisation en France, 20e leçon.

(4) Les deux fils de Carloman s'appelaient Pepin et Siaghre. « Le premier a disparu dans l'histoire; pendant neuf siècles on a ignoré le sort du second. Un manuscrit de l'abbaye de saint Pons de Nice, envoyé à l'évèque de Meaux, a fait retrouver Siaghre dans un moine de celte abbaye. Siaghre, devenu évêque de Nice, a été mis an rang des saints, et il était réservé à Bossuet de laver d'un crime la mémoire de Charlemagne. » Chateaubriand, Etudes historiques.

(5) Charlemagne, par Capefigue, chap. IX.

(6) Sismondi, Hist. de la chute de l'empire romain.

(7) Voy. Mignet, la Germanie au VIIIe et au IXe siècle et Leo. Lehrbuch der Geschichte des Mittelallers, abth. 1.

(8) Aujourd'hui Stadberg en Westphalie.

(9) Dans les traditions populaires, la brèche immense qui ouvre les Pyrénées sous les tours de Marboré, et d'où un oeil perçant pourrait voir à son choix Toulouse ou Saragosse, n'est autre chose qu'un coup d'épée de Roland; son cor fut pendant longlemps gardé à Blaye sur la Garonne. (Voyez Michelet, Hisloire de France, II.)

(10) Soliman, émir de Barcelone, s'était mis autrefois volontairement sous le patronage de Pepin le Bref.

(11) Annales d'Éginhard.

(12) Desmnichels, Histoire générale du moyen âge, t. Il.

(13) Aréchis, duc de Bénévent et Tassillon, duc de Bavière, avaient épousé les soeurs du fils de Didier, Adalberge et Leutberge.

(14) M. Desmichels observe que ce dernier article était le plus important; on espérait que les Lombards perdraient avec leur longue barbe l'honneur national et le sentiment de l'indépendance. Histoire générale du moyen âge, t. II.

(15) Des faits et gestes de Charles le Grand, par un moine de Saint-Gall.

(16) Elle avait été propagée par Félix, évêque d'Urgel.

(17) Une colonie nombreuse de Saxons. dit Hallain, fut transplantée dans la Flandre et le Brabant, provinces jusqu'alors mal peuplées, où leurs descendants conservèrent leur caractère indomptable et leur haine pour l'oppression.

(18) Mignet. la Germanie au VIIIe et au IXe siècle.

(19) Le nomenclateur, à la cour du pape comme à celle des rois de cette époque, était, suivant M. Guizot, l'officier chargé d'inviter les convives à la table du prince. Le nomenclateur romain suivait le pape à cheval dans toutes les processions, et lorsque le pontife célébrait la messe, après l'agnus Dei, il montait à l'autel. s'approchait de lui, demandait les noms des personnes qu'il fallait inviter à sa table, les écrivait et retournait à sa place.

(20) « Dans le trésor de l'église d'Aix-la-Chapelle, j'ai vu, dit M. Hugo, la copie exacte en argent doré de la couronne germanique de Charlemagne. La couronne germanique carlovingienne, surmontée d'une croix, chargée de pierreries et de camées, était formée seulement d'un cercle fleuronné qui entourait la tète, et d'un demi-cercle soudé du front la nuque avec une légère inflexion qui imitait le profil de la corne ducale de Venise. » Le Rhin, lettre IXe.

(21) Charlemagne venait de perdre sa quatrième femme Luitgarde.

(22) Voir les Annales d'Éginhard.

(23) Le chevalier de Saint-Disdier, cité par Puffendorf. et Partouneaux, Histoire de la conquête de la Lombardie par Charlemagne, I.

(24) Le roi d'Aquitaine dirigea en personne les expéditions de 809 et de 811 contre Taragone et Tortose.

(25) Depping, Expéditions maritimes des Normands.

(26) Voyez Guizot. Histoire de la civilisation en France, 20e leçon.

(27) L'empereur était allé au-devant du pape jusqu'à Quiercy. En se dirigeant de Quiercy à Aix, ils séjournèrent, assure-t-on, pendant quelques jours à Bruxelles, et le pape, assisté de Gerbalde, évêque de Liège, consacra l'église de Saint-Pierre à UccIe.

(28) L'ancien palais de Charlemagne devint en 1353 l'hôtel de ville d'Aix. Quant à la source dans laquelle Charles se baignait, elle porte encore aujourd'hui le nom de Bain de l'empereur.

(29) Charlemagne, par Capefigue, II. On peut voir encore aujourd'hui, ajoute cet historien, quelques vestiges de ce canal ou de ce vaste creusement de terre; ce n'est plus qu'un fossé, et le village qui est situé à peu de distance a retenu encore le nom de Graben, traduction du mot fossé en langue germanique.

(30) Suivant le témoignage des contemporains, Charlemagne prit tardivement des leçons de calligraphie; aussi n'était-ce pas lui qui écrivait ses chartes ou épîtres. Dans chaque ferme ou palais il y avait des scribes ou secrétaires qui transcrivaient les diplômes ou les capitulaires. Le monogramme de l'empereur avec le scel donnait au diplôme un caractère officiel et impératif. Le scel était presque toujours un camée antique dont l'empreinte s'apposait au has de la charte ou diplôme avec l'effigie d'Aurélien, de Trajan on de Marc-Aurèle. Le monogramme ordinaire était formé de la manière suivante: KAROLUS Mabillon, De re diplomatica, col. 389.

(31) Charles était né en 772, Pepin en 776 et Louis en 778.

(32) Auteur de l'Histoire des dissensions des fils de Louis le Débonnaire. Il avait pour mère Berthe, l'une des filles de Charlemagne, et pour père Angilbert, surnommé Homère à la cour d'Aix-la-Chapelle.

(33) Essais sur l'histoire de France, IVe. - Les députés impériaux étaient défrayés par les comtes dont la conduite provoquait des plaintes. Leur ration consistait ordinairement en quarante pains, deux jambons, un jeune porc ou un agneau, quatre poulets, vingt oeufs, neuf setiers de vin, deux mesures de bière, deux boisseaux de blé.

(34) Voy. DesmicheIs, Histoire générale du moyen age, II.

(35) Les principales assemblées générales du règne de Charlemagne furent tenues dans les endroits indiqués ci-après: sept à Worms; deux à Duren; deux à Paderborn; deux aux sources de la Lippe; cinq à Aix-la-Chapelle; deux à Ratishonne; deux à Mayence; deux à Verden; une à Valenciennes; une à Genève; une à lngelheim; une à Francfort; une à Kuffenstein; à Lippenheim; une à Thionville; une à Nimègue; une à Coblentz et une à Boulogne.

(36) La formule employée pour la promulgation des lois était ainsi conçue: Karolus, imperator augustus, à Deo coronatus, cum episcopis, abbatibus, comitibus, ducibus, omnibusque fidelibus, cum consensu consilioque eorum, constutuit, etc.

(37) La description de Hincmar a fixé l'attention des écrivains les plus éminents de ce siècle; on a cru y voir les éléments de la monarchie représentative. On nous saura gré de reproduire les réflexions de M. de Chateaubriand: « Les assemblées du huitième et neuvième siècle, dit-il, étaient de véritables états tels qu'ils reparurent sous saint Louis et Philippe le Bel; mais les états des Carlovingiens avaient une base plus large, parce qu'on était plus près de l'indépendance primitive des barbares: le peuple existait encore sous les deux premières races; il avait disparu sous la troisième, pour renaître par les serfs et les bourgeois. » Eludes historiques, III.

(38) M. Desmichels a recueilli les noms des villae et des villes qui comprenaient une habitation royale, désignée sous le nom un peu emphatique de Palatium. C'étaient, dit-il:

En Germarnie: Paderborn, Neuf-Herstal, Salz, Francfort Ingelheim, Nimègue. Tribur, Kircheim, Weibling, Olingen et Indinga. - En Austrasie ou Lorraine: Aix-la-Chapelle, Strasbourg, Herstal, Duren, Thionville, Valenciennes, Remiremont, Gondreville, Pontyon. - En Neustrie: Kiersy, Compiègne, Braine, Paris, Laon, Ver, Baisieu. Servais, Tramoie, Verberie, Corbeny, Attigny, Germigny, Orreville, Arlegia, Péronne, Chézy. - En Aquitaine: Toulouse, Bourges, Chasseneuil, Angeac, Doué, Evreuil. - En Bourgogne: Arles, Vienne, Lyon, Genève, Châlons. Mantailles, Payerne, Pontaillé. - En Italie: Rome, Pavie, Gardina, Olona (aujourd'hui Cortellona), etc.

(39) Eginhard rapporte qu'il nomma janvier wintermanoht (mois d'hiver); février, hornung (mois de boue); mars, lenzinmanoht (mois du printemps); avril. ostermanoht (mois de Pâques); mai, winnemanoht (mois d'amour); juin, brachmanoht (?); juillet, hewimanoht (mois des foins); août, aranmanoht (mois des moissons); septembre, wintumanoht (mois des vents); octobre, windummemanoht (mois des vendanges); novembre, herbistmanoht (mois d'automne); décembre, helmanoht (mois du salut). Quant aux vents, il nomma celui d'est ostroniwint; l'eurus ostsundroni; le vent de sud-est sundostroni; celui du midi sundroni; l'auster africain sundwestroni; l'africain westsundroni; le zéphire westroni; le vent de nord­ouest westnordroni; la bise nordwestroni; le vent de nord nordroni; l'aquilon nordostroni, et le vulturne ostnordroni.

(40) Charles pleurant son père a écrit ces vers: Tu étais mon doux amour, je te pleure, père; nous avons joint nos deux noms illustres: Adrien, Charles; moi roi, toi père; souviens-toi de ton enfant, père très-bon, jusqu'à ce que cet enfant te rejoigne. (Traduction de M. Capefigue.)

On trouve des fragments de la grammaire composée par Charlemagne dans la Polygraphie de Trithème; ses lettres ont été recueillies dans le tome Ier de la collection de D. Bouquet. On attribue encore à Charlemagne la chanson de Roland.

(41) « Charlemagne rassembla à Rome, rapporte le moine d'Angoulême, des maîtres de l'art de la grammaire, du calcul, et il les conduisit en France en leur ordonnant d'y répandre le goût des lettres; car, avant le seigneur roi Charles, il n'y avait en France aucune étude des arts libéraux. »

(42) Mayence, Cologne, Francfort veulent avoir, comme Aix-la­Chapelle, des cathédrales et des monuments publics dont l'origine remonte â Charlemagne. « Dans ces pays du Rhin. où les confréries de maçons ont fait de si glandes choses, dit Capefigue, on a placé Charlemagne parmi les chefs de ces confréries; les traditions le représentent, lui, avec Renaud de Montauhan, Roland et les paladins les plus fameux, tous échangeant leurs manteaux de comtes contre le simple vêtement de l'ouvrier pour élever des cathédrales et bâtir des monastères. »

(43) Ces jeunes hommes, dit Capefigue, étaient deux tètes fortes, des intelligences étendues, des bras capables de soutenir l'oeuvre carlovingienne. On les avait vus enfants dans les batailles; Charles avait suivi son père dans presque toutes les guerres de la Germanie; Pepin avait fait lui-même les expéditions d'Italie contre les Huns et les barbares. »

(44) Les dernières volontés de Charlemagne furent exécutées après sa mort par l'empereur Louis, dit le biographe de celui-ci, comme elles étaient écrites dans le testament.

(45) Thegan, De la vie et des actions de l'empereur Louis le Pieux.

(46) A. Thierry. Lettres sur l'histoire de France, XIe.

(47) Vie de Louis le Débonnaire, par l'Astronome.

(48) Charles, surnommé le Chauve, né le 15 juin 823. Hermengarde était morte en 818, et Louis avait épousé Judith l'année suivante.

(49) L'Astronome, à qui nous empruntons cette phrase, veut dire que les Saxons, les Frisons et les Thuringiens, dévoués à Louis, étaient en majorité à Nimègue.

(50) Lugenfeld.

(51) Les écrivains les plus impartiaux prétendent que Grégoire IV ne se rendit sur le théâtre de ces déplorables débats que dans le but d'obtenir une réconciliation; s'il échoua dans sa mission de paix, c'est qu'il fut trompé par Lothaire.

(52) De la vie et des actions de Louis le Débonnaire, par Thegan, frank de nation et chorévéque de l'église de Trèves.

(53) Oh! de quelle manière, Ebbon, tu récompensas ton empereur! s'écrie Thegan indigné. II t'a donné la liberté, non la noblesse, car cela est impossible pour qui a reçu la liberté; il t'a revêtu de la pourpre et du manteau épiscopal, et tu le revéts du cilice; il t'a élevé au faîte des honneurs pontificaux, et tu veux, par un inique jugement, le faire descendre du trône de ses pères! Cruel, que n'as-tu connu le précepte: « L'esclave n'est point au-dessus de son seigneur... Eusse-je une langue de fer ou des lèvres d'airain, je ne pourrais encore exposer ni dénombrer tes méchancetés...»

(54) Nithard. Histoire des dissensions des fils de Louis le Débonnaire.

(55) Les Franks tudesques et gaulois, observe M. Desmichels, combattaient pour renverser le système de Charlemagne, qui, par le rétablissement du trône impérial, avait fondu la nation conquérante dans la race romaine, et l'instinct des peuples germaniques se trouva d'accord avec l'intérêt personnel de leurs deux rois, dont l'indépendance semblait incompatible avec l'existence d'un empereur. Histoire générale du moyen âge, II.

(56) Les contemporains disent que le carnage fut grand à la bataille de Fontenay. Les uns déclarent qu'elle épuisa la population militaire de l'empire et laissa la France sans défense contre les Normands, d'autres portent à quarante mille le nombre des partisans de Lothaire qui perdirent la vie; ils ajoutent qu'un nombre à peu près égal de guerriers périt en combattant pour l'indépendance des couronnes tributaires. « De mémoire d'homme, lit-on dans les chroniques de Saint-Denis, il y eut oncques en France si grande occision de chrétiens. » Nous croyons qu'il y a beaucoup d'exagération dans les évaluations ou les lamentations des chroniqueurs de la période carlovingienne.

(57) On sait que les deux textes romans de ces serments, conservés par Nithard, sont les deux plus anciens monuments de la langue française.

(58) L'ordre des edelinge s'était divisé en deux partis: l'un suivait Lothaire; l'autre Louis.

(59) Nithard, Histoire des dissensions, etc., livre IIIe.

(60) M. Desmichels a caractérisé avec beaucoup de sagacité l'important traité de Verdun. Chacun des princes, dit-il, eut dans son lot une part du territoire national des Franks, Louis la vieille France, Charles la France nouvelle, et leur frère ainé le pays intermédiaire ou l'Austrasie cisrhénane. Les acquêts de la monarchie, tels que l'Aquitaine et les Marches, la Bourgogne et l'Italie, la Saxe et la Bavière, concoururent aussi à doter chacune des trois couronnes, dont la solidarité parut ainsi garantie. Les habitants des anciennes provinces, quoique séparés par une triple division, continuèrent longtemps encore de prendre également le nom de Franks; mais peu à peu des dénominations locales servirent à distinguer des populations qui, par le mélange intime des vainqueurs et des vaincus, devenaient chaque jour plus homogènes. Les Lombards ne rougirent plus d'être pris pour Italiens; les Gaulois adoptèrent, en l'altérant, le nom de leurs conquérants, et s'appelèrent Français. Les divers peuples germaniques reçurent le nom d'Allemands, qui n'appartenait d'abord qu'aux tribus de la Souabe." Histoire générale du moyen âge, II. A ces réflexions, il faut ajouter celles que fait A. Thierry sur la contexture bizarre du royaume de Lothaire. Trop morcelé, pour prendre le titre d'aucune ancienne division politique, on le désigna simplement par le nom de famille de ses chefs; ce nom resta dans la suite attaché à une partie des provinces septentrionales de l'ancienne Gaule, qu'on appelait en langage tudesque Lotheringe rike, royaume des enfants de Lothaire, et en latin Lotharingia. - Les deux autres divisions, fondées sur la distinction réelle des races et des existences nationales, devaient se prononcer de plus en plus. Lettres sur l'histoire de France.


PLAN DU SITE