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CHARLEMAGNE

Gesta Karoli Imperatoris

par un moine de Saint Gall ( Notker Balbulus )
traduit du latin par M. Guizot

NOTICE SUR LE TRAITE DES FAITS ET GESTES DE CHARLEMAGNE.


Peu d'ouvrages historiques du neuvième siècle contiennent, sur leur origine et l'authenticité de leurs récits, autant de détails et des détails aussi positifs que celui dont nous publions ici la traduction. La préface du premier livre est perdue; Mais, dans celle du second et dans le cours de sa narration, l'auteur nous apprend à peu près tout ce que nous avons besoin de savoir. Nous y voyons qu'il écrivit à la demande de l'empereur Charles­le-gros, auquel il dédia son ouvrage, et qu'il y travaillait en 884. On sait qu'au mois de décembre 883, Charles-le-Gros passa quelques jours A Saint-Gall; ce fut donc très probablement à cette époque que l'historien commença à écrire; le 30 mai de l'année suivante, il avait fini son premier livre et entamait le second; alors, dit-il, il était lui-même déjà vieux. Il y a donc lieu de croire que le second livre fut terminé à la fin de l'an 884; et nous avons ainsi la date précise d'une histoire, ou plutôt d'un recueil d'anecdotes composé il y a bientôt mille ans.

Quant aux faits, le moine de Saint-Gall nous indique avec la même précision les sources où il les a puisés. C'était d'après des conversations, non d'après des livres, qu'il écrivait. Tout ce qui se rapporte à l'état de l'Église sous Charlemagne, et aux relations de ce prince avec les évêques on les clercs, il le tenait de Wernbert ou Wérembert, célèbre moine de Saint-Gall, contemporain de Louis-le-Débonnaire et de Charles­le-Chauve. Tout ce qui a trait aux guerres de Charlemagne, à sa cour, à sa vie politique et domestique, il l'avait entendu conter par Adalbert, père de ce même Wernbert, et l'un des guerriers qui, à la suite du comte Gérold, avaient pris part aux expéditions de Charlemagne contre les Saxons, les Esclavons et les Avares, qu'il appelle les Huns. Il avait aussi, dit-il, recueilli les récits d'une troisième personne qu'il ne nomme pas. A coup sûr, peu d'écrivains de ces temps barbares nous font aussi bien connaître leurs autorités, et peu d'autorités semblent mériter plus de confiance que celles qui sont ici indiquées.

Cependant le moine de Saint-Gall en a lui même inspiré fort peu à la plupart des érudits, et ils le traitent avec un mépris presque mêlé de courroux. En en recherchant les raisons, on n'en trouve aucune autre si ce n'est qu'il raconte des anecdotes indignes, à leur avis, de la gravité de l'histoire, et ne parle point, comme il convient, de Charlemagne et du clergé. « Il est inutile, dit dom Bouquet dans sa préface, de nous mettre en peine davantage de rechercher le nom de cet auteur, car l'ouvrage le déshonore plus qu'il ne l'honore. Outre qu'il est rempli de fables et d'historiettes mal assorties, Charles y est représenté comme un homme qui exerce des cruautés, qui ne respire que menaces, qui jette la terreur partout; en sorte que, si nous ne le connaissions pas d'ailleurs, nous aurions de lui des sentiments peu avantageux. Les évêques y sont traités indignement; leurs moeurs, leur faste et leur ambition sont repris avec trop d'aigreur et avec indécence ... Enfin il y a de nombreuses erreurs et des fautes énormes de chronologie (1).»

En ce qui touche le clergé, le moine de Saint-Gall s'était attendu à de tels reproches; il s'excuse en plusieurs endroits de la liberté de ses récits, déclare qu'il n'en dirait pas tant s'il ne comptait sur la protection de l'empereur à la demande duquel il écrit, et laisse entrevoir que, s'il osait, il, en dirait bien davantage. Mais, quant à Charlemagne, le moine anonyme était, à coup sûr, fort loin de prévoir qu'on l'accuserait d'avoir voulu ternir sa gloire. Il l'admirait autant que l'ont pu faire, au seizième, dix-septième on dix-huitième siècle, les plus monarchiques érudits; et en recueillant, sur ce prince, les anecdotes que lui avaient racontées les contemporains, il était fermement convaincu qu'il rassemblait et prouvait tous ses titres aux respects de la postérité. Mais la flatterie, qui bien souvent descend au tombeau avec ceux qu'elle a vantés, devient quelquefois au contraire, à mesure que le temps s'écoule, plus absolue et plus exigeante. Un moine du neuvième siècle ne partageait point, sur les actions et les vertus d'un empereur, la susceptibilité des Bénédictins modernes. Que Charlemagne eût commis des cruautés, qu'il se fût entouré de concubines, qu'il eût traité cavalièrement quelques évêques, un pauvre reclus de Saint-Gall ne songeait point à s'en in-digner, ne le remarquait même pas; ses oreilles et ses yeux étaient fort accoutumés à de tels spectacles, et il se fût indigné à son tour s'il eût entendu prétendre que son héros était déshonoré par quelques faits de cette sorte. Son admiration, à la fois moins ombrageuse et plus robuste, n'en était nullement troublée, et pour regarder Charlemagne comme le plus clément et le plus sage des rois, il ne soupçonnait pas qu'il eût besoin le taire ce qui, au dire de dom Bouquet, « nous donnerait aujourd'hui de ce grand homme des sentimens peu avantageux. »

C'est précisément par cette peinture naïve de son temps et de son héros que l'ouvrage du moine de Saint-Gall mérite toute notre attention. Qu'il ait voulu écrire un panégyrique de Charlemagne, cela n'est pas douteux; mais sa flatterie est contemporaine et ne s'épouvante ni de la brutalité des actions, ni de la grossièreté des moeurs, ni de la trivialité des plaisanteries, car elle ne s'en doute même pas. Il se peut aussi que, parmi les anecdotes recueillies par l'élève d'Adalbert, beaucoup soient controuvées; il se peut que le vieux soldat de Charlemagne, retiré auprès d'une abbaye, ait charmé son repos en racontant à un enfant des aventures embellies ou défigurées, à dessein ou de bonne foi; mais ce qui nous importe le plus maintenant, ce n'est pas l'exactitude scrupuleuse de ses souvenirs, c'est leur ensemble, c'est l'état général des moeurs qu'ils nous révèlent, et qui ne s'invente point. Authentiques ou altérées, vraies ou fausses même, les anecdotes du moine de Saint-Gall sur le caractère et la vie de Charlemagne ne peuvent manquer de nous intéresser vivement, car c'était là ce qu'on disait, ce qu'on racontait de lui, soixante et dix ans après sa mort.

Quant aux erreurs, historiques ou chronologiques, on n'en rencontre guères plus dans cet ouvrage que dans les autres écrits du temps. La vie de Charlemagne par Eginhard, le plus soigné et le plus complet des monuments contemporains, n'en est point exempte; elles fourmillent dans les chroniques les plus sèches et qui semblent exclusivement destinées à placer sous la rubrique de chaque année les évènements les plus importants. Il est donc absurde de s'en prévaloir pour refuser toute créance à un écrivain qui se montre d'ailleurs informé de plusieurs faits que nous ignorerions sans lui.

Malgré leur dédain, les érudits se sont appliqués à découvrir le nom de cet écrivain et n'y ont point réussi. Goldast croit que c'est Notker le bègue, moine de Saint-Gall, dont il nous reste quelques écrits et qui mourut dans cette abbaye en 912. Duchesne et dom Rivet ont rejeté cette opinion comme incompatible avec l'âge qu'en 884 l'auteur lui-même semble s'attribuer (2). Basnage et dom Bouquet au contraire se montrent disposés à l'adopter. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage est un des monuments les plus curieux et les plus instructifs que le neuvième siècle nous ait transmis.

F. G.



DES FAITS ET GESTES DE CHARLES-LE-GRAND,

ROI DES FRANCS ET EMPEREUR,

PAR UN MOINE DE SAINT-GALL.



LIVRE PREMIER (3)

De la piété du roi Charles et de son administration ecclésiastique.


Le tout puissant maître des princes, qui ordonne des royaumes et des temps, après avoir brisé l'étonnant colosse, aux pieds de fer ou d'argile, de l'empire romain, a élevé par les mains de l'illustre Charles un autre colosse non moins admirable et à tête d'or, celui de l'empire des Francs. Au moment où ce monarque commença à régner seul sur les régions occidentales du monde, l'étude des lettres était tombée partout dans un oubli presque complet: le hasard amena d'Irlande sur les côtes de la Gaule, et avec des marchands bretons, deux Ecossais, hommes profondément versés dans les lettres profanes et sacrées. Ils n'étalaient aucune marchandise; mais chaque jour ils criaient à la foule qui accourait pour faire des emplètes: « Si quelqu'un désire de la science, qu'il vienne à nous et en prenne, car nous en vendons. » Ils disaient ainsi qu'ils vendaient la science, parce qu'ils voyaient la multitude avide d'acquérir plutôt ce qui s'achète que ce qui se donne gratuitement; et, soit pour exciter le peuple à la désirer aussi ardemment que les autres biens qui s'obtiennent à prix d'argent, soit, comme la suite le prouva, pour frapper d'admiration et d'étonnement par une telle annonce, ils la répétèrent si longtemps que les gens, émerveillés ou les croyant fous, la firent parvenir jusqu'aux oreilles du roi Charles. Toujours plein d'un insatiable amour pour la science, il fit venir en toute hâte ces deux étrangers en sa présence, et leur demanda s'il était vrai que, comme le publiait la renommée, ils apportassent la science avec eux. « Oui, répondirent-ils, nous la possédons et sommes prêts à la donner à ceux qui la cherchent sincèrement, et pour la gloire de Dieu. » Charles s'enquit alors de ce qu'ils prétendaient pour l'accomplissement de leur offre. « Nous réclamons uniquement, répliquèrent-ils, des emplacements convenables, des esprits bien disposés, la nourriture et le vêtement, sans lesquels nous ne pourrions subsister pendant notre voyage ici. » Comblé de joie par ces réponses, le monarque les garda quelque temps, d'abord tous les deux auprès de sa personne; mais bientôt après, forcé, de partir pour des expéditions militaires, il enjoignit à l'un, nommé Clément, de rester dans la Gaule, et lui confia, pour les instruire, un grand nombre d'enfants appartenant aux plus nobles familles, aux familles de classe moyenne et aux plus basses; afin que le maître et les élèves ne manquassent point du nécessaire, il ordonna de leur fournir tous les objets indispensables à la vie, et assigna pour leur habitation des lieux commodes. Quant à l'autre Écossais, Charles l'emmena en Italie, et lui donna le monastère de Saint-Augustin près de Pavie, pour y réunir tous ceux qui voudraient venir prendre ses leçons.

Albin (4) de naissance, apprenant avec quel empressement Charles, le plus religieux des rois, accueillait les savants, s'embarqua et se rendit à la cour de ce prince. Disciple de Bède, le plus érudit des commentateurs après saint Grégoire, Albin surpassait de beaucoup les autres savants des temps modernes dans la connaissance des écritures. Charles, à l'exception du temps où il allait en personne à des guerres importantes, eut constamment et jusqu'à sa mort Albin avec lui, se faisait gloire de se dire son disciple, l'appelait son maître, et lui donna l'abbaye de Saint-Martin près de Tours pour s'y reposer, quand lui-même s'éloignerait, et instruire ceux qui accouraient en foule pour l'entendre.

Après une longue absence, le très-victorieux Charles, de retour dans la Gaule, se fit amener les enfants remis aux soins de Clément, et voulut qu'ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers; les élèves sortis des classes moyenne et inférieure présentèrent des ouvrages qui passaient toute espérance, et où se faisaient sentir les plus douces saveurs de la science; les nobles, au contraire, n'eurent à produire que de froides et misérables pauvretés. Le très sage Charles, imitant alors la justice du souverain juge, sépara ceux qui avaient bien fait, les mit à sa droite, et leur dit: « Je vous loue beaucoup, mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions et à rechercher votre propre bien de tous vos moyens. Maintenant efforcez-vous d'atteindre à la perfection; alors je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes et vous tiendrai toujours pour gens considérables à mes yeux. » Tournant ensuite un front irrité vers les élèves demeurés à sa gauche, portant la terreur dans leurs consciences par son regard enflammé, tonnant plutôt qu'il ne parlait, il lança sur eux ces paroles pleines de la plus amère ironie: « Quant à vous, nobles, vous fils des principaux de la nation, vous enfants délicats et tout gentils, vous reposant sur votre naissance et votre fortune, vous avez négligé mes ordres et le soin de votre propre gloire dans vos études, et préféré vous abandonner à la mollesse, au jeu, à la paresse on à de futiles occupations. » Ajoutant à ces premiers mots son serment accoutumé, et levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il s'écria d'une voix foudroyante: « Par le roi des cieux, permis à d'autres de vous admirer; je ne fais, moi, nul cas de votre naissance et de votre beauté; sachez et retenez bien que, si vous ne vous hâtez de réparer par une constante application votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles, »

Ce prince fit l'un de ces élèves pauvres dont on a parlé ci-dessus, chef suprême et écrivain de sa chapelle; les rois des Francs appelaient ainsi les choses saintes qu'ils possédaient, à cause de la chape de saint Martin qu'ils avaient coutume de porter dans toutes leurs guerres comme un gage de sûreté pour eux et de triomphe sur l'ennemi. Un jour qu'on annonça la mort d'un certain évêque au très prudent Charles, il demanda si ce prélat avait envoyé devant lui dans l'autre monde quelque portion de ses biens et du fruit de ses travaux. « Pas plus de deux livres d'argent, « seigneur, » répondit le messager. Le jeune homme dont il s'agit ne pouvant contenir dans son sein la vivacité de son esprit, s'écria malgré lui en présence du roi: « Voilà un bien léger viatique pour un voyage si grand et de si longue durée. » Après avoir délibéré quelques instants en lui-même, Charles, le plus prudent des hommes, dit au jeune clerc: « Qu'en penses-tu? Si je te donnais cet évêché, auras-tu soin de faire de plus considérables provisions pour ce long voyage? » L'autre se hâtant de dévorer ces sages paroles, comme des raisins murs avant le terme et qui seraient tombés dans sa bouche entr'ouverte, se précipita aux pieds de son maître et répondit: « Seigneur, c'est à la volonté de Dieu et à votre puissance à en décider. - Cache-toi, reprit le roi, sous le rideau tiré derrière moi, et tu apprendras combien tu as de rivaux pour ce poste honorable. » Dès que la mort de l'évêque fut connue, les officiers du palais, toujours prêts à épier les malheurs ou tout au moins le trépas d'autrui, impatiens de tout retard et s'enviant les uns les autres, firent agir, pour obtenir l'évêché, les familiers de l'empereur. Mais celui-ci, ferme dans son dessein, les refusa tous, disant qu'il ne voulait pas manquer de parole à son jeune homme. A la fin la reine Hildegarde envoya d'abord les grands du royaume et vint ensuite elle-même solliciter cet évêché pour son propre clerc. Le roi reçut sa demande de l'air le plus gracieux, l'assura qu'il ne pouvait ni ne voulait lui rien refuser, mais ajouta qu'il ne se pardonnerait pas de tromper son jeune clerc. A la manière de toutes les femmes quand elles prétendent faire prédominer leurs désirs et leurs idées sur la volonté de leurs maris, la reine, dissimulant sa colère, adoucissant sa voix naturellement forte et s'efforçant d'amollir par des manières caressantes l'aine inébranlable de Charles, lui dit: « Cher prince, mon seigneur, pourquoi perdre cet évêché en le donnant à un tel enfant? Je vous en conjure, mon aimable maitre, vous ma gloire et mon appui, accordez-le à mon clerc votre serviteur dévoué. » Alors le jeune homme à qui Charles avait enjoint de se placer derrière le rideau auprès duquel lui-même était assis, et d'écouter les prières que chacun ferait, s'écria d'un ton lamentable mais sans quitter le rideau qui l'enveloppait: « Seigneur roi, tiens ferme; ne souffre pas que personne arrache de tes mains la puissance que Dieu t'a donnée. » Alors ce prince, ami courageux de la vérité, ordonna à son clerc de se montrer et lui dit: « Reçois cet évêché, mais apporte tes soins les plus empressés à envoyer devant moi et devant toi-même dans l'autre inonde de grandes aumônes et un bon viatique pour le long voyage dont on ne revit pas.

Parmi la suite de ce monarque était un autre clerc, d'une naissance vile et abjecte, peu instruit dans les lettres; tout le monde le haïssait et s'efforçait de le faire chasser; mais le très compatissant Charles, touché de sa pauvreté, ne pouvait se laisser persuader de le rejeter et de l'éloigner de sa présence. II arriva qu'une certaine veille de Saint-Martin l'empereur apprit la mort d'un évêque, fit venir un des clercs de sa cour, fort recommandable par la noblesse de son origine et son savoir, et lui conféra l'évêché vacant. Fou de joie, celui-ci rassemble dans sa demeure beaucoup des officiers du palais, reçoit avec un grand faste plusieurs gens de sa paroisse accourus pour le féliciter, et leur fait préparer à tous un splendide festin. Chargé de nourriture, gorgé de vin et enseveli dans l'ivresse, il ne parut pas aux offices de cette sainte nuit. Il était d'usage que le maitre du choeur désignât la veille à chacun le répons qu'il devait chanter la nuit; celui qui porte: « Seigneur, si je suis encore nécessaire à ton peuple, etc., » avait été assigné au clerc qui déjà tenait l'évêché dans ses mains. Comme il était absent, un long silence eut lieu après la leçon; les clercs s'exhortaient réciproquement à réciter le répons; mais chacun s'en excusait à son tour, disant qu'il avait le sien à chanter. « Que quelqu'un chante donc enfin, » s'écria l'empereur. Alors ce clerc, repoussé de tous fortifié par la providence divine et encouragé par l'ordre du roi, entonna le répons. Bientôt le clément prince, ne croyant pas ce clerc en état de tout chanter, ordonna de l'aider; les autres ayant obéi, le pauvre diable, à qui personne n'avait appris à l'avance le verset, se mit, une fois le répons fini, à psalmodier très harmonieusement l'oraison dominicale. Chacun voulait l'empêcher de continuer, mais le très sage monarque, désirant voir où il en viendrait, défendit que personne le tourmentât. Le clerc, terminant son verset par ces paroles, « Que ton règne vienne », les autres, bon gré, mal gré, furent forcés de répondre: « Que ta volonté soit faite. » Après les Laudes qui suivent les Matines, le roi retourna dans son palais et se mit auprès de la cheminée dans sa chambre à coucher pour se réchauffer et se revêtir de riches habits à cause de la solennité de la fête. Faisant alors appeler ce clerc, ancien serviteur, mais chanteur tout nouveau, il lui dit: « Qui t'a ordonné de réciter le répons? - Seigneur, répondit le clerc tout effrayé, vous avez commandé que quelqu'un chantat. - Bien, reprit le roi à la manière des anciens mais, ajouta-t-il, qui t'a donc désigné le verset?» Le clerc, animé, comme on le croit, par une inspiration d'en haut, s'expliqua dans ces termes que les inférieurs avaient alors coutume d'employer pour honorer, adoucir on flatter leurs supérieurs: «Joyeux seigneur, joyeux monarque, n'ayant pu m'enquérir auprès de personne d'un autre verset, j'ai réfléchi en moi­même que, si j'en choisissais un qui ne fût pas convenable, je serais assez malheureux pour encourir votre désapprobation; je me suis donc décidé à chanter celui dont la fin me paraissait se rapprocher de l'esprit du répons. » L'excellent empereur, lui souriant alors avec bonté, dit tout haut devant les grands de sa cour: « Cet orgueilleux qui n'a pas assez craint ou respecté ni Dieu, ni un maître qui se montrait son ami, pour s'abstenir de la débauché une seule nuit, et tout au moins jusqu'à ce que le répons que j'apprends qu'il devait chanter fût commencé, n'aura point l'évêché; c'est la volonté de Dieu et la mienne. Quant à toi, le Seigneur te l'accorde et je t'y nomme; prends soin de le gouverner conformément aux règles canoniques et apostoliques. »

Un autre prélat étant mort, Charles lui donna pour successeur un certain jeune homme. Celui-ci, tout content, se préparait à partir; ses valets lui amenèrent comme il convenait à la gravité épiscopale, un cheval qui n'avait rien de fringant, et lui préparèrent un escabeau pour se mettre en selle. Indigné qu'on le traitât comme un infirme, il s'élança de terre sur sa bête si vivement qu'il eut grand'peine à se tenir, et à ne pas tomber de l'autre côté. Le roi, qui vit ce qui se passait de la balustrade du palais, fit appeler cet homme, et lui dit « Mon brave, tu es vif, agile, prompt, et tu as bon pied; la tranquillité de notre Empire est, tu le sais, sans cesse troublée par une multitude de guerres; nous avons, par conséquent besoin dans notre suite d'un clerc tel que toi; reste donc pour être le compagnon de nos fatigues, puisque tu peux monter si lestement ton cheval. »

En racontant de quelle manière se distribuaient les répons, j'ai oublié de dire quelle règle était suivie pour les leçons; je vais réparer en peu de mots cette omission. Parmi les hommes attachés à la chapelle du très docte Charles, personne ne désignait à chacun les leçons à réciter, personne n'en indiquait la fin, soit avec de la cire, soit par quelque marque faite avec l'ongle; mais tous avaient soin de se rendre assez familier ce qui devait se lire, pour ne tomber dans aucune faute quand on leur ordonnait à l'improviste de dire une leçon. L'empereur montrait du doigt ou du bout d'un bâton celui dont c'était le tour de réciter, ou qu'il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu'un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. La fin de la leçon, il la marquait par une espèce de son guttural: tous étaient si attentifs quand ce signal se donnait, que, soit que la phrase fût finie, soit qu'on fût, à la moitié de la pause, ou même à l'instant de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au-dessus ni au-dessous, quoique ce qu'il commençait ou finissait ne parût avoir aucun sens. Cela, le roi le faisait ainsi pour que tous les lecteurs de son palais fussent les plus exercés, quoique tous ne comprissent pas bien ce qu'iIs lisaient. Aucun étranger, aucun homme même connu, s'il ne savait bien lire et bien chanter, n'osait se mêler à ces choristes.

Dans un de ses, voyages, Charles s'étant rendu à une certaine grande basilique, un clerc, de ceux qui vont de pays en pays, ne connaissant pas les règles établies par ce prince, vint se ranger parmi les choristes. N'ayant rien appris de ce que ceux-ci récitaient, pendant que tous chantaient, il restait muet et l'esprit perdu. Le paraphoniste vint à lui, et, levant son bâton, le menaça de lui en donner sur la tête s'il ne chantait. Le malheureux, ne sachant que faire, ni de quel côté se tourner, mais n'osant pas sortir, se mit à remuer la tête circulairement, et à ouvrir les mâchoires fort. grandes pour imiter autant que possible les manières des chantres. Les autres ne pouvaient s'empêcher de rire; mais l'empereur, toujours maitre de lui-même, ne parut point s'apercevoir des contorsions que faisait cet homme pour sa donner l'air de chanter, de peur que le trouble de son esprit ne le poussât à quelque sottise encore plus grande, et attendit avec une contenance calme la fin de la messe. Ayant ensuite mandé le pauvre diable, et plein de pitié pour ses chagrins et ses fatigues, il le consola en lui disant avec bonté « Brave clerc, je vous remercie de votre chant et de votre peine, » et lui fit donner une livre pesant d'argent pour soulager sa misère.

Je ne veux pas avoir l'air d'oublier ou de négliger de rapporter en preuve du mérite et de l'habileté de ce prince, un fait qui m'est bien connu: c'est qu'il n'eut aucun de ceux qu'il avait formés qu'on ne citât comme un très savant abbé ou un fort illustre prêtre. C'est auprès de lui que mon seigneur Grimald (5) étudia les sciences libérales, d'abord dans la Gaule, et ensuite en Italie. Cependant, afin que les hommes instruits de ces détails ne me taxent pas d'inexactitude pour n'avoir fait à cet égard aucune exception, je dirai que deux fils de meuniers, moines de Saint-Colomban, et sortis de l'école tenue sous les auspices de Charles, ne furent pas jugés dignes de diriger des évêchés ou des monastères, mais obtinrent, l'un après l'autre, et, comme on le croit, en considération de leur auguste maître, le prieuré du couvent de Bobbio, et s'acquittèrent avec zèle de cet emploi.

Charles, insatiable de gloire, voyait l'étude des lettres fleurir dans tout son royaume ; mais il s'affligeait qu'elle n'atteignît pas à là sublimité des anciens Pères de l'Église. Dans son chagrin, formant des voeux au-dessus d'un simple mortel, il s'écria: « Que « n'ai-je onze clercs aussi instruits et aussi profondément versés dans toutes les sciences que Jérôme et Augustin! » Le docte Albin, quoique se regardant avec raison comme très ignorant en comparaison de ces Pères, fut cependant saisi d'indignation, ne put s'empêcher de la laisser éclater un moment, et, osant plus qu'aucun mortel n'aurait osé en présence du terrible empereur, répondit: « Le Créateur du ciel et de la terre n'a pas fait d'autres hommes semblables à ces deux-là, et vous voulez en avoir une douzaine! »

C'est ici le lieu de citer un fait que les gens de notre âge croiront difficilement, et auquel moi-même qui écris je n'ajouterais pas une foi entière, en raison de l'extrême différence qui se remarque entre notre plain­chant et celui de Rome, s'il ne fallait avoir plus de confiance dans la véracité de nos pères que dans l'ignorance de notre temps. Charles donc, dévoré d'un zèle infatigable pour le service de Dieu, pouvait se féliciter d'avoir, autant qu'il était possible, atteint l'accomplissement de ses voeux pour l'étude des lettres; il se désolait cependant que des provinces entières, les campagnes et les villes mêmes ne s'accordassent pas sur la manière de louer Dieu, c'est-à-dire, de moduler le plain-chant. Il mit donc ses soins à obtenir douze clercs habiles dans le chant d'église, du pape Etienne, d'heureuse mémoire, le même qui, quand Childéric, ce lâche roi des Francs, eut été déposé et rasé, intervint, selon la coutume des anciens Pères, dans le gouvernement du royaume (6). Ce pontife, qui ne pouvait qu'approuver le sage désir et les pieux efforts de l'empereur, lui envoya de sa résidence apostolique en France, et je désigne par ce nom toutes les provinces en deçà des Alpes, douze clercs très savants dans le plain-chant, en commémoration du nombre des saints apôtres, car il est écrit: « Dans ce jour, dix hommes des peuples de toutes langues prendront un Juif par la frange de sa robe (6). »

A cette époque, la supériorité de gloire dont brillait Charles avait amené les Gaulois et les Aquitains, les AEduens (8) et les Espagnols, les Allemands et les Bavarois à se glorifier, comme d'une grande distinction, de porter le nom de sujets des Francs mais les Grecs et les Romains ont au contraire toujours envié la gloire des Francs; les clercs dont on vient de parler furent donc à peine sortis de Rome, qu'ils délibérèrent entre eux sur les moyens de varier tellement leur chant, qu'il ne pût jamais y avoir sur ce point, ni unité ni accord dans l'empire, et dans le pays même des Francs. A leur arrivée, cependant, le roi les accueillit honorablement, et les répartit dans les villes les plus distinguées de ses États; mais dans chacune des provinces qui leur furent assignées pour chanter et instruire les autres, ces clercs se donnèrent chacun mille peines pour chanter aussi diversement et aussi mal qu'ils purent l'imaginer. L'ingénieux Charles ayant, une certaine année, passé, soit à Trèves, soit à Metz, les fêtes de la naissance et de l'apparition de Notre-Seigneur, écouta le chant avec un soin vigilant et éclairé, ou plutôt s'en pénétra complétement; l'année suivante, célébrant les mêmes fêtes à Paris ou à Tours, il ne reconnut plus aucun des sons du chant qu'il avait entendu l'année précédente dans les premières villes; il s'aperçut ainsi que les clercs envoyés sur divers points n'étaient pas plus d'accord que par le passé dans leur chant, et signala cette manoeuvre au saint pape Léon, successeur d'Étienne (9). Ce pontife rappela ses clercs à Rome, et les condamna, soit à l'exil, soit à la prison pour leur vie. Il écrivit ensuite à l'illustre monarque: « Si je vous envoie d'autres clercs, aveuglés comme leurs prédécesseurs par le même sentiment d'envie, ils ne manqueront pas de se jouer également de vous; mais voici une manière de satisfaire vos voeux, et j'y veillerai; envoyez-moi deux des clercs les plus capables qui soient auprès de vous; que ceux qui m'entourent ne s'aperçoivent pas que ces hommes vous appartiennent, et avec l'assistance de Dieu, ils acquerront dans le plain-chant toute l'habileté que vous souhaitez. » La chose se fit ainsi. Au bout d'un temps assez court, le pape renvoya les deux clercs parfaitement instruits à Charles, qui garda l'un auprès de sa personne et donna l'autre à l'église de Metz (10), sur la demande de Drogon son fils, qui en était évêque. Le zèle habile du dernier ne se renferma pas dans le lieu où on l'avait placé, et s'étendit bientôt par toute la France; aussi tous ceux qui dans ce pays parlent le latin, appellent-ils encore aujourd'hui chant messin le chant d'église; quant à nous qui parlons la langue teutonique ou tudesque, nous le nommons familièrement met ou mette, ou aussi métisque, en suivant les règles de la formation des mots dans le grec.

Le très pieux et très tempérant Charles avait en carême l'habitude, une fois la messe et les vêpres célébrées, de manger à la huitième heure du jour; il ne violait pas cependant la règle du jeûne, ne prenant rien depuis cette heure jusqu'à la même heure du lendemain, conformément au précepte de Notre­Seigneur. Un certain évêque, plus sévère que ne le recommande l'homme sage, et encore plus sot, eut la légèreté d'en reprendre ce prince. Le très sage empereur dissimulant son indignation, reçut la réprimande avec humilité, puis lui dit: « Vous avez bien parlé, brave évêque; mais moi je vous prescris de ne goûter de rien qu'après que les derniers officiers de mon palais auront mangé. » Quand Charles était à table, les ducs et les chefs ou rois des diverses nations le servaient. Son repas fini, ceux-ci prenaient le leur, servis par les comtes, les préfets et les grands revêtus de différentes dignités. Lorsque ces derniers sortaient de table, les officiers militaires et civils du palais s'y mettaient; les chefs de toute espèce de service les y remplaçaient; à ceux-ci succédaient les serviteurs; de cette manière les gens du rang le plus inférieur ne mangeaient pas avant le milieu de la nuit. Le carême était près de finir, et l'évêque dont on vient de parler avait subi pendant tout ce temps la punition imposée par Charles. « Evêque, lui dit alors ce clément empereur, vous reconnaissez maintenant, j'espère; que si, pendant le carême, je mange avant la nuit, ce n'est pas par intempérance, mais par sagesse. »

Un autre évêque auquel Charles demandait de bénir le pain, le fit, en prit d'abord pour lui, et voulut en présenter ensuite à ce prince; mais ce monarque, fort soigneux de la politesse, lui dit: « Gardez pour vous tout ce pain, » le rendit ainsi confus, et refusa de recevoir sa bénédiction.

Le prudent Charles ne confia jamais plus d'un seul comté à aucun de ses comtes, si ce n'est à ceux qui étaient préposés à la garde des frontières des peuples barbares. Jamais non plus il ne donna à aucun évêque, sinon par des considérations très déterminantes, des abbayes ou des églises dépendantes du domaine royal. Quand ses conseillers ou ses familiers lui demandaient pourquoi il en agissait ainsi: « C'est, répondit-il, qu'avec ce domaine ou cette métairie attachée, soit à une petite abbaye, soit à une église, je m'acquiers un vassal fidèle, aussi bon ou même meilleur que tel comte ou tel évêque. » Certains motifs le décidaient cependant à combler quelques personnes; c'est ainsi qu'il en usa pour Udalric, frère de l'illustre Hildegarde, mère de tant de rois et d'empereurs: après la mort de cette princesse, Udalric se vit privé de toutes ses dignités en punition de quelque faute; mais un certain bouffon ayant murmuré aux oreilles du miséricordieux Charles: « Qu'Udalric en perdant sa soeur, avait aussi perdu tous les honneurs dont il jouissait en Orient et en Occident, » l'empereur se mit à pleurer à ces paroles, et rétablit son beau-frère dans ses anciennes grandeurs. Écoutant la voix d'une juste pitié, il ouvrit aussi une main libérale en faveur des saints lieux, comme la suite le montrera.

Pendant un de ses voyages il arriva dans un certain évêché qui se trouvait sur sa route, ou plutôt qu'il ne pouvait éviter; et l'évêque du lieu, désirant satisfaire le prince, prodigua pour le bien recevoir tout ce qu'il pouvait avoir. Mais l'empereur étant arrivé avant le moment où 'on l'attendait, le prélat troublé courut çà et là à la manière des hirondelles, fit net nettoyer et approprier, non seulement les églises et les maisons, mais même les cours et les rues; puis, accablé de fatigue et tout triste, se rendit au-devant du monarque. Le pieux Charles l'ayant remarqué, jeta les yeux de côté et d'autre, parcourut chaque endroit de ses regards, et dit à l'évêque: « Mon excellent hôte, vous faites toujours, je le vois, bien disposer toutes choses pour notre entrée. » Le prélat, tranquillisé par ces paroles, comme par une inspiration du ciel, saisissant et baisant la main invincible de l'empereur, et cachant son chagrin le mieux qu'il pouvait, répondit : « Il est juste, seigneur, que partout où vous paraissez tout soit déblayé bien à fond. » Alors le plus sage des princes, prenant les choses dans un autre sens, répliqua: « Si je sais déblayer, j'ai aussi appris à remplir. » Puis il ajouta: « Recevez ce domaine qui touche à votre évêché, et que vos successeurs le possèdent jusqu'à la fin des siècles. »

Dans le même voyage, il s'arrêta chez un certain, évêque, établi dans un endroit où l'empereur ne pouvait éviter de passer. Ce jour-là, qui était un samedi ce prince ne voulait point manger de chair de quadrupède ni de volatile; le prélat, n'ayant pu se procurer sur-le-champ du poisson, ordonna, comme le permettait la pauvreté de l'endroit, de servir au roi un excellent fromage tout blanc de graisse. Le modeste Charles, habitué à se trouver bien partout, et à se contenter de tout, ménageant l'embarras du prélat, ne demanda pas autre chose; mais prenant son couteau et enlevant le moisi qui lui paraissait abominable, il ne mangeait que le blanc du fromage. L'évêque, qui se tenait auprès du roi comme un serviteur, s'approchant davantage, lui dit: « Pourquoi, seigneur empereur, fais-tu ainsi? Ce que tu rejettes est le meilleur. » Alors Charles, qui ne savait pas tromper et croyait ne pouvoir être trompé par personne, suivit le conseil du prélat, mit dans sa bouche de la partie moisie du fromage, et la mâchant peu à peu, l'avala comme on fait le beurre; puis, approuvant l'avis de l'évêque, il lui dit: «Tu as dit vrai, mon cher hôte; n'oublie donc pas de m'envoyer chaque année à Aix­la-Chapelle deux caisses de pareils fromages. » Le pauvre évêque, consterné de l'impossibilité de satisfaire à cette demande, et se croyant déjà en danger de perdre son état et son siège, répliqua: « Je puis bien, seigneur, me procurer des fromages, mais je ne saurais distinguer ceux de cette espèce des autres, et je crains de vous paraître répréhensible. » Mais Charles, à qui les choses extraordinaires et peu connues ne pouvaient ni échapper ni demeurer cachées, dit à cet évêque ignorant des choses même au milieu desquelles il était élevé : « Coupe tous les fromages par le milieu; lorsque tu en reconnaîtras de bons, réunis-en les parties avec une broche de bois et envoie-les-moi dans une caisse; quant aux autres, réserve-les pour toi, tes clercs, et ta maison. » Cet ordre fut exécuté deux années de suite, et le roi, sans s'expliquer autrement, prescrivit de recevoir ce présent de fromages. La troisième année l'évêque vint et voulut présenter lui-même ce qu'il amenait de si loin et avec tant de fatigues. Alors le sage monarque, touché des soins et de la peine du bon prélat, fit don à son évêché d'une excellente métairie, dont lui et ses successeurs tirèrent du froment, du vin et les autres choses nécessaires à la vie.

Nous avons raconte comment le judicieux Charles élevait les humbles; disons maintenant comme il savait humilier les superbes. II était un certain évêque, avide de vaine gloire et de frivolités; le roi s'en étant aperçu avec sa remarquable sagacité, ordonna à un marchand juif, qui se rendait fréquemment dans la Terre-Sainte et de là rapportait habituellement beaucoup de raretés précieuses dans les pays en deçà des mers, de trouver quelque moyen de jouer et duper ce prélat. Le Juif prenant un de ces rats qui se rencontrent d'ordinaire dans les maisons, l'embauma avec divers aromates et le présenta à l'évêque en question, disant qu'il apportait de Judée cet animal vraiment curieux qu'on n'avait pas vu jusqu'alors. Le prélat, enchanté de cette merveille, offre trois livres d'argent pour prix de cette admirable rareté. « La belle somme, dit le Juif, pour une pareille curiosité! Je la jetterais au fond de la mer plutôt que de consentir que qui que ce fût l'acquît à si vil prix. » L'Evêque qui, quoique très riche, ne donnait jamais rien aux pauvres, promit dix livres pour avoir cette chose incomparable. L'astucieux marchand, feignant alors une grande colère, s'écria: « Que le Dieu d'Abraham ne permette pas que je perde ainsi ma peine et ma dépense pour apporter cette pièce rare! » L'avare prélat, soupirant après ce miraculeux objet, proposa vingt livres; mais le Juif, furieux, enveloppant son rat dans une magnifique étoffe de soie, fait mine de s'en aller. L'autre, comme s'il s'était trompé, mais vraiment fait pour l'être, rappelle alors le marchand et lui donne une pleine mesure d'argent afin de se rendre possesseur de cet animal si précieux. Enfin le Juif, après s'être encore fait beaucoup prier, ne tomba d'accord du marché qu'à grand'peine, porta l'argent qu'il venait de recevoir à l'empereur et l'instruisit de tous les détails ci-dessus racontés. Quelque temps après le roi appela tous les évêques et les grands du royaume à une assemblée; après qu'un grand nombre d'affaires urgentes furent terminées, ce prince fit apporter tout l'argent dont il s'agit au milieu du palais, puis dit: « Évêques, vous les pères et les pourvoyeurs des pauvres, vous devez les secourir et Jésus-Christ lui-même en leur personne, et ne point vous montrer avides de vaines frivolités; mais maintenant, faisant tout le contraire, vous vous adonnez plus que tous les autres mortels à l'avarice ou aux vaines frivolités. Un de vous, ajouta-t-il, a donné à un Juif toute cette somme d'argent pour un de ces rats qui se trouvent d'ordinaire dans nos maisons et qu'on avait embaumé à l'aide de certains aromates. » Le prélat, qui s'était si honteusement laissé tromper, courut aux pieds du roi implorer le pardon de sa faute, et ce prince, après l'avoir vertement réprimandé, le renvoya couvert de confusion.

Pendant que le vaillant Charles était occupé à la guerre contre les Huns ce même évêque fut chargé de la garde de la très auguste Hildegarde. Commençant à s'enfler de la bonté familière avec laquelle cette princesse le traitait, il poussa l'insolence au point de demander impudemment, afin de s'en servir en guise de canne et au lieu de crosse épiscopale dans les jours de fête, la baguette d'or que l'incomparable empereur avait fait faire comme une marque de sa dignité. La reine, se moquant finement de cette prétention, lui dit qu'elle n'osait confier cette baguette à personne, mais se rendrait fidèlement l'interprète de ses voeux auprès du roi. Au retour de ce monarque elle lui exposa en plaisantant la demande de l'évêque. Charles l'accueillit en riant et promit de faire plus que ne sollicitait le prélat. Toute l'Europe s'était, pour ainsi dire, réunie afin de célébrer le triomphe de l'empereur sur la redoutable nation des Huns. Ce prince dit alors en présence des grands et des hommes de rang inférieur: « Les évêques devraient mépriser les choses de ce monde et animer par leur exemple les autres hommes à ne désirer que les biens célestes. Mais maintenant ils se sont, plus que tous les autres mortels, tellement laissés corrompre par l'ambition que l'un d'eux, non content du premier siège épiscopal de la Germanie, aurait voulu s'approprier, à notre insu et en échange du bâton d'évêque, le sceptre d'or que nous portons comme marque de notre commandement. » Le coupable reconnut sa faute, en obtint le pardon et se retira.

Je crains bien, ô mon empereur et seigneur Charles (11), quand je ne songe qu'à remplir vos ordres, d'encourir l'animadversion des prêtres de tous rangs, et surtout des évêques; mais je m'inquiète peu de la haine de tous les grands, pourvu que je ne perde pas votre appui.

Le très-pieux monarque Charles ordonna que, dans toute l'étendue de son vaste royaume, tous les évêques prêcheraient dans leur cathédrale avant un certain jour que lui-même aurait fixé, et que ceux qui ne le feraient point seraient dépouilés de leur évêché. L'apôtre a dit en effet: « Si quelqu'un souhaite l'épiscopat, il désire une fonction et une oeuvre sainte (12). » Mais, sérénissime prince, je vous l'avoue en secret, on recherche des honneurs dans les évêchés, et on ne s'inquiète point s'ils exigent un grand et utile travail. L'évêque dont on a déjà parlé fut vivement effrayé de cet ordre; il ne savait autre chose que se plonger dans les délices, et s'abandonner à son vain orgueil. Craignant cependant, s'il était privé de son siège, de se voir forcé de renoncer à sa vie toute de luxe, il invita deux des principaux officiers de la cour le jour de fête fixé par l'ordonnance, et, après la lecture de l'Évangile, il monta en chaire, comme pour prêcher les assistants. Tout le monde accourut, saisi d'étonnement, à un spectacle si fort inattendu. Le seul qui ne remuât pas fut un pauvre très-roux qui, n'ayant point de bonnet, et honteux de la couleur de ses cheveux, se couvrait la tête de sa robe. L'homme dont nous parlons, et qu'on ne peut appeler réellement un évêque, dit à son bedeau, homme dont les fonctions et la dignité répondaient à celles de ce que les anciens Romains nommaient édile: « Fais venir vers moi cet homme qui a la tête couverte, et se tient près de la porte. » L'autre, se hâtant de remplir les ordres de son maitre, saisit le pauvre malheureux, et se mit à le traîner vers l'évêque. Le pauvre, craignant d'être sévèrement puni pour avoir osé se tenir la tête couverte dans le temple du Seigneur, se défendit de toutes ses forces de se laisser mener au tribunal d'un juge rigoureux. Le prélat, voyant d'en haut ce qui se passait, dit à haute voix, tantôt s'adressant à son serviteur: « Amène cet homme, prends garde qu'il ne s'échappe; » et tantôt interpellant le pauvre: « Que tu le veuilles on non, il faut venir ici. » Comme celui-ci, vaincu par la violence ou la terreur, commençait à s'avancer: « Arrive plus près. » s'écrie l'évêque; « approche encore. » Prenant ensuite le pan de robe qui couvrait la tête de ce misérable, il l'arrache et dit aux assistans: « Regardez, peuple, ce roux est un misérable. » Se retournant ensuite vers l'autel, il fit la consécration, ou du moins feignit de la faire. Cette messe si exemplaire terminée, on se rendit dans une salle ornée de tapisseries, de tentures et de tapis de tous genres, et l'on y trouva un festin magnifique servi dans des vases d'or ou d'argent, enrichis de pierres précieuses, et dont les jouissances purent, au gré de leurs désirs, dédommager les convives de l'ennui qui les avait péniblement fatigués. Le prélat, assis sur de moelleux coussins de plume, vêtu de la soie la plus précieuse, couvert de la pourpre impériale, n'ayant rien qui lui manquât que le sceptre et le nom de roi, était entouré de compagnies de soldats si richement équipés qu'en comparaison d'eux les palatins, c'est-à-dire, les grands de l'invincible Charles, se trouvèrent bien misérables. Quand ceux-ci demandèrent la permission de quitter ce festin d'un luxe inconnu même aux Sarrasins, l'évêque, pour étaler plus pompeusement encore sa magnificence et sa gloire, fit venir les chanteurs les plus habiles et des joueurs de toutes sortes d'instruments, dont les accents et les sons auraient amolli les coeurs les plus fermes, et durci les flots les plus liquides du Rhin. Cependant les convives dont les estomacs commençaient à se fatiguer, tenaient dans leurs mains des coupes de toutes les formes, remplies de drogues et de parfums divers, et couronnées d'herbes et de fleurs qui avaient tout le brillant des pierres précieuses et l'éclat de l'or, et répandaient un vif incarnat. De leur cote, les pâtissiers, les bouchers, les cuisiniers, les charcutiers préparaient tout ce qui peut irriter la gourmandise de ventres déjà rassasiés, et y mettaient un art qu'on n'employait jamais dans les repas du grand Charles. Sur le matin, le prélat, revenu à des pensées plus sobres, et commençant à rougir du luxe qu'il avait étalé la veille devant les officiers de l'empereur, se les fit amener, les combla de présents vraiment royaux, et les conjura de rendre de lui un bon et honorable témoignage auprès du terrible monarque, et de dire comment il avait, en leur présence même, prêché publiquement dans sa cathédrale. A leur retour, Charles leur demanda pourquoi l'évêque les avait invités à venir chez lui. Ceux-ci, tombant aux pieds du roi, lui répondirent: « Ce fut, seigneur, pour honorer en nous votre nom, plus qu'il n'était dû à notre faible mérite. Cet excellent prélat, ajoutèrent-ils, est d'une fidélité parfaite à vous et aux vôtres, et très digne de la plus haute charge ecclésiastique. Si, en effet, vous daignez en croire notre misérable témoignage, nous dirons à votre Sublimité que nous l'avons entendu prêcher avec une véritable éloquence. » Mais l'empereur, qui connaissait l'incapacité du prélat, s'enquit avec plus de détail du sermon qu'il avait fait; et les autres, n'osant pas le tromper, lui racontèrent tout ce qui s'était passé. Il comprit alors que l'évêque, craignant de désobéir à ses ordres, s'était efforcé de dire au moins quelques paroles, par la frayeur qu'il avait de lui, et le laissa dans son siège, tout indigne qu'il en était.

Peu de temps après, un jeune clerc parent de l'empereur, ayant chanté parfaitement l'alléluia dans une grande solennité: « Notre clerc a bien chanté tout-à-l'heure, » dit Charles au même évêque. Celui-ci prenant, avec sa sottise accoutumée, ces paroles pour une plaisanterie, et ignorant que le clerc appartenait au roi par les liens du sang, répondit: « Les laboureurs en font autant pour exciter leurs boeufs au travail. » A cette impertinente réplique le monarque jeta sur lui des regards foudroyants qui le firent rentrer tout étonné jusqu'en terre.

Un autre prélat, d'un fort petit endroit, ne se contentait pas, pendant sa vie même, de passer, comme les apôtres et les martyrs, pour intercesseur en faveur des hommes auprès de Dieu, mais prétendait qu'on lui rendît les honneurs divins. Il s'étudiait cependant à cacher cet orgueil sous les dehors de la sainteté, de peur d'être haï de tous et rangé parmi les idoles du paganisme. Il avait parmi ses vassaux un homme d'une naissance au-dessus du vulgaire, brave et industrieux; jamais toutefois celui-ci ne reçut de l'évêque, je ne dirai pas un bienfait, mais un seul propos bienveillant. Ne sachant que faire pour adoucir I'âme implacable du prélat, il pensa que, s'il pouvait prouver qu'il avait fait, par la puissance de son nom, quelque chose de miraculeux, il parviendrait à obtenir ses bonnes grâces. Un jour donc qu'il partait de chez lui pour se rendre chez son évêque, il prit avec lui deux petites chiennes de la race qu'on nomme en gaulois lévriers, qui, en raison de leur extrême agilité, prenaient facilement les renards et les autres bêtes fauves de petite espèce, et qui même, par la vitesse de leur course, surprenaient souvent des oiseaux (13). Notre homme ayant aperçu dans son chemin un renard qui guettait des rats, lance ses chiens sans bruit et à l'improviste. Ceux-ci se lancent à toute course sur le renard et le saisissent à la portée d'une flèche; le maître, qui les avait suivis avec la plus grande vitesse, parvient à arracher l'animal sain et sauf de leurs dents et de leurs griffes. Cachant ensuite comme il put ses chiens et ne se sentant pas de joie, il entra chez son seigneur avec son présent et lui dit humblement: « Voici, seigneur, l'offrande que ma pauvreté me permet de vous présenter. » L'évêque, souriant, lui demanda comment il avait réussi à prendre un renard vivant. L'autre, jurant par le salut de son seigneur qu'il ne lui cacherait pas la vérité, répliqua: « Comme je traversais à cheval le champ que voici, j'aperçus ce renard à peu de distance, et, lâchant les rênes, je me mis à courir après; mais l'animal, fuyant avec une malheureuse vitesse, je ne pouvais presque plus l'apercevoir; élevant alors la main, je l'ai conjuré en disant: Au nom de mon seigneur Réchon, arrête-toi et ne remue pas davantage. Voilà que, tout à coup, il est demeuré coi comme si des chaînes l'eussent attaché à la terre, et je l'ai pris aussi facilement que j'aurais fait une brebis abandonnée. » Le prélat, gonflé de vaine gloire, dit devant tout le monde: « C'est maintenant que ma sainteté se montre clairement; je sens ce que je suis et je sais ce que je serai un jour. » Depuis ce moment il aima plus que tous les autres gens de son intimité cet homme qui jusqu'alors lui avait été si odieux.

Puisque j'ai inséré ici cette histoire parce que l'occasion s'en est présentée, il ne me paraît pas hors de propos de conserver, par le secours de l'écriture, les autres faits dignes de mémoire qui se sont passés vers le même temps.

Dans la nouvelle France était un certain évêque d'une admirable tempérance et sainteté, dont la générosité et la charité n'avaient rien d'égal. L'antique ennemi de toute justice, irrite de tant de perfections, lui inspira un tel désir de manger de la viande pendant le carême, qu'il se croyait menacé de la mort la plus prochaine s'il ne satisfaisait son besoin d'une telle nourriture. Plusieurs saints et vénérables prêtres le fortifièrent dans cette idée par leurs conseils et l'engagèrent à consentir qu'on lui donnât de la viande pour rétablir sa santé, sauf ensuite à se mortifier, selon son habitude, tout le reste de l'année. Ne voulant point se montrer désobéissant à leur avis et traître à sa propre vie, il céda à leur autorité, et, réduit à la dernière extrémité, mit dans sa bouche un morceau de la chair d'un quadrupède; mais à peine eut-il commencé à mâcher, à peine son palais eut-il senti même légèrement le goût sensuel de la viande, qu'il fut saisi d'éloignement, de dégoût, de haine, non seulement pour la chair et pour toute autre nourriture, mais méme pour la lumière du jour et la vie, désespéra de son propre salut, ne voulut plus ni boire ni manger, et refusa de mettre sa confiance et son espoir dans Ie Sauveur des pécheurs. Les premières semaines du carême passées, ces mêmes pères lui conseillèrent, puisqu'il reconnaissait avoir été trompé par les illusions du démon, de tâcher d'adoucir, effacer et laver ce péché d'un moment par des jeûnes plus sévères, la contrition du coeur et d'abondantes aumônes. L'évêque, homme bien formé à la piété, cédant à cet avis, se condamna, pour confondre la malice du démon et obtenir du restaurateur de toute innocence le pardon de sa faute, à des jeûnes de deux et trois jours, se priva du repos du sommeil, servit lui-même les pauvres et les voyageurs, leur lavant les pieds et leur donnant des habits et de l'argent autant que le lui permettaient ses facultés. Voulant faire plus encore, il réunit, le samedi saint, de tous les coins de la ville un grand nombre de cuves, y fit préparer des bains chauds où il admit les indigents depuis le matin jusqu'à la nuit, rasa de sa propre main ces malheureux, arracha de ses ongles les boutons pestilentiels et les aspérités galeuses qui couvraient leurs corps velus, les frotta de pommades, et les revêtit, ainsi régénérés pour ainsi dire, de robes blanches. Au moment où le soleil se couchait et comme il ne restait plus personne qui eût besoin de ses soins, l'évêque se mit dans le bain, et, en sortant la conscience bien lavée, il se couvrit d'ornements d'une éclatante blancheur et se prépara, d'après le jugement des évêques, à célébrer les offices solennels devant le peuple. Comme il marchait vers l'église, l'ennemi rusé du genre humain, désirant renverser les projets du prélat, et le forcer, malgré le voeu qu'il avait fait, à renvoyer un pauvre sans le laver, prit la forme du lépreux le plus dégoûtant et le plus livide, couvert d'ulcères en suppuration, revêtu d'une robe toute roide de taches d'un pus sanglant, marchant d'un pas chancelant, et ne faisant entendre que des sons rauques; dans cet état il se présente sur le seuil de l'église au devant de l'évêque. Le saint pontife, éclairé par l'inspiration divine qui lui fit connaître sous quel ennemi il était menacé de succomber, retourna sur ses pas, ôta ses ornements blancs, fit chauffer de l'eau sur-le-champ, y plongea le misérable lépreux, et prenant un rasoir se mit à lui raser sa tête hideuse. Déjà il avait rasé l'un des côtés depuis l'une des oreilles jusqu'au milieu du cou, et commençait à en faire autant de l'autre côté; mais, arrivé au bout, il vit, ô prodige étonnant! se reformer des poils plus longs que ceux qu'il avait coupés. Comme ce miracle ne cessait de se renouveler, et que l'évêque ne cessait pas de raser, voici tout à coup, je frémis en le racontant, qu'un oeil d'une grandeur extraordinaire parait au milieu de la poitrine du pauvre et sous la main du prélat. Celui-ci, saisi d'effroi à la vue d'un tel prodige, saute en arrière, et se signe au nom du Christ à très-haute voix. A l'invocation de ce saint nom, le perfide ennemi du salut, ne pouvant cacher ses artifices, s'évanouit sous la forme de fumée, et dit en partant: « Cet oeil te surveillait avec vigilance quand tu as mangé de la viande en Carême. »

Dans le même pays était un autre prélat d'une incomparable sainteté, qui par une imprudente sécurité, et pour ainsi dire dans une complète ignorance du sexe des femmes, permettait aussi facilement à de jeunes religieuses qu'à de vieux prêtres de loger sous le même toit que lui, pour s'instruire par ses leçons. Dans les fêtes même de Pâques, et après l'office divin qui s'était prolongé au-delà du milieu de la nuit, où il but plus qu'il ne fallait du vin du Rhin, il se laissa trop subjuguer, hélas, par la force de cette liqueur, ainsi que par les charmes du visage et les grâces voluptueuses d'une très-belle religieuse, fit entrer cette femme dans son lit, quand tout le reste de la société se fut retiré, et s'abandonna avec elle aux plaisirs d'une sale débauche. Quand le jour parut, se levant promptement, et, comme les Gentils, effaçant avec de l'eau la souillure de la nuit, il se présenta, la conscience chargée d'une faute honteuse, devant les yeux de ce vrai Dieu à qui rien n'échappe. Mais les premiers chants finis, comme son ministère l'appelait à entonner l'hymne angélique, saisi d'effroi il se tait, pose sur l'autel les ornements destinés à célébrer les saints mystères, et se tournant vers le peuple confesse son crime, court se jeter aux pieds de l'autel, et lave son péché dans un torrent de larmes, précieux gage du repentir. Le peuple cependant qui, dans ce jour le plus grand de l'année, ne voulait pas que les solennités de la messe fussent célébrée par un autre que son pasteur lui-même, le presse de se relever, et de s'acquitter des terribles mystères. Mais celui-ci ne pouvait se remuer, et ce débat dura près de trois heures. A la fin, Dieu, dans sa clémence, touché des supplications du peuple et du repentir de l'évêque, revêtit de ses ornements sacerdotaux le prélat encore étendu sur le pavé, lui donna le courage de célébrer les mystères redoutables, même aux puissances célestes, le traita dans sa miséricorde comme un exemple d'une sincère pénitence, et le mit, pour l'avenir, en garde contre une sécurité qui, vaine toujours et en toutes choses, n'est jamais et nulle part solide dans ce monde.

Dans la France qu'on appelle antique, était aussi un autre évêque d'une avarice qui passait toute mesure. Une certaine année où tous les biens de la terre avaient été généralement frappés d'une stérilité sans exemple, cet avide spéculateur sur les besoins de tous les vivants et même des mourants, enchanté de l'extrême nécessité à laquelle le peuple était réduit, avait rempli ses magasins, dans l'espoir de vendre ses denrées au plus haut prix. Alors un démon, de ceux qu'on nomme fantômes, dont l'occupation est de tromper les hommes par des illusions fantastiques, prit l'habitude de se rendre dans la demeure d'un forgeron, et de s'y amuser à faire entendre toutes les nuits le bruit des marteaux et des enclumes. Ce malheureux père de famille s'efforçant de garantir, lui et ses outils, de la griffe du démon, par le signe de la croix, gage du salut, l'esprit velu lui dit: « Compère, si tu consens à ne pas m'empêcher de me jouer dans ta boutique, apporte ici ton petit poinçon, et chaque jour tu le trouveras plein. Le pauvre homme qui craignait plus la misère pour son corps que l'éternelle perdition de son âme, se laissa persuader par le tentateur. Celui-ci ayant pris un très grand vase, courut le remplir au cellier de Bromius, le riche prélat en question, et son vol fait il laissa couler le reste du vin sur le pavé. Déjà plusieurs cuves en avaient été vidées ainsi; l'évêque soupçonnant que c'était un tour du démon, aspergea la cave d'eau bénite, et la mit sous la garantie du signe invincible de la croix. La nuit venue, le rusé soldat de l'antique larron du monde arrive avec son vase; mais il n'ose mettre la main aux cuves remplies de vin que la sainte croix avait touchées; d'un autre côté, il ne peut s'en aller; découvert sous la forme humaine qu'il avait prise, et chargé de liens par le gardien de la maison, il est traîné devant tout le peuple comme un voleur, attaché à un poteau et décapité; au moment de tomber, il s'écria seulement: « Malheur à moi, malheur à moi! J'ai perdu le poinçon du compère. » Encore que cette histoire soit vraie, je ne l'ai rapportée que pour faire connaître combien profitent peu les biens mal acquis et amoncelés dans les temps de malheur, et combien est puissante l'invocation du nom de Dieu, même quand ce sont les méchants qui y recourent.

En fixant mes regards uniquement sur le chef des Francs, et passant en revue les diverses parties de son vaste empire, j'ai laissé derrière moi les grands et les hommes de rang inférieur des autres nations. Il faut en venir cependant aux Italiens nos voisins, qu'une simple muraille sépare de nous. Dans ce pays était un certain évêque fort avide des vaines curiosités de ce monde. Le diable s'en étant aperçu, prit une forme humaine, alla trouver un certain pauvre qui n'était pas exempt d'avarice, et lui promit de le combler de richesses, s'il voulait faire avec lui un pacte à tout jamais. Ce malheureux ayant souscrit à ce traité, le perfide ennemi des hommes lui dit: « Je vais me changer en un superbe mulet; monte sur moi, et rends-toi à la cour de l'évêque. Dès qu'il commencera à désirer le mulet, défends-toi de le vendre, traîne en longueur, refuse, exagère le prix, feins de la colère, fais mine de te retirer; alors il enverra certainement après toi et te promettra de grosses sommes. Comblé d'argent, et comme vaincu par ses prières, livre enfin le mulet, non de bonne grâce, mais à regret, et cherche partout sans perdre un instant une retraite obscure où te cacher. » La chose se fit ainsi; le prélat ne pouvant supporter d'attendre jusqu'au lendemain à jouir de son acquisition, monte le mulet dans la pleine chaleur de midi, traverse la ville en se promenant, gagne la campagne d'une course rapide, et s'avance sur les bords du fleuve pour y goûter la fraîcheur. Vieux et jeunes suivaient par honneur la promenade de ce noble personnage et ses pas précipités, et s'empressaient de voir fendre l'eau à cet homme bouffi comme un dauphin. Mais voilà tout à coup que Bélial, l'ancien ennemi du genre humain, comme s'il était impatient de la bride et du frein, et se sentait brûlé des vrais feux de l'enfer, se met à s'enfoncer dans les profondeurs du fleuve, et à entraîner l'évêque avec lui. Il fit si bien qu'à peine le secours des soldats et l'adresse de pêcheurs, qui naviguaient près de là, purent tirer le prélat des eaux.

L'ennemi si fertile en embûches, qui, dans la route que nous parcourons, a l'habitude de nous cacher les pièges qu'il nous tend, ne cesse de tromper celui-ci par un artifice et celui-là par un autre. Un certain évêque, dont il est à propos de supprimer le nom dans un fait pareil, s'était rendu coupable de fornication; déjà la chose s'était tellement répandue parmi le peuple que plusieurs rapports en avaient instruit Charles, le pieux surveillant des évêques; ce sage prince dissimulant pendant quelque temps, refusait d'ajouter foi à de frivoles propos; mais la renommée, qu'aucun mal n'égale en rapidité, faible d'abord comme la plus petite mouche, surpasse bientôt l'aigle même en grandeur. Cacher ce fait n'était donc plus possible. Charles, qui recherchait toujours la justice avec la plus exacte sévérité, envoya deux de ses officiers avec ordre de s'arrêter le soir, dans quelque endroit proche de la ville, de se rendre de grand matin et à l'improviste chez l'évêque, de lui demander de leur dire la messe, et s'il refusait, de l'en presser en son nom, jusqu'à ce qu'il consentît à célébrer lui-même les saints mystères. Le prélat ne sut que faire; la nuit même il avait péché aux yeux de l'éternel surveillant, et n'osait cependant offenser les envoyés du monarques Craignant toutefois plus les hommes que Dieu, il plongea dans une source très froide ses membres brûlants, et se mit en devoir d'accomplir les terribles sacrifices. Tout à coup, soit que sa conscience le tourmentât, soit que l'eau eût pénétré ses veines, il fut saisi d'un tel refroidissement que tous les soins de la médecine ne lui furent d'aucun secours; bientôt une fièvre cruelle le conduisit au tombeau, et la volonté du juge éternel le força de rendre son âme.

Au milieu de ces tentations au surplus, et dans toutes celles de ce genre par lesquelles le démon et ses satellites abusent les mortels, il est bon d'avoir devant les yeux cette sentence de Jésus-Christ qui, pour récompenser l'admirable courage avec lequel saint Pierre confessait son saint nom, lui dit: « Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle (14). » Ainsi Dieu a daigné accorder à son Église de demeurer immobile et inébranlable dans ces temps les plus fertiles en dangers et en crimes; et en effet, comme les rivaux sont toujours tourmentés des fureurs de l'envie, ce fut chez les Romains une habitude remarquable de voir tous les hommes de quelque importance perpétuellement jaloux, ou plutôt ennemis de tous les saints personnages appelés pour un temps au siège apostolique. Il arriva donc que quelques-uns de ces hommes aveuglés par l'envie accusèrent d'un crime digne de mort le pape Léon, de sainte mémoire, dont nous avons parlé ci-dessus, et tentèrent de le faire priver de la vue mais, effrayés et confondus par quelque signe de la volonté divine, ils n'osèrent arracher les yeux au pontife, et se contentèrent de les lui couper par le milieu avec des rasoirs. Léon le fit savoir secrètement par quelques-uns de ses amis à Michel, empereur de Constantinople (15). Celui-ci refusa son secours en disant: « Ce pape possède un royaume plus considérable même que le nôtre; qu'il se venge donc de ses ennemis avec ses propres forces. » Alors le saint pontife, obéissant à l'inspiration de Dieu, qui voulait que celui qui, de fait, était déjà le chef et l'empereur d'une foule de nations, obtint glorieusement, et par l'autorité apostolique, les titres d'Empereur, de César et d'Auguste, sollicita l'invincible Charles de venir à Rome. Ce prince avait toujours toutes prêtes les forces nécessaires à des expéditions guerrières; et, quoiqu'il ignorât complètement pour quel motif on recourait à lui, ce chef du monde se rendit en toute hâte, avec une suite pompeuse et l'élite de ses soldats, dans l'ancienne capitale de l'univers. Dès que les auteurs détestables du crime apprirent sa venue, ainsi que de vils pourceaux habitués à fuir l'aspect de leur maître, ils coururent se cacher dans des antres, des cavernes, et autres asiles secrets; mais échapper sur cette terre à l'adroite sagacité de Charles, leur était impossible, et on les amena bientôt après, chargés de chaînes, dans la basilique de Saint-Pierre. Là, le vénérable père Léon prit d'une main ferme l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le posa sur sa tête, et devant Charles et son armée, en face même de ses persécuteurs, prononça le serment suivant: « Comme j'espère, au jour du jugement dernier, participer aux bienfaits du saint Évangile, je suis innocent du crime qu'on m'a faussement imputé. » Sur-le-champ Charles cria d'une voix terrible aux siens: « Veillez à ce qu'aucun de ces hommes ne s'échappe. » Tous furent saisis et condamnés à divers genres de mort ou à un exil sans retour.

Le roi étant resté quelques jours à Rome pour faire reposer son armée, le pontifie apostolique convoqua autant de gens des environs qu'il put, et, en leur présence, ainsi qu'en celle des invincibles comtes du très glorieux Charles, il proclama ce prince, qui n'en soupçonnait rien, empereur et défenseur de l'Église romaine. Ce titre, Charles ne put le refuser, parce qu'il le regardait comme lui étant conféré par la volonté de Dieu mais il le reçut à regret, persuadé que les Grecs, enflammés par l'envie, machineraient quelque projet funeste contre le royaume des Francs, et même, dans leur inquiète prudence, se persuaderaient que Charles, comme déjà le publiait la renommée, voulait tomber à l'improviste sur leurs États pour les soumettre à sa domination. Ce bruit s'était surtout répandu parce qu'autrefois des envoyés du monarque de Byzance étant venus assurer Charles, au nom de leur maitre, que celui-ci voulait être son ami fidèle, le traiterait comme un fils, et l'aiderait dans sa pauvreté s'ils étaient plus proches voisins, ce prince magnanime, ne pouvant dissimuler le feu de sa colère, éclata en ces mots: « Plût à Dieu que nous ne fussions pas sépares par ce petit bras de mer peut être que nous prendrions notre part des richesses de l'Orient, ou du moins nous en jouirions en commun avec vous: » mot que les gens qui ne savent pas quelle est la pauvreté de l'Afrique, font dire à Charles sur les rois de ce pays. Au surplus, celui qui donne et rétablit la santé fit éclater si complètement l'innocence du bienheureux pape Léon, qu'après la cruelle et coupable incision de ses yeux, il recouvra la vue plus brillante qu'auparavant; il lui resta seulement, comme signe de ses vertus, une très belle cicatrice qui, comme un fil très-fin d'une blancheur de neige, relevait la douceur de ses regards.

Je ne veux cependant pas être accusé d'ignorance par les ignorants eux-mêmes, pour avoir répété, d'après Charles, que la mer que ce grand empereur appelait un petit détroit, nous séparait seule des Grecs. Qu'on sache bien, si on le veut, que les Huns, les Bulgares et plusieurs nations féroces, encore tout entières, et que la guerre n'avait pas même entamées, fermaient par terre le chemin de la Grèce. Dans la suite, le belliqueux Charles courba jusqu'à terre le front de ces peuples, comme les Esclavons et les Bulgares, ou les extirpa complétement du sol, comme les descendans non des Huns, mais d'hommes qui avaient la dureté du fer ou du diamant. J'en parlerai bientôt; mais je dirai d'abord quelques mots des édifices que l'auguste César Charles, à l'exemple du très sage Salomon, construisit avec magnificence à Aix-la-Chapelle, soit en l'honneur de Dieu, soit pour lui-même et tous les évêques, abbés, comtes et étrangers qui se rendaient dans cette ville de tous les points de l'univers.

Dès que le vaillant empereur put jouir de quelque repos, ce ne fut pas pour languir dans l'oisiveté, mais pour s'occuper avec zèle de tout ce qui intéressait le service de Dieu. Son ardeur à bâtir, d'après ses propres plans et dans son pays natal, une basilique beaucoup plus belle que les ouvrages des anciens Romains, fut telle qu'il eut bientôt le plaisir de jouir de l'accomplissement de ses voeux. Pour élever ce monument, il appela de tous les pays en deçà des mers, des maîtres et des ouvriers dans les arts de tout genre, mit à leur tête et préposa à l'exécution de l'ouvrage un abbé, le plus habile d'entre eux, mais dont il ignorait la friponnerie. A peine l'empereur était-il absent, que cet homme renvoyait chez eux, et de sa propre autorité, les ouvriers qui se rachetaient à prix d'argent; quant ceux qui ne le pouvaient, ou pour qui leurs maîtres ne le faisaient pas, l'abbé, comme autrefois les Égyptiens accablaient le peuple de Dieu d'ouvrages iniques, surchargeait ces malheureux de travaux immenses, et ne leur laissait jamais le moindre repos. II avait amassé par cette fraude une quantité incalculable d'or et d'argent et de vêtements de soie; les objets de peu de valeur étaient suspendus dans sa chambre; les plus précieux, il les avait cachés dans des coffres et des écrins. Voilà que tout à coup on lui annonce que sa maison est en feu; il y court en toute hâte, et se précipite à travers les flammes dans son cabinet qui renfermait ses caisses remplies d'or. Ne voulant pas se contenter d'en emporter une seule, il en charge plusieurs sur ses épaules, et se met en devoir de sortir; mais une poutre immense, minée par le feu, tombe sur lui, détruit son corps par les flammes terrestres, et livre son âme à celles qui ne s'éteignent jamais. Ainsi la justice divine veillait pour le religieux Charles, quand lui-même, tout entier aux grands intérêts de son royaume, ne pouvait en prendre le soin.

Dans es mêmes constructions, était employé un ouvrier qui surpassait tous les autres pour les ouvrage d'airain et de verre. Tanchon, moine de Saint-Gall, ayant fondu une excellente cloche dont l'empereur admirait beaucoup le son, ce maitre passé dans l'art de travailler l'airain lui dit: « Seigneur roi, ordonnez qu'on m'apporte beaucoup de cuivre; et pour que je puisse le purifier parfaitement à la fonte, faites-moi donner, au lieu d'étain, autant d'argent qu'il est nécessaire, mais au moins cent livres pesant, et je vous ferai une cloche telle que l'autre sera a muette en comparaison. » Ce prince, le plus généreux des rois, qui n'attachait pas son coeur aux richesses, quoiqu'il en possédât d'immenses, commanda de fournir à cet homme tout ce qu'il demandait. Ce misérable, l'ayant reçu, s'en alla tout joyeux, nettoya le cuivre avec soin, y mêla de l'étain parfaitement purifié, au lieu d'argent, fabriqua en peu de temps une cloche bien supérieure à l'autre avec ce métal altéré, en fit l'épreuve, et a présenta a monarque. Celui-ci, satisfait de l'excellente forme de cette cloche, ordonna d'y attacher le battant, et de la suspendre dans le clocher, On le fit sur-le-champ. Le gardien de l'église, tous les çhapelains, les hommes de service même, se remplaçant les uns le s autres, s'efforcèrent de tirer quelque son de cette cloche, mais ne purent y parvenir. L'homme qui l'avait fondue, et s'était rendu coupable de cette fourberie sans exemple, se saisit tout à coup de la corde, et tire la cloche; le fer qui la traversait par le milieu se détache, tombe sur sa tête déjà chargée d'iniquités, et perçant son corps déjà privé de vie, vient jusqu'à terre avec les intestins de cet homme. On retrouva tout l'argent en question, et l'équitable Charles le fît distribuer entre les plus pauvres de ses Officiers.

C'était un usage dans ces temps-là que partout où quelques travaux devaient s'exécuter d'après les ordres de l'empereur, comme des ponts, des vaisseaux, des passages, où le nettoiement, le cailloutis et le comblement des chemins locaux, les comtes les faisaient faire par l'Intermédiaire de leurs vicaires et de leurs officiers, avec aussi peu de travail qu'il était possible, et y employaient Ies gens de basse classe; mais quand il s'agissait d'ouvrages plus considérables, et surtout de constructions nouvelles, ni duc, ni comte, ni évêque, ni abbé n'était, sous aucun prétexte, dispensé d'y contribuer. On peut en citer comme preuve les arches du pont de Mayence qui furent faites par le concours général, et régulièrement ordonné, de toute l'Europe. Ce monument, an surplus, périt par la fraude de quelques malintentionnés qui voulaient piller des marchandises de contrebande déchargées des vaisseaux. Étaient-ce des églises dépendantes du domaine national dont on prescrivait de peindre les plafonds ou les murailles? Cette charge regardait les évêques ou les abbés voisins; mais s'il fallait en bâtir de nouvelles, tous les évêques, ducs, comtes, abbés, chefs des églises royales, sous quelque dénomination que ce fût, et généralement ceux qui avaient obtenu des bénéfices publics, étaient tenus, par un travail non interrompu, de les élever depuis les fondations jusqu'au faite. C'est ce qu'attestent non seulement la basilique construite à Aix-la-Chapelle en l'honneur de Dieu, mais encore les travaux faits dans cette ville pour l'utilité des hommes, et les demeures de tous les gens revêtus de quelque dignité, construites d'après les plans de l'habile Charles, autour du palais, et de telle manière que l'empereur pouvait, des fenêtres de son cabinet, voir tout ce que ceux qui entraient ou sortaient faisaient, pour ainsi dire, de plus caché. Les habitations des grands étaient de plus suspendues, pour ainsi dire, au-dessus de la terre. Non seulement les officiers et leurs serviteurs, mais toute espèce de gens, trouvaient sous ces maisons un abri contre les injures de l'air, la neige et la pluie, et même des fourneaux pour se défendre de la gelée, sans que toutefois ils pussent se soustraire aux regards du vigilant Charles. La description de ces édifices, je me borne à l'abandonner entièrement aux gardes de vos archives, et je reviens à ce qui, lors de leur construction, arriva par la volonté de Dieu.

Le prévoyant empereur avait ordonné aux grands établis dans le voisinage de mettre tous leurs soins à nourrir les ouvriers qu'ils envoyaient et d'être attentifs à leur fournir les approvisionnements nécessaires à leurs travaux. Quant aux ouvriers venus des parties les plus éloignées de l'Empire, il fut prescrit à Luitfried, préfet du palais,, de les vêtir et nourrir sur les ronds publics et de leur procurer constamment et avec vigilance les matériaux indispensables pour les bâtisses qu'ils avaient à faire. Pendant les courts séjours que fit le monarque sur les lieux, la chose s'exécutait dès qu'il s'éloignait, elle cessait totalement.

Le surintendant retira, des souffrances de ces malheureux, de si énormes sommes d'argent, que Pluton, ou Plutus même, ne put transporter tant de richesses aux enfers qu'avec le secours d'un chameau; c'est ce que les mortels surent bientôt de science certaine. Et en effet le glorieux Charles se servait, pendant les offices de la nuit, d'un manteau très ample et qui tombait fort bas, dont le nom et l'usage sont passés de mode. Les chants du matin terminés, il retournait dans sa chambre et prenait des vêtements impériaux conformes à la saison; tous les clercs, revêtus de leurs ornements, venaient aux offices qui précédaient le jour et veillaient, soit dans l'église, soit sous le portique qu'on appelait alors petite cour, pour attendre le roi quand il se rendrait à la messe; si quelqu'un d'eux se sentait pressé par le sommeil, il penchait sa tête sur la poitrine de son compagnon. Un des plus pauvres de ces clercs qui allait fréquemment dans la maison de ce Luitfried pour y laver et raccommoder ses vêtements ou plutôt ses haillons, comme ont besoin de le faire les officiers du dernier rang, s'endormit sur les genoux d'un de ses compagnons, et vit un géant plus grand que le démon qui luttait contre saint Antoine, s'avancer du palais du roi à la demeure de Luitfried par un ponceau jeté sur un petit ruisseau, et traîner après lui un énorme chameau qui pliait sous le faix d'une charge immense. Saisi d'étonnement, quoique tout endormi, le clerc demanda au géant de quel pays il venait et où il allait. « Je passe, répondit l'autre, de l'habitation du roi à celle de Luitfried, pour mettre celui-ci sur ces bagages et le plonger eux et lui dans les enfers. » Le clerc, réveillé par cette vision et tremblant de peur que le terrible Charles ne le trouvat endormi, lève la tête, excite ses compagnons à se défendre du sommeil, et leur dit: « Écoutez, s'il vous plait, le rêve que je viens de faire. J'ai cru voir Polyphéme qui foule la terre de ses pieds, frappe les astres de son front, et dont la mer Ionienne ne baigne pas même les flancs élevés; il s'avançait du palais de l'empereur à la maison de Luitfried avec un chameau pesamment chargé; quand je lui ai demandé le but de cette course, il m'a répondu: Je vais placer Luitfried sur ce que porte mon chameau et le conduire ainsi aux enfers. » Ce récit était à peine terminé, qu'une jeune fille de la maison de Luitfried, et bien connue d'eux tous, accourt se prosterner à leurs pieds et les supplie de prier pour la mémoire de son ami Luitfried. Ils demandèrent ce qui lui était arrivé. « Seigneurs, répondit-elle, il est allé bien portant aux latrines, et, a comme il tardait beaucoup trop à en sortir, nous y sommes accourus et l'avons trouvé sans vie. » Ayant appris cette mort subite et que déjà les ouvriers ainsi que les domestiques ne se gênaient pas pour mettre au grand jour l'avarice et la cupidité de cet homme, Charles ordonna de s'emparer de ses trésors; ils étaient incalculables, et le roi, le plus équitable de tous les juges après Dieu, sachant par quelles iniquités ces richesses avaient été amassées, prononça publiquement cette sentence: « Aucune partie de ces biens, fruits de l'injustice et de la a fraude, ne peut être employée à la délivrance de l'âme de ce malheureux; qu'on les partage donc entre les ouvriers occupés à la construction de ces bâtiments et les plus pauvres de nos officiers. »

Je vais rapporter encore deux événements arrivés dans le même lieu. Un certain diacre qui, suivant l'habitude des Cisalpins, se livrait au péché contre nature, entra dans le bain, se fit raser de très près, nettoya sa peau, coupa ses ongles, fit tailler ses cheveux en rond et fort courts, et revêtit une chemise de fin lin et d'une éclatante blancheur; puis, ne pouvant s'en dispenser, ou plutôt voulant paraître dans toute sa pompe, il eut l'audace d'aller, avec une conscience souillée, comme la suite le prouve, lire l'Évangile en présence du Dieu suprême, de ses saints anges, du sévère monarque et de tous les grands de sa cour. Pendant qu'il lisait, une araignée, descendant le long de son fil du haut du plafond, frappa la tête de ce malheureux et remonta promptement à la voûte. Le rigoureux Charles vit la même chose se répéter deux ou trois fois, dissimula et laissa faire; le clerc, de son côté, n'osait, par crainte de l'empereur, se défendre, et croyait d'ailleurs que ce n'était pas une araignée qui l'attaquait, mais des mouches qui le tourmentaient. La lecture de l'Évangile finie, cet homme resta jusqu'à la fin de l'office; mais à peine était-il sorti de la basilique qu'il commença de s'effrayer, et, en moins d'une heure, il mourut. Le Pieux roi, se regardant comme coupable d'homicide pour n'avoir pas empêché les attaques de l'araignée dont il avait été le témoin, se condamna lui-même à une pénitence publique.

Le glorieux Charles avait un clerc avec lequel tous les autres ne pouvaient entrer en comparaison; On disait de lui ce qu'on n'a jamais dit d'aucun mortel, qu'il surpassait tout le monde dans la science des lettres divines et humaines, les chants d'église et du monde, la composition et la déclamation de poèmes nouveaux, et surtout par la plénitude et le charme inestimable de sa voix. Mais, dans son orgueil, il oubliait que celui que l'inspiration divine avait rendu le plus sage des législateurs reconnaissait lui-même la faiblesse de sa voix et l'embarras de langue qui rendait sa parole trop lente (16); il oubliait que le même Moïse envoyait son disciples (17), qui cependant commandait aux corps célestes par la vertu de la bonté de Dieu qui résidait en lui, consulter Eléazar (18); il oubliait que Jésus-Christ notre Seigneur n'accorda pas la faculté de faire des miracles, durant sa vie, à celui même dont il avait dit qu'il ne s'était élevé personne de plus grand parmi les enfants des hommes (19); que Notre-Seigneur voulut que celui qui l'avait connu par l'inspiration de son père (20) et à qui il confia les clefs du ciel, rendît hommage à la sagesse de Paul (21) et permit que son disciple bien aimé parmi tous les autres fût saisi d'une telle frayeur qu'il n'osa entrer dans le tombeau de son maitre, comme le faisaient fréquemment de faibles femmes (22). Mais il est écrit: « On donnera à tous ceux qui ont déjà (23), » et ces saints personnages obtinrent ce qui leur manquait, parce qu'ils savaient de qui ils tenaient leur don. Ce clerc, au contraire, ne reconnaissait pas d'où lui venaient ses talents, ou, s'il le savait, il ne montrait pas assez de gratitude envers leur auteur; aussi les perdit-il; un jour en effet qu'il se tenait près de l'auguste empereur qui lui montrait une bonté familière, il devint tout à coup invisible; l'invincible prince fut frappé d'étonnement à la vue de ce prodige inoui et incroyable; revenant enfin à lui-même, il fit le signe de la croix de Notre-Seigneur, et ne trouva plus, au lieu où était son clerc, qu'un charbon très noir et presque éteint.

Avant de m'occuper des guerres de Charles, j'ai encore à parler du manteau long et pendant, que l'empereur portait la nuit. Les ornements des anciens Francs, quand ils se paraient, étaient des brodequins dorés par dehors, arrangés avec des courroies longues de trois coudées, des bandelettes de plusieurs morceaux qui couvraient les jambes, par dessous des chaussettes ou haut-de-chausses de lin d'une même couleur, mais d'un travail précieux et varié; par dessus ces dernières et les bandelettes, de très longues courroies étaient serrées en dedans et en forme de croix, tant par devant que par derrière; enfin, venait une chemise d'une toile très fine; de plus, un baudrier soutenait une épée, et celle-ci, bien enveloppée, premièrement, par un fourreau, secondement, par une courroie quelconque, troisièmement, par une toile très-blanche et rendue plus forte avec de la cire très brillante, était encore endurcie vers le milieu par de petites croix saillantes, afin de donner plus sûrement la mort aux Gentils. Le vêtement que les Francs mettaient en dernier par-dessus tous les autres, était un manteau blanc ou bleu de saphir, à quatre coins, double, et tellement taillé que, quand on le mettait sur se épaules, il tombait par devant et par derrière jusqu'aux pieds, tandis que des côtés il venait à peine aux genoux, Dans la main droite se portait un bâton de pommier, remarquable par des noeuds symétriques, droit, terrible, avec une pomme d'or ou d'argent, enrichie de belles ciselures. Pour Moi , naturellement paresseux, et plus lent qu'une tortue, comme je ne venais jamais en France, ce fut dans le monastère de Saint-Gall que je vis le chef des Francs revêtu de cet habit éclatant. Deux rameaux de fleurs d'or partaient de ses cuisses; le premier égalait en hauteur celle du héros, le second croissant peu à peu décorait glorieusement le sommet du tronc, et s'élevant au dessus le couvrait tout, entier. Mais, lorsque cédant au penchant de l'esprit humain, quand les Francs qui vivaient au milieu des Gaulois, virent ceux-ci revêtus de saies brillantes et de diverses couleurs, épris de l'amour de la nouveauté, ils quittèrent leur vêtement habituel et commencèrent à prendre celui de ces peuples. Le sévère empereur qui trouvait ce dernier habit plus commode pour la guerre, ne s'opposa point à ce changement. Cependant dès qu'il vit les Frisons, abusant de cette facilité, vendre ces petits manteaux écourtés aussi cher qu'autrefois on vendait les grands, il ordonna de ne leur acheter, au prix ordinaire que de très longs et larges manteaux. « A quoi peuvent servir, disait-il, ces petits manteaux? Au lit, je ne puis m'en couvrir; à cheval, ils ne me défendent ni de la pluie ni du vent, et quand je satisfais aux besoins de la nature, j'ai les jambes gelées. »



PREFACE

DU LIVRE SECOND.


Dans la préface de ce petit ouvrage, j'ai déclaré que je ne suivrais que trois auteurs. Mais comme le principal d'entre eux, Wernbert, est mort depuis sept jours (24), et que nous, ses enfants et ses disciples, nous devons célébrer aujourd'hui, 3 des calendes de juin (25), la commémoration de sa perte, ici se terminera le livre qui traite de la piété et de l'administration ecclésiastique du roi Charles, et qui a été recueilli de la bouche même de ce prêtre. Le livre suivant, qui comprend les actions guerrières de ce vaillant empereur, est tiré du récit d'Adalbert, père de ce même Wernbert. Il avait suivi son seigneur Gérold dans les guerres contre les Huns, les Saxons et les Esclavons; et déjà vieux il m'éleva quand j'étais encore très petit, et souvent, malgré ma résistance et mes efforts pour lui échapper, il me ramenait presque de force, et me racontait les faits dont il s'agit ici.



LIVRE SECOND.

Des actions guerrières de Charles-le-Grand.


Appelé à écrire d'après les récits d'un séculier peu instruit dans les lettres, je ne crois pas hors de propos de rappeler quelques faits anciens sur la foi d'autres auteurs.

Après que Julien, si odieux au Très-Haut, eut péri, par la volonté du ciel, dans une guerre contre les Perses, non seulement les provinces au-delà des mers, mais encore les provinces plus voisines, le Norique, la Rhétie ou Germanie, et les Francs ou Gaulois secouèrent le joug des Romains. Bientôt les rois des Francs ou Gaulois commencèrent eux-mêmes à déchoir de leur puissance en punition du meurtre de saint Didier, évêque de Vienne, et de l'expulsion des saints étrangers Colomban et Gall. Alors les Huns, accoutumés anciennement à désoler de leurs brigandages la France et l'Aquitaine, c'est-à-dire, la Gaule et l'Espagne, sortirent tous en masse de leur pays, dévastant tout comme un vaste incendie, et transportèrent dans leurs profonds repaires les restes des nations qui n'avaient pas disparu. Ces repaires étaient tels que je vais le rapporter, d'après ce qu'Adalbert m'a raconté souvent.

« Le pays des Huns, disait-il, était entouré de neuf cercles.» Pour moi qui ne pouvais en imaginer d'autres que des cercles d'osier, je lui demandai: «Quel était donc ce miracle, Seigneur? » « Il était entouré, me répondit-il, de neuf haies (26). » Ne sachant pas davantage ce qu'étaient ces haies d'une autre espèce, et ne connaissant que celles dont on entoure les moissons, je le questionnai de nouveau et il me dit: « Un de ce cercles avait une telle étendue qu'il renfermait un espace aussi grand que la distance de Tours à Constance (27); il était de plus tellement construit en troncs de chênes, de hêtres et de sapins, que d'un bord à l'autre cette palissade avait vingt pieds de largeur et autant de hauteur. L'intervalle était rempli de pierres très-dures et d'une craie fort compacte, et la surface supérieure de ce rempart était couverte de buissons non taillés; entre les divers cercles étaient plantés des arbustes, qui, comme nous le vîmes souvent, quoique coupés et abattus, poussaient des branches et des feuilles; là aussi étaient placés les bourgs et les villes, tellement rapprochés qu'on pouvait s'entendre de l'un à l'autre. En face de ces bâtiments et dans ces murs inexpugnables étaient ouvertes des portes étroites par lesquelles les Huns, non seulement du cercle extérieur, mais de tous les autres, sortaient pour piller. Il en était de même du second cercle, construit comme le premier; vingt milles d'Allemagne, qui en font quarante d'Italie, le séparaient du troisième, et ainsi de suite jusqu'au neuvième, quoique ces cercles fussent beaucoup plus étroits les uns que les autres. D'un cercle à l'autre, les propriétés et les habitations étaient partout disposées de telle manière que, de chacune d'elles, on pouvait entendre les signaux donnés par le son des trompettes. Tandis que les Goths et les Vandales portaient partout la terreur, les Huns entassèrent, durant deux cents ans et plus, dans leurs asiles ainsi fortifiés, toutes les richesses de l'Occident, et abandonnèrent cette contrée presque entièrement dévastée. Mais l'invincible Charles écrasa si complétement cette nation en huit années, qu'à peine en laissa-t-il subsister quelques misérables vestiges. Quant aux Bulgares, il cessa d'appesantir sa main sur eux, les regardant comme incapables de nuire à l'empire des Francs, après la destruction des Huns. Pour le butin fait en Pannonie, ce monarque le partagea libéralement entre les évêchés et les monastères.

Dans la guerre contre les Saxons, que ce prince fit quelquefois par lui-même, des hommes d'une condition privée, que je nommerais bien si je ne craignais d'être accusé d'orgueil (28), formèrent la tortue et renversèrent vaillamment les murs d'une ville défendue par d'excellents remparts. L'équitable Charles, témoin de cette action, institua, de l'aveu de leur seigneur Gérold, le premier d'entre eux préfet du pays entre le Rhin et les Alpes italiennes.

Dans cette même guerre, deux fils de ducs chargés de monter la garde aux tentes du roi, s'étaient tellement gorgés de vin qu'ils gisaient comme morts sur la terre. Le monarque, dont l'habitude était de s'éveiller souvent, et de faire la ronde du camp, rentra doucement dans sa tente, et sans être aperçu de personne. Quand le jour parut, il convoqua tous les grands du royaume, et leur demanda quelle peine mériterait l'homme qui aurait livré à l'ennemi le chef des Francs. Les ducs dont il s'agit, ignorant complétement ce qui s'était passé, opinèrent à la mort d'un homme capable d'un tel crime; mais Charles, sans faire aux coupables aucun mal, se contenta de les renvoyer avec une dure réprimande.

Là étaient aussi deux bâtards nés dans une maison de prostitution; ils combattirent avec une grande bravoure. L'empereur demanda d'où ils sortaient. L'ayant appris, il les fit appeler dans sa tente vers l'heure de midi, et leur dit: «Braves jeunes gens, je veux désormais que vous ne serviez que moi et aucun autre. » Ceux-ci déclarèrent qu'ils n'étaient pas venus avec d'autre projet que d'être les derniers de ses sujets. « Eh bien, reprit le roi, vous serez attachés au service de ma chambre. Ces jeunes gens, dissimulant leur chagrin, parurent disposés à obéir; mais, saisissant l'instant où le monarque commençait à s'endormir, ils allèrent au camp des ennemis, y mirent le trouble, et lavèrent dans leur propre sang et dans celui des Saxons la tache de leur naissance servile.

Au milieu de ces occupations guerrières, le magnanime empereur ne négligeait pas d'adresser, aux divers souverains des pays les plus éloignés, des messagers chargés de lettres et de présents, et qui lui rapportaient d'honorables hommages de toutes les parties de l'univers. Pendant la guerre contre les Saxons, il envoya donc des députés à l'empereur de Constantinople. Celui-ci demanda si les États de son fils Charles étaient en paix ou troublés par les nations voisines. Le chef de l'ambassade répondit que tout était en paix, à l'exception d'un certain peuple appelé les Saxons, qui infestait de ses brigandages les frontières de France. « Hélas! » répliqua ce prince qui croupissait dans le repos et n'était nullement propre à la guerre, « pourquoi mon cher fils se fatigue-t-il à combattre des ennemis si peu nombreux, sans renom ni courage? Je te donne à toi cette nation et tout ce qui lui appartient. » A son retour, l'autre raconta ce propos à Charles. « Cet empereur, répondit le roi guerrier, aurait fait beaucoup plus pour toi s'il t'eût donné un bon haut-de-chausses pour faire une route si longue. »

Je ne dois pas taire la sagesse que ce même envoyé fit voir à la savante Grèce. Il arriva pendant l'automne, dans une certaine ville impériale, avec ses compagnons. Tous logèrent séparément; quant à lui, on le plaça chez un certain évêque. Celui-ci, sans cesse en oraison et en jeûne, laissa presque mourir de faim son hôte. Quand le printemps eut commencé de sourire à la terre, le prélat présenta notre député à l'empereur qui lui demanda que lui semblait de l'évêque: « Il est, répondit l'autre en soupirant profondément, aussi parfaitement saint qu'on peut l'être sans connaître Dieu. - Comment donc, reprit le monarque étonné, quelqu'un peut-il être saint sans le secours de Dieu? - Il est écrit, répliqua cet ambassadeur: Dieu est charité, et ce prélat n'en a aucune. » L'empereur l'invita pour lors à diner avec lui, et le plaça au milieu de tous les grands de sa cour. C'était une loi établie parmi eux qu'à la table du prince, nul ne devait retourner le corps d'aucun des animaux qu'on y servait; il fallait manger la partie supérieure, telle qu'elle était placée. Un poisson de rivière, garni de divers assaisonnements, fut apporté dans un plat. L'envoyé, qui ne savait rien de l'usage du pays, retourna ce poisson sur le côté inférieur. Tous les courtisans, se levant à cette vue, dirent à leur maître: « Ainsi donc, seigneur, on vous traite aujourd'hui avec une irrévérence qu'on n'a jamais montrée à aucun de vos ancêtres. » Le monarque dit alors en gémissant à l'ambassadeur: « Je ne puis refuser à mes grands de te livrer sur le champ à la mort; mais demande-moi autre chose, et je le ferai. » L'autre réfléchit un moment, et tout le monde prêtant une oreille attentive, il répondit: « Je vous conjure, seigneur, de m'accorder, suivant votre promesse, une légère faveur. - Demande, « répliqua le prince, ce que tu voudras, et tu l'obtiendras, à l'exception cependant de la vie, que je ne puis te donner contre la loi formelle des Grecs. - « Prêt à mourir, reprit l'envoyé, je ne requiers qu'une seule grâce, c'est que tous ceux qui m'ont vu retourner le poisson soient privés de la vue. » L'empereur, frappé d'étonnement à cette prière, jura par le Christ qu'il n'avait pas vu le fait, et avait prononcé d'après le rapport des autres. La reine, à son tour, attesta la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, qu'elle non plus n'avait rien vu; ensuite les grands, les uns après les autres, s'efforçant de se soustraire au péril qui les menaçait, prirent à témoin, celui-ci le porte-clefs du ciel, celui-là le docteur des nations, les autres toutes les puissances angéliques et la foule des Saints, et firent la même déclaration avec les plus terribles serments. Le sage Franc ayant ainsi humilié l'orgueilleuse Grèce sur son propre terrain, revint dans sa patrie sain et sauf et triomphant.

Quelques années après (29) l'infatigable Charles envoya dans le même pays un évêque, homme excellent de corps et d'esprit, et lui adjoignit un duc d'une haute naissance. Après avoir été longtemps remis de jour en jour, ils obtinrent enfin de paraître eu présence de l'empereur, furent mal reçus et placés dans des lieux différents. Renvoyés ensuite un beau jour, ils revinrent après avoir fait une grande dépense pour leur traversée et usé tous leurs effets de voyage.

Peu après l'empereur grec à son tour adressa des ambassadeurs au glorieux Charles. Le hasard voulut alors que ce même évêque et le duc dont on a parlé fussent auprès du roi. Ceux-ci, quand on annonça la venue de ces députés, conseillèrent au sage monarque de les faire conduire à travers les Alpes par des chemins impraticables jusqu'à ce que tout ce qu'ils avaient emporté avec eux fût usé et consommé complétement, et de les forcer ensuite à paraître devant lui quand ils seraient ainsi réduits à un dénuement absolu. A leur arrivée ce même évêque et son compagnon firent asseoir le connétable au milieu de tous ses subalternes et sur un trône élevé. De cette manière on ne pouvait manquer de prendre cet officier pour l'empereur; aussi les ambassadeurs, dès qu'ils le virent, se prosternèrent-ils à terre pour l'adorer; mais les serviteurs de Charles les repoussèrent et les contraignirent de passer dans des appartements plus reculés. Quand ils y furent, il aperçurent le comte du palais qui parlait aux grands réunis autour de lui; ils crurent que c'était le monarque et se précipitèrent à terre de nouveau. Chassés plus loin et souffletés par les assistants qui leur disaient: « Celui-ci n'est pas l'empereur, » ils allèrent encore plus avant et trouvèrent le surintendant de la table royale entouré de tous les gens de son service, couverts de magnifiques habits ne doutant pas que ce ne fût le roi, les voilà derechef à terre. Repoussés encore de ce lieu, ils virent dans une grande salle les hommes du service de la chambre royale autour de leur chef, et ne mirent pas en doute que, pour le coup, celui-ci ne fût réellement le premier des mortels. Mais cet officier s'en défendit et leur promit d'unir ses efforts à ceux des premiers du palais pour leur obtenir, s'il y avait possibilité, la faveur de paraître en présence de l'auguste empereur. Quelques uns de ceux qui se trouvaient près de ce prince furent alors chargés de les introduire honorablement. Charles, le plus illustre des rois, radieux comme le soleil à son lever, et tout brillant d'or et de pierreries, était assis auprès d'une fenêtre qui répandait un grand jour, et appuyé sur Hetton; ainsi se nommait l'évêque envoyé autrefois à Constantinople; autour de l'empereur étaient rangés en cercle, à l'instar de la milice céleste, ses trois fils déjà associés au pouvoir, ses filles et leur mère, non moins resplendissantes de sagesse et de beauté que de parure; des prélats d'une tournure et d'une vertu sans égales; des abbés aussi distingués par leur noblesse que par leur sainteté; des ducs tels que ne parut pas autrefois Josué dans le camp de Galgala. Cette troupe, ainsi que le fit celle qui chassa loin des murs de Samarie Cyrus et ses Assyriens, comme si elle eût eu David au milieu d'elle, aurait pu justement chanter: « Que les rois de la terre et tous les peuples, que les princes et tous les juges de la terre, que les jeunes hommes et les jeunes filles, les vieillards et les enfants louent le nom du Seigneur (30). » Les ambassadeurs grecs, frappés de stupeur, se sentirent défaillir, perdirent la tête et tombèrent muets et évanouis sur le carreau. L'empereur, plein de bonté, les fit relever et s'efforça de leur rendre quelque courage par des paroles de consolation. Mais quand enfin ils virent comblé de tant d'honneurs cet Hetton, traité par les Grecs avec tant de haine et de mépris, saisis d'un nouvel effroi ils retombèrent à terre jusqu'à ce que le monarque leur eût juré par le roi des cieux qu'il ne leur serait fait aucun mal. Rassurés par cette promesse, ils commencèrent à montrer plus de confiance; mais, une fois de retour dans leur patrie, ils ne mirent plus le pied dans notre pays.

C'est ici le lieu de dire combien l'illustre Charles eut autour de lui d'hommes savants dans tous les genres. Après la célébration des Matines devant l'empereur, ces Grecs, le jour de l'octave de Noël, chantèrent en secret et dans leur langue des psaumes en l'honneur de Dieu; le roi, caché dans une chambre voisine, fut ravi de la douceur de leur poésie, et défendit à ses clercs de goûter d'aucune nourriture avant de lui avoir apporté ces antiennes traduites en latin; de là vient que toutes sont du même style et que dans l'une d'elles on trouve écrit contervit au lieu de contrivit. Ces mêmes ambassadeurs avaient apporté avec eux des instruments de toute espèce; les ouvriers de l'habile Charles les virent à la dérobée ainsi que les autres choses rares qu'avaient ces Grecs, et les imitèrent avec un soin intelligent, ils excellèrent principalement à faire un orgue, cet admirable instrument qui, à l'aide de cuves d'airain et de soufflets de peaux de taureau, chassant l'air comme par enchantement dans des tuyaux aussi d'airain, égale par ses rugissements le bruit du tonnerre, et par sa douceur les sons légers de la lyre et de la cymbale. Où fut placé cet orgue, combien il dura, et comment il périt, ainsi qu'une foule d'autres choses, précieuses que perdit l'État, ce n'est ni le lieu ni le temps de le raconter.

Vers la même époque des ambassadeurs furent envoyés de Perse à l'empereur; ignorant la position de la France, ils crurent faire beaucoup que d'atteindre les côtes d'Italie, en raison de la célébrité de Rome qu'ils savaient soumise à l'empire de Charles. Mais les évêques de la Campanie et de la Toscane, de la Romagne et de la Ligurie, de la Bourgogne et de la Gaule, ainsi que les abbés et les comtes auxquels ils firent connaître le motif de leur voyage, les reçurent avec défiance et même les repoussèrent; enfin, après une année révolue, ces malheureux, fatigués et affaiblis par leur immense voyage, joignirent à Aix-Ia-Chapelle cet empereur si fameux par ses vertus. Mais, comme ils arrivèrent et furent annoncés à ce prince dans la semaine la plus solennelle du carême, on différa de les admettre en sa présence jusqu'à la veille de Pâques. Comme dans cette fête, la plus grande de l'année, ce monarque incomparable était revêtu d'ornements qui n'avaient rien d'égal, il fit introduire devant lui les députés de cette nation autrefois la terreur de l'univers. Le très grand Charles leur parut tellement plus imposant que tout autre mortel, qu'ils crurent n'avoir vu avant lui ni roi ni empereur. Il les accueillit avec douceur et leur accorda la faveur insigne de pouvoir, comme un de ses propres fils, aller partout où ils voudraient, voir toutes choses, faire des questions et prendre des renseignements sur quoi que ce fût. Transportés et sautant de plaisir ils préférèrent, à toutes les richesses de l'Orient, le bonheur de ne pas quitter l'empereur, de le contempler et de l'admirer sans cesse. Montant donc dans la tribune qui règne autour de la basilique, regardant de là soit le clergé, soit les troupes, mais reportant à chaque instant les yeux sur le monarque, et ne pouvant, dans l'excès de leur joie, retenir leurs éclats de rire, ils frappaient dans leurs mains et s'écriaient: « Jusqu'à présent nous n'avions vu que des hommes de terre, mais aujourd'hui nous en voyons d'or.» S'approchant ensuite de chacun des grands ils admiraient la nouveauté de leurs vêtements ou de leurs armes et en revenaient encore à l'empereur, comme plus digne de leur hommage. Après avoir ainsi passé la nuit du samedi saint et le dimanche suivant à tout voir dans l'église, ils furent invités, dans ce très saint jour, au somptueux dîner de l'opulent Charles avec les grands de la France et de l'Europe; mais, saisis d'étonnement de tout ce qu'ils voyaient, ils se levèrent de table presque à jeûn. Le lendemain au moment où l'aurore, quittant le lit de Titon, répandait sur la terre la lumière du soleil, voilà que Charles, impatient d'un oisif repos, va dans la forêt chasser le buffle et l'aurochs, et emmène avec lui ces envoyés; mais, à la vue de ces immenses animaux, les Persans, saisis d'une horrible frayeur, prennent la fuite. Cependant le héros Charles, qui ne connaît pas la crainte et monte un cheval plein de vitesse, joint une de ces bêtes sauvages, tire son épée et s'efforce de lui abattre la tête; le coup manqué, le féroce animal brise la chaussure du roi avec les bandelettes qui l'attachent, froisse, mais seulement de l'extrémité de ses cornes, la partie antérieure de la jambe de ce prince de manière à le faire boiter un peu, et rendu furieux par sa profonde blessure, s'enfuit dans un fourré très épais de bois et de rochers. Tous les chasseurs, empressés de servir leur seigneur, veulent se dépouiller de leur chaussure; mais lui le leur défend en disant: « Il faut que je me montre en cet état à Hildegarde. » Cependant Isambart, fils de Warin, le persécuteur de votre patron Otmar, avait poursuivi l'animal; n'osant l'approcher de trop près, il lui lança son javelot, l'atteignit au coeur entre la jointure de l'épaule et la gorge, et le présenta encore palpitant à l'empereur. Le monarque, sans avoir l'air de s'en apercevoir et laissant à ses compagnons de chasse le corps de l'animal, retourna dans son palais, fit appeler la reine et lui montra ses bottines déchirées: « Que mérite, dit-il, celui qui m'a délivré de l'ennemi dont j'ai reçu cette blessure - Toutes sortes de bienfaits, » répondit la princesse. L'empereur alors lui raconta comment les choses s'étaient passées, fit apporter en preuve les terribles cornes de l'animal, et on vit la reine fondre en larmes, pousser de profonds soupirs et se meurtrit la poitrine de ses poings. Quand elle eut appris qu'lsambart, alors dans la disgrâce et dépouillé de tous ses honneurs, était celui dont le bras avait délivré l'empereur d'un si redoutable adversaire, elle se précipita aux pieds de son mari et en obtint de rendre à Isambart tout ce qu'on lui avait ôté; ne s'en tenant pas là, elle-même lui prodigua les présents.

Les Persans au surplus offrirent à l'empereur un éléphant, des singes, du baume, du nard, des essences diverses, des épices, des parfums, et des drogues médicinales de toute espèce; il semblait qu'ils en eussent épuisé l'Orient pour en remplir l'Occident. Commençant à se trouver fort à l'aise avec l'empereur, un certain jour qu'ils étaient plus gais que d'ordinaire et échauffés par un vin généreux, ils adressèrent en plaisantant ces paroles à Charles, toujours fort de sa tempérance et de sa sérénité: « Certes, empereur, votre puissance est grande, mais elle est bien moindre cependant que ce que la renommée en a publié dans les royaumes d'Orient. » A ce propos, Charles, dissimulant sa profonde indignation, leur dit en riant: « Pourquoi, mes enfants, parlez - vous ainsi? D'où vous vient une pareille pensée? » Eux alors, remontant aux premiers temps de leur voyage, lui racontèrent dans le plus grand détail tout ce qui leur était arrivé dans les contrées d'en deçà des mers, disant: « Nous autres Persans, Mèdes, Arméniens, Indiens et Elamites, nous vous craignons plus que notre propre maitre Haroun. Que dirons-nous des Macédoniens et des Grecs qui redoutent votre grandeur comme plus capable de les accabler que les flots de la mer d'lonie? Quant à tous les insulaires chez lesquels nous avons passé, ils se montrent tellement empressés et dévoués pour votre service qu'on les croirait nourris dans votre palais et comblés de vos plus magnifiques et plus honorables bienfaits. Mais les grands de ce pays ne nous semblent pas assez soigneux de vous plaire, si ce n'est en votre présence; et en effet quand, comme voyageurs, nous les avons suppliés de daigner faire quelque chose en notre faveur par respect pour vous que nous venions chercher de si loin, ils nous ont renvoyés sans nous écouter et les mains vides. » L'empereur alors priva de toutes leurs charges et honneurs les comtes et les abbés auxquels les ambassadeurs s'étaient présentés; quant aux évêques, il les condamna à de fortes amendes, et ordonna ensuite que les députés fussent reconduits avec les plus grands honneurs et les soins les plus attentifs jusqu'aux frontières de leur propre pays.

Il vint aussi des envoyés du roi d'Afrique qui offrirent en présent un lion de Libye, un ours de Numidie, du fer d'Ibérie, de la pourpre de Tyr, et d'autres productions rares de ces contrées. Le généreux Charles, non seulement alors, mais pendant tout le temps de sa vie, fit don, à son tour, aux Libyens très pauvres en terres labourables, des richesses que fournit l'Europe, le blé, le vin et l'huile; il les nourrit ainsi d'une main libérale, se les conserva éternellement soumis et fidèles, et n'eut pas besoin de les assujettir à de vils tributs.

Lui-même cependant envoya au roi de Perse des ambassadeurs qui lui présentèrent des chevaux et des mulets d'Espagne, des draps de Frise blancs, unis ou travaillés, et bleu saphir, les plus rares et les plus chers qu'on pût trouver dans ce pays; on y joignit des chiens remarquables par leur agilité et leur courage, et tels que le monarque persan les avait demandés précédemment pour chasser et prendre les lions et les tigres. Ce prince, donnant à peine un coup-d'oeil aux autres présents, demanda aux envoyés quelles bêtes fauves ces chiens étaient dressés à combattre. Les députés ayant répondu qu'ils mettraient en pièces sur-le-champ tous les animaux contre lesquels on les lâcherait, « C'est, répliqua le roi, ce que prouvera l'événement. » Voilà que le lendemain des bergers, fuyant devant un lion, poussent de grands cris; on les entendit du palais du roi, et celui-ci dit aux ambassadeurs: « Amis Francs, montez vos chevaux, et suivez-moi. » Ceux-ci, comme s'ils n'eussent éprouvé ni fatigue ni lassitude, marchèrent gaiment à la suite du monarque. Quand on fut arrivé en vue du lion, quoique encore loin, le chef des satrapes dit à nos gens: « Lancez vos chiens contre le lion. » Obéissant à cet ordre, et courant avec la plus grande vitesse, les Francs égorgèrent avec leurs épées d'un acier du Nord, et encore endurcies par le sang des Saxons, le lion saisi par les chiens de Germanie. A cette vue, Haroun, le héros le plus brave des princes de son nom, frappé de la supériorité de Charles, même dans les plus petites choses, lui prodigua les plus grands éloges en ces termes « Je reconnais maintenant combien est vrai tout ce que j'entends raconter de mon frère Charles; je le vois par son assiduité à la chasse, et son soin infatigable d'exercer sans cesse son corps et son esprit; il s'est accoutumé à vaincre tout ce qui existe sous le ciel. Que puis-je donc faire qui soit digne de ce roi qui m'a comblé de si honorables soins? Quand je lui donnerais la terre promise à Abraham et qu'a vue Josué, il ne pourrait, à cause de l'éloignement, la défendre des attaques des barbares; ou si son magnanime courage le portait à la protéger contre eux, je craindrais que les pays qui confinent à celui des Francs ne tâchassent de se soustraire à sa domination. Je chercherai cependant les moyens de lui faire ce présent; je lui céderai la suprême puissance sur ce pays, et je le gouvernerai comme son lieutenant. Que toutes les fois qu'il le voudra ou le jugera convenable, il m'envoie des commissaires, et il me trouvera administrateur fidèle des revenus de cette contrée. » La chose se fit ainsi. Ce que le poète représentait comme impossible, en disant: « Alors le Parthe boira dans l'Arar, ou le Germain dans le Tigre (31), » parut non seulement possible, mais très facile, aux jeunes gens, aux enfants et aux vieillards, par 'habileté du victorieux Charles, ainsi que par l'aller et le retour de ses envoyés et de ceux d'Haroun de la Parthie dans la Germanie et de la Germanie dans la Parthie; et il importe peu que les commentateurs veuillent entendre par Arar celui des fleuves de ce nom qui se précipite dans le Rhin (32), ou celui qui se jette dans le Rhône, car on les a souvent confondus par ignorance des lieux. En témoignage de ce fait, j'appellerai toute la Germanie qui, du temps de votre glorieux, père Louis (33), fut contrainte de payer un denier par chaque tête de boeuf, et par chaque manoir dépendant du domaine royal, pour le rachat des Chrétiens qui habitaient la Terre-Sainte, et, dans leur misère imploraient leur délivrance de votre père, comme anciens sujets de votre bisaïeul Charles et de votre aïeul Louis.

Puisqu'il s'offre une occasion de faire une honorable mention de votre père, dont on ne peut dire trop de bien, qu'il me soit permis de rapporter le pronostic qu'il est certain que le sage Charles porta de lui. Né et élevé avec le plus grand soin, pendant les six premières années, dans la maison de son père (34), déjà il passait à juste titre pour plus sage que les hommes sexagénaires. Son père, plein de tendresse, n'avait attendu qu'à grand'peine jusque-là, pour le présenter à son aïeul; prenant donc des bras de sa mère cet enfant qu'elle entourait des attentions les plus délicates, il se mit à lui apprendre quel maintien sérieux et timide il devait avoir devant l'empereur; comment, si par hasard ce prince l'interrogeait, il fallait répondre, et de quelle manière encore il avait à se conduire avec lui-même. Après ces instructions, il le mena au palais. Le premier ou le second jour, Charles l'ayant remarqué parmi la foule des spectateurs, et considéré d'un oeil curieux, demande à son fils: « A qui appartient cet enfant? - A moi et à vous, répond celui-ci, si vous daignez y consentir. - Apportez-le-moi donc, répondit le roi. » Cet ordre s'exécute; le sérénissime Auguste embrasse le petit garçon, et le remet à la place où il était d'abord. Celui-ci, connaissant sur le champ la grandeur de son rang, et ne voulant pas souffrir que qui que ce fût le précédât à la suite de l'empereur, rassemble ses forces, compose sa figure et sa démarche, et vient se placer auprès de son père et sur la même ligne. Le sage Charles s'en étant aperçu, appela son fils, et lui dit de demander à son enfant pourquoi il en agissait ainsi, et quelle audace lui donnait la présomption de s'égaler à son père. Le petit garçon fit cette réponse fondée en raison: « Quand j'étais votre vassal, je me tenais, comme il convenait, derrière vous, et au milieu de mes compagnons d'armes; mais maintenant que je suis votre compagnon, votre camarade d'armes, ce n'est pas à tort que je m'égale à vous. » Louis rapporta ces paroles a l'empereur qui prononça cet oracle: « Si cet enfant vit, il aura quelque chose de grand. » Ces mots, nous les avons empruntés de la vie d'Ambroise. Ceux dont se servit Charles peuvent se traduire exactement en latin; et certes c'est à bien juste titre que j'ai appliqué au grand Louis la prophétie faite a l'égard de saint Ambroise. Si en effet on excepte les liens et les choses sans lesquelles les empires terrestres ne peuvent subsister, c'est-à-dire, le mariage et l'usage des armes, dans tout le reste, ce prince égala Ambroise, et même, s'il est permis de le dire, le surpassa, en quelque manière, autant par son amour pour la religion qu'il le faisait par la puissance de son royaume. Vrai catholique par sa foi, très pieux adorateur de Dieu, il se montra toujours l'ami, le protecteur et le défenseur infatigable des serviteurs du Christ. Cela est si vrai que quand son fidèle, notre abbé Hartmut, maintenant simple religieux sous vos ordres (35), lui eut exposé que les minces possessions de Saint-Gall, provenant non de libéralités royales, mais de petites donations particulières, ne jouissaient d'aucun des privilèges accordés aux autres monastères, ni même du bénéfice des lois communes à tous les sujets, et ne pouvaient par conséquent trouver ni défenseur, ni avocat, ce prince s'opposant lui-même à tous nos adversaires, ne rougit pas de se déclarer, en présence de tous ses grands, le protecteur de notre pauvreté. Dans ce temps aussi, il recourut à votre bonté par une lettre, afin que, par votre autorité, et après vous avoir prêté serment, nous pussions librement chercher à nous procurer tout ce dont nous aurions besoin. Mais, hélas! Que je suis insensé! Me laissant entraîner au plaisir personnel de parler de la bienveillance spéciale qu'il nous a témoignée, je néglige à tort de dire combien sa bienfaisance, sa grandeur et sa magnanimité ont été générales et au-dessus de tout éloge.

Cet aimable roi ou empereur de toute la Germanie, de la Rhétie, de l'ancienne France, de la Saxe, de la Thuringe, du Norique, de la Pannonie, et de toutes les nations septentrionales, était d'une haute stature et parfaitement bienfait; ses yeux étincelaient comme les astres; il avait la voix sonore et tout à fait mâle; doué d'une sagesse remarquable et d'un esprit très pénétrant, il ne cessait de les fortifier et de les enrichir par une étude assidue des Écritures. Aussi déployait-il une énergique et incomparable vivacité pour prévenir et surmonter toutes les embûches que lui tendaient ses ennemis, terminer les querelles de ses sujets, et assurer à ses fidèles toutes sortes d'avantages. Dans la suite des temps, il se montra de plus en plus redoutable à toutes les nations abattues par ses ancêtres, et ce fut à bon droit, puisque jamais il ne souilla sa langue par la condamnation des chrétiens, ni sa main par l'effusion de leur sang, à moins d'y être contraint par la nécessité la plus absolue. En quelle occasion il le fit (36), je ne veux pas le raconter avant d'avoir vu près de vous un jeune Louis, ou un petit Charles. Mais, après le meurtre dont il s'agit, rien au monde ne put le déterminer à condamner à mort qui que ce fût. Cependant les hommes accusés de trahison ou d'infidélité, il les comprimait et les empêchait de nuire en les dépouillant de leurs honneurs, ne se laissant jamais fléchir à leur égard, ni par aucune circonstance, ni par le laps du temps, et ne souffrant pas qu'ils remontassent à leur ancien rang; il surpassait si fort tous les autres hommes par son zèle pour la prière, sa rigoureuse observance des jeûnes, et ses soins pour le service divin, qu'à l'exemple de saint Martin, quelque étranger que fût à la religion ce qu'il faisait, il semblait toujours avoir le Seigneur devant les yeux et le prier. Il s'abstenait, aux jours fixés, de viande et de tous mets recherchés Au temps des Rogations, s'il se trouvait à Ratisbonne, il allait pieds nus du palais à l'église épiscopale, ou au monastère de Saint-Emmeram, et suivait ainsi la croix. Dans les autres villes il se conformait aux usages des habitants. Il construisit à Francfort et à Ratisbonne, des oratoires, chapelles et églises neuves et d'un admirable travail. Les pierres qu'on avait amassées ne suffisant pas en raison de l'immensité des bâtiments, il fit abattre les murs de ces villes, et trouva dans leurs cavités, autour des cadavres des anciens, une si grande quantité d'or que non seulement il en orna les basiliques de ces cités, mais qu'il enferma des livres écrits dans des coffres de même métal de l'épaisseur d'un doigt. Aucun clerc, s'il n'était habile dans la lecture ou le chant, n'avait la présomption, je ne dis pas de rester auprès de lui, mais de se présenter à ses yeux. Autant il méprisa les moines qui violaient leurs voeux, autant il combla de toute son affection ceux qui les gardaient fidèlement. Il se montrait toujours si rempli de douceur et de gaieté que, si l'on arrivait triste auprès de lui, sa seule vue ou quelques mots suffisaient pour vous renvoyer tout réjoui. Si quelque chose de mauvais ou d'inepte échappait en sa présence, ou s'il en était informé d'ailleurs, le seul mécontentement de ses regards en punissait si bien que ce qui est écrit du juge éternel du for intérieur de l'homme: « Le roi, assis sur le trône de son empire, dissipe tout mal par la seule vue de sa face,» se trouvait vérifié sans aucun doute en lui, et par-delà ce que le destin accorde aux mortels. Je ne dis tout ceci que bien en raccourci et par digression; mais si ma vie me le permet, et que Dieu me soit favorable, je fais voeu d'en écrire bien davantage sur ce prince. Maintenant il faut revenir à mon sujet.

Comme le grand concours de gens arrivant de toutes parts, les dévastations des Saxons, les plus indomptés des hommes, les brigandages et les pirateries des Normands et des Sarrasins avaient forcé l'empereur Charles de prolonger un peu trop son séjour à Aix­la-Chapelle, et que, dans le même temps, son fils Pepin dirigeait la guerre contre les Huns, des nations barbares sorties du Nord ravagèrent le Norique, et une grande partie de la France orientale. Charles l'ayant appris marcha lui-même contre ces peuples, et les écrasa tous, à tel point qu'il ordonna de toiser les jeunes garçons et les enfants même avec les épées, et de décapiter tous ceux qui excéderaient en hauteur cette mesure. De ce fait en naquit un autre beaucoup plus grand et plus fameux. Quand votre très saint aïeul eut quitté ce monde, certains géants, tels que ceux dont l'Écriture raconte qu'ils vinrent des fils de Seth et des filles de Cain (37), par un effet de la colère de Dieu, enflés de l'esprit d'orgueil et tout à fait semblables à ceux qui dirent: « Qu'avons-nous de commun avec David? Quel héritage avons-nous à espérer du fils de David? (38) » méprisant la race de Charles quoique d'une bonne nature, s'efforcèrent de se partager l'autorité dans le royaume et de ceindre le diadème. Alors quelques gens de condition moyenne, inspirés de Dieu, protestèrent que, puisque le célèbre Charles avait autrefois mesuré à son épée les ennemis des chrétiens, tant qu'il se trouverait quelqu'un de sa famille aussi haut qu'une épée, celui-là seul commanderait aux Francs et même aux Germains: cette faction diabolique, frappée de ces paroles comme d'un coup de foudre, fut partout détruite.

Vainqueur des étrangers, Charles se vit enveloppé, par les siens mêmes, dans un piège étonnant, mais grossier. Comme en effet il revenait de l'Esclavonie dans son royaume, un fils qu'il avait eu d'une concubine, et que sa mère, pour lui présager sa grandeur, avait honoré du nom du glorieux Pepin, s'empara presque de lui, et le dévoua à la mort, autant du moins qu'il fut en son pouvoir de le faire. Voici de quelle manière la chose se découvrit. Quelques grands s'étant réunis dans l'église de Saint-Pierre, on délibéra sur la mort de l'empereur. Le parti une fois arrêté, Pepin, qui craignait qu'on eût pu les entendre de quelque endroit secret, ordonna de chercher si quelqu'un ne se serait pas caché dans les coins de l'église ou sous les autels. Voilà que, comme ces hommes le redoutaient, ils trouvent un clerc tapi sous un autel; ils le prennent, et le contraignent à jurer qu'il ne trahira pas leur projet. L'autre, pour sauver sa vie, fait le serment qu'on lui dicte, mais à peine les conjurés sont-ils retirés, que, tenant peu de compte de ce serment sacrilège, il court au palais. Ce n'est qu'avec une extrême difficulté qu'il franchit sept passages et autant de portes, et parvient jusqu'à la chambre à coucher de l'empereur. Il frappe. Charles, toujours alerte, s'éveille, tout étonné que quelqu'un ose venir le troubler à une pareille heure; il ordonne cependant aux femmes qui se tenaient d'ordinaire près de lui pour le service de la reine et de ses filles, d'aller voir qui était à la porte, et ce qu'on demandait. Celles-ci sortent donc, et voyant un homme de la condition la plus inférieure, referment la porte, se cachent dans les coins de la chambre, et pressent leur robe sur leur bouche pour étouffer les éclats de leur rire moqueur. Mais l'empereur, à la sagacité duquel rien sous le ciel ne pouvait échapper, demande à ces femmes ce qu'elles ont, et qui frappait à la porte. Comme on lui répondit que c'était un misérable marchand sans barbe, sot et insensé, n'ayant pour tout vêtement qu'une chemise de toile et des haut-de-chausses, et qui sollicitait la permission de lui parler sur le champ, le monarque ordonna de l'introduire. Le clerc, courant se jeter à ses pieds, lui dévoila dans le plus grand détail tout le complot. Avant la troisième heure du jour, tous les conjurés, ne soupçonnant rien du sort qui les menaçait très justement furent ou exilés ou punis d'autres peines. Quant au nain et bossu Pepin, battu sans pitié et tondu, il fut envoyé pour un certain temps, et par correction, au monastère de Saint-Gall, regardé comme l'endroit le plus pauvre, et le plus mesquin séjour de ce vaste Empire.

Peu de temps après, quelques-uns des principaux d'entre les Francs formèrent le projet de mettre la main sur leur roi. Ce prince en fut complètement instruit; mais, répugnant à perdre ces hommes qui, s'ils eussent voulu le bien, auraient pu être d'un grand secours aux Chrétiens, il envoya des messagers demander à ce même Pepin ce qu'il fallait faire des coupables. Les députés le trouvèrent dans le jardin avec les moines les plus âgés, occupé, pendant que les plus jeunes vaquaient à des travaux plus rudes, à arracher avec une bèche les orties et les mauvaises herbes, afin que les plantes utiles pussent croître avec plus de force. Ils lui exposèrent le sujet de leur arrivée; mais lui, poussant de profonds soupirs, à la manière des gens infirmes, toujours plus rancuneux que les hommes bien portants, répondit: « Si Charles attachait le moindre prix à mes avis, il ne me tiendrait pas ici pour être si indignement traité; je ne lui demande rien, dites-lui seulement ce que vous m'avez vu faire. » Mais ceux-ci, craignant de retourner vers le formidable empereur sans réponse positive, pressèrent Pepin à plusieurs reprises de leur dire ce qu'ils devaient rapporter à leur maitre. L'autre leur répliqua tout en colère: « Je n'ai rien à lui mander, sinon ce que je fais; je nettoie les ordures pour que les bons légumes puissent croître plus librement. » Les envoyés se retirèrent donc tout affligés, et comme des hommes qui ne rapportaient aucune réponse raisonnable. De retour auprès de Charles, et interrogés sur le résultat de leur mission, ils se plaignirent de s'être fatigués à faire un si long chemin, et d'avoir pris tant de peine sans pouvoir lui rapporter même une réponse précise. Le monarque, plein de sagacité, leur demanda de point en point où ils avaient trouvé Pepin, ce qu'il faisait et leur avait dit. « Nous l'avons vu, répondirent-ils, assis sur un escabeau rustique, nettoyant avec une bêche une planche de légumes; lui, ayant expliqué la cause de notre voyage, nous n'avons pu tirer de lui, après force instances, que ces seuls mots: « Je n'ai rien à mander à l'empereur, sinon ce que je fais; je nettoie les ordures pour que les bons légumes puissent croître plus librement. » A ces paroles, l'empereur, qui ne manquait pas de finesse et était plein de sagesse, se frottant les oreilles et enflant ses narines, leur dit: « Fidèles vassaux, vous me rapportez une réponse remplie de sens, » Pendant que tous les conspirateurs tremblaient pour leurs jours, lui, passant de la menace à l'effet, les fit tous disparaître du milieu des vivants, et, pour étendre et fortifier sa puissance, gratifia ses fidèles des terres occupées par ces hommes inutiles à son service. Un de ces conjurés s'était mis en possession de la colline la plus élevée de France, pour voir de la tout ce qui l'entourait. Le roi le fit attacher à une très haute potence sur cette même colline, Quant à Pepin, son bâtard, il lui permit de choisir le lieu où il désirait passer sa vie. D'après l'option qu'on lui laissait, celui-ci se décida pour, un monastère alors fort célèbre, actuellement détruit. On sait avec certitude le motif de sa ruine; mais je ne le dirai que quand je verrai le flanc de votre petit Bernard ceint d'une épée.

Le magnanime Charles s'indignait cependant de se voir contraint de marcher en personne coutre ces nations barbares, tandis que le premier venu de ses ducs eût pu suffire pour de telles expéditions; qu'il en fût ainsi, je vais le prouver par un fait particulier à l'un de mes compatriotes. II était un certain guerrier, appelé Cisher (39) et qui valait à lui seul une grande et terrible partie de l'armée; il avait une taille si haute qu'on eût pu le croire sorti de la race d'Enachim, s'il n'y eût pas eu entre elle et lui un si grand intervalle de temps et de lieu. Chaque fois qu'il se trouvait près du fleuve de la Doire enflé et débordé par les torrens des Alpes, et qu'il ne pouvait forcer son énorme cheval à entrer, je ne dirai pas dans les flots agités, mais même dans les eaux tranquilles de cette rivière, prenant alors les rênes il le traînait flottant derrière lui en disant: « Par mon seigneur Gall, que tu le veuilles ou non, tu me suivras. » Ce guerrier donc avait, à la suite de l'empereur, abattu des Bohémiens, des Wiltzes et des Avares comme on ferait l'herbe d'une prairie, et les avait tenus suspendus au bois de sa lance ainsi qu'on porte des oisons. Quand il fut revenu vainqueur dans ses foyers, et que ses voisins, qui avaient croupi dans un honteux repos, lui demandaient s'il s'était plu dans le pays des Wénèdes: « Que m'importent, répondait-il, ces petites grenouilles? J'en portais çà et là sept, huit, et même neuf enfilés sur ma lance et murmurant je ne sais quoi; c'est bien à tort que notre seigneur roi et nous nous fatiguons contre de pareils vermisseaux. »

Vers le même temps comme l'empereur venait de mettre la dernière main à la guerre contre les Huns et de réduire les nations dont il a été parlé, une irruption des Normands causa de vives inquiétudes aux Francs et aux Gaulois. L'invincible Charles, revenant dans ses États par la route de terre, quoique fort étroite et impraticable, forma le projet de les attaquer dans leur propre pays. Mais, soit que la providence divine ne fût pas pour nous, afin d'éprouver Israel par le bras de ces hommes, suivant l'expression de l'Écriture (40), soit que nos péchés s'élevassent contre nous, toutes les tentatives de Charles demeurèrent sans succès; et ce qui suffit pour prouver combien toute l'année eut à souffrir, on compta, dans les troupes d'un seul abbé, cinquante paires de boeufs enlevées en une seule nuit par la peste. Charles, le plus sage des hommes, ne voulant pas désobéir à l'Écriture et lutter contre le cours du fleuve (41), abandonna son entreprise. Mais tandis qu'il employait un long temps à parcourir son vaste empire, encouragé par son éloignement, Grodefroi, roi des Normands, attaqua les frontières des Francs et fixa son séjour à Mussel-Gau; mais un jour qu'il voulait détourner son faucon d'une cigogne, un de ses fils dont il venait tout récemment de quitter la mère pour prendre une autre femme, le suivit et le fendit en deux d'un coup d'épée. Alors, comme autrefois quand Holopherne fut tué (42), aucun des Normands n'osa se confier à son courage et à ses armes, et tous cherchèrent leur sûreté dans la fuite. C'est ainsi que la France, de peur qu'à l'exemple de l'ingrat Israël elle ne se glorifiât contre Dieu, fut délivrée sans qu'elle eût fait le moindre effort. Mais Charles, qui n'avait jamais été vaincu et ne devait jamais l'être, tout en rendant gloire au Seigneur de ce bienfait, se plaignit souvent que son absence eût permis qu'il échappât un seul de ces Normands: « Hélas! ô douleur! disait-il; pourquoi n'ai-je pas mérité de voir comment mon bras chrétien aurait joué sur ces Singes? »

Charles, qui toujours était en course arriva par hasard et inopinément dans une certaine ville maritime de la Gaule narbonnaise. Pendant qu'il dînait et n'était encore connu de personne, des corsaires normands vinrent pour exercer leurs pirateries jusque dans le port. Quand on aperçut les vaisseaux on prétendit que c'étaient des marchands juifs selon ceux-ci, africains suivant ceux-là, bretons au sentiment d'autres; mais l'habile monarque, reconnaissant, à la construction et à l'agilité des bâtiments, qu'ils portaient, non des marchands, mais des ennemis, dit aux siens: « Ces vaisseaux ne sont point chargés de marchandises, mais remplis de cruels ennemis. » A ces mots, tous ses Francs à l'envi les uns des autres, courent à leurs navires, mais inutilement. Les Normands, en effet, apprenant que là était celui qu'ils avaient coutume d'appeler Charles-le-Marteau, craignirent que toute leur flotte ne fût prise dans ce port, ou ne pérît réduite en débris, et ils évitèrent par une fuite d'une inconcevable rapidité, non seulement les glaives, mais même les yeux de ceux qui les poursuivaient. Le religieux Charles cependant saisi d'une juste crainte, se levant de table, se mit à la fenêtre qui regardait l'Orient, et demeura très longtemps le visage inondé de pleurs. Personne n'osant l'interroger, ce prince belliqueux, expliquant aux grands qui l'entouraient la cause de son action et de ses larmes, leur dit: « Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure si amèrement? Certes, je ne crains pas que ces hommes réussissent à me nuire par leurs misérables pirateries; mais je m'afflige profondément que, moi vivant, ils aient été près de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d'une violente douleur quand je prévois de quels maux ils écraseront mes neveux et leurs peuples. » Que la bonté tutélaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ empêche qu'un tel malheur arrive, et que votre épée trempée dans le sang des Normands nous en préserve et se joigne à celle de votre frère Carloman teinte du sang de ces mêmes hommes! Dans ce moment, il est vrai, votre glaive est couvert de rouille, non par lâcheté, mais, à cause de la pauvreté et du peu d'étendue des propriétés d'Arnoul, si distingué parmi vos fidèles; ordonnez, et votre puissante volonté rendra facilement à ce glaive son tranchant et son éclat. Et en effet, ce seul petit rameau est, avec le faible rejeton de Bennolin, tout ce qui, par votre protection spéciale, a pullulé de la féconde souche de Louis; il convient donc d'insérer dans l'histoire du prince de même nom que vous, et sur votre grand aïeul Pepin (43), quelque chose qu'avec le secours de la clémence divine votre petit Charles à venir et votre jeune Louis puissent imiter.

Les Romains tourmentés par les dévastations des Lombards ou d'autres peuples, envoyèrent des députés à ce même Pepin le supplier de daigner, pour l'amour de saint Pierre, venir au plus vite à leur secours. Ce prince ayant subjugué rapidement les ennemis, entra vainqueur à Rome mais uniquement pour y rendre grâces à Dieu, et fut accueilli des Romains avec ce chant de louanges: « Les compagnons des apôtres et les serviteurs du Seigneur sont arrivés aujourd'hui portant la paix et éclairant la patrie; et ils ont donné la paix aux nations et délivré le peuple de Dieu. » De là certains hommes ignorant la force et l'origine de ces paroles ont pris l'habittude de les chanter le jour de la nativité des saints apôtres. Quant à Pepin, craignant d'exciter l'inquiétude de Rome, et surtout, pour parler plus vrai, de Constantinople, il revint bientôt en France. Instruit que les principaux de son armée ne manquaient aucune occasion de le déchirer en secret avec mépris, il ordonna d'amener un taureau d'une grandeur à inspirer l'effroi, et d'un courage indomptable, et de lâcher contre lui un lion d'une extrême férocité. Celui-ci, fondant sur le taureau avec la plus violente rapidité, le saisit au cou, et le jeta par terre. « Allez, dit le roi, à ceux qui l'entouraient; allez arracher le lion de dessus le taureau, ou tuez-le sur le corps de son adversaire. » Ceux-ci se regardant les uns les autres, et le coeur glacé de frayeur, purent à peine articuler en sanglotant ce peu de mots: « Seigneur, il n'est point d'homme sous le ciel qui ose tenter une telle entreprise. » Le roi plus hardi se lève alors de son trône, tire son épée, sépare des épaules la tête du lion et celle du taureau, remet son glaive dans le fourreau, et se rasseoit en disant: « Vous semble-t-il que je puisse être votre seigneur? N'avez-vous donc jamais entendu dire comment David enfant a vaincu le géant Goliath, et comment Alexandre, malgré sa petite taille, a traité ses généraux de la plus haute stature? » Tous alors tombèrent à terre comme frappés de la foudre, en s'écriant: « Qui, à moins d'être fou, refuserait de reconnaître que vous êtes fait pour commander aux mortels? »

Ce n'est pas seulement contre les bêtes féroces et les hommes que Pepin se montrait si courageux; il livra encore, aux iniquités du démon, un combat jusqu'alors inoui. Des thermes avaient été construits tout récemment à Aix-la-Chapelle, et on voyait bouillir des eaux chaudes et très salutaires; le roi enjoignit à son camérier de pourvoir à ce que les sources fussent bien nettoyées, et qu'on n'y admît personne d'inconnu. Cet ordre exécuté, Pepin prend son épée, et se rend au bain pieds nus et couvert d'une simple toile. L'antique ennemi du genre humain l'attaque tout à coup, et se met en devoir de le tuer. Le monarque se fortifie par le signe de la croix, tire son glaive, et prenant une ombre pour un être humain, enfonce en terre son invincible fer, si profondément qu'il ne put le retirer qu'après de longs et pénibles efforts. Cette ombre était cependant d'une telle épaisseur que toutes les fontaines furent souillées de pus, de sang et d'une horrible graisse. Mais inaccessible à toute crainte, Pepin dit à son serviteur: « Ne prends aucun souci de tout cela, et fais écouler cette eau infecte, afin que je puisse me laver dans celle qui restera pure. »

Je m'étais proposé, auguste empereur, de vous retracer en peu de mots l'histoire de votre bisaïeul Charles, dont toutes les actions vous sont si bien connues; mais de même que l'occasion s'est offerte à moi de parler de votre très glorieux père Louis, surnommé Illustre; de même aussi j'aurais regardé comme un crime de ne rien dire de tout ce qu'a fait votre religieux ancêtre Pepin le Jeune, sur lequel les modernes gardent par incurie un silence absolu. Car, pour Pepin l'Ancien, le savant Bède, dans son Histoire ecclésiastique, lui a consacré un livre presque entier. Ayant donc rapporté ces choses par une digression de mon sujet, il est temps qu'après m'être amusé comme fait le cygne qui s'ébat dans l'eau, je revienne à Charles, cet illustre prince de même nom que vous. Mais si nous n'omettions rien de tout ce qu'il fit dans la guerre, jamais nous n'arriverions à pouvoir parler de sa vie journalière et privée. Je vais donc raconter aussi brièvement que je le pourrai ce qui se rapporte à mon sujet actuel.

Après la mort du victorieux Pepin, les Lombards inquiétèrent Rome de nouveau. L'invincible Charles, quoique fort occupé dans les pays en deçà des Alpes, prit rapidement la route d'Italie, et asservit les Lombards humiliés, soit en leur livrant de sanglants combats, soit en les contraignant à se rendre d'eux mêmes à discrétion; et pour s'assurer que jamais ils ne secoueraient le joug des Francs, et ne se permettraient de nouvelles attaques contre le domaine de saint Pierre, il épousa la fille de Didier, leur prince. Peu de temps après, et par l'avis des plus saints prêtres, il abandonna, comme si elle fût déjà morte, cette princesse toujours malade et inhabile à lui donner des enfants. Le père irrité, liant à sa cause ses compatriotes sous la foi du serment, s'enferma dans les murs de Pavie, et leva l'étendard de la révolte contre l'invincible Charles. Ce prince l'ayant su d'une manière certaine, marcha en toute hâte vers l'Italie. Quelques années auparavant un des grands du royaume, nommé Ogger, ayant encouru la colère du terrible Charles, s'était réfugié près de ce même Didier. Quand tous deux apprirent que le redoutable monarque venait, ils montèrent sur une tour très élevée, d'où ils pouvaient le voir arriver de loin et de tous côtés. Ils aperçurent d'abord des machines de guerre, telles qu'il en aurait fallu aux armées de Darius ou de Jules (44); « Charles, demanda Didier à Ogger, n'est-il pas avec cette grande armée? » Non répondit celui-ci. Le Lombard voyant ensuite une troupe immense de simples soldats assemblés de tous les points de notre vaste empire, finit par dire à Ogger: « Certes, Charles s'avance triomphant au milieu de cette foule. » « Non, pas encore, et il ne paraîtra pas de sitôt, » répliqua l'autre: « Que pourrons-nous donc faire, reprit «Didier, qui commençait à s'inquiéter, s'il vient accompagné d'un plus grand nombre de guerriers? - Vous le verrez tel qu'il est quand il arrivera, répondit Ogger; mais, pour ce qui sera de nous, je l'ignore. » Pendant qu'ils discouraient ainsi parut le corps des gardes qui jamais ne connaît de repos. A cette vue, le Lombard, saisi d'effroi, s'écrie: « Pour le coup c'est Charles. - Non, reprit Ogger, pas encore. » A la suite viennent les évêques, les abbés, les clercs de la chapelle royale et les comtes; alors Didier ne pouvant plus supporter la lumière du jour ni braver la mort, crie en sanglotant: « Descendons et cachons­nous dans les entrailles de la terre, loin de la face et de la fureur d'un si terrible ennemi. » Ogger tout tremblant, qui savait par expérience ce qu'étaient la puissance et les forces de Charles, et l'avait appris par une longue habitude dans un meilleur temps, dit alors « Quand vous verrez les moissons s'agiter d'horreur dans les champs, le sombre Pô et le Tésin inonder les murs de la ville de leurs flots noircis par le fer, alors vous pourrez croire à l'arrivée de Charles. » II n'avait pas fini ces paroles qu'on commença de voir au couchant comme un nuage ténébreux soulevé par le vent de nord ouest ou Borée, qui convertit le jour le plus clair en ombres horribles. Mais l'empereur approchant un peu plus, l'éclat des armes fit luire pour les gens enfermés dans la ville un jour plus sombre que toute espèce de nuit. Alors parut Charles lui-même, cet homme de fer, la tête couverte d'un casque de fer, les mains garnies de gantelets de fer, sa poitrine de fer et ses épaules de marbre défendues par une cuirasse de fer, la main gauche armée d'une lance de fer qu'il soutenait élevée en l'air, car sa main droite, il la tenait toujours étendue sur son invincible épée. L'extérieur des cuisses que les autres, pour avoir plus de facilité à monter à cheval, dégarnissaient même de courroies, il l'avait entouré de lames de fer. Que dirai­je de ses bottines? Toute l'armée était accoutumée à les porter constamment de fer; sur son bouclier on ne voyait que du fer. Son cheval avait la couleur et la force du fer. Tous ceux qui précédaient le monarque, tous ceux qui marchaient à ses côtés, tous ceux qui le suivaient, tout le gros même de l'armée avaient des armures semblables, autant quel les moyens de chacun le permettaient. Le fer couvrait les champs et les grands chemins. Les pointes du fer réfléchissaient les rayons du soleil. Ce fer si dur était porté par un peuple d'un coeur plus dur encore. L'éclat du fer répandit la terreur dans les rues de la cité: « Que de fer! Hélas, que de fer! » Tels furent les cris confus que poussèrent les citoyens. La fermeté des murs et des jeunes gens s'ébranla de frayeur à la vue du fer, et le fer paralysa la sagesse des vieillards. Ce que, moi pauvre écrivain bégayant et édenté, j'ai tenté de peindre dans une traînante description, Ogger l'aperçut d'un coup d'oeil rapide, et dit à Didier: « Voici celui que vous cherchez avec tant de peine, » et en proférant ces paroles, il tomba presque sans vie. Comme ce même jour les citoyens, soit par folie, soit par quelque espérance de pouvoir résister, ne voulurent pas recevoir Charles dans leur ville, ce prince fertile en artifices dit aux siens: « Faisons aujourd'hui quelque chose de mémorable pour qu'on ne nous accuse pas d'avoir passé ce jour dans l'oisiveté. Hâtons-nous de construire une chapelle où, si l'on ne nous ouvre bientôt les portes, nous puissions assister au service divin. » A peine eut-il achevé ces mots que ses ouvriers qui, toujours l'accompagnaient, courant les uns d'un côté, les autres d'un autre, amassèrent et apportèrent, ceux-ci de la chaux et des pierres, ceux-là du bois et d'autres approvisionnements. Depuis la quatrième heure du jour, et avant que la douzième fût terminée, ils construisirent, avec l'aide des apprentis et des soldats, une église dont les murs, les toits, les lambris et les peintures étaient tels que quiconque l'eût vue aurait pensé qu'elle n'avait pu être achevée en moins d'une année tout entière. Dès le lendemain, quelques-uns des citoyens voulaient se rendre, tandis que d'autres persistaient, quoiqu'en vain, à se défendre, ou, pour parler plus vrai, à se tenir enfermés dans leurs murs; mais Charles soumit et prit la ville sans effusion de sang, et par sa seule adresse; je laisse ce fait à raconter à ceux qui suivent votre Grandeur, non par un sentiment d'amour, mais dans la vue de faire quelque profit.

Marchant ensuite vers d'autres lieux, le pieux Charles arriva dans la ville du Frioul (45), que ceux qui se croient savants appellent forum Julii. Dans ce même temps, l'évêque, ou, pour me servir du langage nouveau, le patriarche de cette cité touchait par hasard au terme de sa vie; le religieux empereur s'étant hâté de venir le voir, afin qu'il pût lui désigner le nom de son successeur, le prélat soupira profondément et avec une grande piété, disant: « Seigneur, cet évêché que j'ai occupé longtemps sans en retirer aucun avantage ou profit spirituel, je l'abandonne à la volonté de Dieu et à votre disposition, dans la crainte d'être accusé devant l'inévitable et incorruptible juge d'avoir, même après ma mort, ajouté quelque chose à l'immense mesure de mes péchés que je n'ai que trop grossie pendant ma vie. » Le sage monarque fut si charmé de ces paroles qu'il jugea cet évêque comparable, à juste titre, aux anciens Pères de l'Église. Charles, le plus actif de tous les Francs les plus infatigables, s'arrêta quelque temps dans ce pays, afin de donner un successeur au digne prélat mourant. Un certain jour de fête, après la célébration de la messe, il dit aux siens: « Ne nous laissons pas engourdir dans un repos qui nous menerait à la paresse; allons chasser jusqu'à ce que nous ayons pris quelque animal, et partons tous vêtus comme nous le sommes. » La journée était froide et pluvieuse. Charles portait un habit de peau de brebis qui n'avait pas plus de valeur que le rochet dont la sagesse divine approuva que saint Martin se couvrît la poitrine pour offrir, les bras nus, le saint sacrifice. Les autres Grands, arrivant de Pavie, où les Vénitiens avaient apporté tout récemment, des contrées au-delà de la mer, toutes les richesses de l'Orient, étaient vêtus, comme dans les jours fériés, d'habits surchargés de peaux d'oiseaux de Phénicie entourées de soie, de plumes naissantes du cou, du dos et de la queue des paons enrichies de pourpre de Tyr et de franges d'écorce de cèdre. Sur quelques-uns brillaient des étoffes piquées; sur quelques autres, des fourrures de loir. C'est dans cet équipage qu'ils parcoururent les bois; aussi revinrent-ils déchirés par les branches d'arbres, les épines et les ronces, percés par la pluie, et tachés par le sang des bêtes fauves ou les ordures de leurs peaux. « Qu'aucun de nous, dit alors le malin Charles, ne change d'habits jusqu'à l'heure où on ira se coucher; nos vêtements se sécheront mieux sur nous. »

A cet ordre, chacun, plus occupé de son corps que de sa parure, se mit à chercher partout du feu pour se réchauffer. A peine de retour, et après être demeurés à la suite du roi jusqu'à la nuit noire, ils furent renvoyés à leurs demeures. Quand ils se mirent à ôter ces minces fourrures et ces fines étoffes qui s'étaient plissées et retirées au feu, elles se rompirent, et firent entendre un bruit pareil à celui de baguettes sèches qui se brisent. Ces pauvres gens gémissaient, soupiraient, et se plaignaient d'avoir perdu tant d'argent dans une seule journée. II leur avait auparavant été enjoint par l'empereur de se présenter le lendemain avec les mêmes vêtements. Ils obéirent; mais tous alors, loin, de briller dans de beaux habits neufs, faisaient horreur avec leurs, chiffons infects et sans couleur. Charles, plein de finesse, dit au serviteur de sa chambre: « Frotte un peu notre habit dans tes mains, et rapporte nous le. » Prenant ensuite dans ses mains et montrant à tous les assistants ce vêtement qu'on lui avait rendu bien entier et bien propre, il s'écria: « O les plus fous des hommes! Quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits? Est-ce le mien que je n'ai acheté qu'un sou, ou les vôtres qui vous ont coûté non seulement des livres pesant d'argent, mais plusieurs talens? » Se précipitant la face contre terre, ils ne purent soutenir sa terrible colère. Cet exemple, votre religieux père l'a imité si bien, non pas une fois seulement, mais pendant tout le cours de sa vie, qu'aucun de ceux qu'il jugea dignes d'être admis à le connaître et à recevoir ses instructions, n'osa jamais porter à l'armée et contre l'ennemi autre chose que ses armes, des vêtements de laine et du linge. Si quelqu'un d'un rang inférieur, et ignorant cette règle, se présentait à ses yeux avec des habits de soie, ou enrichis d'or et d'argent, il le gourmandait fortement, et le renvoyait corrigé, et rendu même plus sage par ces paroles: « O toi, homme tout d'or! O toi, homme tout d'argent! O toi tout vêtu d'écarlate! Pauvre infortuné, ne te suffit-il pas de périr seul par le sort des batailles? Ces richesses dont il eût mieux valu racheter ton âme, veux-tu les livrer aux mains des ennemis pour qu'ils en parent les idoles des Gentils? »

Mais combien l'invincible Louis aima le fer depuis son plus jeune âge jusqu'à sa soixante-dixième année, et comment, avec le fer, il donna un étonnant spectacle aux députés des Normands, je le redirai, quoique vous le sachiez mieux que moi. Chacun des rois des Normands lui avait envoyé de l'or et de l'argent comme témoignage de leur dévouement, et leurs épées en signe de leur éternelle soumission et obéissance. Le roi ordonna que l'argent fût jeté sur le pavé, que nul n'y portât les yeux sans indignation, et que tous le foulassent aux pieds comme de la boue. Quant aux glaives, assis sur son trône élevé il commanda qu'on les lui apportât pour les essayer. Les envoyés, craignant que quelque soupçon fâcheux ne pût s'élever contre eux, présentèrent à l'empereur, et à leur propre péril, les épées par la pointe, comme les serviteurs ont, coutume de donner les couteaux à leur maître. Ce prince, en ayant pris une par la garde, s'efforça de la ployer de la pointe jusqu'en haut; mais elle se rompit entre ses mains plus fortes que le fer même. Alors un des députés, tirant la sienne du fourreau, et la lui offrant avec respect, comme font les serviteurs, lui dit: « Seigneur, vous trouverez celle-ci, j'espère, aussi forte et aussi flexible qu'il convient à votre bras invincible. » César la prit, et vraiment César selon la prophétie d'Isaïe: « Rappelez dans votre esprit cette roche dont vous avez été taillé (46), ce prince, chef d'oeuvre de Dieu, qui surpassait en force de corps et en courage les hommes qui peuplaient autrefois la Germanie, plia ce glaive de la pointe à la poignée, comme il aurait fait de l'osier, et lui permit ensuite de revenir peu à peu à son premier état. Les ambassadeurs, saisis d'étonnement, et se regardant l'un l'autre, s'écrièrent: « Plût à Dieu que l'or parût aussi vil à nos princes, et que le fer leur fût aussi précieux! »

Puisque l'occasion se présente de parler des Normands, je montrerai en peu de mots, par le récit de choses qui se sont passées du temps de votre aïeul Charles, quel prix ils attachaient à la foi et au baptême.

Longtemps après la mort du belliqueux David, les nations voisines, soumises à son empire par la force de son bras, acquittèrent les tributs au pacifique Salomon son fils; de même, par suite de sa crainte pour le très auguste empereur Charles et des impôts qu'elle lui payait, la féroce nation des Normands continua d'honorer du même respect son fils Louis. Un jour l'empereur, touché de compassion pour ces peuples, demanda à leurs envoyés s'ils voulaient recevoir la religion chrétienne. Ceux-ci ayant répondu qu'ils étaient prêts à lui obéir en tous lieux et en toutes choses, il ordonna qu'on les baptisât au nom de celui dont saint Augustin a dit: « S'il n'y avait pas de Trinité, celui qui est toute vérité n'aurait pas dit: « Allez, et instruisez toutes les nations en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Traités par les principaux officiers du palais comme des enfants d'adoption, ces Normands reçurent par les mains de leurs parrains, et de la garde-robe même de César, en habits précieux et autres ornements, un costume de Franc entièrement blanc. Cela se répéta souvent et pendant longtemps; des Normands en très grand nombre, et par amour, non de Jésus-Christ, mais des biens terrestres, se hâtèrent de venir, d'année en année, offrir leurs respects à l'empereur, le saint jour de Pâques, non plus comme députés, mais comme vassaux très dévoués. Un certain jour plusieurs arrivèrent par hasard jusqu'à Louis; l'empereur leur demanda s'ils désiraient être baptisés, et, sur leur déclaration affirmative, il enjoignit de répandre sur eux l'eau sainte sans tarder davantage. Comme on n'avait pas assez d'habits de lin tout prêts, il prescrivit de couper des surplis et de les coudre en forme de linceul ou de les arranger par bandes. Un de ces vêtements fut mis tout à coup à un des vieillards normands; il le considéra quelque temps d'un oeil curieux; puis, saisi d'une violente colère, il dit à l'empereur: « J'ai déjà été lavé ici vingt fois; toujours on m'a revêtu d'excellents habits très blancs; le sac que voici ne convient pas à des guerriers mais à des gardeurs de cochons; dépouillé de mes vêtements et point couvert avec ceux que tu me donnes, si je ne a rougissais de ma nudité, je te laisserais ton manteau et ton Christ. » Voilà comme les ennemis du Christ apprécient ce que dit l'apôtre: « Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous avez été revêtus de Jésus-Christ (47); » et ceci: « Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons été baptisés en sa mort (48); » et ce qui surtout s'élève contre les contempteurs de la foi et les violateurs des sacrements: « Autant qu'il est en eux, ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu et l'exposent à l'ignominie (49); » et cela, plût à Dieu qu'on ne le vit que chez les Gentils et non pas plus souvent encore parmi ceux qui sont appelés du nom de chrétiens!

II convient de parler aussi de la bonté du premier Louis et d'en revenir ainsi à Charles. Le très pacifique empereur Louis, délivré de toute incursion des nations ennemies, s'appliquait sans relâche aux oeuvres pieuses, la prière, l'aumône , le soin d'entendre discuter les procès et de les terminer avec la plus grande équité. En ce genre son esprit et l'habitude lui avaient donné une telle perspicacité qu'un certain homme, que tout le monde regardait comme un ange, avait, à l'exemple d'Achitophel, tenté de le tromper; le monarque, l'esprit un peu ému, mais d'un air affable et d'un ton de voix fort doux, le paya de cette réponse: « Très sage Anselme, si la justice le permettait, j'oserais dire que vous ne marchez pas dans le « droit chemin.» De ce moment cet homme, qui passait pour si juste, ne fut plus compté pour rien par personne.

Le charitable Louis se livrait avec un tel zèle à l'aumône qu'il ne se contentait pas qu'on la distribuât en sa présence, et préférait la faire de ses propres mains. De plus, et se trouvant absent, il voulut que les procès des pauvres fussent réglés de manière que l'un d'eux qui, quoique totalement infirme, paraissait doué de plus d'énergie et d'intelligence que les autres, connut de leurs délits, prescrivît les restitutions de vols, la peine du talion pour les injures et les voies de fait, et prononçât même, dans les cas plus graves, l'amputation des membres, la perte de la tête, et jusqu'au supplice de la potence. Cet homme établit des ducs, des tribuns et des centurions, leur donna des vicaires, et remplit avec fermeté la tâche qui lui était confiée. Quant au clément empereur, respectant le Seigneur Christ dans tous les pauvres, jamais il ne cessait de leur distribuer des aliments et des habits pour se couvrir; il le faisait principalement le jour où le Christ, dépouillant sa robe mortelle, se prépara à en revêtir une incorruptible. Ce jour-là Louis répandait ses dons, suivant la qualité de chacun, sur tous ceux qui occupaient quelque charge dans le palais ou servaient dans la maison royale. Aux plus nobles il faisait don­ner des baudriers, des bandelettes, et des vêtements précieux apportés de tous les coins de son très vaste empire; aux hommes d'un rang inférieur, on distribuait des draps de Frise de toutes couleurs; les gardiens des chevaux, les boulangers et les cuisiniers recevaient des vêtements de toile, de laine et des couteaux de chasse. Comme il n'y avait plus de pauvres parmi eux, pour se servir des paroles des Actes des Apôtres (50), tous étaient pénétrés de reconnaissance, et les pauvres même, venus couverts de haillons, et charmés d'être vêtus d'habits propres, chantaient dans la grande cour du palais d'Aix-la-Chapelle et sous les arcades que les Latins appellent communément portiques, « Seigneur, faites miséricorde au bienheureux Louis! » et élevaient leurs voìx jusqu'au ciel. Pendant que ceux des soldats qui le pouvaient baisaient les pieds de l'empereur, et que les autres l'adoraient de loin; un certain bouffon dit en plaisantant à César qui se rendait à l'église: « O Bienheureux Louis qui, dans un seul jour, a pu habiller tant de gens, par le Christ, nul en Europe n'en a vêtu davantage, si ce n'est Atton.» Le monarque demandant comment celui-ci avait pu donner des vêtements à un plus grand nombre d'hommes, le mime, enchanté d'avoir excité l'étonnement de l'empereur, répondit en riant: « Aujourd'hui il a fourni beaucoup d'habits neuf (51). » Cette innocente plaisanterie, le prince la prenant doucement et comme un jeu, et s'apercevant au visage de cet homme qu'il était fou, entra dans l'église avec une humble dévotion, et s'y montra si pénétré d'une pieuse crainte qu'il paraissait avoir le Seigneur Jésus-Christ lui-même devant les yeux de son corps. En tout temps, non par nécessité, mais pour avoir une occasion de faire une largesse, Louis avait coutume de se baigner le samedi et d'abandonner aux gens de sa suite tous les Vêtemens qu'il avait quittés, à l'exception de son épée et de son baudrier. Sa générosité s'étendait à un tel point sur les hommes même du plus bas étage, qu'il enjoignit de donner tous les habits qu'il portait à un certain Stracholt, serf, vitrier de Saint-Gall, qui le servait dans ce temps là. Quelques vassaux, vrais vagabonds, l'ayant appris, dressèrent des embûches à ce pauvre homme sur sa route, dans le dessein de le dépouiller, et comme il leur dit: « A quoi pensez­vous de faire violence au vitrier de César? » ils lui répondirent: « Nous te permettons de garder ton office...


(Ici s'arrête le manuscrit; on ignore quelle était l'étendue du fragment perdu mais il est peu probable qu'il fût très long.)



(1) Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 5, préface, p. x.

(2) Histoire littéraire de la France, par les Bénédictins, t. 5, p. 614.

(3) La préface de ce livre manque.

(4) Dit Alcuin.

(5) Archi-chapelain de Louis-la-Germanique, qui lui donna, en 841 l'abbaye de Saint-Gall. Grimald, continuant de vivre à la cour, s'occupa cependant avec zèle de la prospérité de son abbaye, gouvernée en son absence par le moine Hartmut. Il s'y retira vers la fin de sa vie, et y mourut le 13 juin 872. On a conservé de lui quelques ouvrages théologiques.

(6) L'auteur confond ici le pape Étienne III, qui régna de l'an 768 à l'an 772, avec Étienne II qui avait concouru à l'élévation de Pepin.

(7) Zacharie, chap. 8, v. 23.

(8) Par AEduens, l'auteur entend probablement les Bourguignons.

(9) Leon III ne fut pas le successeur immédiat d'Étienne III; entre en fut placé Adrien Ier.

(10) Drogon ne prit possession de l'évêché de Metz qu'en 823, sous- le règne de Louis-le-Débonnaire.

(11) Charles-le-Gros, à qui le livre est dédié.

(12) Ier Epit. de S. Paul à Timothée, ch. 3, v. 1.

(13) Caras et alia volagilia; nous n'avons pu découvir quel oiseau est désigné sous le nom de cara.

(14) Ev. sel, S. Math. chap. 16, v. 18.

(15) L'empereur Miche! Curopalate ne monta sur le trône qu'en 811; aussi ne fut-ce point à lui, mais à l'impératrice, Irène qu'en 799 le pape Leon demanda vainement du secours contre les Romains.

(16) Moïse; voy. Exode, chap. 4, v. 10.

(17) Josué.

(18) Nombres, chap. 27, v. 21.

(19) S. Jean Baptiste; Évang. sel. S. Math, chap. II, v. 11.

(20) S. Pierre; Évang. sel. S. Math. chap. 16, y. 17.

(21) Epit. de S. Paul aux Galates, chap. 2, v. 9.

(22) S. Jean; Evang. sel. S. Jean, chap. 20, v. 1-8.

(23) Ev. sel. S. Math. chap. 25, v. 29.

(24) Wernbert ou Werembert, moine de Saint-Gall, où il acquit une si grande réputation qu'on lui donnait, de son temps, les « noms de philosophe, de poète, de théologien, d'historiographe et d'homme versé en toutes sortes de connaissances; » il était né à Coire, et avait étudié à Fulde, sous le célèbre Raban. Il parait qu'il s'était occupé des lettres profanes avec autant de zèle que des lettres sacrées, et il avait écrit un grand nombre d'ouvrages, parmi lesquels figuraient des poésies; il mourut dans l'abbaye de Saint-Gall, le 24 mai 884.

(25) 30 mai 884.

(26) Novem hegin muniebatur. Ce mot hegin, inséré dans un texte latin, est le vieux mot germanique hag, haeg, hage, qui signifiait un rempart, et d'où sont venus en anglais hedge, en français haie, et beaucoup d'autres mots.

(27) Assertion incroyable; il faut lire, je crois, de Castro Tigurino, au lieu de: de castro Turonico, et alors il s'agit de la distance de Zurich à Constance, comparaison naturelle dans la bouche d'un habitant de Saint-Gall.

(28) Sans doute Adalbert lui-même était du nombre, car la phrase suivante attribue cet exploit aux hommes du comte Gérold.

(29) En 811.

(30) Psaum. 148, v. 11, 12.

(31) Aug Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim. Virg. EgI. I.

(32) L'Aar qui traverse la Suisse.

(33) Louis-le-Germanique, père de ChaIes-Ie-Gros.

(34) Louis-le-Débonnaire.

(35) Hartmut, abbé de Saint-Gall, élu en 872 à la place de l'abbé Grimald, dont notre anonyme a parlé plus haut, avait étudié à l'école de Fulde, sous le célèbre Raban, et acquit une grande réputation tant par sa piété que par ses ouvrages de théologie, maintenant perdus. En 883, pendant le séjour que fit Charles-le-Gros à St.-Gall, l'abbé Hartmut en obtint la permission de se démettre de sa charge, et vécut en reclus dans le monastère, où il mourut le 23 ou le 31 janvier 885.

(36) Je suppose que ceci se rapporte au jugement de Hérold ou Hériold, chef Normand, que Louis-le-Germanique condamna à mort en 852. C'est en effet, dans l'histoire de ce prince, la seule condamnation de ce genre qui paraisse avoir eu une grande importance. Du reste, les allusions du moine de S.-Gall sont quelquefois si obscures et si éloignées qu'il est difficile de les saisir.

(37) Genèse, chap. 6, v.4.

(38) Rois, liv. 3, chap. 12, v. 16.

(39) Le texte ajoute de Durgonum. Je n'ai pu découvrir quel lieu est désigné par ce mot; quelques érudits veulent y voir un fleuve ou une ville du midi de la Gaule; mais il me parait beaucoup plus probable qu'il s'agit ici de quelque lieu situe non loin de l'abbaye de Saint-Gall.

(40) Juges, chap. 9, V. 22.

(41) Ecclésiastique, chap. 4, v. 32.

(42) Judith, chap. 15, v. 1.

(43) Pepin-le-Bref.

(44) Probablement Jules César.

(45) Aquilée.

(46) Isaïe, chap. 51, v. 1.

(47) Eph. de S. Paul aux Galates, chap. 3, v. 27.

(48) Epît. de S. Paul aux Romains, chap. 6, v. 3.

(49) Epît. de S. Paul aux Hébreux, chap. 6, v. 6.

(50) Actes des apôt. chap. 1, v. 34.

(51) II est impossible de comprendre quelle allusion faisait le sel de cette plaisanterie.

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