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CHARLEMAGNE

Charlemagne et le Pays de Liège

par André van Hasselt et Louis Jehotte

Statue de Charlemagne et de ses ancètres nés en Pays de Liège par L. Jehotte
Statue de Charlemagne et de ses ancètres nés en Pays de Liège par L. Jehotte

Lire aussi: Le Denier de Charlemagne frappé à Liège et le berceau de ce prince - Charles PIOT


PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


Le travail historique que nous publions est le fruit de vingt années d'investigations soutenues. Deux amis, dont les noms figurent sur le titre, s'étaient livrés à des recherches dans l'espoir de voir élever à Liège un monument â Charlemagne et aux Pepin. Ils voulaient s'étayer d'études sérieuses pour obtenir l'appui de l'État et des chambres législatives. L'auteur du projet, - statuaire liégeois, - réclamant l'aide d'un ami de jeunesse, André van Hasselt, des notes, des documents innombrables furent réunis, et de l'échange de leurs réflexions se forma chez eux un système particulier, sur le fait obscur de la naissance de Charlemagne, que des amis les engagèrent à livrer à la publicité; un point important semblait y porter obstacle, lorsque la mise au jour, en 1874, d'un manuscrit du XIIe siècle par l'archiviste d'Aix-la-Chapelle, M. Kaentzeler, vint mettre fin à une divergence d'opinion qui s'était élevée entre eux. Ils allaient refondre et publier leur oeuvre commune, quand la mort vint tout arrêter. André van Hasselt s'éteignit le 1er Décembre 1874.

«... Bien que le temps eut un peu calmé de vives douleurs dans sa famille et chez ses amis, je n'aurais osé penser, - nous dit le survivant, - à remettre le projet sur le tapis, n'eut été le désir exprimé par Madame van Hasselt elle-même: cette voix autorisée me décida, quelque périlleuse que fut la tâche pour ma main, plus exercée à manier l'ébauchoir que la plume. Il restait, en effet, beaucoup à à faire pour rapprocher et accorder des notes éparses, et vérifier leurs sources et les dates, les coordonner avec nos notions nouvelles et établir l'harmonie de tous les documents. Enfin, l'opinion définitivement adoptée en commun, comportait un remaniement partiel du travail particulier de van Hasselt, la vie de Charlemagne, déjà livrée par lui à l'impression dans la biographie nationale de l'académie royale de Belgique, pour l'harmoniser avec le mien. Reculant à l'idée d'y porter la main, je divisai le chapitre IV en deux parties, et je pus ainsi laisser intacte, en me bornant à en éliminer les conclusions, l'oeuvre de mon savant collaborateur. »

En résumé, les deux amis persévérant dans leur commun effort obtinrent un résultat sérieux et incontestable; le mystère historique que plus de onze siècles n'avaient fait qu'obscurcir, fut éclairci, et l'une des plus grandes figures de l'histoire du monde est rendue à sa patrie véritable.

MERZBACH et FALCK, éditeurs.


(1) Ce fut en fouillant les archives des conciles du VIIIe siècle, réunis sous le Pontificat d'Etienne II, par Pepin le Bref et présidés par lui en personne, et bientôt après par le Pape lui-même, lorsqu'il vint dans les Gaules implorer le secours du roi des Francs, que nous trouvâmes la clef du mystère qui plane sur la naissance de Charlemagne.

CHAPITRE I.


Les Francs. - Leur premier établissement dans la Gaule. - Les Saliens. - Leurs conquêtes. - Leur organisation sociale. - Le Roi. - La mairie palatine. - Pepin l'ancien, maire du palais sous Dagobert I, roi d'Ostrasie.

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Un peu plus d'un siècle avant l'ère chrétienne, l'antiquité entendait pour la première fois le nom de quelques clans de la famille germanique; celui de ces Ambrons, de ces Teutons, de ces Cimbres qui marchaient, disait-on, vers le centre même de la civilisation romaine et que l'épée de Marius put seule arrêter et vaincre.

Ce fut seulement cinquante ans plus tard que le conquérant de la Gaule, Jules César, introduisit dans l'histoire le nom de Germains, appellation collective des populations si nombreuses et si diverses qui occupaient l'immense territoire situé entre le Rhin, la mer du Nord, la Baltique, le cours de la Vistule, le Danube moyen et les Alpes.

Nous n'avons point à nous étendre sur tous les rameaux de cette grande race que l'histoire de leurs luttes contre les Romains nous montre, successivement sur la rive droite du Rhin moyen jusqu'à l'embouchure de ce fleuve. Bornons­nous à déterminer, d'après les historiens contemporains ou immédiatement postérieurs, les positions respectives qu'occupaient sur cette ligne les principales peuplades comprises sous l'appellation collective de Francs, aujourd'hui les Néerlandais, nos frères dans l'histoire de l'Europe, au moment même où pour la première fois ce nom national nous apparaît sous le règne de l'empereur Gordien III, c'est-à-dire vers l'an 240 de notre ère (1). On sait que les Francs étaient une fédération d'hommes libres constituée pour l'affranchissement des Gaules, digne des hommes qui entreprirent la grande lutte contre Rome, digne des fondateurs de l'indépendance dans les Pays-Bas, cette contrée si fière et si jalouse de ses libertés.

A l'extrémité occidentale de l'angle formé par la mer du Nord et l'embouchure de la Meuse, campaient les Marsaques, que Pline (2) et Tacite (3) nous y signalent déjà et que des monuments postérieurs nous y montrent encore (4).

A l'est de ce clan, c'est-à-dire dans la région méridionale de la province d'Utrecht et jusqu'aux environs de l'Yssel, s'étendaient les Chamaves au nom desquels un document historique du IIIe siècle ajoute formellement la qualification de Francs: qui et Franci (5).

En tournant du nord-ouest vers le sud-est, on voyait s'étendre, entre le Rhin, l'Yssel et la Lippe, le sol occupé par les Sicambres, descendants des Éburons que César avait refoulés dans cette région (6) et qui furent plus tard désignés sous la dénomination particulière de Saliens (7), dérivée du nom ancien de l'Yssel, Sala ou Isala (8), limite de leur territoire où l'on trouve encore un Zeelhem, et auquel est restée attachée jusqu'à nos jours l'appellation de Saalland. A l'est des Sicambres, entre le Rhin, la Lippe et la Roer, dominaient les Chattuaires, Attuaires ou Hattuaires, dont le nom, comme un grand nombre de documents nous l'attestent (9), est resté attaché à une foule de localités appartenant à cette zone de la frontière rhénane. En longeant toujours le grand fleuve germanique depuis la Roer jusqu'à la Sieg, on rencontrait les Bructères (10); et, de là jusqu'aux environs de la Lahn, on traversait la puissante et belliqueuse famille des Suèves dont César fait aussi mention (11) et à laquelle appartenait le clan des Cattes (12) que, d'après Sulpice Alexandre, Grégoire de Tours (13) rattache à la confédération franque. Du côté du sud, les Cattes touchaient à la ligne des Alamans, avec lesquels il firent plus d'une fois cause commune contre les Romains (14).

Tels étaient les membres principaux de cette association militaire qui devait briser la puissance romaine dans les Gaules, et y jeter les fondements de l'empire de Charlemagne.

Depuis que ces peuplades occupaient la ligne géographique que nous venons d'indiquer sommairement, jusqu'au moment où Rome trouva tout-à-coup leurs avant-postes établis sur le sol de la Gaule en deçà du Ruin, il est impossible, faute de documents suffisants, de suivre l'histoire intérieure et les destinées de chacune d'elles; cependant les monuments littéraires de cette période nous fournissent sur les alliances formées par les Francs tantôt avec les Saxons, tantôt avec les Alamans, une suite non interrompue de renseignements dont l'ensemble, aussi bien que chaque détail, révèle que le but constant de leurs efforts était l'affranchissement commun du joug odieux de Rome.

Ce n'est pas le lieu d'énumérer ici les diverses tentatives qu'ils firent pour rompre la ligne militaire du Rhin et celle du Danube, ni de signaler les redoutables incursions qu'ils opérèrent à plusieurs reprises à travers ces fleuves sur le territoire de l'empire. Arrivons tout droit à l'année 358, où, pour la première fois, deux clans franco-germaniques nous sont signalés comme ayant de force pris pied sur le territoire romain.

Vers le milieu du IVe siècle, on voit se manifester, par une foule d'écrits astrologiques et se propager de plus en plus dans tout le monde antique, cette conviction que les douze siècles assignés par les augures à la domination universelle de Rome, approchaient de leur fin. Cette période, déterminée par l'apparition des douze vautours (15) que les traditions latines signalèrent au moment de la fondation de la ville de Romulus, l'an 733 avant notre ère, serait, lisait-on, révolue vers le milieu du Ve, siècle, Simple coïndence produite par le hasard des évènements, ou prophétique accomplissement des choses, l'empire romain d'Occident n'était plus, on le sait, qu'une vaste ruine à l'époque fixée si longtemps d'avance. Plus d'un monument littéraire du IVe siècle permettrait d'établir que l'accomplissement de la prédiction était devenue en quelque sorte un point de foi chez les barbares eux-mêmes. Aussi voyons-nous avec quel acharnement ils s'agitent de tous côtés autour, des frontières de l'empire! Mais, si la menace est effrayante partout, le danger ne l'est pas au même degré sur tous les points. C'est particulièrement à l'extrémité du nord-ouest que Ie péril est imminent. Au nord, la ligne défensive du Mein et du Danube avec leur chaîne de forteresses, avant-poste de la ligne plus formidable que présentent les escarpements des Alpes, couvrait suffisamment l'Italie pour ne pas lui donner de ce côté des craintes bien sérieuses. Mais la Gaule épuisée de luttes, mais la Bretagne déjà une fois détachée de l'empire par le pirate belge Carausius (16), mais l'Espagne dont les barques franques connaissaient déjà le chemin (17), comment les maintenir dès qu'une fois le fossé du Rhin serait franchi? Il suffit de se poser cette question pour la résoudre et pour comprendre les efforts séculaires que Rome avait faits pour défendre ce fleuve, et les envahisseus pour le franchir.

Mais les destins devaient s'accomplir. Depuis longtemps des légions germaniques servaient dans l'armée romaine et s'étaient familiarisées avec sa discipline. Plusieurs chefs de nette nation avaient exercé des commandements importants sous les aigles impériales; et, ayant vu de près la faiblesse et la corruption des princes et des chefs, ils connaissaient désormais le côté vulnérable de la puissance romaine. Dès lors les tentatives hardies ne manquèrent pas: témoin ce Franc, Magnence, qui était allé jusqu'à prétendre à la pourpre et à la couronne (18), témoin encore cet autre Franc, Silvanus, qui avait élevé les mêmes prétentions et dont l'empereur Constance n'avait triomphé que par un assassinat (19). Il y a plus; si autrefois Rome avait établi et maintenu à l'aide de sa propre force son autorité sur les nations, les temps étaient bien changés. Cette domination que plusieurs historiens latins expriment naïvement par le mot pax, paix, elle avait été, à différentes reprises, réduite à l'acheter aux barbares à prix d'or (20). Par le cours naturel des choses, un moment devait venir où cette paix n'était plus à vendre, et ce moment était arrivé; car tout avait concouru à le précipiter: l'affaissement général de l'empire, l'anarchie des camps, le désordre administratif, et, pour nous borner à la Gaule à laquelle nous devons spécialement notre attention, la désaffection complète du pays, appauvri par la rapacité des exacteurs romains, ainsi que nous l'atteste la fameuse lutte des Bagaudes (21). Joignez-y l'introduction dans la contrée de ces nombreuses colonies de lètes francs que, par une politique au moins imprudente, les dominateurs y avaient successivement appelées et qui devaient y nourrir des sympathies en faveur de la race opprimée (22).

L'an 355, l'autorité romaine dans la Gaule parut plus compromise que jamais. Une nuée d'Alamans y avaient pénétré par le Rhin moyen et mettaient tout à feu et à sang (23). L'opulente cité de Cologne était détruite, et cinquante-et-une grandes villes, châteaux et lieux fortifiés, étaient tombés en leur pouvoir (24). On vit même des hordes de barbares traverser, sans rencontrer de résistance, la Belgique tout entière de l'est à l'ouest, depuis le Rhin moyen jusqu'aux villes du littoral de la Manche.

Quand la nouvelle de ces désastres arriva a Milan où l'empereur Constance résidait alors, l'épouvante fut à son comble. Il fallait à tout prix rétablir en Gaule l'ascendant des armes romaines, ou du moins chercher à conjurer les désastres dont le reste de cette partie de l'empire était menacé. C'est alors, le 6 nov. 355, que l'idée vint au vieil empereur d'élever à la dignité de César son neveu Julien, plus tard si connu sous le nom de Julien l'Apostat, et de lui confier le soin de refouler les barbares au-delà du Rhin.

On sait que deux campagnes, commencées au printemps de l'année 356 et énergiquement continuées en 357, suffirent au jeune philosophe-soldat pour rejeter la masse principale des barbares sur la rive droite du fleuve.

Après avoir repris toutes les places fortes que l'ennemi avait conquises et démantelées deux années auparavant, Julien se dirigea brusquement vers Tongres pour pénétrer ensuite dans la Toxandrie où des clans de Chamaves et de Saliens s'étaient établis depuis quelque temps, poussés qu'ils étaient vers le sud par les Saxons qui les avoisinaient au nord (25).

La Toxandrie, à cette époque, comprenait à-peu-près tout le territoire situé entre la branche septentrionale de l'Escaut, la Meuse et le cours du Berner, et qui, divisé plus tard en trois pagi différents, correspond aujourd'hui au Brabant septentrional en Hollande et à la majeure partie des provinces de Limbourg et d'Anvers en Belgique. Or, au moment où le César entrait dans la vieille cité de Tongres, il y trouva une députation des Francs, qui, le supposant encore dans ses quartiers d'hiver à Paris, lui faisaient demander la paix. Se considérant comme chez eux, ils promettaient de se tenir tranquilles pourvu qu'on s'abstint de toute agression.

Julien d'abord amusa les envoyés francs par des pourparlers et des paroles ambiguës; puis il les congédia, après les avoir chargés de présents, en leur laissant croire qu'il attendrait leur retour. Mais ce n'était là qu'un stratagème car ils eurent à peine tourné le dos, qu'il se mit en mouvement avec ses troupes et lança le long de la Meuse un corps de cavalerie, placé sous le commandement de Serenus, un de ses lieutenants, avec l'ordre de fondre successivement sur les masses des populations salienne et chamave. Cette manoeuvre réussit, et amena, après quelques combats, peu glorieux pour le vainqueur, la soumission des deux clans ennemis, qui, après avoir fourni des otages, obtinrent l'autorisation de rester sur le territoire de l'empire. Mais le César les y laissa sous la surveillance de trois châteaux­forts qui avaient servi naguère à barrer le passage de la Meuse inférieure et qu'il eut soin de remettre en état de defense (26).

Si Julien n'usa pas d'une plus grande sévérité envers ces deux peuplades, ce n'est point à sa mansuétude qu'il faut en faire honneur; c'est plutôt à un calcul de sa politique qu'il faut attribuer la condescendance dont il fit preuve à cette occasion. En effet, il devait tenir à ne pas s'aliéner complétement les tribus qui occupaient les bouches de la Meuse et du Rhin et auxquelles il eût été si facile d'intercepter les provisions de blé que les navires romains-allaient chercher en Bretagne pour alimenter les légions campées sur les rives de ces fleuves (27).

Quoi qu'il en soit, depuis l'époque où les Chamaves et les Saliens eurent pris légalement pied sur le territoire de l'empire, l'histoire garde sur eux le plus profond silence pendant à-peu-près un demi siècle. A peine si, dans ce long intervalle de temps, le poëte Claudien (28) seul nous les montre s'adonnant aux paisibles travaux des champs et transformant en faux leurs armes de guerre.

Mais, cette moitié de siècle écoulée, an moment où les Francs ont commencé la lutte suprême contre l'empire, où les Alamans ont déjà reconnu les passages des Alpes Helvétiques, et vu du haut des escarpements de ces montagnes les grasses plaines de la Lombardie (29), où les Goths ont déjà menacé Rome elle-même (30), voilà que tout-à-coup ces mêmes deux clans, auxquels il a fallu l'autorisation de Julien pour dresser leurs tentes au milieu des sables et des marécages de la Toxandrie, apparaissent sur le théâtre des évenements armés en guerre. La Gaule a conservé le souvenir de l'effrayante invasion que les Vandales, les Alains et les Suèves opérèrent sur son territoire au commencement de l'an 407. Des nuées de barbares franchissent le Rhin supérieur. Après avoir ravagé toute la Germanie romaine, enlevé Spire, Mayence, Worms et Strasbourg, en marquant partout leur passage par le sang et le feu, ils se rabattent sur la Belgique et dévastent les opulentes cités de Reims, Amiens, Arras, Tournai et Térouanne, cette antique capitale des Morins (31). Mais les Francs à leur tour fondent sur eux, leur tuent vingt mille hommes, et les eussent entièrement détruits si la masse des Alains qui se trouvait encore dans le voisinage du Rhin, ne fut accourue au secours des leurs. Repoussés ainsi du territoire de la Belgique, les Vandales et leurs alliés se tournent vers le sud, passent la Marne, la Seine et la Loire, traversent l'Aquitaine, en mettant à feu et à sang toute la Gaule jusqu'aux Pyrénées pour s'arrêter enfin en Espagne et en Portugal (32).

Les derniers temps de l'empire d'Occident étaient venus. Les pays s'en détachaient les uns après les autres comme les pierres d'un édifice tombant en ruine. La Bretagne se déclare libre; l'Armorique et tout le littoral occidental chassent les magistrats romains et reprennent leur antique autonomie (33). Les Burgondes s'étaient emparés de la première Germanie Gauloise, et les Francs, de toute la Germanie inférieure (34). Enfin, les Goths, après avoir envahi l'Italie et pillé deux fois la ville de Rome, avaient fondé le Royaume des Visigoths dans la Gaule méridionale et en Espagne (35).

Saint Jérôme pouvait s'écrier: « Proh nefas, orbis terrarum ruit! (36) » Car les temps étaient révolus, et les énergiques paroles que Rome avait prononcées, deux siècles auparavant, par la bouche de Tertullien « Onerosi sumus mundo, » étaient surtout vraies pour les barbares. Mais ices mêmes barbares étaient l'instrument providentiel par lequel l'Europe devait se régénérer.

Parmi les peuples que l'histoire contemporaine comprenait sous cette dénomination collective, les Francs, et notamment le clan des Saliens, furent sans contredit ceux qui eurent le plus beau rôle dans cette mission régénératrice. Ce n'est donc pas sans un légitime orgueil que la Belgique peut montrer sur son territoire le berceau de cette grande race nationale. Nous l'avons vue circonscrite par I'épée de Julien dans les plaines avares de la Toxandrie. Là elle se développe, pendant un demi siècle, dans les pacifiques travaux des champs. Puis, les temps venus, elle apparu il tout-à-coup, comme on vient de le voir, sur le théâtre des évènements, et ces laboureurs redevenus soldats creusèrent leur premier sillon de gloire dans le sol Belge.

Rome avait usé ses dernières forces. Elle avait eu recours à l'épée des Goths (37), elle s'était aidée des bras des Huns (38) pour rétablir sa puissance dans la Gaule. Mais inutile secours! L'heure de la liberté avait sonné pour la race franque.

Alors se passa dans les vastes plaines de la Toxandrie, que la tradition appelle encore du nom de Vrankrijk, une de ces scènes solennelles que Tacite nous a décrites (39). Les Chamaves et les Sicambres, voulant se donner un roi pour marcher sous ses ordres contre les dernières garnisons romaines qui s'étaient maintenues sur l'Escaut et la Somme, jetèrent les yeux sur Clojo ou Clodion, fils du pharamond Theudemir (40). Né d'un guerrier fameux entre tous, qui avait trouvé la mort dans une de ces expéditions stériles que Castinus, chef des troupes de l'empereur Honorius, avait entreprises en 417 contre les Francs du Rhin inférieur, Clodion réunissait tous les titres voulus pour la dignité suprême dont on se disposait à le revêtir: la noblesse de famille, attestée par sa longue chevelure, les services rendus par son père, et par dessus tout la sagesse par laquelle il se distinguait déjà lui-même (41).

Jetons les yeux sur la Toxandrie, où les Flancs se sont établis d'abord et, dans la Toxandrie, regardons une localité que la tradition, d'accord avec les plus anciennes cartes géographiques, appelle encore du nom de Vrankrijk (Francia). Là se passa la grande scène de l'investiture souveraine de Clodion que nous allons rapporter, là aussi prit naissance la dénomination propre à l'Ostrasie (Ostrasia seu Francia) ou « Francia » simplement, que l'on rencontre dans un si grand nombre de documents de l'époque carlovingienne (42)

Or donc, selon l'usage antique, le peuple (ou l'armée, ce qui était la même chose) se trouvait réuni dans le camp et formait un vaste cercle, un de ces hrings où avaient lieu les délibérations solennelles après que les prêtres avaient proclamé la paix, le frono, comme s'expriment les textes le plus anciens. Après l'invocation solennelle aux divinités de la nation, l'assemblée émet son vote et les chefs, élevant Ie fils de Theudemir sur un grand bouclier, le portent sur leurs épaules trois fois autour du hring pour le montrer à la foule, l'épée à la ceinture, le casque royal en tête et la main armée du bâton, signe du commandement (43). La multitude l'acclame de la voix et en frappant des mains (44). Puis, on procède au service d'un cheval que le dieu guerrier des Francs agrée, et l'intronisation royale est achevée. Il ne reste plus à Clodion qu'à opérer la chevauchée traditionnelle (45) sur les frontières de la Toxandrie, pour se mettre ensuite en campagne.

Il n'est pas douteux que le premier mouvement des Saliens et des Chamaves vers le sud n'ait eu lieu cette même année 417, alors que l'impériale cité de Trèves fut prise et détruite, pour la quatrième fois, par les Francs du Rhin moyen. Mais cette expédition semble n'avoir eu pour résultat que de recueillir des renseignements précis sur la ligne d'opérations que Theudemir avait suivie antérieurement et où il avait succombé, et ce ne fut que vingt ans plus tard, après de sérieux préparatifs, que Clodion se mit en route avec des projets de conquêtes. La direction précise qu'il suivit est assez difficile à déterminer, soit qu'il ait cheminé par la voie romaine qui traversait du nord au sud le Brabant et le Hainaut, soit qu'il ait longé la rive droite de l'Escaut en laissant à sa gauche la forêt charbonnière, qui, partant des environs de Thuin sur la Sambre, où elle devait toucher à la forêt des Ardennes (46), se prolongeait vers le nord et couvrait tout le territoire formant la crête de partage de la Meuse et de l'Escaut, de la Senne et de la Dyle, et dont la forêt de Soigne constitue encore un faible reste (47). Mais il est plus probable qu'il prit cette dernière route, car la première cité importante qu'il enleva, en 443, fut celle de Tournai (48). De là, suivant toujours la rive droite de l'Escaut, il s'avance vers la place forte de Famars (49), en ruine probablement, comme l'était celle de Bavai, dont les Vandales, lors de leur passage par les Gaules, avaient renversé les splendides édifices. C'est à Famars que le roi franc médite ses conquêtes ultérieures, au milieu des festins où, pour la première fois peut-être, ses scaldes mêlent leurs chants à ceux des bardes de la Gaule (50). La cité de Cambrai le sollicite d'abord. Ayant donc envoyé des éclaireurs pour explorer la force des troupes romaines, il s'avance vers cette ville et s'en empare. Pendant sept ans, il reste paisiblement enfermé dans les limites de ces premières conquêtes. En 445, il pousse de nouveau son armée en avant. Cependant, cette fois, il se rabat vers l'ouest sur le sol des Atrébates pour se mettre en contact avec le littoral saxon et les clans maritimes, au nombre desquels il retrouvera des frères de sa race transplantés là depuis un siècle. Mais, comme il campait dans le voisinage du bourg d'Helena (aujourd'hui Vieil Hesdin, sur la Canche), il fut surpris par l'armée romaine, et un engagement eut lieu, peu favorable, mais qui n'empêcha pas les Francs d'étendre, peu de temps après, leurs conquêtes jusqu'à la Somme (51).

Clodion mourut en 448. Il eut pour successeur Mérovée, qui donne son nom à la dynastie mérovingienne, et auquel succède Childéric I. Ces trois premiers rois des Francs Saliens et Chamaves, que nous avons vus sortir des plaines de la Toxandrie pour prendre part aux guerres de l'affranchissement des Gaules, avaient, par suite de leurs succès, fixé leur résidence royale à Tournai (52). Ils s'y étaient arrêtés sans doute pour y organiser leur nouveau pouvoir souverain en même temps que l'armée, mais ce fut sous Clovis I, ce vaillant fils de Childéric I, monté sur le trône des Francs Saliens en 481, à l'âge de quinze ans, qu'ils se remirent en marche. Le jeune guerrier se montra bientôt le plus redoutable adversaire des Romains. Poussant ses conquêtes dans les Gaules, il fixa sa résidence royale d'abord à Soissons, après la bataille de ce nom, ensuite à Paris en 505, après la mémorable victoire de Tolbiac, qui décida du sort des Gaules et fut la pierre fondamentale du grand édifice qui s'élevait. Tel était le rôle historique réservé à ces Francs Saliens et Chamaves, établis jadis si humblement dans les plaines de la Toxandrie: ils achèvent la conquête des Gaules sous leur jeune et vaillant chef Clovis I, qui fut le véritable fondateur de la monarchie franque.

L'histoire des conquérants offre peu d'exemples d'une fortune aussi grande et aussi rapide. Le jeune roi salien, quinze ans après son départ des bords de l'Escaut, régnait sur un vaste empire, après avoir effacé les dernières traces de la domination romaine dans les Gaules.

Si, dès l'élévation du premier roi des Francs sur le pavois, l'institution de la royauté se trouva formulée dans toute sa plénitude, c'est là une question que l'absence de documents suffisants ne nous permet pas de résoudre. Cependant, il ne nous paraît pas douteux que déjà dès lors le Kuning, c'est-à-dire une autorité centrale, permanente et héréditaire, substituée au pouvoir temporaire et flottant des duces, des subreguli, des herizoge ou pharamonds, n'ait été entourée d'un certain nombre de ministeriales ou dignitaires royaux. La loi Salique elle-même nous en fournit une preuve irrécusable, comme les évènements qui suivirent immédiatement la mort de Clodion nous démontrent la consécration plus au moins formelle du principe de l'hérédité du pouvoir royal. On sait que ce chef laissa deux fils mineurs, Chiodobald et Merowig (53). Les circonstances exigeant quelque chose de plus que deux enfants pour porter le lourd fardeau du pouvoir suprême, un de leurs parents, connu aussi sous le nom de Merowig, s'empare de l'autorité. Aussitôt une scission éclate entre les Francs. Les uns se rangent du côté de l'usurpateur, les autres du côté des jeunes princes. Attila lui-même, le terrible roi des Huns, profite de ces dissensions pour descendre dans la Gaule, et va jusqu'à se déclarer le père adoptif de Chlodobald. De son côté, Aétius, chef de l'armée romaine dans la Gaule, adopte l'autre frère, le charge de présents et l'envoie à la cour impériale (54). Cependant les événements trompèrent bientôt ces calculs politiques. Attila, ayant remonté la vallée du Danube, franchit le Rhin en 451 et, marquant son passage par les villes en ruines qu'il laisse derrière lui, s'avance jusqu'à la Loire. Dans ce danger commun, Romains, Francs et Goths se réunissent (55); ils refoulent les Huns vers le nord et leur infligent, dans les plaines de Châlons-sur-Marne, cette terrible défaite qui rendit à jamais célèbres ces champs catalauniens, où trois cent mille hommes perdirent la vie (56). Ce fut, selon toute apparence, la conduite héroïque de l'usurpateur Merowig dans cette lutte mémorable, qui rallia autour de lui les partisans des fils de Clodion et les fit, cette fois, passer à pieds joints sur un principe consacré désormais dans leur droit public, comme nous le prouve la succession régulière de leurs souverains dans la lignée de Merowig à travers Childeric, Clovis et leurs descendants.

De ce qui vient d'être dit, il résulte que le principe de l'hérédité se trouva attaché à l'institution royale chez les Saliens dès la création même du pouvoir souverain sous Clodion. La preuve qu'il a dû exister, dès la même époque autour du Kuning, une certaine organisation de ministériales, devient évidente, si l'on tombe d'accord sur le temps auquel se rapporte la première rédaction de la loi Salique. Or, nous croyons qu'en présence des raisons produites par les deux hommes qui, dans ce dernier temps, ont le plus profondément scruté cette législation, c'est-à-dire MM. Müller et Waitz (57), pour faire remonter ce code a l'époque même de Clodion, entre la conquête de Famars et celle de la ligne de la Somme, on ne peut se refuser a admettre les conclusions de ces deux savants. En effet, le territoire sur lequel cette loi prévalut dès son origine correspondait exactement à celui que les Saliens avaient primitivement occupé dans la Toxandrie et a celui que les conquêtes de Clodion y ajoutèrent plus tard; car il avait pour limites une ligne qui, partant de l'embouchure de la Meuse, passait a l'est de Geertruidenberg et de Bréda, se projetait du nord-ouest vers le sud-ouest jusqu'à Lommel, d'où elle revenait vers le sud-ouest en laissant Diest et Tirlemont à l'est. Ensuite elle descendait vers Wavre, glissait entre Genappe et Nivelles, allait franchir la Sambre à l'est de Thuin, puis décrivait une courbe vers le sud-ouest, en passant au sud d'Avesnes et de Landrecies, et de là se repliait brusquement vers le nord-ouest pour se rattacher a l'Escaut supérieur entre Famars et Bouchain. De ce point elle longeait ce fleuve jusqu'à Condé, d'où elle s'élançait, en passant entre Saint-Amand et Orchies, vers Lille pour joindre la Lys entre Armentières et Warneton. Elle descendait ensuite cette rivière jusqu'à Gand, d'où elle s'avançait, en laissant au sud Eecloo et Aerdemburg, vers l'Écluse en Zélande. Enfin elle se repliait de là vers le nord-est en laissant à sa gauche Oostburg et l'île de Walcheren, pour atteindre la mer entre cette île et celle de Nieuw­Beveland. Ce territoire, circonscrit par le contour que nous venons d'indiquer, étant celui de la première loi Salique, et les Francs s'y étant trouvés établis dès l'an 438, il est manifeste que cette loi elle-même ne saurait être postérieure le beaucoup à cette année, ou que, du moins, elle doit être antérieure au temps où la conquète s'avança au-delà de Famars jusqu'à la rive droite de la Somme, sans quoi cette nouvelle étendue de terre eût été évidemment soumise la loi Salique (58).

Voyons maintenant ce que cette loi nous apprend sur le caractère de la royauté et sur la nature des dignitaires qui se trouvent groupés autour du Kuning.

A la vérité, aucun texte de la législation Salique ne s'occupe d'une manière expresse et formelle du roi, de ses droits, ni de ses attributions; cependant elle nous fournit plusieurs indications précieuses au sujet de sa position et de l'importance toute nouvelle que la royauté venait d'acquérir.

Auparavant, chez les Germains, il n'y avait aucune magistrature commune en temps de paix; seulement un certain nombre de dignitaires rendaient la justice, soit dans certaines régions, soit dans certains districts; en temps de guerre, un chef élu par l'assemblée du peuple exerçait temporairement le commandement avec un pouvoir presque illimité (59). Ces dignitaires civils, connus des Romains sous le nom de reges, étaient choisis parmi les plus nobles; les chefs de guerre, parmi les plus braves (60). Les premiers, que Grégoire de Tours et les historiens plus anciens où il a puisé, désignent communément par le nom de regales ou par celui de subreguli, étaient tout simplement les pharamonds des Francs (61); les seconds, que Tacite appelait déjà par leur propre nom duces, étaient les véritables herizoge. Cette double autorité, l'une essentiellement temporaire et toute de circonstance, l'autre, plus fixe, mais dépendante de certaines conditions spéciales de famille, se trouve, sous Clodion, réunie dans les mains du roi.

C'est du roi que désormais émane tout pouvoir régulier. Il est à la fois le chef civil et le chef militaire de la nation; même, conformément à une ancienne tradition germanique dont Jornandès s'est fait l'écho involontaire (62), et surtout conformément à l'usage consacré pour lui seul de se rendre aux assemblées nationales dans un véhicule traîné par des boeufs, attelage religieux qui avait promené autrefois le char d'Herta (63), il est le grand pontife du peuple (64). Qu'on se garde néanmoins de déduire de là que l'autorité royale soit illimitée. Si le souverain est marqué d'une sorte de consécration divine, il n'est cependant dans le pays que le premier homme libre parmi les hommes libres. S'il a ses droits, il a aussi ses devoirs. S'il préside les assemblées nationales, il ne peut rien résoudre sans la voix des leudes; s'il rend par lui-même ou par ses délégués la justice dans les plaids, il n'obtient que dans certains cas une part dans le prix du wehrgeld (65); s'il exerce le commandement suprême à la guerre, il n'a droit qu'à une simple portion dans le partage du butin (66). Il n'est possesseur que de ses domaines personnels, comme tout autre homme libre peut l'être du lot dont la conquête ou la transmission par héritage l'ont investi. D'autres revenus, il n'en a point, si ce n'est les présents volontaires qu'à de certaines époques les leudes viennent lui offrir (67), et les redevances qu'il impose aux ennemis vaincus. Il n'en est pas moins pourvu par la loi d'un certain ordre de privilèges. C'est ainsi qu'elle établit, pour les personnes et les choses qui le touchent, des compositions relativement plus élevées (68).

Comme c'est de lui qu'émanent toute justice et toute direction militaire, il nomme à la fois les Orafiones (69) (chefs des grands gaus, appelés plus tard comites), les thungini (70) (chefs de petits gaus), les centenarii (71) (chefs de districts, huntari, ou circonscription de cent huoba), et les sagibarones ou juges. Enfin, comme les dignitaires de ces diverses catégories, excepté les sagibarones, remplissaient à la fois des fonctions militaires et judiciaires, - la société primitive des Francs constituant en quelque sorte le pays en un camp où les termes populus et exercitus présentaient une synonymie complète, - la loi nous rend visible en même temps l'organisation de la force publique et celle de la magistrature civile.

Avons-nous besoin de mentionner encore la formation plus ou moins complète de l'ambasia ou de la truste et de la hoste du roi (72), c'est-à-dire de sa maison civile et de sa suite militaire, composées des antrustions, ou fidèles ?

A la vérité aucun passage du texte primitif de la loi ne nous donne la moindre indication sur la série des ministeriales que nous énumèrent les additions faites postérieurement par Clovis, par Childebert I et par Clotaire I à la législation de Clodion: le camérier, le sénéchal, le connétable, le boutillier. Cependant arrêtons-nous un instant aux titres VI et VII de la loi; ceux-là autorisent à conclure, dès l'époque la plus reculée de la royauté franque, l'existence des veltrarii, des praefecti venationibus reqalibus et des falconarii, que les documents postérieurs nous font connaître nominalement (73). Mais il est surtout un point que nous devons tenir à constater, c'est que les villa, dont l'ancien texte Salique fait mention à plusieurs reprises (74) et dont un certain nombre devaient faire partie du domaine particulier de Clodion, impliquent nécessairement, dès les premiers temps, les fonctions d'un villicus, d'un maiari, comme disait la langue franque. Du reste la nature même des choses nous le montre clairement. Le maiari, le mayeur, en un mot le maire palatin, le major domus, dont la dernière transformation sera plus tard le roi Pépin le Bref, a son rudiment dans le villicus de Clodion. Hâtons-nous cependant d'ajouter que l'exercice de cette intendance royale, qui engendra une royauté et éleva au pouvoir suprême une race nouvelle, ne pouvait être conféré qu'à un homme de sang noble; car il était de règle que le villicus du roi appartînt à la caste privilégiée, comme il était d'usage que le noble eût pour villicus un homme libre, et l'homme libre, un lête ou un serf (75).

L'institution de la mairie palatine, restreinte d'abord à la simple intendance des domaines personnels du souverain, mais érigée plus tard en véritable fonction publique, est le grand pivot sur lequel tourne, pour ainsi dire, l'histoire tout entière des descendants de Clodion et de Mérowig. Elle est aussi le point d'appui sur lequel se fonde la grandeur et repose la puissance de la race des Carlovingiens. Aussi on nous permettra d'indiquer sommairement le développement qu'elle prit et les transformations diverses par lesquelles elle passa jusqu'à l'avènement de Pepin de Landen à cette haute dignité.

Durant la période qui s'écoula depuis l'usurpation de Mérowig jusqu'au moment où la conquête franque se fut étendue dans la Gaule sur les deux Belgiques, sur les deux Germanies et sur la deuxième, la troisième et la quatrième Lyonnaise (76), c'est-à-dire, sur tout le territoire compris entre le Rhin, l'Océan et la Loire, il n'est guère possible, faute de documents suffisants, de déterminer d'une manière précise le développement graduel que prit l'institution de la mairie palatine. Quelque lumière seulement nous est fournie à ce sujet après que cette conquête se fut assise sous Clovis, au commencement du VIe siècle.

On sait que, sous ce prince, sorti de la race à laquelle Clodion avait appartenu, toute la famille franque se trouva réunie, que les clans saliens avaient tendu la main aux clans ripuaires, et que s'établit ce vaste royaume où l'oeil curieux de l'histoire a cherché pendant si longtemps la place qui porta le berceau de Charlemagne. Tous avaient mis en commun leur gloire et leurs aspirations, leur passé et leur avenir; et désormais ils purent s'appeler, dans le prologue placé en tête du second texte de leur loi, « l'illustre nation des Francs, fondée de Dieu, forte sous les armes,... profonde en conseil,... hardie, agile et rude au combat (77)».

Avant d'aller plus loin, et afin de n'avoir plus à revenir sur les divisions géographiques qui eurent une si grande importance dans l'histoire politique des Francs et sans la détermination desquelles il est même impossible de la comprendre, nous croyons devoir en marquer les lignes principales.

Outre les agrandissements territoriaux que Clovis acheva de donner au domaine conquis par Clodion en deçà du Rhin, le royaume franc comprenait aussi une certaine étendue de terres au-delà de ce fleuve.

Cette vaste surface de pays était partagée en deux divisions capitales, qui prirent plus tard le nom de Neustrie et d'Ostrasie. On appelait Neustrie toute la partie circonscrite par la mer du Nord, la Manche, la Loire inférieure et la moyenne, la crête de partage de l'Yonne et de la Nièvre, le plateau de Langres (78), une ligne oblique qui partait de la chaîne occidentale des Ardennes (79), se projetait entre Reims et Soissons vers l'Escaut supérieur et suivait le cours de ce fleuve jusqu'à la mer.

Le nom d'Ostrasie appartenait à tout le territoire situé à l'est et au nord de la Neustrie, et borné au nord par le Rhin, à l'ouest par la mer du Nord, le bras occidental de l'Escaut, le cours de ce fleuve jusqu'à sa source, la ligne oblique qui passait entre Soissons et Reims pour se diriger vers le sud-est et gagner le plateau de Langres; au sud, par la crête de séparation de la Moselle et de la Saône; enfin, à l'est, par une ligne courbe qui, partant du Ballon d'Alsace, franchissait le Rhin, touchait successivement aux sources du Necker, du Jaxt, de la Rednitz, du Mein et de la Werra, pour suivre le cours de cette rivière jusqu'à son embouchure dans le Wéser, et se projetait de ce point vers la source de la Lippe, pour longer cette rivière et rejoindre le Rhin (80).

Outre cette division principale, les géographes distinguaient encore l'Ostrasie en Ostrasie supérieure et en inférieure. La première, que le géographe de Ravenne appelle aussi Fancia rhinensis (81), comprenait toute la zone de la Meuse supérieure, de la Moselle et du haut Rhin, laquelle correspondit plus tard à la haute Lorraine (82). La seconde embrassait toute la partie septentrionale de l'ancienne Lotharingie que le Rhin côtoyait à l'est et l'Escaut à l'ouest (83).

Enfin, toute la région qui s'étendait sur la rive droite du Rhin prit aussi quelquefois le nom de Francia orientalis, sous lequel le roi Alfred nous la désigne encore dans sa traduction anglo-saxonne d'Orose (84).

On croirait à tort que, longtemps même après que la conquête franque se fut assise à un certain degré sous Clovis, un commencement d'unité nationale ait pu s'établir entre les nombreuses populations répandues sur le vaste territoire dont se composait le nouveau royaume. Au contraire, un élément de division inconnu jusqu'alors s'était développé chez les différents clans maintenant établis dans la Gaule. Dans toute la région centrale et occidentale de ce pays, la civilisation gallo-romaine avait jeté de profondes racines et s'était maintenue avec une force que le passage momentané des Vandales et des Huns n'avait pu affaiblir. Dans la zone plus rapprochée du Rhin il n'en était pas de même. Là, toute trace de civilisation avait disparu dans les luttes séculaires et de plus en plus violentes dont le voisinage du Rhin avait été le théâtre. Cette différence de milieux devait réagir et réagit en effet sur les conquérants. Ceux que le courant de l'invasion avaient conduits dans la Neustrie et qui s'y étaient fixés, usèrent par degrés les aspérités de leurs moeurs barbares aux moeurs plus policées de la race qu'ils venaient de soumettre à leur domination. Les idées chrétiennes qu'ils adoptèrent, donnèrent aussi à leur esprit une certaine direction morale.

A quel point le prestige de l'antique grandeur de Rome éblouit jusqu'à leurs chefs, on le voit à la pompe avec laquelle Clovis célébra en 508, dans la basilique de Saint­Martin de Tours, son élévation à la dignité de patrice romain, que l'empereur Anastase lui avait conférée, et à l'orgueil avec lequel il revêtit la tunique et la clamyde de pourpre (85); on le voit au plaisir qu'il prend à entendre à ses banquets royaux les chants et la musique des citharèdes latins (86); on le voit encore à la prédilection qu'un peu plus tard, les Neustriens Clotaire I et Chilpéric I montrèrent pour les lettres latines, l'un de ces princes rivalisant avec les Romains pour la pureté de la diction (87), l'autre cultivant même la poésie à l'imitation de Sedulius (88)

Plus rapprochés de la zone rhénane où le paganisme odinique prévalait encore, où rien n'était resté debout de la civilisation antique, où ne s'offrait nul moyen de discipliner leur rudesse native; plus voisins en même temps de leurs frères de race que le flot de la migration n'avait pas entrainés vers l'occident ou vers le sud et dont les instincts plus belliqueux et plus farouches n'avaient rien perdu de leur l'ace, les clans ostrasiens ressentirent moins les influences civilisatrices qui font aimer la paix. La langue aussi ne tarda pas à les diviser. Moins nombreux dans la Neustrie, les Francs virent bientôt leur idiome s'altérer par le mélange des vocables gallo-romains et par les formes de la langue des populations au milieu desquelles ils campaient, tandis que, prédominant en Ostrasie, ils y maintinrent plus intact leur rude langage germanique.

Les populations des deux grandes régions dont se composait le royaume franc, se développèrent de cette manière dans deux directions tout-à-fait opposées. Et l'esprit différent qui les anima et qui détermine toute la formation de leur ordre social, nous explique les collisions formidables qui pendant longtemps éclatèrent entre l'Ostrasie et la Neustrie.

Quant aux institutions mérovingiennes (il est presque est presque inutile de le répéter), la politique des premiers princes de la race franque fut déterminée par la conscience de la situation nouvelle que les circonstances leur avaient faite dès le principe. Chaque clan ne constituait qu'une agrégation d'hommes libres réunis dans un but de guerre et de pillage.

Le pharamond n'était que leur chef; le butin était partagé d'après des conventions arrêtées d'avance; il n'y avait d'institutions communes que dans ce but seul. Les intérêts généraux étaient réglés par la généralité. Le chef qui soutenait avec le plus de bravoure l'éclat du nom de ses aïeux, conduisait son clan à la guerre. S'il devait à ses ancêtres plus de considération, il retirait plus de gloire et une part de butin plus considérable du pacte qui le liait à ses compagnons. C'était tout ce qu'il fallait pour attirer et grouper autour de lui une quantité de jeunes guerriers, désormais ses champions dans toutes ses entreprises, ses fidèles à la vie et à la mort. De son côté, il partageait avec eux sa bonne et sa mauvaise fortune, ses biens, ses honneurs et sa puissance. Eux ne reconnaissaient que lui seul pour capitaine et pour juge, n'ayant d'autre loi que sa volonté, ne tenant à l'ordre politique que par lui. Leurs voix ne comptaient pas plus dans les assemblées que celles des étrangers ou des esclaves; leurs épées ne défendaient la cause commune qu'au nom de leur maître. Ce compagnonage, si nous pouvons l'appeler de la sorte, cette truste ou suite, put ainsi devenir un moyen tout-puissant de ruiner la liberté originaire des Francs, de donner naissance à l'institution royale et de l'élever au-dessus de tout.

Le rudiment de ce nouvel ordre de choses apparait immédiatement après l'élévation de Clodion. Mais c'est surtout après la réunion des deux Germanies, des deux Belgiques et des trois Lyonnaises situées en deçà de la Loire, que cette autorité naissante prend un développement rapide, parce que dès lors la situation domestique des Francs change totalement. Les conquérants, poussés par la soif du butin, se répandent dans les villes et dans les campagnes, s'emparent d'autant de maisons et de champs qu'ils le veulent, et de cette manière une horde de soldats se transforme en une réunion de possesseurs terriens. Cependant, comme la possession pour eux était moins un but qu'un moyen, comme ils trouvaient moins d'attrait dans la paisible jouissance des domaines qu'ils conquéraient que dans le danger au prix duquel il leur fallait les acquérir, ils les abandonnaient successivement à des colons ou à des lètes en retour de certains services ou de certaines redevances; et de cette façon il se passa un temps assez long avant qu'ils connussent les avantages de la vie agricole et sédentaire. Pendant plus d'un siècle les colonies franques répandues dans la Gaule ne présentèrent aucun des caractères d'un état organisé, ni ensemble, ni fixité. Des hordes militaires, descendues chez une population plus civilisée, la foulaient à loisir et lui faisaient sentir tout le poids de l'oppression la plus brutale.

Soit qu'il fit partie de la bande du roi, soit qu'il fût associé avec ses égaux, le Franc pillait amis et ennemis; pas de loi qui pût garantir ni le Romain ni le Gaulois contre les déprédations et la violence; pas de propriété qui fût assurée si la force ne pouvait la défendre.

Ces spoliations et le résultat auquel elles devaient nécessairement conduire, c'est-à-dire, l'incertitude générale de la possession, ne pouvaient déplaire à personne moins qu'aux premiers rois; car elles étaient pour eux un moyen continuel d'accroissement de pouvoir et de richesse; chaque expédition, chaque guerre augmentait le nombre de leurs domaines. Non-seulement ils s'emparèrent d'une quantité considérable de fermes et d'exploitations rurales parmi les meilleures qu'il y eût et devinrent ainsi les plus riches terriens de ta Gaule, mais encore ils se posèrent en maîtres et seigneurs de tous les Gaulois qui n'étaient pas tombés sous la dépendance d'autres Francs, et dont ils disposaient arbitrairement (89) soit en les incorporant dans la truste royale, soit en les appelant aux armes pour quelque entreprise déterminée (90). A l'instar des Romains ils établissaient partout des juges et des lieutenants. Les expéditions de Clovis dans la Bourgogne (91) et dans l'Aquitaine (92), comme aussi la réunion de toutes les bandes franques sous son autorité, furent autant de causes qui le firent grandir en richesse et en pouvoir.

Ce même système de confiscations continué par les fils et les successeurs immédiats de ce prince, eut pour conséquence d'augmenter de plus en plus la prépondérance du roi et d'établir entre lui et ses compagnons des rapports de véritable souveraineté. Si, dans le principe, ils n'avaient été liés à lui que par la communauté du danger et du pillage, il modifia peu à peu, et à mesure qu'il se sentait assez fort pour l'oser, les conditions de leurs obligations mutuelles. Il s'affranchit par degrés de la principale stipulation de leur contrat. Il cessa de les admettre au partage du butin, tout en les maintenant dans sa sujétion. Le danger pour eux tous, les fruits du pillage pour lui seul. Enfin l'établissement successif d'une foule de droits régaliens.

Telle fut la situation nouvelle qui se dessina lorsque le grand mouvement de la conquête se fut ralenti vers le milieu du VIe siècle.

Du reste, tout avait concouru à amener cet ordre de choses. Pendant les longues années que les guerres avaient duré, la nécessité de se mettre en campagne dès l'entrée de chaque printemps, avait fait tomber complètement en désuétude les anciennes assemblées nationales, où chaque homme libre avait autrefois exercé sa part de souveraineté populaire. Puis encore les relations dans lesquelles les populations de la Gaule étaient placées à l'égard du souverain, avaient été nettement définies à l'avantage de ce dernier (93).

Dès lors le roi put tout entreprendre ou du moins tout oser. L'organisation palatine était devenue complète, surtout celle de la maison militaire du prince. Celui-ci menait la vie d'un grand terrien. Couché dans un char traîné par des boeufs, il allait de domaine en domaine, vivant du produit de ces villas qui ne ressemblaient pas mal à de gros villages, où tous les métiers se trouvaient réunis. De ses propres mains il plantait les arbres de son jardin, ou exprimait le suc de ses gâteaux de miel (94). Quelque vase grossier lui versait l'ivresse germanique dans des flots de vin gaulois ou de cervoise nationale. Les dimanches surtout et les jours de fête, c'étaient des festins où la variété choisie des mets rivalisait avec le luxe des coupes et des plats d'or. On comprend sans peine que la gestion de ces innombrables propriétés, la levée régulière des impôts dans la Neustrie, dans l'Ostrasie et dans la Bourgogne, le maintien de l'ordre et de la justice parmi les nouveaux sujets du prince, enfin la défense personnelle du souverain rendaient possible et nécessaire un considérable accroissement de leudes royaux.

Aussi la liste en est-elle fort longue. D'abord, ce sont les officiers et les gens attachés au service personnel du roi et de sa famille; puis ce sont les antrustions destinés exclusivement au service militaire; puis les ducs héréditaires de Bavière et d'Alamanie, les patrices de Bourgogne et de la Ripuairie, les ducs, les comtes et les centeniers, tout un monde de fonctionnaires provinciaux, chargés de tout ce qui concerne l'administration, la perception des impôts, la justice et la guerre; enfin les grands dignitaires de l'Église, dont Clovis et ses fils s'étaient arrogé la nomination et qui étaient ainsi introduits dans la classe des leudes.

Le but de la guerre étant atteint par la confiscation et le partage du sol, l'ancienne organisation franque avait cessé d'être d'elle-même. Chaque chef de bande était devenu un terrien plus ou moins important et exerçait une autorité proportionnelle. Ces rudes guerriers se trouvaient transformés en une quantité de propriétaires, épars sur le sol de la Gaule et sur les bords du Rhin, où chacun vivait entouré de ses colons, qui cultivaient le domaine, et d'un débris de sa bande, qui servait à le défendre.

La tribu germanique avait disparu. La bande n'existait plus qu'en partie, et peu à peu on la vit se transformer complètement. Association d'hommes libres et égaux, dans le principe, elle devait se modifier â mesure que l'inégalité de condition se formula d'une manière plus prononcée entre le chef devenu grand propriétaire, et le simple guerrier qui n'avait pour tout bien que son épée ou sa francisque. De ses égaux qu'ils avaient été, ils tombèrent dans un état réel de vasselage.

Il en fut de même de l'entourage du roi, ou de sa truste, pour parler le langage du temps. Ses compagnons, libres naguère, n'étaient plus que ses inférieurs, ses serviteurs personnels, ses officiers domestiques. Bien que cette domesticité de famille fût le germe d'un ordre futur de fonctionnaires politiques dans l'état gallo-germanique qui tendait à se former, ils ne furent pendant longtemps encore que de simples employés palatins. A ce titre, il était loisible au roi d'appeler les plus capables, sans distinction de nationalité, aux dignités de ducs, de comtes, d'évêques, de les en investir pour un temps déterminé, de les révoquer selon sa fantaisie, de les promouvoir à un degré hiérarchique plus élevé, même d'employer des esclaves aux affaires les plus importantes. La simplicité de la manière de vivre des francs et le peu de progrès qu'avait fait la division du travail, exigeaient que chacun fût propre à tout. L'aptitude et la force personnelle en avaient d'autant plus de valeur; elles se frayaient d'autant plus aisément leur chemin, et trouvaient d'autant mieux un cercle d'action où elles pussent s'exercer. Si, parmi les leudes du roi, les uns étaient spécialement attachés au service de sa personne; si les autres étaient ses lieutenants dans les provinces, les clercs palatins, aussi bien que les échansons et les ducs, pouvaient être chargés soit de conduire l'armée, soit de remplir les fonctions d'ambassadeurs, d'officiers du fisc, de juges ou de conseillers spirituels; ils pouvaient même, à l'occasion, prétendre au bénéfice d'une abbaye ou â une crosse d'évêques. Qu'ils fussent aptes ou non à la pratique des affaires, il suffisait que le roi les y eût appelés. Comme son autorité était fondée sur la force, et comme la force seule le maintenait dans la sphère où il était placé, tous ses leudes devaient à chaque moment être prêts à la guerre et au combat. A son appel tous les Gaulois et les Romains, tous ses intendants, ses tungini et ses centeniers se réunissaient sous les ordres de leur duc ou de leur comte; le vaillant antrustion conduisait ses guerriers, aussi intrépides qu'exercés; ce n'était pas chose rare que de voir des évêques ou des abbés revêtus de la cuirasse et coiffés du casque, se placer à la tête des hommes qui relevaient des églises ou des monastères; parfois même de simples scribes ou de simples juges palatins étaient investis du commandement des gens de guerre.

Le lien qui unissait entre eux le roi et sa truste, c'était la réciprocité des services. En effet, le roi protégeait les Gaulois et les Romains, les habitants des villes et ceux des campagnes contre leurs ennemis du dedans et du dehors, tandis qu'aux leudes proprement dits il dispensait de généreuses récompenses. La conquête lui avait amplement fourni le moyen de faire face à ces largesses. Car à raison de la rareté du numéraire, il lui fallait recourir à un mode plus facile de rémunération; c'était l'allocation de l'usufruit de quelque champ ou domaine royal pour la durée du service. Ce système de récompenses, origine du système bénéficiaire, ne put manquer d'attacher directement à la personne du roi une quantité considérable de guerriers que leur épée n'avait pu doter d'un domaine sur le sol de la Gaule. De même que la position légale des grands terriens à l'égard des hommes libres, mais non possesseurs, s'était modifiée en ce sens que ceux-ci étaient tombés à l'égard de ceux-là dans une condition d'infériorité, de même la position des grands terriens à l'égard du roi, le terrien le plus richement pourvu, se modifia par degrés. Ses fidèles ou ses leudes, comme on les appelait, étaient, dans le principe, ses compagnons et ses amis naturels, sa destinée étroitement unie à la leur; ses fêtes étaient les leurs aussi, car il célébrait dans leur compagnie tous les évènements heureux pour sa famille. Dès lors quoi de plus simple que de le voir prendre conseil auprès d'eux dans certaines circonstances difficiles? Dans ce cas, sans doute, il s'adressait de préférence à ceux dont il avait le mieux éprouvé la sagesse et le dévouement, tantôt les clercs, tantôt les laïcs. Aussi, dès le milieu du VIe siècle, alors que les assemblées nationales avaient cessé d'exister, nous voyons déjà apparaître l'institution d'une cour ou d'un conseil palatin, composé de leudes et d'évêques (proceres et pontifices).

Bien que dans le principe, ces assemblées ou ces synodes, comme les sources contemporaines les appellent, n'eussent guère une importance réelle, et que, par là même, le roi voulût leur montrer que c'était par un simple effet de son bon vouloir qu'il consultait les évêques sur les affaires exclusivement laïques, et les laïcs sur les affaires exclusivement religieuses, sans reconnaître en aucune manière à ses leudes le droit d'être consultés pas plus que le droit de lui donner conseil, il devait pourtant lui être parfois impossible d'agir contrairement à un avis formulé par des vassaux puissants dont le concours lui était si souvent indispensable. D'ailleurs, le désir de mieux s'assurer leur obéissance volontaire devait l'amener naturellement à recourir à leurs conseils dans toutes les circonstances difficiles, le sorte que bientôt s'établit en faveur des grands leudes, le droit d'être consultés. A la vérité, l'idée de ce droit ne pouvait naître et se développer que dès le moment où l'on eut appris à distinguer un état et un roi; et à cette époque cette double notion n'existait pas encore: on ne connaissait qu'un roi et un service palatin. Mais, si le serviteur n'avait pas encore la conscience de son droit, il avait celle de sa force; et une réunion d'hommes collectivement assez puisants pour détrôner un roi isolé demandait plus de ménagements qu'une diète ou une assemblée parlementaire. Les premiers Mérovingiens le comprirent si bien, que, dans toutes les circonstances importantes, ils recouraient au conseil des leudes, qu'avec eux ils décidaient les questions de paix ou de guerre, qu'ils se soumettaient à leurs décisions arbitrales, et qu'ils leur donnaient et en recevaient des gages.

La position des leudes à l'égard du roi était devenue nette et précise depuis la mort de Clotaire I. Mais si leur influence personnelle avait acquis une grande importance, leur nombre était trop considérable pour qu'il fût à craindre qu'un seul prît sur tous une prépondérance marquée. Les leudes d'un ordre inférieur, tels que les centeniers, les thungins et d'autres, n'avaient aucune importance; l'influence des évêques et des abbés se fondait, plus encore que dans les siècles postérieurs du moyen-âge, sur leur sainteté personnelle et sur la force morale de la religion; les antrustions et les comtes, tout-puissants pour le bien ou pour le mal dans les circonscriptions respectivement soumises à leur autorité, ne pouvaient exercer aucune action sur l'ensemble de la société, à moins qu'ils ne s'unissent et ne se prêtassent mutuellement a main; les ducs et les patrices seuls étaient redoutables, même quand ils étaient isolés; mais plus redoutables encore étaient les ducs alliés et tributaires d'outre-Rhin. Plusieurs fonctions palatines semblaient particulièrement propres à donner une importance plus générale à ceux qui en étaient revêtus. Un précepteur intelligent, un boutillier, un sénéchal ou un grand écuyer pouvaient déjà, en leur qualité de membres naturels du conseil intime et de compagnons assidus du roi, acquérir une influence assez considérable; à plus forte raison le pouvaient ceux d'entre les leudes qui se trouvaient investis de la gestion des branches les plus importantes de l'administration. Le service du roi réclamait un chancelier qui pût rédiger les ordonnances et les actes qui émanaient du souverain. Le directeur spirituel ou le chapelain du palais fut de bonne heure le premier dignitaire de l'église franque. Le juge ou comte palatin décidait les différends qui s'élevaient entre les grands leudes et les causes dont les leudes inférieurs appelaient au plaid du roi. Enfin, les camériers administraient les domaines royaux et en percevaient les revenus. Chacun des grands leudes avait à peu près un personnel semblable autour de lui. De même que le roi, il avait son sénéchal, son boutillier, son trésorier et son maréchal, comme il aura plus tard aussi son chapelain, son scribe et son bailli. La cour du roi était simplement en grand ce qu'était en petit l'entourage accoutumé des libres terriens de la race franque. De même que ceux­ci ne tardèrent pas à sentir la nécessité de confier à l'un des plus anciens, des plus braves et des plus intelligents de leurs compagnons le soin permanent de surveiller les autres, de même les rois placèrent à la tête de leur truste un homme éprouvé par sa bravoure et par son expérience, pour maintenir parmi les siens la paix, l'ordre et la discipline.

Ce que l'intendant était dans un domaine ordinaire, le maire palatin l'était dans le domaine royal, c'est-à-dire un surveillant supérieur de tout le personnel de la cour, le premier des leudes. Élevé au-dessus d'eux, et relevant uniquement du roi, le maire palatin était une sorte d'intermédiaire entre le prince et ses hommes; par lui les ordres du roi étaient transmis aux leudes, et par lui leurs voeux et leur avis étaient soumis au roi. Comme il était à la fois le chef permanent de la hosto royale, l'intendant suprême de la maison militaire, de la maison civile et du domaine, l'assesseur le plus important du plaid palatin, le premier conseiller du prince, enfin, le tuteur et administrateur général du royaume pendant chaque minorité, il pouvait acquérir une influence telle, que jamais peut-être un sujet n'en obtint dans aucun autre état de l'Europe. Mais il fallait pour cela qu'il fût, par son coeur et par son intelligence, à la hauteur de sa mission, sans quoi il devait nécessairement tomber dans la déconsidération et se voir même dépouillé de sa dignité.

La position de maire palatin se modifia avec le temps par suite de plusieurs circonstances. Tant que l'idée de l'indépendance individuelle avait prédominé dans la société franquue et que l'autorité du roi sur sa truste avait été en quelque manière absolue, toute la politique du maire n'avait consisté qu'à plaire au roi. Chargé par le prince du soin de ses affaires privées et désigné directement par lui, comme tout autre membre de la domesticité palatine, il était simplement présenté aux leudes comme futur intendant, et ceux-ci se bornaient à le reconnaître en cette qualité. Mais à mesure que la liberté individuelle déclina par suite de l'érection de la classe des terriens en une véritable aristocratie, à mesure que les leudes ayant acquis assez d'importance pour tenir en échec l'autorité royale, purent élever la voix et mettre un prix à leur obéissance, la position du maire palatin changea aussi. Il devait en être ainsi attendu que, d'une part, à cause même de la prépondérance acquise par le corps des leudes, celui qui le commandait était réellement le premier homme après le roi, et que, d'une autre part, son ascendant devenait plus difficile à maintenir à raison de la puissance toujours croissante de quelques-uns d'entre eux. De son côté, le roi ne pouvait voir d'un oeil indifférent sa suite obéir ou refuser d'obéir à son maire palatin. Aussi voyons-nous bientôt le prince se résigner à recommander son maire aux leudes, au lieu de le nommer directement et librement, et les leudes l'élire eux-mêmes, au lieu de l'accepter du roi, et le reconnaître pour leur chef (95). Dès ce moment le maire a un double but à atteindre. Il faut qu'il s'applique autant à rester l'objet de la confiance et de la déférence du roi, qu'à dominer les leudes par l'affection ou par l'ascendant de la discipline; car, bien qu'il n'agisse qu'au nom du roi, il ne peut aboutir à rien que par le concours collectif de la suite palatine. Quand on tient compte des conflits qui, par l'effet des passions et des idées de l'époque, éclatent si fréquemment entre les intérêts du roi et ceux de ses leudes, il devait souvent être impossible de concilier les deux parties sans léser l'une ou l'autre; en outre, malgré les nombreux moyens dont le maire disposait, richesses, bénéfices et honneurs, il devait lui être plus difficile de s'assurer de tout le corps des leudes que du roi seul. Dans cette situation, il ne pouvait sortir d'embarras que de deux manières. L'une consistait à s'attacher au roi, et à se créer un parti prépondérant parmi les leudes afin de dominer la truste par ce parti, et de dominer le roi à l'aide de la truste elle-même; l'autre consistait à suivre une politique plus élevée et à se faire une règle de concilier toutes les prétentions par la justice et d'agir sur tous ses subordonnés en se préoccupant uniquement du bien-être général; politique qui ne pouvait éclore que dans l'esprit d'un homme peu ordinaire. Sans doute, pour choisir la première de ces vues, moins honorable, et pour s'y maintenir, il fallait déjà autant d'intelligence que d'énergie; un caractère vulgaire eût fléchi sous ce rôle. Il eût été dominé par son entourage au lieu de le dominer lui-même. Un leude plus habile se fût élevé; il eût pris inévitablement tout l'ascendant sur le roi et sa truste, et l'autorité lui eût appartenu par la force des choses comme au plus capable.

C'est probablement au peu d'importance que la mairie palatine présenta durant la première moitié du VIe siècle, et à la nullité des hommes qui s'en trouvèrent investis durant la seconde moitié de la même période, qu'il faut attribuer la rareté des indications que les monuments contemporains nous fournissent sur les maires palatins de cette époque et même sur les noms qu'ils ont portés. Aucun d'eux ne joue un rôle de quelque importance dans les sanglantes collisions qui eurent lieu entre les petits-fils de Clovis, et si de l'un ou de l'autre d'entre eux est cité, ce n'est que d'une manière tout à fait accidentelle. Des comtes et des ducs toujours prêts à tremper dans toutes les atrocités et dans tous les crimes, des femmes jalouses qui se font entre elles des guerres d'extermination, des prélats qui apparaissent dans ces drames effrayants, et ne se sauvent du poison, du lacet ou de l'épée que par l'adresse ou la ruse, tels sont les seuls personnages qui s'offrent à nous dans ces tragédies royales. Il n'est pas permis de douter que, dès l'origine de la formation de leur truste, les premiers rois francs aient eu un officier chargé de l'intendance supérieure des leudes qui en faisaient partie. On ne saurait cependant, pour plusieurs motifs, regarder comme une réalité historique ce Winomud dont Grégoire de Tours introduit le fantôme, avec le titre de subregulus on maire palatin, dans l'épisode du poëte AEgidius et de Childeric; épisode auquel il est impossible de ne pas reconnaître tous les caractères d'une de ces légendes poétiques que les Francs se complurent de bonne heure à broder autour des figures primitives de leur histoire.

Florus, le premier maire palatin d'Ostrasie dont les sources fassent mention, est un personnage dont l'existence est beaucoup moins douteuse. Cependant, sur la part qu'il prit aux évènements politiques du règne de Théodebert I, il ne nous est parvenu aucun renseignement historique. L'hagiographie seule s'en est occupée, pour nous montrer en lui un des premiers exemples de ces brusques et religieux retours que, dès le VIIe siècle, nous voyons s'opérer dans un grand nombre de leudes fatigués des stériles combats de la terre et aussi ardents à se vouer au service de Dieu, qu'ils l'avaient été à se mettre au service du monde. En effet, Florus déposa son épée, son casque et sa cuirasse sur l'autel du monastère de Saint-Maur sur Loire, qu'il avait lui-même aidé à construire, et il revêtit l'habit de moine en présence du roi son maître et son ami, qui de ses propres mains aida à lui couper les cheveux.

Le deuxième maire de la cour d'Ostrasie que l'histoire franque nous fasse connaître, eut nom Gogon. Sa nationalité ne nous est pas mieux connue que celle de Florus. Mais nous savons par Grégoire de Tours que sous le règne de Clotaire I, qui eut le royaume de Soissons depuis la mort de Clovis et tint pendant trois ans tous les royaumes francs sous son sceptre (558-561), Gogon remplit l'office de précepteur de Sigebert, fils de Lothaire. Fortunat lui adressa plusieurs poèmes dans lesquels il vante son éloquence, sa sagesse, son goût pour les lettres latines. Lorsque en l'an 566 Sigebert, élevé depuis cinq ans au trône d'Ostrasie, eut résolu de demander à Athanagild, roi des Goths d'Espagne, la main de sa fille Brunehaut, ce fut Gogon qu'il chargea de cette mission et qui amena à Metz cette jeune princesse, dont la cruauté devait plus tard laisser tant de traces sanglantes dans l'histoire. Tout nous induit a croire que dès cette époque déjà, il devait être investi de la dignité de maire palatin. Aucun autre renseignement ne nous permet de le suivre dans sa carrière officielle. Les documents historiques ne nous renseignent pas même d'une manière précise sur le genre ni sur la date de sa mort; car, selon Grégoire de Tours, il expira tranquillement en 581, c'est-à-dire six ans après l'avènement de Childebert II, fils de Sigebert, chargé alors du soin d'élever le jeune roi comme il l'avait été bien des années auparavant d'élever son père (96); tandis que, selon l'abréviateur Frédégaire, il fut assassiné sur ordre de Sigebert lui-même, peu de temps après le mariage de ce prince avec Brunehaut, qui, jalousant l'autorité du maire Gogon, s'appliqua à le noircir dans l'esprit de son royal époux et réussit de cette manière à le perdre (97).

Rien ne nous permet le déterminer à laquelle des diverses cours franques appartenait ce Servilio, que Fortunat nous désigne par la qualification de rector aulae palatinae (98) et après avoir exercé cette haute dignité, s'engagea dans les ordres sacrés à l'imitation de Florus.

Le troisième maire ostrasien dont l'existence soit complètement hors de doute, c'est ce Florentianus (99) que nous voyons attaché au palais de Childebert II et chargé en 589 d'aller, avec le comte Romulf, au sud de la Loire réviser les rôles des tributs et de la capitation que Clotaire I avait imposés aux hommes du Poitou.

Enfin les cinq derniers dignitaires qu'avant l'avènement de Pepin de Landen â cet office, les sources nous montrent successivement investis de la mairie en Ostrasie, furent Gondulf, les deux Warnachar, Rado et Chucus.

Gonduif n'est mentionné qu'accidentellement dans la biographie de saint Arnulf (100); mais il n'y a pas de doute qu'il n'ait pris une part plus ou moins active aux grands évènements qui suivirent la mort de Childebert II survenue en 595, et qui signalèrent la minorité de Théodebert II, fils de ce prince et roi d'Ostrasie évènements au récit desquels a manqué malheureusement la parole dramatique et pittoresque de Grégoire de Tours et sur lesquels nous ne possédons que les indications pâles et décolorées de Fréddégaire. Gondulfe a dû déposer sa dignité vers l'an 597; car les dyptiques de l'église de Tongres nous signalent en cette année l'avènement d'un prélat du même nom au siège de Maestricht, en ajoutant: « hic namque magnis ex natalibus, primis videlicet Lotharingiae oriundus, Trajecti nutritus » (101).

Les deux Warnachar, que nous voyons successivement chargés de la mairie ostrasienne et dont le premier mourut en 599, continuèrent probablement le rôle militaire de leur prédécesseur; du moins le second mêle son nom aux luttes sanglantes qui préludèrent à la chute de Théodebert II, en 613.

Rado succède au second Warnachar dans le cours de la même année, pour laisser un peu plus tard la place à Chucus qui, investi de la mairie en 617, intervint sans doute aussi dans les scènes qui préparèrent l'avènement de Clotaire Il au sceptre de Neustrie, d'Ostrasie et de Bourgogne, et y joua un rôle non moins farouche que ses compagnons d'armes, ces indomptables leudes dont le génie et l'héroïsme de Brunehaut ne purent réussir à arrêter l'ascendant toujours croissant .

Chucus nous mène directement à l'homme illustre dont le nom ouvre la liste glorieuse des Pepins et qui fut la souche dont sortit Charlemagne.



(1) FLAV. VOPISCUS, In Auretiano, cap. 7.

(2) PLIN., lib. IV, cap. 29.

(3) TACIT., Hist., lib. IV, cap. 56.

(4) Vita sancti Willibrodi, cap. 12, apud Miaraeum, Cod. piar. donation. cap. 2.

(5) Tabula itineraria Peutingeriana, segment. I. Edit, de CONRAD MANNERT, Munich. 1824. Cf. EUMENII Panegyric. IV, 9; EUNAP., in Excerpt. Legation. (édit. de Bonn), p. 42 ; AMMIAN. MARCELLIN., XVII, 8.

(6) CESAR, De Bello Gallic. lib. VI, cap. XXXIII et XXXIV. V. Dewez, Hist. gén. de la Belgique.

(7) Ami. MARCELLIN., loc. cit., tabula itiner. Peuting., segment. I.

(8) Cf. ZEUSS, Die Deutschen and die Nachbarstämme, p 329, not. 1.

(9) Cf. ZEUSS, jib, laud., p. 336-338; AMMIAN. MARCELL., XX, 10: « regionem subito pervasit (Julianus) Francorurn, quos Attuarios vocant. »

(10) Von LEDEBUHR, Das Land und Volk den Bructerer, p. 32 et suiv.

(11) CAESAR, De Bell. Gallic. I, 37.

(12) Tabula itinerar., loc. cit. Cf. Vopisc., in Aureliano, cap. 7. Jul. Capitolin., in M. Antonino philosopho, cap. 8.

(13) GREGOR. TURON., 11, 9.

(14) DI0N. CASS., lib. LXXVII, Excerpt.

(15) PLUTARQUE, Vie de Romulus, ch. II.

(16) EUTROPH, lib. IX, cap. 22; AUREL. VICTOR, De Caesarthus, cap. 39, § 20, 21, 39-41.

(17) NAZARH Panegyr. Constantin. dict., cap. 7 ; AUREL. VICTOR, De Caesarib., cap. 33.

(18) JULIANI Opatio I in laudem Constantii, p. 34 (édition de Spanheirn); ZOZIMI, lib. II, cap. 37.

(19) AMMIAN. MARCELLIN., lib. XV, cap. 15, § 16 et 31.

(20) Voy. entre autres HERODIAN., lib. I, cap. 2, § 2.

(21) AUREL. VICTOR, De Caesarib., cap. 39, § 17-19; MAMERTINI Panegyric. Maximian. Hercul. dict., cap. 4.

(22) EUMENII Panegyr. Constantio dict., cap. 9 et 21. Ces différentes colonies sont indiquées en détail dans la Notitia dignitatum insperii (édit. de Böckirig).

(23) AMMIAN. MARCELLIN., lib. XV, cap. 8, § 1.

(24) AMMIAN. MARCELLIN., lib. XVI, cap. 2, § 12 ; JULIANI Epistoi, ad senat. poputumque Atheniens. 279 (édit. citée).

(25) AMMIAN. MARCELLIN., lib. XVII, cap. 8, § 3; ZOZIMI, lib. III, cap. 6.

(26) AMMIAN. MARCELLIN., lib. XVII, cap. 8, § 4 et 5, et cap. 9, § 1; ZOZIMi, lib. III, cap. 8; LIBANII Orat. funeb. in Opp.; tom. I, p. 546 (édit. de REISKE).

(27) ZOZIM., loc. cit.

(28) CLAUDIAN., De Laud. Stilichon, lib. I. V. 222. « Ut Salius jam rura colat, flexosque Sicambrus in falcem curvet gladios. »

(29) S. AMBROSII Consolat. de obit. Valentiniani , cap. 4 , In opp., tom. IV.

(30) ZOZIM., lib. V, cap. 26; MARCELLINI COMITIS Chronic, p. 26, édit de SCALIGER dans le Thesaur. Tempor.

(31) SALVlAN., De Gubernatione Dei, lib. VII, cap. 15 ; OROS., lib. VII, cap. 40; S. HIERONYM., Epistol, XI ad Ageruchiam p. 46.

(32) GREGOR. TURON., lib. II, cap 9. SALVIAN. et S. HIERONYM., loc. citat.

(33) ZOZIM., lib. VI, cap. 3.

(34) PROSPER. AQUITAN., Chron, I, p. 627; M. AUREL. CASSIODOR., Chronic, in opp., tom. I (édit, de Garet),

(35) JORNAND., De Reb. Gothic., cap. 30 et 31.

(36) S. HIERONYM., Epist. XII.

(37) PAUL. OROS., lib. VII, cap. 43.

(38) PROSP. AQUITAN., Chronic, 1, 630; SOCRATIS, Histor. ecclesiast., lib. VII, cap. 30.

(39) TACIT, Histor., IV, cap. 15.

(40) GREGOR. TURON., Histor. Francor., lib. II, cap. 10; FREDEGAR., Epitom., cap. 9. On a déjà établi que le vocable pharamond, dont on a abusiement fait un nom propre, signifie tout simplement chef de clan et qu'il est formé des mots phara, clan, famille, compagnie (PAUL. DIACON., lib. II, cap. 9), et mund, chef, protecteur (GRAEF, Atthochdeutscher Sprachschatz, tome II, col. 813). De là Vormund, tuteur, en Allemand moderne. Cf. Biograpide nationale, tome I, p. 30, note.

(41) GREGOR. TURON., loc. cit.; FREDEGAR., Epitom., cap. 8 et 9.

(42) Rex. in Franciam reversus pasquam in Haristallio celebravit. Veteres.

Il importe à propos de la dénomination précise de Francia de ce territoire ostrasien de l'empire d'Occident, de signaler en passant l'erreur où sont tombés les historiens, erreur qui a engendré toute espèce de confusions et s'est perpétuée pendant des siècles et qui consiste à attribuer à la Neustrie, la France actuelle, des faits qui appartiennent tout particulièrement à l'Ostrasie, et pour la clarté de notre récit, prenons bonne note de cette rectification. Ce n'est qu'en 843, après la bataille de Fontenay et le traité de paix de Verdun, que le mot Francia a changé de patrie. Alors seulement commença l'histoire séparée de cette puissante et glorieuse monarchie, démembrement de l'empire de Charlemagne; elle va à elle seule illustrer à jamais le nom de Francia créé par les Francs Saliens dans les plaines de la Toxandrie cinq siècles auparavant.

(43) GRIMM, Deutsche Rechsalterthümer, p. 241.

(44) GREGOR. TURON., lib. II, cap. 49, et lib. VII, cap. 10.

(45) GREGOR. TURON., lib. IV, cap. 14 et 16; lib. VII. cap. 10.

(46) CAESAR, De Bell. Gall., lib. VI, cap. 33.

(47) Ce point nous parait parfaitement établi par M. HERMANN MULLER, Lex Salica, p. 13-20.

(48) SIGEBERTI GEMBLACENS., Chonic., ad ann. 437, ap. PISTOR., Scripor. rerum german., t. I.

(49) FAMARS, en latin Fanum martis, MULLER, Lex Salica, p. 32-41, et GRIMM, Scriptor, Deutche Mythologie, p. 1209.

(50) GRIMM, Watharius, XLIX.

(51) SID0N APOLLINAR., Carm. V, V. 194 et seqq. ; GREGOR. TURON., lib. II, cap. 9.

(52) Le tombeau, de l'un d'eux, de Childéric I, mort en 481, existait encore à Tournai à la fin du siècle dernier. Il fut violé et détruit en 1793 par les landes révolutionnaires, qui emportèrent à Paris les insignes guerriers qu'elles y découvrirent avec l'anneau royal de Childéric. Ces reliques ont été depuis déposées au musée des souverains français au Louvre, où elles sont encore.

(53) Regum Merowingorum genealogia, apud PERTZ, Monument., t. II, p. 307 FREDEGAR., Hist. Francor. Epitom., cap. 9.

(54) PRISCI RHETOR.. Excerpt. ex histor. Byz., dans le Corpus Byzant. histor. (édition de Bonn), tom. I, p. 27.

(55) GREGOR. TURON., lib. Il, cap. 7 ; JORNAND., De Reb. Goth., cap. 36 et 41.

(56) JORNAND., cap. 41; IDAT. LEMICENS., Episcop. chronic. apud BOUQUET, tom 1, p. 619.

(57) HERMANN MULLER, Der Lex Salica etc. alter und Heimath (Wurzbourg 1840); Georg. WAITZ, Das alte Recht der Saltschen Franken (Kiel, 1846).

(58) C'est plus tard seulement que nous voyons le loi Salique s'étendre vers l'est jusqu'à la Meuse et vers l'ouest jusqu'au-delà de la Lys. Voy. MIRAEI Op. diplom., to1. I. p. 698; FOLCUIN., Cartula S. Bertin., ap. QUERARD, page 19; WARNKONIG, Fandrische Staats und Rechtsgeschichte, tom. I, p. 333, et tom. III, p. 6.

(59) CAESAR, De Bello Gallic., lib. VI, cap. 23.

(60) TACIT., German., cap. 7.

(61) GREGOR. TURON., lib. II, cap. 9.

(62) J0RNANDES, De Rebus Goth., cap. 11.

(63) TACIT., German., cap. 40.

(64) GRIMM, lib. laud., p. 243 et 262.

(65) V. entre autres Lex Salica, Tit. XLIV, art. 11; tit. LX, art. 3 ; tit. LXII, art. 2.

(66) GREGOR. TURON., lib. II, cap. 27.

(67) TACIT., Germ., Cap. 15.

(68) Lex Salica, tit. XIII, comp. art. I et 6; tit. XIV, comp. art. 1 et 4; tit. XXV, comp. art. 1 et 2; tit. XLI, comp. art. 1, 3, 4, 5.

(69) Lex Salica, tit. LI, art. I et 2; tit. LIV, art. 1-4.

(70) Lex Salica, tit. XLIV, art. 1; tit. XLVI, art. 1.

(71) Lex Salica, tit. XLIV, art. 1; tit. XLVI, art. 1; tit. L, art. 2.

(72) Lex Salica, tit. LXIII, art. 1.

(73) Lex Salica, tit. VI, art. 1; tit. VII, De furtis ovium ; tit. XXXIII, De venationibus. Cf. HINCMAR. REMENS., Epistol. in ordine palatii, cap. XXIV.

(74) Lex Salica, tit. V, art. 6 ; lit. XLII, art, 5.

(75) GRIMM, Deutsche Rechtsalterthümer, p. 315.

(76) Les Burgondes que nous avons vus précédemment établis dans l'Alsace, descendirent en 443 dans le bassin du Rhône, où ils se trouvaient encore à l'époque de Charlemagne. Cf. PROSPER. TYR., Chronic., ap DOM BOUQUET, tome I, p. 639; GREGOR. TURON., lib. II, cap. 9.

(77) Gens Francorum inclita etc.

(78) Vita S. Salatergae ap. Bolland. Sept. VI, p. 525.

(79) HUGON., Vita S. Magdalveit, op. Bolland. Oct. II, p. 512.

(80) ZEUSS, p. 346, 347, 351 et 352.

(81) GEOGRAPH. RAVENN., lib. IV, cap. 26 (Edit. de Gronovius, Leyde, 1722).

(82) « Austrasie superioris, quam nunc Lotharingiam vocant. » Vit. S. Bosonis, apud. BOUQUET, tom. III, p. 591.

(83) « Sub Pippino, duce Francorum orientalium, videlicet inferiorum a Rheno adusque Scaldim. Vita S. Fredegondi, ap. BOLLAND. Jul. IV, p. 295.

(84) « Be eastarn Rine sindon East-francan » Edition de Barrington. Loudres, 1773).

(85) OREGOR. TURON, Iib. II, cap. 33.

(86) CASSIODOR., Variar. lib. II, Epist. XL.

(87) FORTUNAT. VENANT., Miscellan. lib. VI, carmen 4, r. 97 et sqq.

(88) GREGOR. TURON., lib. V, cap. 45; lib. VI, cap. 46.

(89) Parmi cent exemples, voy. celui que Grégoire de Tours nous donne de l'arbitraire dont on usait envers le peuple vaincu, liv. VI, ch. 45.

(90) GREGOR. TURON., lib. II, cap. 51.

(91) GREGOR. TURON., lib. II, cap. 32.

(92) GREGOR. TURON., lib. II, cap. 37.

(93) GREGOR. TURON., lib. IX, cap. 30.

(94) Ce curieux détail, qui nous est fourni par un écrivain du VIe siècle, est trop précis pour être simplement une invention poétique. Cf. FORTUN. VENANT, Miscell. lib. VI, carm. VIII, v. 9 et sqq.

(95) Pour autant que les sources existantes nous permettent de l'établir, ce fut sous Sigebert I que les lendes firent pour la première fois usage de leur droit d'élection. Deux documents ajoutent même qu'à la cérémonie de l'inauguration du maire, les leudes lui donnaient l'accolade. CC. GREGOR. TURON., Hist. Francor. Epitom. cap. 58 et 59; AIMOIN., lib. III, cap. 4.

(96) GREG. TURON., lib. VI, cap. 1

(97) FREDEG., Hist. Franc. Epitom. cap. 49. Cf. AIMOIN., lib. III, cap. 4.

(98) FORTUNAT. VENANT., Miscellan. lib. IV, carm. 13.

(99) GREGOR. TURON., lib. IX, cap. 30 EJARD., Mirac. S. Martin lib. IV, cap. 6.

(100) HARIGER., Vita S. Gondulphi, apud Chapeav. Gesta pontiftcum Leod. tom. I, p. 61.

(101) HARIGER., Vita S. Gonduphi, apud Chapeav. Gesta pontiftcum Leod. tom. I, p. 61.

(102) Pour l'histoire du développement de la mairie palatine, on peut consulter: GUIZOT, Hist. de la civil. en France; THIERRY, Lettres sur l'Hist. de France, et Récits des temps Mérovingiens; ROTH, Geschichte des Beneficialwesens, et PERTZ, Geschichte des Merowingischen Hausmeier. C'est particulièrement sur ces deux derniers écrivains que nous nous sommes appuyé.

CHAPITRE II


Carloman prince de Hesbaye. - Pepin de Landen. - Son origine. - Sa famille. - Ses domaines. - Sa vie. - Grimoald. - Sainte Gudule. - Sainte Gertrude, etc.

*
* *

Pour peu qu'on observe les faits qui précédèrent immédiatement et qui accompagnèrent l'avènement de Pepin de Landen à la mairie palatine en 622, on ne saurait mettre en doute la position éminente que ce grand homme devait occuper alors parmi les leudes ostrasiens, non-seulement par les qualités supérieures de son esprit, mais encore par l'importance de ses domaines et l'éclat de son origine; car le moment était venu où la valeur politique et sociale de l'individu n'était plus déterminée que par la valeur qu'il avait comme terrien.

Peu de documents nous renseignent sur l'origine de Pepin. Une seule indication qui nous est fournie par deux hagiographes dont l'un appartient au milieu du Xe siècle (1), nous apprend que son père avait nom Carloman et sa mère Ermengarde. Un autre hagiographe lui donne une soeur qui devint l'épouse du comte Witger et qu'il nomme Amalberge dont sortirent sainte Gudule, sainte Reynilde et sainte Pharaïlde. Un contemporain de sainte Gertrude, qui devait avoir connu Pepin lui-même, s'exprime en ces termes sur l'illustre origine du maire palatin: « Sed quo ordine de terrena origine genealogiam assumpserit, huic sermoni inserere lonqum est. Quisnam in Europa habitans hujus progeniei altitudinem, nomina ignorat et loca (2).

A ce renseignement général et assez vague sur la grandeur de la race de Pepin et l'étendue de ses domaines patrimoniaux, un écrivain que nous avons déjà cité plus haut n'avait presque pas besoin d'ajouter la qualification de vir eqregiae nobilitatis (3). Le titre de princeps que l'auteur de la seconde biographie de Pepin (4) attribue à son père Carloman, ne fait que confirmer la noblesse de sa famille, sans qu'il soit besoin de conclure avec Divaeus (5) que cette désignation impliquait nécessairement la dignité de maire du palais; car l'emploi du terme princeps avec la signification des proceres optimates, grands leudes, est assez fréquent dans les sources mérovingiennes (6).

Il ne saurait donc y avoir de doute sur l'importance sociale de la lignée dont Pepin descendait.

Un indice qui ne nous paraît pas à dédaigner nous permet peut-être aussi de conclure qu'elle avait depuis longtemps des racines profondes dans le sol de la Belgique.

En effet, quand on considère la situation géographique des alleux et des fonds que possédaient plusieurs membres bien avérés de la première génération connue de cette famille, on ne remarque pas sans un certain étonnement que ces biens étaient tous situés dans le territoire circonscrit par la première loi Salique. Si le lecteur veut bien se rappeler les limites territoriales de cette législation, telle qu'elle se formula sous Clodion, il trouvera d'abord dans la Toxandrie, et notamment dans le pagus Stryensis, le domaine de Gertrudenberg, avec ses dépendances et les trois îles de Bevelant, Spiezant et Gersebre, qu'un diplôme incontesté nous signale comme l'héritage personnel de sainte Gertrude (8) Au bord de l'Escaut supérieur, il remarquera le château de Condé (castrum Condacense qod super scelt fluvium situm est), qui faisait partie du riche patrimoine de Witger, époux d'Amalberge et parent par alliance de Pepin de Landen; mais dans une zone plus rapprochée de nous il constatera deux autres domaines qui appartenaient au même seigneur: Mortsel, où mourut sa fille Gudule (9), et Saintes près de Halle, que son autre fille Reynilde fit passer par donation à l'abbaye de Lobbes (10). Or quand on tient compte des circonstances violentes qui accompagnèrent les conquêtes des premiers Francs, et qu'on voit à chaque page dans les documents contemporains avec quelle brutalité ils s'emparèrent du sol pour se le partager et en prendre possession, on ne saurait hésiter à admettre que ces territoires n'aient été occupés dès la première marche des Saliens vers la Somme. Se trouvèrent-ils dès cette époque inscrits sur les rôles allodiaux des aïeux de Witger ou d'Amalberge? Dès cette époque aussi, ou même alors que la Toxandrie servait encore de limite aux clans des Chamaves et des Sicambres, le domaine dévolu plus tard à sainte Gertrude appartint-il aux ancêtres de Pepin? Nous n'avons aucune certitude à cet égard, pas plus que nous ne savons par quelles circonstances ils seraient entrés dans l'une ou l'autre de ces familles. Toujours est-il qu'en l'absence de tout témoignage contraire, ils constituent par le seul fait de la possession, un indice, sinon une preuve, de l'antiquité du séjour de ces deux lignées sur le sol de l'ancienne Belgique. Il n'est guère possible de croire que l'alleu de Landen, d'où le premier maire du palais, Pepin, tira le surnom qui lui fut donné par les écrivains du moyen-âge, n'ait aussi été occupé dans les premiers temps de l'invasion. Situé à-peu-près sur les confins méridionaux de la Toxandrie, dans le voisinage de la route militaire qui traversait la forêt charbonnière et surtout au milieu du fertile plateau de la Hesbaie, il n'a pu manquer d'éveiller la convoitise de quelque chef des Francs, aïeul de notre héros. Quoiqu'il fût placé en dehors de la terre Salique primitive, de même que l'étaient les nombreux domaines où nous trouvons établis les descendants immédiats de Pepin, notamment Herstal, Jupille, Chèvremont, Pepinster et tant d'autres qui plus tard furent convertis en monastères, on ne peut douter qu'ils n'aient été d'origine patrimoniale. Du reste, la tradition, cette autorité si puissante quand elle est unanime, et qu'elle a reçu la longue consécration des siècles, rattache le nom des Pepins à tous les vieux manoirs, à tous les vieux châteaux, à tous les vieux monastères dont les débris se voient encore épars sur le territoire actuel de la province de Liège. Parcourez la Hesbaye d'un bout à l'autre, remontez ou descendez le cours de la Meuse depuis Maestricht jusqu'à Andennes, gravissez les escarpements qui bordent l'Ourthe, la Vesdre ou l'Amblève, traversez les vallées qui sillonnent toute la région orientale de la province, partout la voix des pâtres comme la voix des ruines elles-mêmes qui achèvent de s'écrouler, vous rappellera quelque légende dont les aïeux de Charlemagne sont les héros. Les traditions de ce genre ne peuvent se former si elles n'ont une base réellement historique. Ce n'est point la fantaisie de quelques hommes qui peut les créer, ou les imposer à la mémoire et à la foi des générations. C'est dans une réalité seule qu'elles peuvent prendre racine et puiser cette sève qui les entretient et leur donne la croissance et la vie. Sans doute, grâce à l'action lente du temps, grâce aux altérations que les souvenirs subissent nécessairement dans la transmission orale des récits, il pousse toujours çà et là quelque branche folle à la vérité historique. Mais en retranchant ces jets superflus, on retrouve le tronc, on retrouve la racine, et cela suffit.

L'imagination populaire a-t-elle agi autrement à l'égard de Charlemagne pendant tout le moyen-âge? Si l'admiration pour ainsi dire exclusive dont tous les peuples ont été saisis pour cet homme extraordinaire, lui a fait attribuer plus tard toutes les grandes choses dont elle croyait incapables les générations antérieures et postérieures, elle constitue pour nous un témoignage irréfragable en faveur de la grandeur même des choses auxquelles il a réellement attaché son nom. Nous n'irons pas pour cela interroger le théâtre de la plupart des romans du cycle carlovingien, c'est-à-dire la forêt des Ardennes et la vallée de la Meuse, nous n'irons pas chercher sur la route de Dinant l'empreinte du cheval Bayard, ni évoquer sur les rochers d'Aigremont près de Liège l'ombre de l'enchanteur Maugis. C'est assez pour nous de nous trouver là dans le voisinage d'Herstal et de Jupille, réalités incontestables autour desquelles la fantaisie des poëtes ou celle du peuple, ce poëte le plus grand de tous, a pu prodiguer les inventions et les fables; car, à tout prendre, ces fables et ces inventions ne sont qu'un hommage adressé à la vérité même; ce sont les branches qui poussent à son tronc réel et vivace et qui, notons-le, ne peuvent pousser que là.

Nous croyons donc que la race des Pepins était établie sur le sol de la Belgique actuelle, sinon dès l'époque du premier mouvement des Saliens vers le sud, au moins peut-être depuis le temps où Clovis réunit toutes les tribus franques sous son autorité. Nous avons vu l'un des biographes du premier maire palatin que cette famille fournit à l'histoire, attribuer au père de ce dignitaire royal la qualification de princeps. Comme ce titre ne se donnait qu'aux leudes du rang le plus élevé, il nous semble incontestable que Carloman se trouvait dès lors investi du commandement du grand pagus de Hesbaye, où la tradition place en effet le domaine de Landen dont le nom s'est attaché au nom de Pépin l'ancien? Mais n'insistons pas sur ce point. Constatons seulement que tous les actes de la vie des différents membres de la famille du premier Pepin s'accomplissent sur une surface territoriale assez circonscrite, et que leurs descendants y restèrent en quelque sorte fixés; preuve évidente que ce sol était leur sol d'origine, leur genitale solum à eux. Or ce territoire a pour centre la contrée où furent bâties les villes de Liège et d'Aix-la-Chapelle. En effet, sans rappeler ici le nom du comte Witger que nous avons signalé au commencement de ce chapitre comme parent de Pepin, et dont les domaines étaient situés sur l'Escaut supérieur dans la partie de l'ancien pagus de Brabant, disons cependant que ses filles Reynilde et Gudule furent enterrées, la première à Saintes, où elle s'était retirée et où elle périt (11), la seconde à Moortsele en Flandre, où elle passa une partie de

sa vie et où elle mourut (12). Pour nous borner à Pepin et à sa propre maison, ce fut à Ter Donk près de Lovenjoul qu'il alla prendre la dépouille mortelle de sainte Hermelinde, issue de la même famille que lui, pour la déposer dans le monastère qu'il leur fit construire à Meldert (13) sur les confins de l'ancienne Hesbaye; ce fut à Landen qu'il reçut lui-même la sépulture (14). La ville de Saint-Trond, autrefois Sarchinium, doit son origine à une abbaye que le noble Trudo, l'un des proches de Pepin, éleva en cet endroit (15) comme le bourg de Munsterbilsen naquit de la maison monastique que Landrade, autre parent du premier maire palatin, fonda à l'entrée de la Toxandrie (16). Ce fut à Nivelles qu'lduberge, l'épouse, et Gertrude, la fille du maire palatin, bâtirent l'illustre abbaye où elles finirent leurs jours, comme plus tard y mourut Wulcetrude, fille de Grimoald. Ce fut à Andenne que Begge, autre fille de Pepin, construisit le monastère où elle termina sa vie. Ce fut à Chèvremont que vécurent Begge et son époux Anségise et que naquit Pepin d'Herstal, comme plus tard sa maîtresse, la belle Alpaïde, trouvera un asile et une tombe à Orp-le-Grand, et comme lui-même fera son séjour de prédilection de cette bien-aimée vallée de la Meuse, où Herstal et Jupille retinrent ses descendants, Herstal où toutes les chroniques anciennes font sans cesse revenir Charlemagne (17); c'est là que le héros, dans les courts loisirs de ses voyages et de ses expéditions militaires, venait chercher quelque repos et se délasser de ses soucis dans ses domaines héréditaires.

Les détails que nous venons de fournir, en nous fondant sur des documents d'une autorité incontestable, suffisent, nous semble-t-il, pour prouver que toute la famille des Pepins était groupée dans le voisinage de l'antique Hesbaye et que le centre principal de sa vie et de ses domaines était sur le territoire du pays de Liège. Il nous eût été facile de multiplier les indications de cette nature, sur lesquelles l'histoire elle-même est complètement d'accord avec les traditions populaires; mais celles que nous avons produites nous paraissent fournir la preuve complète du fait que nous avons voulu constater pour le moment.

Revenons maintenant au grand homme lui-même dont nous avons écrit le nom en tête de ce chapitre.

Pour bien faire comprendre l'importance du rôle qu'il joue dans l'histoire de l'Ostrasie, il importe que nous indiquions en quelques mots quel était l'état des choses au moment où Pepin de Landen apparut pour la première fois sur le théâtre des évènements.

Depuis que Sigebert I, roi d'Ostrasie, était tombé sous Ies coups des assassins soudoyés par Frédégonde, femme de Childéric Il de Neustrie, jusqu'au moment où Brunehaut, veuve de Sigebert, périt dans le supplice barbare que lui avait infligé Clotaire II, c'est-à-dire depuis l'an 575 jusqu'en 613, la guerre n'avait pas cessé entre les deux royaumes du nord de la Gaule, déchirés eux-mêmes par des divisions intestines. Neuf rois ou fils de rois y avaient péri: du côté des Ostrasiens, Childebert II (596), Théodebert II avec Sigebert, Mérovée et Corbon, ses fils (613); du côté des Neustriens, Chilpéric (585) et ses deux fils Mérovée (577) et Clovis (580). Le sang avait coulé à grands flots non-seulement sur les champs de bataille, mais encore par de fréquents assassinats. Des crimes et des atrocités dont on n'avait pas vu d'exemples jusques alors, avaient épouvanté les demeures royales.

Dans ces luttes terribles entre les deux royaumes, et dans ces luttes intestines plus terribles encore, on avait vu une femme, la vieille Brunehaut, que les leudes plus tard condamnèrent à un effrayant supplice (18), épuiser toutes les ressources de son génie, sans s'arrêter au crime, pour dominer l'anarchie par la force d'un pouvoir unique. En effet, à la faveur des troubles publics, les leudes, tant austrasiens que bourguignons, sans frein dans leurs divisions, s'étaient constitués en autant de petits souverains indépendants et tout n'était plus que désordre. A cette tâche impossible à accomplir elle devait succomber et elle y périt. Les haines qu'elle avait partout soulevées contre elle empêchèrent même la couronne d'Ostrasie de passer sur la tête du jeune Sigebert, le seul des enfants le son petit-fils Théoderic II qui eût survécu à son père. Lorsque, vers la fin de sa vie, en 613, elle se fut résolue à tenter un dernier effort pour abattre une aristocratie qu'elle avait humiliée à plus d'une reprise, en préférant des Romains pour exercer la mairie palatine en Ostrasie, ou le patriciat dans la Bourgogne tombée dans le domaine de Childebert II, en frappant sans pitié ceux qui traversaient ses desseins, en défendant le domaine royal contre les dilapidations, et en allumant des guerres civiles pour satisfaire son orgueil ou sa vengeance, - on vit tout-à-coup les leudes ostrasiens, ayant à leur tête Pepin de Landen et Arnulf de Metz, adresser un appel à Clotaire II, fils de Chilpéric I, roi (le Neustrie.

Le plan qu'elle avait conçu était désespéré. Elle croyait pouvoir compter sur les forces des Borgondes commandés par leur maire palatin Warnachar, et sur celles de Thuringiens que son arrière-petit-fils Sigebert avait amenées sur Ie théâtre des évènements. Mais la brusque défection de Warnachar qui entraîna celle de toute la Bourgogne et la marche rapide de Clotaire II vers l'Ostrasie rendirent désormais la lutte impossible. En vain Sigebert essaya-t-il d'arrêter les Neustriens dans les plaines de la Champagne. Clotaire, que les barons borgonds et les principaux leudes Otrasiens avaient eu le temps de rejoindre, balaya devant lui l'armée du jeune roi qui, abandonné des siens, fut misérablement mis à mort.

C'en était fait de la lignée qui, depuis Théoderic I, fils de Clovis, avait régné sans interruption dans le royaume de l'Est; c'en était fait de Brunehaut, et les trois couronnes de Neustrie, d'Ostrasie et de Bourgogne se trouvèrent pour la troisième fois réunies sur la tête du même prince.

L'avènement de Clotaire devait nécessairement amener une modification profonde dans l'organisation franque et particulièrement dans l'institution de la mairie palatine. Au fond il résultait clairement d'une coalition de passions qu'il importait au nouveau souverain de ménager, et d'intérêts auxquels il lui fallait satisfaire. Du reste, Clotaire lui­même était loin d'être l'homme nécessaire dans les circonstances où l'on se trouvait. Pour être en mesure de faire face aux premières difficultés du moment, il lui eût fallu à la fois l'intelligence de son père Chilpéric, l'énergie de sa mère Frédégonde et la haute raison politique de Brunehaut. Aucune de ces qualités ne se trouvait en lui. Esprit indécis et peu capable de résolutions, mais coeur doué de bonté et de cette patience qui est la vertu et la force des faibles, il brillait par une intelligence cultivée. Les contemporains ont signalé sa piété, son grand coeur envers ses peuples, sa charité envers les pauvres, son aménité envers tous.

Le portrait du roi mérovingien eût été incomplet, s'ils n'avaient pas ajouté qu'il se livrait avec trop de passion à la poursuite des bêtes fauves et se montrait trop docile aux suggestions des femmes et des jeunes filles, ce dont les leudes ne manquaient pas de le blâmer (18). Un tel prince semblait ne devoir être qu'un jouet entre les mains d'une aristocratie faite à toutes les violences et habituée, pendant trente-huit ans de luttes et de guerres civiles, à ne prendre conseil que de ses passions, mais heureusement il se trouvait autour de lui quelques hommes profondément dévoués au bien public et que le patriotisme avait seul fait concourir à l'avènement de Clotaire, nobles caractères, parmi lesquels Pepin de Landen et Arnulf occupaient le rang le plus élevé et qui procurèrent à l'empire franc seize années de paix et de tranquillité.

Probablement c'en eût été fait avant leur époque du pouvoir des Mérovingiens si les trois mairies palatines, celle de Neustrie, celle d'Ostrasie et celle de Bourgogne avaient été réunis dans une même main, et que le chef qui en eût été investi eût compris l'avantage de sa position. Mais ce moment n'était pas encore venu; car ni les Ostrasiens ni les Borgondes n'avaient voulu se soumettre à l'autorité de la mairie neustrienne exercée par Gundelaad (20). Les premiers obtinrent un maire particulier, ce fut Rado, un des leurs, personnage obscur et que l'histoire a laissé dans les ténèbres, de même que son successeur Chucus (21). Quant à la mairie de Bourgogne, elle fut exigée, à titre viager, par Warnachar, comme prix de sa défection dans la cause de Brunehaut et de Sigebert. Clotaire n'avait eu rien à refuser à l'homme qui lui avait été d'un si grand secours dans les récents évènements; aussi conféra-t-il à son exigeant allié l'ancienne autorité des patrices bourguignons en s'engageant par serment à ne jamais la lui ôter (22). Ce fut là parmi les Francs le premier exemple de la collation d'un bénéfice ou d'une dignité sans clause expresse ou tacite de retrait dans certains cas déterminés par le droit ou par la coutume: fait important à noter, parce qu'il consacrait un nouvel amoindrissement de l'autorité royale en établissant l'inamovibilité de la charge politique la plus importante, et que de l'inamovibilité à l'hérédité il n'y avait plus qu'un pas à fran­chir. Ce pas, Warnachar l'eut tenté sans doute, s'il avait moins songé aux bénéfices de l'avenir qu'aux avantages du présent et qu'il n'eût pas laissé se perdre à tout jamais pour ses descendants l'occasion d'attacher peut-être pour des siècles son nom à l'histoire des Francs. Mais sa vénalité le perdit dans l'esprit des leudes (23). Lui mort, en 621, Son fils Godin se perdit par d'autres débordements. Si bien que les Borgondes manifestèrent unanimement au roi le désir de ne plus voir nommer de titulaire à la mairie, qui resta vacante jusqu'en 641 (24).

Les deux maires palatins qui se succédèrent en Ostrasie depuis l'avènement de Clotaire II jusqu'en 622 n'avaient pas montré plus de dignité et de véritable grandeur que Warnachar dans la position éminente qu'ils occupaient. En effet, Chucus s'était laissé corrompre comme lui en 617, par les Lombards d'Italie pour amener le roi là les affranchir du tribut qu'ils payaient aux Francs depuis le règne de Sigebert I (25). Du reste; qui sait? Ce fut peut-être par un calcul égoïste que les leudes ostrasiens avaient désigné des personnalités si peu capables de s'élever à la hauteur du rôle de chef de la truste royale. Quoi qu'il en soit, qu'ils aient eu réellement le dessein d'assurer leur indépendance et leur liberté d'action en plaçant au-dessus d'eux des hommes assez faibles pour composer en toute circonstance avec les passions et les intérêts individuels, ou qu'ils aient voulu aller plus loin, c'est-à-dire préparer la chute d'une institution qui, à la vérité, relevait d'eux tous par leur intervention collective dans l'élection du maire, mais qui devait, dans un grand nombre de cas, les gêner chacun en particulier, la moralité sociale n'était pas éteinte partout au point de faire craindre que de semblables combinaisons pussent remettre en péril les éléments d'organisation qui avaient commencé à se manifester. L'ordre nouveau qui devait sortir des ruines de la société romaine et particulièrement de l'alliance, si fortement prononcée chez les Francs, de l'esprit de conquête et de l'esprit territorial, était entrevu par quelques hommes d'élite dès cette époque de confusion générale.

Parmi ces hommes, animés d'un ardent amour du bien et portant en eux le pressentiment de l'avenir, pressenti­ment vague encore, il est vrai, mais solidement fondé en espérance; parmi ces hommes convaincus de l'inutilité des efforts de Brunehaut pour faire revivre un passé désormais sans vie, car la race des princes d'Ostrasie était dégénérée sans retour, deux surtout fixaient les regards, Pépin de Landen et Arnulf, le futur évêque de Metz. Le patriotisme avait vaincu en eux l'orgueil national, jusqu'à leur faire prêter la main à l'élévation de Clotaire II. Puissant effort de l'amour de la patrie qui devait marquer leur place parmi les plus grands hommes de l'Ostrasie!

Qu'il nous soit permis de nous arrêter ici quelques moments à ces deux individualités si remarquables.

Arnulf, dont le sang devait se mêler plus tard à celui de Pepin pour former la race dont devait sortir Charlemagne, était placé si haut dans l'esprit des hommes de son temps qu'une auréole fabuleuse se forma bientôt autour de son nom. Les écrivains postérieurs allèrent jusqu'à lui créer tine généalogie légendaire en le faisant descendre de Clovis I, par Clotaire I, dont la fille Blitilde avait épousé l'Aquitain Ansbert, aïeux de notre héros (26). Mais cette fiction elle-même, autant que l'importance du rôle dévolu à Arnulf dans les évènements, peut être invoquée comme un témoignage en faveur de la haute noblesse de sa famille. On n'est d'accord ni sur le lieu de sa naissance, ni sur la nationalité de ses parents. Si le moine Ummo le fait naître à Loy, près de Nancy, et lui donne pour père un Aquitain et pour mère une Suève (27), d'autres sources plus authentiques le font descendre d'un père et d'une mère de la race franque (28). La date de sa naissance est inconnue. Depuis sa première jeunesse il se distingua par la pénétration de son esprit et par la force de sa mémoire; aussi fut-il initié de bonne heure à l'étude des sciences sacrées et profanes, telles qu'elles étaient pratiquées à cette époque, et qui furent l'occupation favorite de toute sa vie. Élevé soit à l'école palatine du roi Théodebert, soit à l'école épiscopale de Maestricht, il s'y plaça sous la discipline de ce Gondulf que nous avons déjà vu revêtu de la dignité de maire à la cour du même prince et qui, après avoir figuré parmi les leudes militaires de Childebert II (29), avait échangé l'épée du guerrier contre la crosse des anciens évêques de Tongres (30). Plus tard sa bravoure et son dévouement à la cause de l'indépendance ostrasienne contre Brunehaut le firent monter successivement aux plus hautes dignités. Après avoir été investi d'abord du gouvernement de six provinces, il obtint l'entière confiance du roi Clotaire Il. Cependant à l'exemple de son maitre Gondulf, il ne tarda pas à se fatiguer de la vie agitée du soldat; et lorsque, en 614 (31), la voix unanime du clergé et du peuple de Metz, l'eut appelé au siège épiscopal de cette ville, il se hâta de déposer le casque pour la mitre et la cuirasse pour le pallium des prélats. Sa pieuse épouse Doda prit en même temps le voile des recluses. Elle lui avait donné deux fils, dont l'aîné, Clodulf, renonça à son tour à la vie laïque et, après la mort des deux évêques Goéric et Godon, qui remplacèrent successivement son père sur le siège de Metz qu'il avait occupé, obtint l'investiture épiscopale, dignité dans laquelle il mourut eu 696 (32). Le second fils d'Arnulf reçut le nom d'Anségise, ou, s'il faut en croire Paul Diacre, celui d'Anchise, en souvenir du père d'Énée le Troyen, dont les Francs prétendaient tirer leur origine (33). Ce fut par cet Anségise que le sang du saint évêque de Metz se mêla à celui de Pépin de Landen.

Autant la maison d'Arnulf brillait par sa sainteté, autant brillait par la piété de tous ses membres la famille de Pépin. Là vous eussiez remarqué d'abord la noble compagne de notre héros, Itta ou Iduberge. Sortie d'une illustre lignée d'Aquitaine, elle était la soeur de Modould, évêque de Trèves (34) que Frodoard nous montre occupé avec Arnulf aux travaux du concile de Reims en 625 (35). Autour d'elle grandissaient trois enfants, un fils, Grimoald, et deux filles, Begge et Gertrude (36). Tandis que le père dirigeait son fils dans ce chemin de droiture et de justice où il marcha toujours lui-même d'un pied si ferme, la mère élevait ses filles dans la pratique de ces douces vertus domestiques qui sont le plus bel apanage de la femme: l'amour de Dieu et l'amour du prochain, la foi qui donne des ailes à l'âme, et la charité qui renferme tout.

Sans doute, ce devait être, au milieu de ces temps de désordre social et de guerres intestines, un pieux et consolant spectacle que ces deux familles animées au même degré de l'esprit de l'Évangile. Quand les passions étaient les seules conseillères qu'on écoutât, quand les intérêts égoïstes, les violences et le crime prévalaient partout, comme l'ami de la paix et de la loi se fût avec joie réfugié auprès du foyer de l'une ou de l'autre; car dans l'une et dans l'autre régnait cette foi profonde qui élève le regard au­dessus du présent, et cette sérénité du bonheur domestique où l'homme puise ses meilleures forces pour lutter dans les combats de la vie.

Les deux chefs de ces nobles lignées, si étroitement unis dans la même pensée, n'avaient pas eu de peine à se comprendre l'un l'autre. Leur but étant identique, leurs espérances étant communes, ils n'avaient pas tardé à mettre aussi en commun leurs efforts, leur influence et leur action. Avant même que Théodebert eût disparu du trône et du monde, ils avaient compris qu'il n'était plus possible de songer à rétablir sur ses anciennes bases la société germanique, comme association libre d'hommes libres; car une restauration semblable eût nécessairement conduit à consacrer en principe et à établir une ligne de démarcation politique entre les populations franques et celles qui ne l'étaient point; elle eût rendu impossible le développement d'une liberté générale, ouvert le champ â une suite interminable de collisions entre les grands terriens, et inauguré un principe de guerre qui eût plus encore qu'auparavant couvert le pays de ruines. Ils avaient senti que l'avenir ne demandait point la destruction de la forme nouvelle que la société tendait à prendre, mais qu'il se trouvait, au contraire, dans cette forme elle-même. D'une part, l'organisa­tion de la truste royale avait procuré à un grand nombre de Gallo-Romains et de Germains transrhénans l'occasion de se signaler à côté des Francs, et ainsi s'était préparé le rapprochement des populations diverses qui occupaient le sol. D'une autre part, la faiblesse des Mérovingiens avait produit une anarchie complète et relâché tous les liens sociaux. Les droits et les devoirs étaient méconnus dans les rapports des citoyens entre eux, comme des citoyens avec le roi.

Il s'en fallait que la force des peuples fût brisée, et dès lors l'établissement d'une monarchie absolue eut été une faute grave.

Dans cet état de choses il ne restait donc qu'à choisir entre le système de fractionnement de la société en un nombre infini de trustes ou de petites sociétés particulières, répandues sur le sol conquis, et la soumission générale de la nation à une autorité royale forte et régulière. Entre ces deux systèmes, des hommes pratiques comme l'étaient Pepin et Arnulf, ne pouvaient hésiter. Aussi se rangèrent­ils résolument du côté du droit, du côté du possible et du certain, et grâce â l'habile et sage emploi qu'ils firent des moyens propres à les conduire au but qu'ils se proposaient, ils devinrent les bienfaiteurs du peuple, les de la paix et firent naître pour la nation franque un âge d'or qu'elle n'avait pas osé rêver jusques alors.

Toutes les difficultés, toutes les misères qu'on avait traversées, avaient eu leur source dans la prépondérance des leudes royaux, et cela par l'absolu besoin que la royauté avait eu d'eux. Les discordes sanglantes élevées dans la famille de Clotaire I avaient déterminé cette situation tou­ours plus violente depuis la mort de Théodoric Il. En effet l'orgueil et l'esprit dominateur de Brunehaut n'avaient jamais su fléchir. Le pays ou au moins l'Ostrasie, dont elle avait soumis et persécuté les grands terriens avec tout l'emportement de la vengeance, n'avait à attendre de cette femme ni repos ni bien-être.

De sorte qu'au commencement de l'an 613 il ne restait plus qu'un seul moyen de sauver ce qui pouvait encore être sauvé du naufrage social; ce moyen était la réunion de tous les Francs sous l'autorité de Clotaire II. Pépin et Arnulf s'arrêtèrent les premiers à ce grand projet et concoururent avec le plus d'énergie à l'exécuter. Dans l'intérêt du salut commun, ils n'hésitèrent point à faire un appel au roi de Neustrie, et ils s'assurèrent non-seulement par ce fait, mais encore par la supériorité de leur intelligence, une influence décisive dans les conseils de ce prince. Ils comprirent tout d'abord les avantages qu'offraient pour l'exécution de leur plan, d'une part, la réunion des trois trustes dans les mains d'un seul maître, de l'autre, la possession collective de tous les domaines mérovingiens avec leurs riches revenus. A la vérité, ils ne pouvaient espérer de voir les leudes rompre du jour au lendemain avec les habitudes de violence qu'ils avaient contractées, mais l'unité de l'autorité supprimait la possibilité de la fuite d'un royaume dans l'autre; dès lors, l'impunité n'était plus assurée au crime, soit meurtre, soit trahison accomplie ou préparée. Grâce aux nombreux bénéfices dont le roi pouvait disposer, son influence directe sur les leudes put prendre un notable accroissement. La collation de ces domaines acquit aussi plus de valeur; car elle cessait d'être une concession faite a la pression et à la violence, pour devenir une faveur librement accordée et librement reçue. Puis encore on pouvait maintenir dans la ligne du devoir chaque truste au moyen d'une autre, chacune d'elles continuant à former un tout homogène de race, mais séparé et placé sous l'autorité d'un maire particulier; car l'idée de la division de l'empire en trois royaumes, l'Ostrasie, la Neustrie et la Bourgogne, avait poussé des racines trop profondes dans les esprits pour qu'on pût songer â l'effacer en opérant subitement la fusion de ces trois états en un seul.

Par ces divers moyens le pouvoir du roi s'accrut et s'affermit, les leudes furent placés dans une dépendance qui, sans blesser leur orgueil ni restreindre leurs droits, les contenait dans les bornes d'une discipline salutaire, de sorte que le vaste territoire des Pyrénées à l'Elbe prit bientôt et pour la première fois l'aspect d'un état régulier. Les lieutenants du roi dans les provinces reçurent les ordres les plus sévères pour le maintien de la justice; et les lois, muettes encore naguère, ne trouvèrent plus qui ne les écoutât.

Ces mesures larges et fondamentales furent consacrées et ratifiées soit par des assemblées générales des leudes, soit par des assemblées particulières de chaque royaume.

De ces réunions la plus importante est celle qui s'ouvrit le 16 octobre 614 a Paris, ou le roi Clotaire Il avait convoqué tous ses fidèles, tant laïcs que séculiers. Après qu'il eut réglé en commun la forme des élections et les droits de la juridiction ecclésiastique, il décréta l'abolition de toutes les taxes et de toutes les impositions introduites en Ostrasie, en Neustrie et en Bourgogne, depuis la mort de Sigebert, de Guntram et de Chulperic; il statua qu'aucun juge ne condamnerait un homme libre ni même un esclave sans l'avoir entendu; il confirma les donations régulièrement faites par ses prédécesseurs et par lui-même et réintégra tous les leudes dans les biens dont ils avaient été dépouillés pendant les guerres civiles (37); enfin il commina la peine de mort contre tous ceux qui troubleraient désormais le repos public. L'édit mémorable qui sortit de cette assemblée, nous montre â quel point les conseillers du roi avaient à coeur d'amener une réconciliation entre les partis, comme par le résultat qu'il produisit, on put voir bientôt qu'ils ne négligèrent aucun moyen légal de s'enquérir des voeux légitimes du peuple et d'y faire droit.

Aussi comme tout change de face! La guerre publique et les collisions particulières cessent. La paix règne partout. Les forces vives de la nation qui se consumaient en luttes intestines pour la ruine commune, n'agissent plus que de concert pour le bien. Les champs ne changent plus de maîtres que selon le cours ordinaire des choses. Le laboureur recueille en paix le fruit de son travail, l'agriculture donne la richesse, la richesse fait renaître le commerce. On voit refleurir dans les villes comme dans les campagnes, à la cour du roi comme dans les écoles publiques, les arts, les lettres, les sciences, les métiers, tout ce que la tradition avait conservé de la civilisation romaine. Les différentes parties du royaume, reliées entre elles par un réseau de fleuves et de routes militaires, échangent leurs productions. Le commerce avec la Syrie, l'Égypte, l'Afrique, l'Italie, l'Espagne, les îles Britanniques, les Wendes des bords de la Drave, que les troubles civils eux-mêmes n'avaient pas entièrement interrompu, prend un nouvel essor. En un mot, l'âge d'or des Francs était venu et les noms de Pepin de Landen et d'Arnulf étaient l'objet d'une vénération universelle non-seulement en Ostrasie, mais encore dans les trois royaumes de Clotaire et dans les pays qui en relevaient (38).

Pour le pieu Arnulf la reconnaissance publique n'avait plus à lui décerner de dignité nouvelle. Élevé sur le siège épiscopal de Metz, dont les dyptiques devaient un jour montrer avec orgueil son nom inscrit parmi les noms des hommes les plus illustres d'Ostrasie, il n'avait d'autre ambition que de consacrer le reste de sa vie an bonheur de ses semblables. Peut-être même l'idée de se retirer dans la solitude, ou il mourut plus tard, germait-elle déjà dans son esprit. Mais il lui restait un autre devoir à remplir avant de se séparer définitivement du monde. En 622 le roi Clotaire associa son fils Dagobert à l'empire et lui assura la couronne d'Ostrasie. En même temps il commit l'éducation du jeune prince au pieux évêque, qui partagea ce soin avec Pepin de Landen, investi de la mairie palatine (39)

Sans doute, ce n'était pas une tâche de médiocre importance que les deux intimes de Clotaire allaient entreprendre. Si l'intelligence peu élevée de Dagobert et surtout la proverbiale faiblesse de son caractère ne leur permirent point de faire de leur royal disciple un roi, ils en firent du moins un prince ami de la justice, affectueux envers chacun, et animé d'un zèle ardent pour le bien public (40). En un mot, sans partager l'exagération avec laquelle le biographe de Saint Arnulf s'exprime au sujet de Dagobert, qu'il nous représente comme le prince le plus illustre que la race des Sicambres eût produit (41), on peut dire que ses nobles précepteurs lui inculquèrent tous les principes dont l'ensemble forme l'honnête homme. D'ailleurs, ne lui en offraient-ils pas eux-mêmes l'exemple vivant dans leurs actions et dans leurs paroles? Ce fut probablement grâce à leur influence que Dagobert se décida en 625 à épouser Gomatrude, soeur de Sichilde, épouse du roi Clotaire. Peut-être réclama-t-il par leurs conseils la restitution des possessions ostrasiennes détachées du royaume trois années auparavant, quand Clotaire le remit à son fils, et situées en partie au sud de la Loire et en Provence, en partie dans la région de l'Ardenne qui avoisinait la Neustrie et dans la zone qui touchait à la Bourgogne. En effet le troisième jour après la cérémonie du mariage qui fut célébré à Clichy-la-Garenne, une querelle très-vive s'éleva entre les deux princes au sujet de la demande de Dagobert. Clotaire ne voulut pas entendre à la restitution des terres démembrées de l'Ostrasie. Cependant, après une discussion pleine d'aigreur, les deux parties convinrent de laisser juger leur différend par douze arbitres, leudes, ecclésiastiques et laïcs, parmi lesquels Pepin et Arnulf prirent naturellement place. Dans cette assemblée l'évêque de Metz, par la double influence de sa parole et de son caractère sacerdotal, fit renaître la concorde entre le père et le fils, moyennant la restitution à l'Ostrasie des possessions que Clotaire en avait détachées, excepté celles d'outre-Loire et de Provence (42).

Ce fut là le dernier acte politique auquel Arnulf prit part. Depuis longtemps il aspirait à se retirer dans la solitude et à se consacrer entièrement à Dieu. Il en avait le droit et ne devait plus rien au monde. Or, à l'extrémité de l'Ostrasie, non loin des monts Faucilles, entre la chaîne des Vosges et la branche occidentale de la chaîne ardennaise, vivait un de ses anciens compagnons d'armes, qui, à l'exemple de tant d'autres leudes de cette époque, terminait dans les saintes conversations de la solitude une existence commencée dans le bruit et l'agitation de la guerre: c'était Romaric, fils de Romulf, qui avait autrefois hanté le royal palais de Metz, mais qui, depuis l'an 613, avait transformé le manoir de ses pères en une communauté d'hommes dont il était devenu le chef (43). Les âpres escarpements des Vosges sollicitèrent aussi le compagnon des travaux de Pepin de Landen. C'était en 628. Dagobert occupait depuis quatre ans le royaume d'Ostrasie et son autorité avait à peine eu le temps de s'asseoir. Aussi Clotaire II conçut-il les plus vives alarmes en apprenant qu'Arnulf était décidé résigner sa dignité épiscopale et à s'ensevelir dans la retraite. En vain le roi mit tout en oeuvre pour le détourner de ce dessein, tant il craignait de le voir s'éloigner des conseils du jeune souverain son fils, encore si peu formé au maniement des affaires. Mais ni ses instances ni ses prières, rien ne put arrêter le futur cénobite. Comme il persistait de la sorte, Dagobert intervint à son tour, et, après l'avoir menacé de le frapper dans sa famille, alla jusqu'à tirer l'épée contre lui. Cependant Arnulf ne se laissa pas plus intimider par les menaces du roi que par l'arme déjà levée sur sa tête; la fermeté du prélat et l'intercession d'un leude eurent pour effet immédiat de ramener Dagobert à lui-même. Aussitôt plein de repentir il se jeta aux pieds du saint évêque, qui le bénit et sortit du palais. Peu après, celui-ci revêtu de la bure grossière des cénobites, quitta la ville de Metz et se dirigea vers les solitudes des Vosges où son ami Romaric lui avait préparé un asile (44).

Après le départ d'Arnulf, Pepin ne resta pas seul pour diriger le conseil de Dagobert. L'évêque de Cologne Cunibert y remplaça bientôt le prudent et sage prélat qui venait d'en sortir, et il ne tarda pas à prendre place aussi dans l'affection du maire palatin (45).

Bien qu'aucun document historique ne nous renseigne d'une manière expresse sur la part que Pepin prit en 628 aux mesures adoptées par Dagobert pour empêcher le démembrement de l'empire après la mort de Clotaire II, nous pouvons cependant déduire des paroles d'un ancien hagiographe que les conseils du maire du palais exercèrent en cette circonstance une influence décisive sur la résolution du roi (46).

Du reste, grâce aux stipulations de l'édit du 16 octobre 614, où il intervint si efficacement et où toute sa pensée politique se manifesta d'une manière si évidente, ce changement de règne, qui, dans d'autres temps, eût sans doute amené les déchirements les plus cruels, put s'opérer sans le moindre trouble. Dagobert resta donc en possession des trois royaumes; seulement, du consentement des leudes, il céda les possessions d'Aquitaine et de Provence à son frère Caribert, qui avait en vain essayé de s'emparer au moins d'une partie de ces royaumes situés en deça de la Loire (47). La paix profonde qui continua de régner après l'avènement de Dagobert aux trois couronnes de son père, lui permit de procéder à une tâche que le développement croissant de la prospérité des peuples réunis sous son sceptre rendait de plus en plus nécessaire. Nous voulons parler du remaniement des codes nationaux, auquel il fut procédé sous le règne de ce prince. L'époque précise où cet utile travail fut entrepris ne nous est point indiquée par les historiens. Mais tout nous autorise à la fixer aux environs de l'an 630; car le sens dans lequel cette émendation des lois franques fut exécutée, s'accorde si intimement avec la politique de Pépin de Landen qu'on ne saurait la rapporter qu'au temps où l'influence du maire palatin sur l'esprit du roi était entière et n'avait pas encore souffert des débordements auxquels le jeune souverain ne tarda pas à se livrer.

Déjà différents princes avaient accompli un travail du même genre pour accommoder les lois aux besoins nouveaux et au nouvel état social que les temps avaient successivement fait naître depuis l'époque où Clodion formula le premier texte Salique. Clovis l'avait revu et approprié à la société chrétienne dont il fut le fondateur. Les deux Childebert, les deux Clotaire et Chilpéric I avaient successivement modifié et complété les dispositions de la même loi (48). Les codes Ripuaires des Alamans et des Bavarois, rédigés à leur tour sous le règne et par l'ordre de Théoderic I, avaient été amendés et révisés à leur tour par Childebert et par Clotaire, premiers de ce nom (49). De même la loi des Borgondes, rédigée sous le Roi Gundebald, avait reçu de notables additions sous les deux successeurs de ce prince, Sigismond et Godomar (50). Une révision semblable fut donc entreprise sous le règne de Dagobert. Ce fut à quelque hommes illustres, comme les appelle le prologue de la loi Ripuaire, à Claudius, à Chadoind, à Magus et à Agiloif que cette haute mission fut confiée (51). Trois de ces personnages nous sont historiquement connus, ou du moins, on a cru les retrouver dans le Romain Claudius, qui occupa en 606 la mairie palatine en Bourgogne, sous Theuderic II (52), dans le référendaire Chadoind, ancien leude de Brunehilde, qui fut chargé par Dagobert, en 638, de réprimer la révolte des Wascons (53), et dans le prélat Agilulf, que nous trouvons en 641 assis sur le siège des évêques de Valence (54). De la qualité dans laquelle chacun de ces hommes nous apparaît, et surtout du grand éloge que l'historien Frédégaire nous a laissé de Claudius, on peut inférer qu'une intelligence supérieure a dû présider au choix des réformateurs de la législation franque, et dans cette intelligence on ne saurait méconnaître l'esprit élevé de Pepin de Landen. A la vérité, il n'est guère possible de préciser les modifications qu'ils apportèrent aux lois existantes. Mais il n'y a pas de doute que chacune des dispositions anciennes n'ait été mise eu rapport avec les besoins nouveaux de l'industrie et du commerce, que la paix avait développés, et avec les habitudes et les nécessités sociales telles qu'elles s'étaient formulées dans l'ère de prospérité et de bien-être où le pays vivait depuis dix-sept ans.

A quel point cette prospérité s'était accrue, les annales publiques et le témoignage des hagiographes de cette époque nous le montrent suffisamment. Les métaux précieux commencent à servir au luxe. On voit des princes et des évêques transformer l'or, l'argent, le cuivre et le bois en objets d'art. La sécurité publique est si bien assurée, qu'à l'occasion de certaines fêtes patronales, les lieux de pèlerinage deviennent des centres d'un négoce considérable. Quant au dehors, on n'a rien à craindre des nations étrangères; car elles redoutent la puissance de Dagobert au point qu'elles demandent comme une faveur à être rangées sous son sceptre et même les clans voisins des Avares et des Slaves l'appellent, en lui promettant leur prompte soumission (55).

La gloire du règne de Dagobert était à son apogée. Elle devait bientôt décroître et s'obscurcir. En 630, le roi transféra sa résidence en Neustrie et fixa son séjour à Paris. Il avait vécu jusqu'alors au milieu des rudes et loyaux Ostrasiens, il s'était fait à leur existence moins raffinée, éloignée des vices et du sensualisme qui régnaient dans les autres régions de la Gaule romane. Mais transporté tout-à­coup au milieu d'une population composée en partie de Gaulois, en partie de Francs dégénérés par un contact d'un siècle avec une civilisation si différente de la leur, il se laissa prendre à tous les pièges et à toutes les séductions de la volupté.

Sous l'influence de quelques hommes qui s'emparèrent de son esprit dans un but égoïste, il ne tarda pas à mettre en oubli les sages leçons de Pepin, d'Arnulf et de Cunibert; il foula aux pieds la justice; il alla jusqu'à s'emparer des patrimoines particuliers et pressurer le peuple pour grossir son trésor ou satisfaire à ses folles dépenses. Ce ne fut pas tout. Il se livra sans frein à tous les entraînements de la débauche. On vit à la fois dans son palais trois femmes décorées du titre de reines, outre un grand nombre de concubines (56).

A la nouvelle de ce qui se passait, la plupart des leudes Ostrasiens s'émurent. Pas un qui ne s'indignât des excès auxquels le roi s'abandonnait chaque jour avec moins de réserve. Pepin ne se borna point comme eux à des regrets stériles, il eut le courage d'aller trouver Dagobert à Paris et d'user de l'autorité que ses longs services lui donnaient le droit d'invoquer pour lui remontrer à quel abîme il marchait. Cette démarche ne pouvait que déplaire à celui auprès de qui elle était faite. Elle irrita surtout quelques compagnons de débauche que le roi avait emmenés d'Ostrasie et qui le poussèrent à se débarrasser de ce censeur incommode. Cependant il n'osa céder à ce conseil extrême, et se borna à le retenir en garde noble dans son palais. Les efforts de saint Amand pour ramener Dagobert ne furent pas plus efficaces. Le grand apôtre aquitain, qui avait entrepris de répandre la parole de l'Évangile parmi les populations rurales de l'Ostrasie, encore en grande partie païennes, et qui devait plus tard faire germer dans la Belgique des fruits si abondants de civilisation, vint à son tour. Il fit sur l'esprit du roi une tentative également vaine, et Dagobert le fit chasser ignominieusement du royaume (57).

Toutes ces remontrances demeurant stériles, les Ostrasiens commencèrent à murmurer. Fatigués des extorsions dont ils étaient les victimes, ils abandonnèrent même la cause du roi dans la guerre que lui firent en 630 et les deux années suivantes, les Wendes et les Slaves campés le long des possessions franques de la Bavière et de la Thuringe (58). Dans ces circonstances Dagobert se prit à réfléchir. Soit qu'il craignît que les leudes d'Ostrasie n'allassent jusqu'à une rupture ouverte, soit qu'il voulût leur abandonner à eux-mêmes le soin de protéger les provinces franques d'outre-Rhin contre les incursions que les Wendes renouvelaient avec une audace toujours croissante sur le territoire thuringien, il se détermina tout-à-coup à conférer la couronne d'Ostrasie à son fils Sigebert. Cet enfant, à peine âgé de trois ans, fut présenté à une assemblée de leudes convoqués à Metz et proclamé sous le nom de Sigebert III. En cette occasion Pepin fut remis en liberté, et chargé avec Cunibert de Cologne de la tutelle et de l'éducation du jeune prince (59).

Une fois sortis de leur sujétion directe à Dagobert, les Ostrasiens reprirent la défense des possessions d'Outre-Rhin et refoulèrent énergiquement les Wendes, qui n'avaient cessé jusqu'alors d'insulter la Thuringe.

Mais bientôt un évènement survint qui renversa l'espoir dont se flattait l'Ostrasie de voir rester réunies les diverses fractions de l'empire. En 633, Dagobert ayant rompu le mariage stérile qui l'avait lié à Gomatrude, obtint d'une de ses reines, de Nantichilde, un fils auquel il donna le nom de Clovis et à qui le baptême fut donné par Saint Amand, honorablement rappelé dans le royaume (60).

Dans le but de prévenir tout déchirement futur, il importait de régler la position des deux princes. Le roi convoqua donc de nouveau les leudes d'Ostrasie pour confirmer Sigebert dans toutes les possessions qui formaient ce royaume et qui en relevaient, et assurer à Clovis la Bourgogne et la Neustrie. Quatre ans plus tard, en 637, il mourut à l'abbaye de Saint-Denis. Alors s'éleva une de ces questions qui firent tant de fois couler le sang aux funérailles des rois francs; c'était celle du partage du trésor particulier de Dagobert. Mais, quelle que fût la probabilité d'une collision à ce sujet, l'affaire se termina sans débat, grâce à l'intervention de Pepin de Landen, de Cunibert et de quelques autres leudes, que les Ostrasiens envoyèrent à Compiègne pour assister à l'équitable partage des richesses accumulées par le souverain décédé (61).

Ce fut là le dernier acte public qui nous reste connu de Pepin (62). L'illustre maire d'Ostrasie expira le 21 février 639, après s'être étudié foute sa vie à se conformer en ses jugements aux règles de la justice divine; aussi sa mort causa dans l'Ostrasie un deuil général, tant il s'était concilié l'affection et la vénération de tous par son esprit de justice et par la bonté et la droiture de son coeur (63). Le souvenir de cet homme d'état, dont la vie fut consacrée tout entière à la pratique du bien, resta dans la mémoire des générations, son nom fut placé au nombre des grands hommes dans l'histoire et inscrit par l'église de Belgique dans le catalogue des Bienheureux,

D'après le témoignage de quelques écrivains assez récents, qui n'est appuyé cependant sur aucun document plus ou moins contemporain, il serait mort à Landen, dans le domaine même de ses pères, où il était né selon toute probabilité et où il trouva le repos de la tombe. Plus tard, quand sa veuve et sa fille eurent fondé le monastère de Nivelles, les pieuses recluses firent transférer sa dépouille dans cette sainte retraite, ne voulant pas rester séparées de celui qui avait été un époux si dévoué pour l'une et un père si tendre pour l'autre. Cette translation nous est racontée par un des biographes de Pépin. Elle fut accompagnée d'un prodige qui montre â quel point était chère aux contemporains la mémoire de celui qui avait si généreusement voué son existence au bien-être de ses semblables. « Comme on transférait le corps de Landen à Nivelles, dit l'hagiographe, une grande foule de peuple suivit ces restes vénérés, avec des cierges et des flambeaux. Bien que le vent soufflât avec force, aucun des cierges ni des flambeaux ne s'éteignit, jusqu'à ce qu'on fût parvenu à l'endroit où l'on se rendait (64). » L'incrédulité peut sourire à de semblables récits et ne les regarder que comme des inventions de la fraude ou de l'ignorance, mais, au moins, elle sera forcée d'y voir un naïf hommage rendu par ceux qui vivent à la mémoire de ceux qui sont morts après n'avoir marqué leur passage sur la terre que par des actions utiles, bonnes et saintes.

On peut dire sans exagération que dans toute sa carrière, Pepin de Landen avait été le vrai roi d'Ostrasie. Jamais, avant lui, la mairie palatine n'avait été exercée avec autant de sagesse, de succès, ni avec une conscience plus complète des besoins sociaux de son époque. Ses contemporains en furent tellement convaincus que, sans peut-être aucunement s'en douter, ils préparèrent l'avènement de la dynastie carlovingienne en inaugurant de fait, en faveur du fils de Pepin, le principe de l'hérédité dans la collation de la fonction palatine que son père avait si glorieusement occupée. Avant Pépin, la mairie n'avait été qu'une simple force; par lui elle devint une véritable puissance, une autorité réelle et visible.

Elle était la loi vivante et toujours prête à protéger les droits, à faire observer les devoirs, à servir de sauvegarde à la justice et à maintenir l'équilibre non-seulement entre les intérêts du roi et les intérêts des grands leudes, mais encore entre ceux de tous les membres du corps social. A mesure qu'elle s'était élevée à cette hauteur, à mesure qu'elle avait grandi au point de devenir enfin le seul pouvoir en évidence, la royauté avait diminué d'éclat et perdu son prestige. Pour l'une le soir apparaissait; l'aube commençait à luire sur l'autre. La destinée s'accomplissait pour toutes les deux.

Après les phases diverses que la mairie palatine avait parcourues, et au début de la phase nouvelle qu'elle devait parcourir encore, il se présente un fait peut-être unique dans l'histoire du monde et amené, dirait-on, par cette fatalité qui entraînait la royauté défaillante des Mérovingiens. Ce fut cette nombreuse succession de princes encore enfants qui, en moins de cinquante ans, s'assirent sur le trône d'où Dagobert venait de descendre. En effet au moment où il mourut, son fils Sigebert III avait huit ans â peine, et Clovis II n'en avait pas quatre révolus. Plus tard, de ses quatre petits-fils, Clotaire II avait le même âge Childéric II qui réunit les trois couronnes, avait sept ans; Théoderic III en avait dix-sept, et Dagobert II, dix-huit. A chacune de ces minorités, on vit les maires palatins investis non-seulement de l'administration du royaume entier, mais encore de la garde et de la tutelle du roi. C'était alors à qui mettrait le mieux le temps à profit pour affermir de plus en plus son autorité, pour dominer entièrement l'esprit du jeune souverain, pour lui ôter toute occasion de développer son courage et sa force, pour le livrer aux plaisirs qui énervent et à l'abus des jouissances qui abrutissent, ou pour le pousser à quelque mariage prématuré, afin qu'il arrivât de bonne heure un héritier dont on pût à l'occasion se faire un bouclier pour se défendre contre les prétentions d'un roi à qui viendrait la fantaisie d'être roi de fait et non pas seulement de nom. Il arriva ainsi, et il devait arriver, que la race affaiblie des Mérovingiens dégénéra complètement. La nature ne paraissait plus assez généreuse pour produire un souverain de vingt ans. Parvenu à peine à cet âge de vie et de force, sa force et sa vie étaient épuisées, son corps décrépit, son intelligence éteinte, son coeur incapable d'un sentiment ou d'une action qui exigeât quelque grandeur ou quelque énergie morale. De sorte que le maire palatin continuait à rester un dignitaire indispensable, tandis que le roi s'effaçait de plus en plus et ne donnait plus par moments signe d'existence que par le spectacle de ses scandales, de ses cruautés ou de ses vices. Aussi la royauté telle qu'on la vit durant cette période si funeste pour elle, fût-elle tombée dès lors sous le mépris universel, s'il n'avait survécu dans l'esprit des Francs un reste de respect pour l'autorité, cette fiction sociale, et de soumission au pouvoir, cette force idéale qui représente la force collective des membres d'une nation.

Mais autant il était aisé au maire de dominer le roi, autant il lui était difficile de maintenir son autorité sur les leudes. Pendant que Pepin de Landen avait occupé la mairie d'Ostrasie et que celle de Neustrie avait été dirigée, depuis l'avènement de Clovis II, par Ega, ancien conseiller de Dagobert, les déchirements et les troubles, qui d'ordinaire accompagnaient les partages de royaumes, avaient été prévenus ou rendus à peine sensibles; mais, ces deux hommes d'état descendus dans la tombe l'un immédiatement après l'autre (65), les esprits commencèrent à fermenter.

Durant les agitations dont l'empire franc avait été le théâtre depuis que la conquête s'était assise, un certain nombre de familles s'étaient élevées au-dessus des autres et avaient acquis une prépondérance marquée, grâce à l'étendue de leurs domaines et à la quantité de leurs leudes ou vassaux: avantages qu'elles s'étaient simplement arrogés dans le principe, mais qui plus tard avaient été formellement reconnus et confirmés par la loi. Il s'était formé de cette manière une sorte de noblesse territoriale à laquelle sétaient attachés peu à peu les guerriers libres moins bien partagés. La société franque tendait de plus en plus à s'organiser en une vaste aristocratie, à travers laquelle cependant la valeur individuelle pouvait toujours se frayer un chemin vers les plus hautes dignités, fondée qu'elle était sur le mérite et la considération personnelle plutôt que sur un privilège de naissance.

Le développement de la prospérité publique depuis la réunion des trois royaumes sous Clotaire II, avait augmenté la puissance de quelques-uns des premiers leudes autant que l'affaiblissement du prestige de la royauté avait accru leur orgueil. De là des luttes interminables entre eux et contre les maires qui avaient remplacé Pepin et Ega, d'énergique mémoire.

Ce ne fut qu'après un demi-siècle de troubles de cette nature qu'une famille parvint à acquérir une prépondérance décisive sur toutes les autres, en Ostrasie d'abord, et bientôt après en Neustrie et en Bourgogne. Puis il lui fallut encore soixante ans de guerres avec les peuples alliés ou voisins, tous impatients de secouer le joug des Francs, avant qu'elle pût hardiment se parer des insignes visibles d'une royauté que déjà depuis longtemps elle possédait de fait (66).

Cette famille était celle dont Pepin de Landen et son compagnon saint Arnulf furent les auteurs.

Immédiatement après la mort de Pepin, la majorité des leudes ostrasiens appelèrent à la mairie palatine, Grimoald, fils unique de cet homme illustre (67). Le pieux Cunibert de Cologne avait reporté sur le fils de Pepin l'amitié et l'affection qu'il avait professées pour le père. On pourrait croire que, fort de cet appui et de l'appui des fidèles qui avaient concouru à son élection, le nouveau dignitaire dût entrer paisiblement en possession de l'autorité qui lui était conférée. Cependant il n'en fut point ainsi. Un des fonctionnaires du palais, Otto, fils d'Uro, ne craignit pas de se prévaloir de l'influence qu'il avait acquise sur un certain nombre de leudes comme précepteur du roi Sigebert III, alors âgé de huit ans à peine, pour essayer de disputer la place à Grimoald (68). En même temps Radulf, duc de Thuringe, mettant à profit les divisions qui agitaient le palais d'Ostrasie, prit les armes, s'allia avec Farus, duc des Bavarois, et tenta de s'affranchir de la domination franque. C'était en 640. Soit que la crainte d'une défection des peuples d'outre-Rhin dominât toute autre considération, soit que Grimoald voulût fortifier sa position en engageant le jeune roi dans une expédition lointaine, il convoqua l'heerban ostrasien, se placa avec Sigebert à la tète des leudes et marcha contre Farus qu'il défit complètement. Ce succès obtenu, il traversa cette forêt Buconnienne que César nous signale déjà comme l'antique refuge des Suèves (69) et qui fermait les avenues occidentales de la Thuringe. Arrivé sur les bords de l'Unstrult, un des affluents de la Saale, il y trouva Radulf et tous les siens solidement retranchés sur une montagne. Malgré la force de cette position, les Ostrasiens n'hésitèrent point à l'attaquer. Mais trop confiants en eux-mêmes ils le firent avec si peu d'ensemble et tant de désordre qu'ils furent repoussés avec une perte considérable sous les yeux mêmes de Sigebert. Dans cette fatale rencontre, Grimoald et le due Adalgisel ne quittèrent point les côtés de leur jeune souverain, qui se prit à pleurer à la vue du désastre essuyé par son armée. Après cette sanglante défaite, il ne restait aux Ostrasiens qu'à opérer la retraite. Ils atteignirent le Rhin sans nouvel encombre, et dès ce moment Radulf, bien qu'il continuât à relever nominalement de la couronne de Sigebert, prit de fait le rôle de roi de Thuringe (70).

Malgré la déplorable issue de cette campagne, Grimoald vit grandir de plus en plus son influence, au point qu'il ne tarda pas à voir son autorité entièrement incontestée en Ostrasie. Soit par animosité personnelle, soit à l'instigation du maire palatin, Leuther, duc des Alamans, égorgea Otto, l'audacieux compétiteur de Grimoald qui, dès lors, rallia autour de lui l'unanimité des leudes (71).

Du reste il eut recours à une politique assez habile pour désarmer ses adversaires, en déclarant suspendue jusqu'à l'époque de la majorité du roi, c'est-à-dire jusqu'en 640, l'effet de la collation des bénéfices dont Otto les avait investis (72). En même temps il sut se rendre le clergé favorable par les fondations pieuses auxquelles il attacha son nom; car il établit successivement, avec l'autorisation de Sigebert (73), un nombre considérable de vastes monastères. On n'en compte pas moins de douze, parmi lesquels figurent ceux de Stavelot, de Malmedy (74) et de Cugnon sur le Sermoi (75).

Ces établissements furent dotés des possessions détachées des domaines de la couronne, et le prétexte pour lequel ils furent fondés était d'appeler la protection du ciel sur la personne du roi (76). Grimoald en conseillait et dirigeait les fondations, disposant de toutes les ressources royales. Grandissant ainsi chaque jour en puissance, le maire palatin se prit à croire que le rôle royal des Mérovingiens touchait à son terme.

Toutefois il n'osa se décider à une tentative ouverte pour s'emparer de la couronne. Mais il ne négligea rien pour y atteindre par des circuits savamment ménagés et tracés de longue main. Ce fut toute une stratégie dans laquelle, du reste, les circonstances le secondaient à merveille. Depuis plusieurs années Sigebert, faible de corps et d'esprit, vieilli avant l'âge, dominé complètement par Grimoald, désespérait d'obtenir un héritier de la reine.

Il lui était, disait-on, venu spontanément à l'idée de désigner pour son successeur, en cas qu'il mourût sans enfant, Childéric, fils de son maire palatin. Soit que cette résolution du roi eût été divulguée, soit qu'une inspiration soudaine eût révélé à saint Romaric ce complot de Grimoald, comme pense le biographe du pieux solitaire des Vosges, un jour le palais de Metz reçut une nouvelle qui y répandit une émotion profonde: on disait que le reclus de Remiremont était sorti de son cloître, armé de son bâton de voyage et revêtu de son manteau de bure. Où allait-il, l'austère vieillard? Qu'avait-il à faire dans le palais des rois, où il n'avait plus paru depuis le temps de Théodebert II? Certes, il fallait un motif bien puissant pour le décider à sortir de sa retraite afin de retourner au commerce des hommes. Aussitôt que Grimoald eut appris que le vieillard approchait, il alla au devant de lui avec plusieurs serviteurs portant des torches; car il faisait nuit et un orage qui se préparait augmentait encore les ténèbres. Arrivé en présence du saint moine, le maire se sentit presque saisi de terreur, tant il fut frappé à l'aspect du vénérable Romaric, qui lui parut transfiguré. Les détails de l'entretien du cénobite avec le futur usurpateur sont restés un mystère. Mais l'histoire nous en a laissé deviner le fond et l'objet, en nous disant que l'habitant des solitudes était venu prévenir le roi et les grands d'Ostrasie d'un danger qui les menaçait et d'une catastrophe qui devait s'en suivre.

Ayant entendu cette voix qui semblait l'écho d'un autre monde, Grimoald, ébranlé au fond de son âme, promit de se désister de ses desseins et congédia le vieillard après lui avoir offert de riches présents, qui ne furent acceptés, dit le biographe, que pour être convertis en pain pour les pauvres. Rassuré sur les intentions du fils de Pepin, Romaric l'embrassa avec effusion, et, sa mission étant accomplie, il reprit le chemin de ses montagnes, exhortant partout les populations sur la route qu'il parcourait, à rester fidèles au roi et aux préceptes de Dieu et à se préoccuper du salut de leurs âmes (77).

Cette entrevue nocturne eut lieu vers la fin de 653, dernière année de la vie de l'ancien compagnon d'armes d'Arnould.

Comme si l'avertissement qui venait de lui être donné l'eût fait rentrer en lui-même, Grimoald continua pendant deux années à gouverner le royaume avec cette prudence, cette sagesse et ce pieux renoncement à soi-même dont son père lui avait donné l'exemple. Mais depuis la promesse que lui avait faite Sigebert, un héritier lui était né; l'enfant royal reçut le nom de Dagobert, son aïeul. Trois années après, le 1 février 656, le roi lui-même expira, laissant sa couronne à ce fils encore au berceau. Alors le maire ne résista plus à la tentation du pouvoir; il fit disparaître le descendant de Clovis, que Dido, évêque de Poitiers, alla cacher dans un monastère au fond de l'Irlande (78), et il éleva son propre fils Childéric sur le trône d'Ostrasie. Ainsi se vérifia une partie de la prédiction de Romanic. Le dénouement prévu par l'homme inspiré de la solitude était réservé à l'avenir.

A la vérité, les leudes ont reconnu le souverain improvisé. Car enfant pour enfant, il semble importer peu à la plupart d'entre eux quel fantôme occupe le trône? Habitués à ne connaitre au fond des palais que des spectres royaux, il leur suffit qu'il y ait entre eux et ces simulacres couronnés un homme de leur choix qui exerce l'autorité réelle et qui leur dispense les honneurs et le pouvoir.

La royauté était donc entrée dans la maison de Pepin de Landen, mais elle ne devait y rester que peu de mois. Ici l'historien doit déplorer le silence des contemporains sur ce qui se passa durant ce règne si court de Childéric II. Il faut s'en tenir aux conjectures. Le sentiment intime du droit souverain qui avait si longtemps dominé les Francs à travers tant de règnes désastreux, se réveilla-t-il tout-à­coup dans l'esprit des Ostrasiens, ou la jalousie de quelques leudes voyant avec impatience et dépit au-dessus d'eux une famille dont chacune des leurs se croyait l'égale, détermina­t-elle la réaction qui suivit l'avènement de l'usurpateur? On ne sait. Mais ce qu'on n'ignore pas, c'est que sept mois après l'élévation de Childéric, les Ostrasiens, d'intelligence avec le roi Clovis de Neustrie, s'emparèrent de Grimoald et arrachèrent son fils du trône. Tous deux furent conduits à Paris, où le maire périt dans un cachot (79). La fin de Childéric est restée un mystère. Partagea-t-il le sort de son père, ou disparut-il au fond de quelque monastère, sépulcre des rois mérovingiens?

La réaction qui venait de renverser cette royauté de quelques mois ne pouvait se borner à frapper un homme et un enfant. Elle s'étendit sur la famille tout entière du maire palatin, laquelle, dès ce moment, disparut brusquement du monde pour chercher dans des cloitres ce refuge que la protection des autels pouvait seule offrir à tous les naufragés de l'ambition comme à toutes les déceptions du coeur.

Nous avons déjà dit quelques mots de Saint Amand, l'illustre apôtre aquitain qui, dès le règne de Dagobert I, avait eu le courage de s'aventurer dans les régions septentrionales de l'Ostrasie pour annoncer l'Evangile dans nos campagnes encore livrées au paganisme. Ce réformateur fut un des premiers qui implantèrent sur notre sol l'institution du monachisme: oeuvre de civilisation que vinrent bientôt partager avec lui une foule de missionnaires érudits sortis des monastères irlandais ou anglo-saxons et qui, échelonnant ses citadelles religieuses au milieu de la barbarie, lui firent cette guerre pacifique, dont les héros les plus remarquables devaient être plus tard Saint Remacle, Saint Lambert, Saint Willebrord et Saint Boniface.

Élevé au siege épiscopal de Maestricht vers l'an 647 (80), Amand ne se trouvait guère éloigné de la ville de Landen, où d'ailleurs ses fonctions évangéliques devaient le conduire parfois et lui donner l'occasion de visiter la famille de Pepin. C'est là qu'après la mort de l'illustre maire du palais il fut conduit, non par le hasard, mais par une de ces inspirations du coeur dont le christianisme a fait une de sept grandes vertus, le désir de donner quelque consolation à cette famille en deuil. Nous l'avons dit, elle se composait d'Iduberge, épouse de Pepin; de son fils Grimoald, dont nous avons raconté les destinées et qui alors déjà était lancé dans la sphère active de la vie du monde; de Begge qui, d'après une conjecture fort plausible, était dès avant cette époque l'épouse d'Anségise, fils de Saint Arnulf (81) et de Gertrude, la dernière venue, mais non la moins aimée sans doute. Là se trouvaient peut-être aussi la compagne inconnue de Grimoald, et ses deux jeunes enfants, Childéric dont nos lecteurs ont suivi les destinées mystérieuses, et Wulfitrude que nous reverrons bientôt à travers les grilles du monastère de Nivelles.

Selon plusieurs biographes, à la mort de Pepin de Landen, Iduberge, qui n'était plus de la première jeunesse, devint l'objet des recherches d'un grand nombre de prétendants, et ce fut, disent-ils, pour échapper à leurs poursuites qu'elle se réfugia dans le cloître. En effet quel leude dans l'intérêt de son pouvoir ne devait aspirer à cette union avec la veuve d'un des terriens les plus considérables de l'Ostrasie. Les hagiographes disent que ce fut moins ce motif cependant qu'une haute pensée religieuse qui inspira à Iduberge le dessein de finir ses jours dans la vie claustrale. Parvenue à l'âge de quarante-huit ans (elle mourut sexagénaire en l'an 652) (82), elle avait passé son enfance et une partie de sa jeunesse au milieu des troubles sanglants qui agitèrent les dernières années de la domination de Brunehild; elle avait vécu dans les hautes sphères de la puissance et des grandeurs dont elle avait compris la vanité. Que pouvait-elle désormais demander au monde, elle surtout, poursuivie encore du souvenir des luttes sauvages et des passions violentes qui agitèrent son époque, et nourrie des idées chrétiennes, seule consolation du coeur dans ces misères publiques. Saint Amand ne fit donc que confirmer la veuve de Pepin dans son pieux désir en lui montrant le chemin d'une de ces solitudes où l'âme peut se recueillir en elle même en se recueillant en Dieu.

Quand on regarde la carte de la Belgique ancienne, on voit se projeter du sud au nord-est, à travers les provinces de Hainaut, de Brabant, de Liège et de Limbourg, la grande route militaire, connue sous le nom de Chaussée de Bunehaut. Presque à mi-chemin de la section de cette voie qui s'étend entre Bavai et Tongres, d'où elle se prolongeait au-delà de la Meuse vers Cologne et le Rhin, se trouvait la station de Germiniacum (83), plus tard convertie en monastère et désignée sous le nom nouveau de Gembloux. Or le lecteur se rappelle la marche de la conquête opérée par Clodion et l'annexion du sol des Ripuaires à l'empire franc par Clovis; s'il se rend compte de l'importance acquise par la cité de Tournai dès les premiers temps qui suivirent l'expulsion des Romains, il est impossible, nous semble-t-il, de ne pas accueillir comme fondée en raison, la conjecture déjà produite au sujet de l'existence d'une ligne de communication entre Tournai et Geminiacum (84).

D'ailleurs dès la période romaine la cité tournaisienne avait, par ses ateliers où se fabriquaient des armes et des draps (85), une haute valeur pour les légions campées sur le Rhin; il devait y avoir entre ces deux points un autre moyen de correspondance que par les deux côtés de l'angle aigu que les itinéraires connus assignent à la route se dirigeant de Tournai vers Bavai et de là vers la zone rhénane. En suivant sur la carte la direction que notre voie conjecturale a dû suivre, on remarquera qu'elle passe par Ath et par Nivelles. Ath dont le berceau est entouré de toute sortes de fables antiques, et Nivelles à qui le maintien de plusieurs traditions odiniques assigne manifestement une haute antiquité, outre que cette ville nous est déjà connue par son atelier monétaire, qui y existait sous les Mérovingiens (86).

Si les Francs, au moment de leur établissement sur notre sol, durent respecter les édifices, les terres et les bois consacrés par les populations gallo-germaniques qu'ils trouvèrent fixées, au culte odinique qui était le leur aussi, - il n'en fut plus de même lorsqu'ils eurent embrassé le christianisme. Ces édifices, ces terres, ces bois, furent saisis par le fisc, annexés en partie au domaine du roi ou attribués au culte nouveau, qui y bâtit soit des églises, soit des monastères (88). Ce fut très-probablement en une villa royale que l'on convertit le vicus païen de Nivelles, où s'établit, peut-être en même temps, l'atelier monétaire dont nous venons de parler. Ce fut probablement aussi l'influence acquise par Grimoald comme maire palatin en 642, après la chute de son compétiteur Otto, qui fit assigner à Iduberge une partie de la ville de Nivelles pour la transformer en monastère. Car dans cette année même, qui était la cinquième du règne de Clovis II en Neustrie, Saint Amand installa dans ce moustier la veuve de Pepin de Landen, et, après l'avoir tondue selon les rites usités, l'établit première abbesse de cette maison, devenue plus tard si célèbre dans l'histoire monastique de la Belgique (89).

Les biographes de Gertrude, fille d'lduberge, ne nous disent point si elle suivit immédiatement sa mère dans cette sainte retraite. Cependant ce fait, nous paraît-il, ne saurait être révoqué en doute, car voici ce qui s'était passé un jour dans la famille du maire palatin. Le père de Gertrude avait invité le Roi Dagobert à un grand festin. Là se trouvait aussi un jeune homme de moeurs dissolues, dit l'hagiographe, fils d'un des principaux leudes ostrasiens, lequel, selon les formes reçues, demanda au roi et aux parents de la jeune fille qu'elle lui fût fiancée. Cette demande que justifiaient les convenances sociales autant que les intérêts des deux familles, également chères au souverain, fut agréée du roi. La jeune fille appelée avec sa mère, parut dans la salle du banquet au grand étonnement de tous. Dagobert ayant demandé à Gertrude si elle voulait accepter pour époux ce jeune homme, fils d'un duc de ses amis. Ni lui ni aucun autre, répondit l'enfant comme effrayée. Je ne veux pour époux que Notre-Seigneur Jésus-Christ. Tous les convives étaient ébahis. Le jeune homme se retira confus. Pour Gertrude elle se jeta dans les bras de sa mère (90), et dès ce jour les parents et amis purent soupçonner les influences qui avaient agi sur son esprit. Quoi qu'il en soit, au moment où Iduberge se retira du monde, Gertrude était près d'atteindre sa dix-septième année. Sous quelle protection autre que celle de sa mère et plus sûre que celle du cloître pouvait-elle se placer? D'ailleurs, comme son biographe vient de nous le raconter, le moment était là ou jamais de remplir le voeu le plus cher à son coeur. Ce ne fut toutefois que quatorze ans après la mort de son père qu'elle prit le voile des recluses dans la calme retraite de Nivelles. Ce moment était, semble-t-il, attendu avec une impatience pleine de sollicitude par la pieuse veuve de Pépin. Mais cette sollicitude par quoi était-elle motivée ? Le silence que l'hagiographe observe à cet égard laisse un vaste champ ouvert aux conjectures. Les murs du cloître, paraît-il, ne suffisaient pas pour assurer le repos des deux pauvres femmes, et l'ombre des autels eux-mêmes n'était pas un abri assez respecté pour qu'elles pussent s'y croire en paix? Quelle crainte mystérieuse Iduberge éprouvait­elle au sujet de son enfant? A ces questions il serait difficile de répondre, aussi bien qu'il le serait de trouver une explication à ces paroles du biographe de Gertrude parlant d'Iduberge: « Les outrages, les ignominies et les privations que la dite servante de Dieu eut à souffrir avec sa fille seraient longs à décrire en détail. Disons seulement que dans l'ardent et saint désir qu'elle avait d'empêcher que les violateurs des âmes (le prétendant éconduit) n'entraînassent de force son enfant aux tentations et aux voluptés du monde, elle prit elle-même des ciseaux et coupa les cheveux de sa fille en manière de couronne. » Ces ignominies, ces outrages, qui aurait osé les infliger à la mère et à la soeur de Grimoald tout-puissant alors en Ostrasie? Mais que plus tard, après la chute de son frère, survenue lorsque Iduberge était déjà morte depuis quatre ans, Gertrude ait été en butte à des sollicitations de rentrer dans le monde, nous le comprenons sans peine. Avant l'année 656, époque où le maire palatin tomba avec le trône usurpé de son fils, la possibilité de ces persécutions de Gertrude est pour nous un mystère que nous n'entreprendrons d'expliquer que par le refus fait à la demande du jeune prétendant ostrasien (91).

Il se peut encore que l'auteur, écrivant au moment même où Grimoald venait de tomber et oÙ sa famille devait être l'objet de l'animadversion des leudes, n'a osé s'exprimer ouvertement ou dire la vérité tout entière, de crainte de s'exposer trop lui-même, et que, ne voulant cependant pas garder un silence complet sur ce qu'il a dù voir, il a peut­être à dessein rapproché et entremêlé des faits réels, mais qui se passèrent à des époques assez éloignées l'une de l'autre. Cette interprétation nous semble la seule satisfaisante, et elle est corroborée par la réserve évidemment calculée avec laquelle l'écrivain évite un peu plus loin d'indiquer l'origine de Wulfitrude, nièce de Gertrude et fille de Grimoald, autrement que par ces paroles: « Elle était issue d'une ancienne et illustre famille franque » (92).

Nous ne suivrons pas Iduberge et Gertrude dans les détails de leurs occupations monastiques. Des renseignements que le biographe nous fournit à ce sujet, il ressort clairement que la communauté instituée par elles suivait la règle de Saint Benoît. Elle entretenait d'ailleurs des rapports constants avec les moines irlandais, qui, dès le milieu du VIle siècle, vinrent avec leurs frères anglo-saxons évangéliser une partie de nos contrées, où le paganisme prévalait encore. Mais un point digne de remarque, c'est que l'établissement religieux de Nivelles offrit, dans le nord de la Gaule, le premier exemple d'une de ces communautés mixtes, d'une institution consacrée à la vie contemplative en même temps qu'au soin des malades et aux pratiques diverses de l'hospitalité (93). Ce qui mérite aussi d'être signalé, c'est ce goût prononcé de Gertrude pour l'étude de la science religieuse qui se manifesta par le soin qu'elle prit, selon son biographe, « d'envoyer à Rome des personnes de confiance et de bonne renommée pour chercher des livres sacrés, et même de faire venir des pays d'outre-mer des prêtres instruits pour expliquer ces textes saints, dont elle pût faire pour elle et pour ses compagnes de féconds sujets de méditation (94). »

Ici encore se reconnaissent les immenses services rendus à la civilisation en Belgique par ces missionnaires irlandais, savants profonds et laborieux non moins qu'apôtres infatigables (95).

La veuve du maire palatin, sentant approcher sa fin, avait présenté sa fille aux ministres de Dieu, pour la faire ordonner selon les rites et la préposer à la direction du chaste troupeau confié à sa garde. Puis elle était morte. Ce fut le 8 mai 652. Iduberge avait atteint sa soixantième année (96).

De ce moment Gertrude prit la direction du monastère et recueillit dans cette retraite sa nièce Wulfitrude, fille de Grimoald, et sa cousine Gudule, fille du comte Witger, qui, née vers 644, dut entrer fort jeune dans la religieuse solitude de Nivelles (97). Rien ne nous renseigne d'une manière précise. Nous ne savons pas davantage quel coup terrible dut être pour l'une et pour l'autre la nouvelle de l'effrayante catastrophe où le maire palatin Grimoald trouva la mort et son fils, un éternel oubli. Ici l'imagination seule peut suppléer au silence de l'historien, et l'esprit devenir la cause de cette abondante effusion de larmes et de prières, de ces veilles et de ces pénitences où le biographe nous montre la douce Gertrude consumant les dernières années de sa vie.

C'est à cette période de son existence qu'appartiennent peut-être la plupart des fondations pieuses auxquelles la fille de Pepin concourut par ses pieuses largesses et la construction de ces églises et autres édifices importants qu'elle éleva (98). Elle fit bâtir sous l'invocation de Saint Pierre la basilique de Nivelles, à laquelle plus fard on attacha son propre nom, et la basilique voisine qu'elle érigea en l'honneur de Saint Paul, mais qui a été démolie depuis, et dont l'aire a été convertie en une place publique. Elle donna au missionnaire irlandais Foellan un domaine situé à Fosse. C'est là qu'il érigea en 656, avec son compagnon Ultan, un monastère, où la règle de Saint Colomban fut introduite dans toute sa rigidité et qui, cédé plus tard à l'évêché de Liège, fut transformé en un chapitre de chanoines réguliers.

Il sétait écoulé à-peu-près six ans depuis la mort de sa mère Iduberge et deux depuis celle de son frère Grimoald. Prévoyant sa fin prochaine, elle ne songea plus qu'à remettre en des mains dignes et capables la direction de sa communauté chérie. Son choix se fixa sur Wulfitrude, la plus propre à la remplacer, malgré sa jeunesse, la plus digne par la réunion de toutes les qualités nécessaires pour succéder aux deux fondatrices de la maison, où d'ailleurs elle avait trouvé un asile et où elle devait aussi trouver sa tombe.

Gertrude expira le 18 mars 658.

La fille de Grimoald la suivit dans la tombe dix ans plus tard, le 23 novembre 668.

Peu à peu la douce et gracieuse figure de la fille de Pepin s'entoura, dans l'esprit des générations, d'une auréole de poésie, prestige qui ne s'attache qu'à ce qui frappe vivement l'imagination ou à ce qui touche profondément le coeur. Presque enfant encore, douée de cette double grâce féminine, de la beauté du corps et de la bonté de l'âme, rayonnante de l'éclat d'une famille illustre entre toutes, elle était apparue tout-à-coup dans un centre de paganisme, au milieu d'une population nourrie des mythes étranges de l'Edda. Aussi vit-on après sa mort et même après que le christianisme eut remplacé les croyances païennes, plus d'une fable septentrionale pousser ses rameaux autour de la tombe de Gertrude, comme un dernier hommage rendu par un culte qui s'effaçait, à l'austère représentante des idées nouvelles qui allaient prévaloir.

Entrez dans la salle du trésor de la collégiale de Nivelles, vous y remarquerez une énorme coupe de verre grossier. L'un vous dira que c'est la coupe dans laquelle Gertrude avait coutume de boire; l'autre y rattachera une autre tradition. Mais ouvrez l'Edda, lisez le chant bizarre qui a pour titre Für skirnis, remarquez-y le nom de la belle Gerdr, rapprochez-le de celui de l'appellation germanique de Gertrude, GERDRAUT, surtout n'oubliez pas cette coupe de bon voyage que la Fille de l'Arc remplit d'hydromel et qu'elle donne à vider à Skirner, messager de Freyer (99). Rappelez­vous ensuite ces libations religieuses dont Tacite vous parle déjà (100) et que mentionnent un grand nombre d'écrivains du moyen âge (101). Dans plusieurs de ces textes vous remarquerez que l'on buvait à l'amour du Christ, à l'amour de Saint Jean, à l'amour de Sainte Gertrude (Gertrude minne), de même que les païens scandinaves et germaniques avaient eu coutume de boire à l'amour du démon diaboli i amore libere, comme s'exprime Luitprand (102): transformation chrétienne d'un usage idolâtrique, mais transformation tout-à-fait conforme â la politique de la civilisation si sagement prescrite par l'Église aux conquérants spirituels de la Germanie, à qui elle recommandait de laisser subsister des pratiques enracinées, pourvu qu'elles fussent inoffensives, et de chercher seulement à y donner une signification nouvelle (103). Or voyez entre autres sources, comment dans ce texte du Peregrinus, l'un des voyageurs qui se disposait à se mettre en route:

... Rogat ut potent sanctae Gertrudis amore, Ut possint omni prosperitate frui.

Cette prospérité, ce bien-être demandé à la Sainte de Nivelles par les voyageurs chrétiens, les voyageurs païens le demandaient à leur dieu Freyer, le dispensateur du beau temps, de l'abondance et de la sécurité (104), Freyer que la fable scandinave citée par nous tout à l'heure associe étroitement à la destinée de Gerdr. Nous pourrions établir plusieurs rapprochements analogues entre des légendes et des symboles attachés au récit de la vie réelle de Sainte Gertrude et des traditions ou des mythes appartenant au paganisme antique, mais la discussion de ces faits nous entraînerait hors du cadre que nous nous sommes tracé. Elle appartient plus directement au développement des idées et des croyances qui se trouvaient établies sur notre territoire immédiatement après la conquête franque et même plus tard encore. Qu'il nous suffise d'avoir indiqué une seule de ces analogies, qui ne sont plus en droit de nous étonner pour peu qu'on ait étudié ce bizarre mélange de pratiques et de formes religieuses dont le phénomène se présente toujours et partout où deux groupes différant d'idées générales se rencontrent. Les formes anciennes qui survivent parce qu'elles sont animées d'un esprit nouveau, ne sont au fond qu'un hommage rendu par le passé au présent et a l'avenir.


(1) S. Gonulphi miracul. ap. BOLLAND. Januar. THEODERIC., Vit. S. Landradae.

(2) Vita S. Reynildis, ap. BOLLAND. Vita S. Gudulae.

(3) Vita S. Gertrudis ap. Boll. Mart.

(4) S. Gonulphi miracul.

(5) SURIUS.

(6) DIVAEUS.

(7) FREDEGAR, Continuat. anonym, cap. 97.

(8) MIRAEI, Notit. ecclesiar. Belg.

(9) Vita S. Gudulae, ap. BOLL. Januar.

(10) Vita S. Reynildis, ap. Bolland Jul.

(11) Vita Stae. Reynildis, p. BOLLAND. Jul.

(12) Vita Stae. Gudulae, ap. BOLLAND. Januar.

(13) Vit. B. Pippini, § IV, n° 42 ap. BOLLAND. Febr. tom. III, p. 257.

(14) Ibid. pag. 259.

(15) Vita S. Trudon. ap. SURIUM, tom. VI.

(16) Vit. S. Landradae ap. SURIUM, t. IV.

(17) Rex reversus in patriam, celebravit natale Domini in Haristallio. Annales Tiliani, ad ann. 777, etc.

(18) Francis judicantibus Vit, S. Desider.

(19) FREDEGAR., Chronic. cap. 42.

(20) FREDEGAR., Chronic, cap. 45.

(21) FREDEGAR., Chronic. bc. Cit.

(22) « Sacramento a Chlothario accepto, ne unquam vitae suae temporibus degraderetur. » FREDEGAR., Chronicon, cap. 42.

(23) FREDEGAR., Chronic, cap. 45.

(24) FREDEGAR., Chronic, cap. 54 et. cap. 89.

(25) FREDEGAR., Chronic. CAP. 45.Cf. VALESII, Rerum Francicar lib. XV.

(26) UMMO, Vita S. Arnulfl, cap. I, cité par MABILLON, Act. SS. Ordin. S. Benedicti soeculi II, p. 149.

(27) UMMO, loc. cit.

(28) Voir les textes cités par MABILLON, loc. Cit. et p. 150.

(29) GREGOR. TURON., lib. VI, cap. 11, et 26.

(30) Voir ci-dessus.

(31) On n'est pas généralement d'accord sur cette date. D'après un hagiographe, Arnould succéda sur le siège de Metz à l'évêque Papulus qui mourut en 614 (vita S. Chlodulfi, ,§ 4, apud MABILLON Act. SS. Ordin. S. Benedicti soeculi II, p. 1044) et il occupa la dignité épiscopale pendant quinze ans (ibid. § 11, p. 1016). D'après Sigebert, il mourut en 610. De sorte que son épiscopat n'aurait pu commencer qu'immédiatement avant l'an 625, époque où il figura en effet au concile de Reims (FRODOARDI Hist. Remens, lib. II, cap. 5). En outre, la chronique de Frédégaire lui donna pour la première fois en 624 le titre d'évêque (FREDEGAR Chronic. cap. 52). Il y a cependant moyen de concilier ces différentes dates, si l'on veut admettre qu'Arnould soit entré dans l'épiscopat en 614, qu'il l'ait occupé quinze ans, et qu'il ait passé les années suivantes jusqu'à sa mort dans la solitude que son ami saint Romaric lui ménagea dans les Vosges, à Remiremont (Vita S. Arnulfi, § 19 et 21, apud MABILLON, lib, taud, p. 154 et 155). Nous croyons que cette interprétation des textes est la seule admissible; car le biographe anonyme d'Arnould dont il fut contemporain, nous apprend que ce fut au roi Clotaire II lui-mème que l'évêque demanda l'autorisation de déposer la crosse et la mitre; or ce fut en 628 que Clotaire mourut, de manière que l'espace de quinze ans assigné à l'épiscopat d'Arnould se trouve exactement compris entre l'an 614 et 628 (Vita S. Arnutfi, ap. MABILLON, lib, laud., § 16).

(32) Vit. S. Chlodulfi, § 9, 10, 16 et 17, ap. MABILLON, lib. laud. pp. 1015 et sqq.

(33) PAUL DRAGON., De Episcop. Mettens. Ecclesiae, ap. DUCHESNE, Hist. Franc, tom. II.

(34) Vit. S. Pippini, ap. SURIUM; Vit. S. Ittae, ap. BOLLAND. Maii.

(35) FRODOARDI., Histor. Remens. lib. II, cap. 5.

(36) C'est à tort qu'un manuscrit de l'abbaye d'Orval attribue à Pepin une troisième fille, Viventia (V. CHAPEAUVILLE, Gesta pont. Leod. tome I, p. 92).

(37) Edcitum Clotarii II, cap. 10 et 17, ap. PETZ, tom. IV, p. 51. Cf. Edict. Clotaril II, cap. 12, ibid. p. 3.

(38) PERTZ, Geschichte des Meow. Hausmeyer, p. 20-33.

(39) On ne saurait indiquer d'une manière tout-à-fait précise l'époque où Pepin fut appelé à la mairie d'Ostrasie. Frédégaire ne la mentionne avec la qualité de maire qu'eu 624 (FREDEGAR., Chronic., cap. 52). D'après le fragment d'Erchambert, Breviarium regum Francorum et majorum domûs, Pepin aurait été promu à cette dignité dès l'avènement de Ctotaire II au trône d'Ostrasie (ap. PERTZ, Rerum Germ. Script.). Évidemment il n'a pu arriver à la mairie qu'entre l'époque où, selon Frédégaire, cet emploi était encore occupé par chucus, et celle où le même écrivain mentionne positivement notre héros comme investi de la fonction de maire, c'est-à-dire entre l'année 617 et 624 (Cf. FREDEGAR., Chronic., cap. 45 et 52). Nous croyons qu'on ne peut être loin de la vérité en adoptant l'année où la couronne d'Ostrasie fut assurée à Dagobert.

(40) FREDEGAR., Chronic., cap. 57.

(41) Vita S. Arnulphi, § 16, ap. MABILLON, lib. laud, p. 151.

(42) FREDEGAR., Chronic., cap. 52.

(43) Vita S. Romarici, § 2, 3 et 4, apud MABILLON, lib. laud, p. 416 et sqq.

(44) Vita S. Arnulfi. § 16-19, apud MABILLON, lib. laud, p. 54.

(45) FREDEGAR., Chronicon, cap. 58: Vita Pippini, § 3, apud BOLLAND, Februar. tom. III, p. 260.

(46) Vita Pippini, § 5 et 11, ibid. p. 260 et 261.

(47) FREDEGAR., Chronic, cap. 55 et 57.

(48) JUL. GRIMM, De Histor. Legis Salicae, p. 27; BALARH, Capituler., tom. I, col. 1522; PERTZ, Monum. Leg., tom. 1, p. 7-13.

(49) LASPEYRES, Lex Salira, p. 3-5.

(50) WALTER, Corpusr. Germ. antiq, tom. I, p. 299-355.

(51) LASPEYRES, lib, laud, p. 3.

(52) FREDEGAR., Chronic., cap. 28. C'est à l'intervention de ce Claudius dans le travail dont il est question ici, que l'on a cru devoir attribuer les traces de la législation romaine qui se manifestent dans certaines parties de la loi des Ripuaires et de celle des Alamans et des Burgondes. Cf. VON SAVIGNY, Geschichte des Röm. Rechts im Muttelalter, 2e édition, t. I, p. 95, et ZOEPFL, Rechtsgeschichte, t. I, p. 32, note 11.

(53) FREDEGAR.., Chronic., cap. 40 et 78.

(54) Ibid. cap. 90.

(55) FREDEGAR., Chronic., Cap. 53.

(56) FREDEGAR., Chronic, cap. 60; AIMOIN, lib. IV, cap. 20 ; Vila Pippini, § 6 et 11, ap. BOLLAND. Februar. t. III, p. 260 et 261.

(57) Vita S. Amandi, § 15, ap. MABILLON, Act. SS. ordin. S. Benedict. secul. II, p. 715.

(58) FREDEGAR., Chronic., cap. 68. AIMOIN, lib, IV, cap. 23.

(59) D'après Frédégaire (Chronic., cap. 74), Pepin ne fut pas relâché et la partie de Sigebert fut confiée à Cunibert et â Adalgitel, maîte palatin d'Ostrasie. Mais cette indication est en contradiction avec le témoignage du Biographe de Pepin (BOLLAND. Februar. tom. III, p. 261), Res Gestae Francor. (DOM BOUQUET, tom. II, p. 663), d'Adam de Vienne (Chronic., ap. DOM BOUQUET, tom. II, p. 669), et surtout avec la corrélation historique des faits qui précèdent et des faits qui suivent.

(60) FREDEGAR., Chronic., cap. 76 ; Vita S. Amandi, § 16, ap. MABILLON, tib. laud, p. 715 et 716.

(61) FREDEGAR, Chronic., cap. 79 et 86.

(62) Vita Pippini, § 2, ap. BOLLAND., lib. laud., p. 260.

(63) FREDEGAR., Chronic., cap. 86; Vita Pippinj, § 11, ap. BOLLAND. lib. laud., p. 261. On nest pas d'accord sur l'année de la mort de Pepin. Ce fut, d'après Frédégaire, un an après le partage du trésor de Dagobert à Compiègne. Or le roi mourut en 637. La fin de la vie de Pepin ne saurait donc être postérieure à l'an 639. C'est par une erreur manifeste que les Bollandistes le reportent à l'an 646.

(64) Vita Pippini, ap. SURIUM.

(65) Cf. FREDEGAR., Chronic., cap. 79, 83 et 85.

(66) PERTZ, Geschichte der Merov. Hausmeier, p. 41 et 42.

(67) FREDCGAR., Chronic., cap. 85.

(68) FREDEGAR., Chronic. cap. 86.

(69) CAESAR, de Bell. Gallic, lib. VI, cap. 10.

(70) FREDEGAR., Chronic, cap. 87.

(71) FREDEAR., Chronic. cap. 88.

(72) BREQUIGNY, Diplomat, ad res fancicas spectant.

(73) Vita S. Sigeberti, ap. BOLLAND. Cap. 5. Februar. tom. I.

(74) Vita S. Remacli. § 9, ap. MABILLON, Llb. laud., p. 492.

(75) HARIGER. Vita S. .Remacli, cap. 54, ap. CHAPEAVILLE, tom. I, p. 99.

(76) Vita S Remacli, cap. 54 annot. ex cod. Aureae Valiis, ap. CHAPEAVILLE, lib. laud., loc. cit.

(77) Vita S. Romarici, cap. 11, apud MABILLON, lib. laud., p. 419.

(78) LANIGAN, Ecclesiastical history of Ireland.

(79) Chronic. Moissiac. ap. DOM BOUQUET, tom. II, p. 652; Chronic. Adanls, ap. DOM BOUQUET, ibid., p. 669.

(80) Vita S. Amandi, cap. 17. MABILLON, lib. laud. p. 716, not. 6.

(81) Vita S. Beggae comment. prœc. in act, SS. Belgii, torn. V, p. 82.

(82) Vita S. Idubergae, § 3, ap. BOLLAND. Maii, Cf. Vita S. Gertrudis, ap. BOLLAND. Mart.

(84) Itinerar. Anton. p. 378. Tab. PEUTING.

(85) BOCK, Bulletins de l'Académie Royale de Belgique, tom. XVIII, 1ère partie.

(86) Notitia dignitatum, Edit, de BOCKING.

(87) PlOT, Sur les ateliers monétaires des Mérovingieus etc. en Belgique, dans le tom. IV de la revue numismatique belge. Le nom Nivialeh que I'on remarque sur plusieurs monnaies sorties de l'atelier de Nivelles, est formé des mots francs Nivialeh, nouvelle villa, Cf. DIEFFENBACH, Vergleichendes Wörterbuch der Gothischen Sprache, tom. I, p. 123, et GRAFF, Althochdeutscher Spraschzatz, tom. II, p. 311, et tom. IV, p. 235. V. Biographie nationale, tom. I, p. 374, note.

(88) C'est ce qui se pratiquait encore au VIle siècle, comme nous l'atteste, outre une foule d'autres preuves, ce passage de la vie de saint Amand: « Ubi fana destruebantur... statim monasteria construebat. » Vita St. Amandi, apud MABILLON, Act. SS. ord. S. Benedicti, seculi II, p. 715.

(89) SIGEBERT. GEMBLAC. Chronic, apud PISTORIUM Scriptor. Rer. germ. tom, II. Vita S. Gertrudis, cap. 2, ap. MABILLON, lib. laud, p. 464; Vita S. Idubergae, § 2, ap. BOLLAND. Maii, tom. II, p. 307.

(90) Vita S. Gertrudis, cap. I, ap. MABILLON, lib. laud, p. 464.

(91) Vita S. Gertrudis, cap., 4 et 5, ap. MABILLON. lib. laud, p. 464 sq.

(92) Quae antiquo Francorum genere et claro ipsa edita fuit. Vita S. Gertrudis, cap. 6, ap. MAniLLON, lib. laud, p. 464.

(93) Ibid. cap. 3.

(94) Ibid. cap. 2.

(95) Bullet. de l'Académie royale de Belgique, tom. XVII, 1e part.

(96) Ibid. cap. 3.

(97) Vita S. Gudulae, comment. proev. § 1, n° 4 et 5, ap. GESQUIRE, act. SS. Belgii, tom. V, p. 668 et sqq.

(98) Ibid. cap. 3, ap. MABILLON, lib. laud, p. 465.

(99) Saemundar Edda, edit, de Finn. Magnusen.

(100) TACIT. Germ., cap. 22... Cf. entre autres Yengliga Saga, cap. 40; Saga of Olai Trygva Syni, cap. 39, et BEDA, Hist. ecclesiast., lib. 1, cap. 30.

(101) V. Les textes cités par JAQUES GRIMM, Deutsche Mythologie, p. 53 et suiv.

(102) Histor., lib. VI, cap. 7, ap. DUCHESNE, tom. III.

(103) S. GREGOR., Epistolar., lib. XI, cp. 76.

(104) Cf. GRIMM, Deutsche Mythologie, p. 53, 193, et 285.

CHAPITRE III

Anségise. - Begge. - Pepin d'Herstal. - Charles-Martel. - Pepin de Jupille dit le Bref

*
* *

Après la mort violente de Grimoald et la disparition de son fils, l'illustre lignée de Pepin de Landen, semblait avoir fini son rôle dans l'histoire politique des Francs. Elle paraissait ne devoir plus figurer que dans les légendes des nombreuses saintes qui en sortirent ou qui s'y rattachaient: Iduberge, Gertrude, Begge, Wulfitrude, Gudule, Reinilde, Waltrude, Aldegonde, et tant d'autres austère et admirable légion de femmes qui, toutes appartenant à notre sol, portèrent si haut les vertus de l'épouse et de la vierge, et qui semblaient agenouillées comme des statues antiques, autour du tombeau où Pepin était descendu avec sa gloire, et autour du berceau d'où Charlemagne devait sortir avec la sienne.

Car cette race prédestinée ne pouvait se regarder comme éteinte. L'arbre n'était pas mort. Il devait reprendre une sève nouvelle. Il devait pousser un rameau plus énergique et plus généreux que jamais, puisqu'il en sortit une suite de quatre grands hommes, tels que l'histoire du monde n'en avait pas encore vu se succéder de semblables: Pepin d'Herstal qui replaça l'Ostrasie à la hauteur d'où elle était déchue depuis la réunion des trois royaumes et durant les troubles sanglants dont l'ancienne Gaule fut le théâtre sous le règne de Childeric II et de Cotaire III; Charles Martel, qui repoussa vers le midi la barbarie sarrasine et en délivra l'Europe; Pepin de Jupille dit le Bref, qui fit entrer dans sa maison la couronne franque, et Charlemagne, qui y apporta la couronne des Césars romains.

Mais abordons le récit des évènements qui préparèrent le retour de la famille de Pepin de Landen sur la scène de l'histoire.

A la chute de Grimoald, les trois royaumes, ostrasien, neustrien et bourguignon, se trouvèrent réunis pour la quatrième fois. Mais Clovis II ne porta pas longtemps cette triple couronne; car ce prince, depuis longtemps tombé en démence, mourut l'année même où le faible Sigebert avait succombé. Il laissait de la reine Bathilde trois fils en bas âge, Clotaire Ill, Childeric II et Théoderic III. Clotaire, âgé de quatre ans, fut investi de la succession paternelle, sous la tutelle de la reine, assistée du sage Erchanwald, qui réunit dans ses mains le pouvoir de la mairie des trois royaumes. D'après un passage de Paul Diacre, cette autorité paraît avoir été partagée avec Anségise, fils d'Arnulf, gendre de Pépin de Landen, préposé au palais d'Ostrasie (1). Mais cette assertion isolée n'est confirmée par aucun autre document, et les écrivains contemporains se bornent à désigner le fils d'Arnulf par la qualification de dux et de princeps sans y ajouter le déterminatif nécessaire de palatii ou domûs. De sorte que la suprématie palatine d'Erchanwald dans les trois grandes fractions de l'empire franc ne saurait être révoquée en doute. Du reste, il était peut-être seul capable de conduire les affaires avec l'esprit d'abnégation, de justice, de prudence et de loyauté que réclamaient les circonstances. Allié à la famille royale (car il était parent de Gomatrude, femme de Dagobert I) (2), ami de la paix, étranger à tout sentiment ambitieux ou cupide, il pouvait appliquer son pouvoir à maintenir l'équilibre entre l'autorité de la couronne et les instincts égoïstes et personnels des leudes. D'ailleurs il était merveilleusement secondé dans cette tache difficile par la reine Bathilde, qui, de simple esclave saxonne, était devenue la compagne de Clovis II (3) et qu'après la mort de ce prince on n'avait pas hésité à investir de la tutelle de Clotaire III (4); elle devait montrer à l'histoire que si le VIIe siècle avait enfanté des Frédégonde et des Brunehaut, il savait aussi produire des reines illustres par toutes les vertus qui font le bonheur du peuple et la gloire du trône (5).

A quel degré fut bienfaisante l'influence commune de Bathilde et d'Erchanwald? Les quelques renseignements que le continuateur de Frédégaire nous fournit sur cette époque nous en intruisent assez. Cependant la paix profonde dont l'empire franc jouit pendant les trois premières années qui suivirent l'avènement de Clotaire III, ne tarda pas à être troublée de nouveau. Erchanwald mourut vers 659, et les leudes neustriens le remplacèrent par Ebroïn, guerrier qui, sorti de la plus humble condition, s'était élevé au premier rang par sa bravoure et son audace. En même temps Ies leudes d'Ostrasie commençaient à se sentir humiliés de la perte de leur indépendance, eux dont le caractère plus rude et plus farouche sympathisait déjà si mal avec la civilisation amollie qui prévalait parmi les populations neustriennes. Hercule s'indignait d'être gouverné par Omphale; ces hommes d'action, rudes enfants du Nord, sentaient d'instinct que l'avenir leur appartenait, mais ils se sentaient entravés dans leur essor par la coopération de cette race royale pervertie au contact de la race gallo-romaine, pour laquelle ils avaient un si profond mépris. Ils demandèrent donc qu'un des fils de Clovis Il leur fût donné pour souverain. En 660 ils obtinrent pour roi Childeric Il, enfant qui n'avait pas atteint sa septième année et à qui sa mère adjoignit l'Ostrasien Wulfoald, désigné simplement sous la qualification de duc par le continuateur de Frédégaire (6), tandis que d'autres témoignages lui attribuent formellement le titre de maire palatin (7).

Pendant dix ans, à compter de cette époque, l'histoire intérieure du royaume d'Ostrasie reste muette. Que font, pendant cette période, ces valeureux guerriers de l'Est? Ils se recueillent dans leur force et semblent se préparer aux évènements qui s'annoncent, en restant spectateurs impassibles des bouleversements dont la Neustrie est devenue le théâtre. Là, en effet, le terrible Ebroïn joue le grand jeu de la tyrannie avec une audace et une vigueur qui stupéfient la race franque tout entière. Ce qu'aucun maire palatin n'avait osé avant lui, il l'ose, rien ne l'arrête dès que son ambition ou sa cupidité parlent. Il ne connaît ni foi ni loi. Il vend la justice au plus offrant. Il trafique de tout, foulant aux pieds avec un égal mépris les leudes et le peuple. A la plus légère offense, la mort; au moindre soupçon, la mort (8). On se croirait reporté à l'époque effrayante de Néron et de Tibère épouvantant l'empire romain de leur forfaits. Pendant quelque temps, la reine Bathilde essai de le modérer; mais en 664, elle fléchit sous cette tâche impossible et s'enferme dans l'abbaye de Chelles, qu'elle a fondée (9). Alors ce féroce soldat parvenu ne met plus de bornes à sa frénésie. Confiscations, rapines, assassinats, rien ne lui coûte. Neuf têtes d'évêques tombent par ses ordres.

Les chefs ou les fils des plus grandes familles sont égorgés; tout ce qui lui fait obstacle périt. O honte! ces Neustriens amollis tremblent sous un seul homme. Arrive sur ces entrefaites la mort de Clotaire III (670). Ebroïn que va­t-il faire? Convoquera-t-il, selon l'antique usage, les leudes en assemblée solennelle pour faire élever sur le bouclier symbolique le troisième fils de Clovis II, Théoderic III? Non; de sa propre autorité il proclame le nouveau roi et cela doit suffire.

A cette dernière insulte les leudes neustriens et burgondes accourus pour rendre hommage Théoderic, se révoltent, comprenant que l'intronisation du prince ne servira qu'à perpétuer la domination du tyran qui les opprime. Il ne leur reste qu'à appeler à leur aide Childeric II avec ses épées ostrasiennes. Grâce à ce secours, ils déclarent Théoderic III déchu, le tondent en signe de dégradation et l'enferment dans l'abbaye de Saint-Denis. Ebroïn à son tour est pris, tondu et cloîtré dans le monastère de Luxeuil (10).

Ce fut pour la cinquième fois que les trois royaumes eurent pour chef un même prince. Pas plus qu'auparavant les belles promesses ne firent défaut. Childeric s'engagea à maintenir dans chacun des trois états ses propres lois et coutumes, et réunit, s'il faut en croire le témoignage d'un des deux biographes de Leodgar, l'autorité des trois mairies palatines dans les mains de cet évêque (11).

Mais à peine se fut-il écoulé trois années que Childeric souleva contre lui une grande partie des leudes. Ses débordements, et plus encore son orgueil, les avaient profondément irrités. Trois d'entre eux l'assassinèrent en 673, avec sa femme la reine Bilihild, et un enfant en bas âge, pendant qu'il se livrait au plaisir de la chasse dans la forêt de Livry près de Chelles (12).

On eût pu croire les Ostrasiens fatigués enfin de la royauté. Cependant il n'en fut pas ainsi. Ils se souvinrent de Dagobeit II qu'autrefois Grimoald, fils de Pepin de Landen, avait dépossédé et caché en Irlande. Wilfrid, évêque d'Yorck, s'entremit pour tirer de sa solitude monacale cet héritier de Sigebert, alors âgé de vingt-trois ans. Il le fit conduire en Ostrasie, où il recouvra la couronne paternelle. En même temps quelques chefs neustriens tirent lu monastère de Saint-Denis Théoderic III et désignent pour son maire palatin Leuderius, fils d'Archanwald. Mais à peine Théoderic a-t-il repris possession du trône, qu'Ebroïn s'échappe de la solitude de Luxeuil et reparaît sur la scène, prêt à recommencer la lutte, et animé d'une passion de plus, celle de la vengeance. Il rassemble à la hôte les anciens compagnons le sa fortune, se dirige droit vers la métairie de Baisy où le roi réside, et en surprend la garde au pont de Saint­Maxence. Théoderic échappe comme par miracle, laissant derrière lui son trésor. Ebroïn s'en empare et poursuit Leuderius jusqu'à Crécy, où il le fait traitreusement assassiner dans une conférence (13). Maître du trésor royal, il peut tout oser, car il a de quoi payer tous les courages et tous le dévouements intéressés. A son appel une foule d'aventurier accourent; il en vient même de l'Ostrasie, si bien qu'après avoir habilement répandu le bruit de la mort de Théoderic, il conçoit le projet d'opposer un roi à ce roi, et proclame audacieusement sous le nom de Clovis un prétendu fils de Clotaire III (14)

Bientôt il abandonne ce simulacre de roi, se rattache à Théoderic et redevient tout-puissant en Neustrie et en Bourgogne, où il sévit avec une barbarie sans exemple contre tous ceux qui avaient concouru à sa chute. L'Ostrasie aussi le préoccupe. Il veut renverser le roi Dagobert II et surtout se venger du maire palatin Wulfoald, qui a le plus contribué peut-être à sa réclusion dans la solitude monastique de Luxeuil. Dans ce dessein il commence une lutte effrayante, poussant les unes contre les autres les forces de la Neustrie et celles de l'Ostrasie, attisant la haine qui divise ces deux fractions de la nationalité franque, haine si tristement célèbre dans le moyen-âge et connue par tant de récits de romans de chevalerie. En 678, une rencontre sanglante a lieu dans le voisinage de Laon entre les armées des deux royaumes. Mais la victoire reste indécise. Alors Ebroïn recourt à la corruption, et prodigue l'or. Il ourdit une conspiration contre Dagobert déjà odieux par ses rapines, ses violences et ses sacrilèges. Le roi tombe sous les coups des Neustriens dans son palais d'Ostrasie. Presque en même temps Wulfoald expire, et une partie des leudes de Dagobert se déclarent pour Ebroïn (15). L'Ostrasie est perdue. N'ayant plus de chef autour de qui se grouper, divisée par les partis, elle va devenir la proie des Neustriens et passer sous le régime sanglant qui épouvante et désespère tout ce que la Neustrie et la Bourgogne comptent d'illustre. Qui pourra la sauver? Un bras prédestiné, celui de Pepin d'Herstal (16). Remontons aux premières années de cet homme remarquable.

On place vers le milieu du VIIe siècle un évènement important pour notre récit. Le seigneur d'un de ces redoutables castels dont les Francs avaient hérissé le pays de Liège, chassant sur les bords de la Wesdre, aperçut tout-à-coup, presque sous les pieds de son cheval, un enfant abandonné, couché sur des feuilles mortes. Ému de compassion, il emporte en sa demeure l'orphelin que la châtelaine accueille avec un bonheur qui décelait le sentiment anticipé de l'amour maternel, car elle n'était pas mère. Elle put désormais veiller sur un berceau. Baptisé sous le nom de Gondewin, l'orphelin fut dès lors un membre de la famille même (17).

Ce châtelain était Anségise, fils d'Arnulf de Metz. Sa femme était Begge, fille de Pepin de Landen. Ils habitaient le château de Chèvremont, qu'ils avaient fait reconstruire et que, pour ce motif, des chartes contemporaines désignent souvent sous le nom de castelum novum.

Environ trois ans après (18) l'évènement que nous venons de raconter, Dieu bénit l'union d'Anségise et de Begge. Il leur naquit un fils, à qui ils donnèrent le nom de Pepin. Ce nom que son aïeul maternel avait rendu si célèbre, il devait un jour l'illustrer aussi, sous le nom de Pepin Herstal, pour le transmettre à son tour à son petit-fils, Pepin le Bref, ce dernier rameau du tronc vigoureux qui devait produire Charlemagne.

Begge, mère accomplie, cultivait avec soin dans son fils les nobles sentiments qui font la gloire de l'esprit et du coeur et qu'elle-même avait puisés dans sa famille. Soeur et fille des premiers dignitaires du royaume, elle aspirait à le voir un jour aussi grand, aussi élevé qu'eux, non par simple vanité maternelle , mais par amour du bien et de l'humanité. Elle formait à la fois en lui le chef futur et l'homme, par les mâles enseignements de l'histoire et du christianisme, par les exemples des guerriers fameux et par celui de son aïeul; ainsi en fortifiant son énergie naturelle, elle éveillait en lui le pressentiment qu'elle avait d'une mission supérieure réservée à son fils.

Pendant ce temps, Gondewin était devenu un vigoureux et beau guerrier, et il semblait professer pour Ansegise un dévouement d'autant, plus sincère que ce dernier devait le croire basé sur la reconnaissance. Mensonge et ingratitude! Un jour, c'était en 673, la nouvelle d'une terrible catastrophe est apportée à Chèvremont. Le châtelain venait d'être assassiné! Il était allé à la chasse selon son habitude et Gondewin l'accompagnait. Arrivés au plus profond de la forêt, au moment où Anségise s'y attendait le moins, son compagnon le frappe d'un coup mortel dans le dos et le laisse sans vie. Le crime consommé, il se dirige vers le château où le traître s'était ménagé des complices et avait formé un parti. Il devait avec leur aide s'emparer du trésor d'Anségise et contraindre sa veuve à l'épouser. Le m'complot échoua. Begge, avertie à temps, s'enfuit en hâte toute pleine d'épouvante et parvint à gagner Landen en Hesbaye, antique résidence de ses ancêtres.

Où Pepin se trouvait-il en ce moment ? Le biographe, à qui nous venons d'emprunter le récit de la mort d'Anségise, ne répond point, à cette question. Et aucun autre document ne nous renseigne sur les détails de la vie du jeune héros jusqu'au moment où les chroniqueurs nous font assister à son premier fait d'armes. Il fallait naturellement que ce début fût un acte de dévouement filial; car le jeune leude ne pouvait, selon les idées de l'époque, montrer son épée aux hommes de guerre qu'après l'avoir trempée au sang du meurtrier de son père. Longtemps il avait cherché les traces de Gondewin, qui s'était réfugié au-delà du Rhin. Un jour il apprit que l'assassin se trouvait dans le voisinage du fleuve, se divertissant avec ses compagnons dans le tumulte des orgies. Aussitôt le fils de Begge se met en route avec quelques hommes dévoués, pénètre jusqu'à l'infâme et le tue de ses propres mains, tandis que ses leudes abattaient les complices de son ennemi (19).

A ce fait, les guerriers ostrasiens comprirent qu'un héros venait de se révéler, et tous, ducs et grands leudes, qui avaient connu l'aïeul et le père, accourent se grouper autour du fils, comme autour d'un chef digne de leur commander (20). Aussi bien l'on était dans les circonstances les plus difficiles. L'extinction de la famille royale dans la personne de Dagobert, et l'aversion profonde que le peuple éprouvait pour la domination tyrannique d'Ebroïn, avaient rendu tout ordre et toute soumission impossibles. Plus d'autorité centrale depuis que Dagobert et Wulfoald étaient tombés. De manière que tous les leudes immédiats de la couronne, les ducs, les comtes et les évêques en Ostrasie, aussi bien que les ducs d'Alamanie et de Bavière, restaient comme abandonnés et ne relevaient plus que d'eux-mêmes. Or, chez un peuple où tout homme libre était guerrier comme il était citoyen (car les mots exercitus et populus sont synonyme dans un grand nombre d'actes de cette époque), le plus fort était seul capable de maintenir son indépendance contre ceux que, naguère encore, il était en droit de regarder comme ses égaux. Ce n'était pas tout; on était menacé de tous côtés par les armes neustriennes. En cet état de choses force était donc aux faibles de se rallier autour des forts, et aux forts de se grouper autour d'un chef. Une fois cette nécessité reconnue, à qui les amis et les anciens fidèles d'Anségise et de la famille palatine pouvaient-ils mieux confier leurs destinées qu'à l'héritier du nom, des vertus et des domaines de Pépin de Landen? Du reste Pepin justifia bientôt pleinement leur confiance, et dès son apparition sur la scène de l'histoire, il défendit la cause de la patrie et de ses amis avec tant de courage et de succès, il les gouverna avec tant d'équité et de modération que, peu d'années plus tard, tous les leudes de l'Ostrasie le reconnurent ouvertement pour leur chef; comme tel, il réunit à la fois dans ses mains l'ancienne autorité des maires palatins et l'autorité des rois (21).

Tandis qu'Ebroïn, après la mort de Dagobert II, se tenait en armes, prêt à se heurter contre l'Ostrasie, où une foule de Neustriens avaient cherché un asile, les ducs Martin et Pepin, tous deux issus du même sang (22) et placés au premier rang parmi les grands terriens de leur patrie, se mettent à la tète des leudes. En 680, on en vient à une bataille sanglante à Loisy, près de Laon. Ebroïn resté vainqueur, force le duc Martin à chercher un refuge dans cette place mais l'ayant attiré hors de la ville sous prétexte de négociations, il le fait traitreusement assassiner. Enhardi par ce premier succès, le terrible maire de Neustrie se flatte de l'espoir de réunir les trois royaumes sous son autorité. Cependant en 681, l'heure de la justice sonne enfin. Un chef franc, Ermenfrid, qu'Ebroïn avait dépouillé de ses biens, rassemble quelques amis, se poste pendant une nuit devant la demeure du tyran et lui fend la tète d'un coup d'épée au moment où il sort de sa maison pour se rendre à l'église invoquer ce Dieu dont il avait si peu suivi les préceptes et dont sa domination sanguinaire et impie avait presque fait douter les populations.

Pendant les longues années de désordre qui avaient commencé pour l'empire franc à l'avènement d'Ebroïn, tous les fruits de civilisation si laborieusement amassés par le génie de Pepin de Landen et d'Arnulf, semblaient perdus. On eût dit les Francs revenus aux premiers temps de la conquête, quand on se groupait autour d'un chef audacieux pour le meurtre et le pillage. Prêtres et laïcs semblaient avoir également abdiqué tout sentiment humain et se livraient au plus offrant. Des races antiques avaient été dépouillées de leurs domaines, et des familles nouvelles s'étaient enrichies par la trahison, la bassesse, ou le meurtre; les violences et les rapines ruinaient la prospérité publique, et le crime heureux devenait vertu.

Pour arrêter la dissolution sociale, pour relever les caractères dégradés, pour mettre un terme à l'incertitude de la propriété et un frein aux violences, il fallait un homme qui pût s'imposer à tous par la supériorité de son intelligence, par l'énergie de sa volonté, par le prestige de son nom, et par l'ascendant de sa vertu. Aucun des trois maires palatins qui se succédèrent, depuis l'année 680 jusqu'en 686, en Neustrie et en Bourgogne, ne se montra à la hauteur de cette mission. L'Ostrasie seule trouva cet homme capable de reprendre le rôle de Pepin de Janden ce fut Pepin d'Herstal Sa préoccupation première fut de faire rendra à l'Ostrasie ses frontiéres entamées au profit de la Bourgogne et de la Neustrie pendant les guerres qu'on venait de traverser. Puis il força les duchés d'outre-Rhin qui s'étaient détachés du royaume à reconnaître à nouveau la suprématie ostrasienne. Nous allons suivre rapidement dans ces actes de sa vie notre héros à la fois si grand comme guerrier, si grand comme homme politique, si grand comme réorganisateur social.

En 631 Pepin avait semblé un instant reconnaître Théoderic III de Neustrie. Mais il maintint dans ce moment même l'indépendance de l'Ostrasie au point de refuser l'extradition des nombreux Neustriens qui avaient cherché un asile sur les terres ostrasiennes pour échapper aux persécutions des successeurs d'Ebroïn. Après plusieurs années de négociations et de luttes stériles, il fallait en finir de cette cour de Neustrie où, sous un prince faible et presque privé de raison, dominait un maire palatin qui aigrissait les populations comme à plaisir, semait la haine et s'appliquait à faire par la ruse ce qu'Ebroïn avait fait par la violence. Chaque jour des troupes de bannis neustriens venaient invoquer l'hospitalité et la protection ostrasiennes. En 686 Pepin comprit que le moment était venu de ne plus négocier qu'avec le fer. Le soupçon d'ambition personnelle n'était plus possible. Recourir aux armes maintenant, c'était embrasser la défense d'une cause sacrée, la cause des opprimés, celle des leudes qu'on exilait, celle des peuples qu'on dépouillait, celle de tous ceux qui souffraient. Mais voyez avec quelle prudence il agit. Il ne veut pas commencer une lutte ouverte sans avoir visiblement le droit de son côté. Il fait sommer le roi de rétablir les bannis dans leurs droits et dans leurs biens. C'était traiter d'égal à égal avec le souverain de la Neustrie. A cette sommation Berchar, maire de Théoderic, répond qu'il viendra, les armes à la main, reprendre ses valets fugitifs. Quand Pepin eut fait connaître aux leudes ostrasiens cette réponse insolente et injurieuse, tous s'écrièrent que ce serait une lâcheté d'abandonner des malheureux qu'on avait dépouillés; qu'il fallait chercher l'ennemi sur son propre territoire. Élan d'humanité, ou sentiment d'égoïsme qui les poussait à défendre leurs propres intérêts en défendant ceux de leurs pairs neustriens, ils étaient prêts à combattre.

Aussitôt Pepin s'avance à leur tête vers les frontières de Neustrie. On était au mois de juin 687. Avant de traverser la forêt charbonnière qui sert de limite aux deux royaumes, il assemble autour de lui tous les chefs, leur, expose la justice de la guerre qu'ils entreprennent et en présence des bannis qui n'ont d'espoir qu'en eux, les anime par tous les motifs puissants sur le coeur humain. L'éloquence des héros de la Grèce et de Rome n'eut jamais rien de plus entraînant. Aussi les paroles du chef ostrasien produisent-elles un effet presque magique. Toute l'armée les acclame par des cris et entrechoque ses armes selon l'usage antique. Puis, se rappelant qu'on est frères, on invoque la bénédiction du ciel, et on traverse résolument la forêt.

On s'arrête non loin du bourg de Vermand, ancienne cité des Vermandiens, près du village de Testry, en face de l'ennemi; une petite rivière, le Daumignon, qui coule de l'est à l'ouest, sépare les deux armées. Pepin, avant d'en venir aux mains, veut tenter un dernier effort pour amener le roi à un accommodement honorable. Mais cette proposition est rejetée avec dédain. Dès lors il ne reste plus qu'à tirer l'épée. On passe toute la nuit à prendre des dispositions pour la journée du lendemain. Avant le lever du jour, les Ostrasiens passent le Daumignon et se développent sur une éminence disposée à l'est du camp neustrien. Par cette manoeuvre l'ennemi avait le soleil en face au début de la bataille. En même temps Pepin fait mettre le feu à ses tentes laissées de l'autre côté de la rivière. Trompés par les flammes et croyant que les Ostrasiens se retirent, les Neustriens ne songent plus qu'à les poursuivre et se disposent à franchir le Daumignon. Mais le soleil paraît et ils aperçoivent à leur gauche l'armée de Pepin descendant résolument de ses hauteurs; le combat s'engage à l'instant, et bientôt il devient général. La lutte est terrible, et la plupart des leudes du roi tombent sous les coups des Ostrasiens. Le champ de bataille n'est bientôt plus qu'un champ de carnage. Théoderic avec ce qui lui reste de guerriers, cherche son salut dans la fuite. Mais Pepin le poursuit l'épée dans les reins jusqu'à Paris, où il le fait prisonnier, tandis que son maire Berchar, errant sans asile, reçoit la mort de la main même des siens (23)

La mémorable et décisive journée de Testry rendait Pepin complètement maître de la situation. Cependant il n'usa de sa puissance que pour réintégrer les Neustriens dans les biens dont ils avaient été dépouillés, pour les rendre à leur patrie pour affermir la paix, et pour préparer l'avenir en réparant les désastres matériels et moraux que l'empire franc avait subis pendant les soixante ans où l'on n'avait vu se succéder sur le trône que des enfants ou des fantômes royaux. Sans doute, il eût pu supprimer sans obstacle peut-être une royauté devenue inutile, parce qu'elle n'était plus qu'un manteau usé que revêtaient tour-à-tour les plus ambitieux et les plus entreprenants. Mais il eut la force de résister aux sollicitations de la fortune, et il aima mieux laisser au temps le soin d'user ce qui survivait de vénération traditionnelle pour les descendants de Merowig. Au lieu de remplacer sur la tête de Théoderic la couronne de roi par une couronne de moine, il laissa le sceptre à ce simulacre de prince, on plutôt il confina le spectre mérovingien dans sa ville de Momarque, près de Noyon. Le captif empourpré ne sortait de là qu'une fois par an, nonchalamment couché dans un char traîné par des boeufs, pour faire une apparition au champ de Mars, où il présidait du haut de son trône d'or l'assemblée des leudes, accourus pour lui offrir les présents usités.

Le résultat de la victoire de Testry étant asuré, Pepin songea aux moyens d'affermir la paix publique. Il commença par l'abolition de la truste royale, dont il fit la truste personnelle du maire palatin. C'était s'assurer en quelque sorte la domination souveraine, car il exerçait de fait la mairie dans les trois royaumes, outre qu'il investit bientôt ses fils et ses petits-fils des plus hautes charges de l'État. Son fils Drogon fut nommé duc de Bourgogne et d'Aquitaine (24). Un jeu plus tard les fils de Drogon, Godefried et Arnulphe, obtinrent à leur tour le titre de ducs et des provinces importantes à gouverner (25).

Il importait peu que sa suzeraineté se dissimulât, puisqu'il avait créé une espèce d'apanage pour chacun de ses proches, dont il se composa comme une cour de grand vassaux. Il pouvait compter sur les leudes neustriens qu'il avait rétablis dans leurs titres et dans leurs domaines. Quant aux autres, une grande partie d'entre eux étaient tombés sur le champ de bataille de Testry; à ceux qui avaient survécu, il retira les domaines du fisc dont ils avaient été investis. De sorte que toute la truste royale de Neustrie se trouva dissoute d'elle-même, ou pour mieux dire elle devint celle de Pepin. A la vérité, pour les leudes, Théoderic était encore le roi, et eux-mêmes s'appelaient ses fidèles, mais uniquement parce que leur véritable chef paraissait le fidèle du roi et bien qu'il eût reçu leur serment pour lui en personne.

Disposant ainsi des bras des deux trustes, de celle des Neustriens et de celle des Ostrasiens, Pepin se trouva plus puissant qu'aucun de ses égaux ne l'avait jamais été, et aussi puissant qu'aucun roi franc depuis Merowig. Aussi exerça-t-il dès lors une autorité à laquelle personne n'eu osé songer à résister. Il conduisait l'armée, il ouvrait les plaids, il nommait les évêques, punissait et récompensait selon son bon plaisir et royalement; car outre les revenus de ses immenses domaines personnels en Ostrasie, tous les revenus du fisc entraient dans ses mains, et même il s'était fait remettre le trésor du roi Théoderic. Quant aux affaires extérieures, il les traitait au nom du roi sans prendre la peine de le consulter, et recevait les ambassadeurs des nations étrangères. Il était le véritable souverain. Si bien que, sa qualification se transforma dans la bouche des peuples, et que, s'il se contentait en Ostrasie du simple titre de duc et, après la bataille de Testry, de celui de maire palatin, on ne le désigna bientôt plus qu'avec l'attribut de Dux et princeps Francorum.

Mais ce n'était pas assez de s'être élevé au-dessus de tous les leudes; il fallait aussi les maintenir dans l'obéissance. Sa position même lui en offrait le moyen. En effet si le besoin de la défense commune avait groupé les Francs autour de lui, si son esprit d'équité et sa générosité les avait conquis à sa personne, les mêmes motifs devaient maintenir leurs rapports mutuels. Ils avaient le droit d'espérer non moins d'honneurs, non moins de richesses qu'il n'en avait d'abord dispensé aux soutiens de sa fortune. Ses leudes seuls furent admis à la concession des grands et riches fiefs dont il disposait; à eux seuls il donnait par les commandements militaires qu'il leur confiait, l'occasion de s'enrichir de gloire et de butin. D'ailleurs l'estime seule d'un semblable chef était une précieuse récompense. Puis encore à ces natures qui ne trouvaient pas moins de satisfaction dans les pratiques extérieures de la religion que dans les aventures de la vie militaire, à ces natures devait plaire un homme loyal qui donnait satisfaction à ces sentiments.

Au surplus il aimait à s'entourer des leudes distingués parmi eux et à recevoir à sa cour les hommes connus pour, leur droiture, dont il écoutait volontiers les conseils. Humble pèlerin, il allait annuellement visiter dans sa solitude voisine de la Roer, non loin de Maestricht, l'irlandais Saint Wiran pour lui ouvrir sa conscience et le consulter en même temps sur les meilleurs moyens de gouverner ses peuples. Cependant quelle que fût son humilité, il était fort éloigné de se faire l'aveugle et docile instrument du clergé. Il ne considérait le pouvoir que comme un moyen de maintenir l'ordre public et d'assurer l'action de la justice.

C'est dans cet esprit de charité humaine qu'immédiatement après la journée de Testry, il s'appliqua à mettre un terme aux guerres privées que, pendant les troubles dont on venait de sortir, les grands terriens avaient contracté l'habitude de se faire entre eux. II défendit que personne se fit justice à lui-même, et voulut que chacun, grand ou petit, poursuivît son droit dans les plaids des comtes et des ducs. Que si l'un ou l'autre avait des motifs de suspecter l'impartialité du juge, il pouvait se présenter au plaid palatin devant lui-même.

Mais la sollicitude de Pepin ne se borna pas là. Il remit aussi en honneur les grands plaids, ou assemblées délibérantes des grands leudes. Ces assemblées, dont l'origine remonte an milieu du VIe siècle, avaient pris un développement graduel. Peu-à-peu les leudes avaient été admis à exercer une influence plus grande sur l'administration publique. Ils reconnaissaient, nous allions presque dire qu'ils élisaient le roi; ils désignaient le maire palatin et constituaient une sorte de haute cour de justice (26) appelée à décider des causes où quelques-uns d'entre eux pouvaient se trouver impliqués. Sous Pepin de Landen, ces assemblées étaient devenues plus fréquentes à mesure que toutes les parties de l'administration avaient été réorganisées; afin qu'on pût concerter à temps les dispositions pour l'année qui allait s'ouvrir, on les tenait particulièrement au commencement du mois de mars. Durant les longues années de trouble qui suivirent la mort de l'illustre compagnon d'Arnulf, les plaids généraux devinrent moins fréquents bien que cependant ils n'eussent pas été mis entièrement en oubli. Le héros de Testry en comprit de bonne heure l'importance, aussi décida-t-il qu'ils auraient lieu régulièrement à l'époque fixée; et, jusqu'à la fin de sa vie, il ne manqua jamais de les convoquer.

Cependant les mesures les plus sages, et même cette idée toute nouvelle et propagée à dessein, que l'organisme politique et social de la nation devait prévaloir sur l'autorité palatine du roi, eussent peut-être été insuffisantes pour maintenir dans les bornes des lois une population habituée comme l'étaient surtout les Neustriens, à toute espèce de désordres, par de longues guerres civiles, - si Pepin n'avait trouvé dans une suite de guerres extérieures le moyen de donner un aliment à l'activité de la turbulente aristocratie qui l'entourait, et en même temps d'augmenter son prestige par de nombreuses victoires, de flatter l'orgueil national et de rendre à l'empire franc ses anciennes frontières.

Les peuples d'outre-Rhin et d'outre-Loire qu'on avait eus naguère pour alliés et pour clients, avaient mis à profit les troubles civils pour se rendre indépendants. Ceux qui avaient gardé une apparence de soumission, s'étaient servis du prétexte de la décadence totale de la royauté après la bataille de Testry, pour rompre le dernier lien de sujétion qui les attachait naguère aux Francs (27).

Il y avait au delà du Rhin les Souahes, les Bavarois, les Saxons et les Frisons, qui, depuis les temps des fils de Clovis I, reconnaissaient la suzeraineté franque; il y avait à l'ouest, les Bretons de l'Armorique, que Clovis lui-même avait domptés. Enfin au sud, se trouvaient les Aquitains et les Wascons que les fils et les petits-fils de ce prince avaient soumis à leurs armes.

Tels sont les peuples sur lesquels Pepin va lancer tour à tour ses guerriers.

C'est d'abord sur les Frisons qu'il veut essayer ses forces. Ils ont pour chef le vaillant Radbod, dont le nom a survécu dans les légendes populaires et qui semble le type sauvage de ces aventuriers du nord dont les exploits rempliront plus tard les récits des expéditions normandes. L'année même qui suit celle de la victoire de Testry, Pepin se dirige vers le nord, fond sur l'armée de Radbod, la détruit en partie et force les vaincus à lui donner des ôtages et à lui payer un tribut (28). Quelques années plus tard, en 695, il marche de nouveau contre eux; il les écrase derechef et s'empare de la florissante ville Wyk by Durstede (29), qui, située sur la branche du Rhin qu'on appelle le Leck, était déjà connu du temps des Romains comme station commerciale entre la Germanie et la grande Bretagne (30). Le butin qu'il en rapporte est considérable. Mais il en rapporte aussi l'idée de faire civiliser par la puissance de l'Evangile, ces peuples sauvage et païens encore. Car ce fut dans cette double expédition qu'il conçut le projet de favoriser cette suite de mission, qu'entreprirent successivement Wulfram et Willebrord, ces fervents apôtres du christianisme, qui devaient plus tard provoquer le zèle de saint Boniface et de ses compagnons.

L'effet civilisateur qui en résulta fut tel qu'en 710 Grimoald, deuxième fils de Pepin, put s'unir en mariage a Feudrinde, fille de ce même Radbod que les Francs avaient combattu avec tant d'acharnement (31).

Le silence des documents contemporains au sujet des expéditions que la politique de Pepin devait lui conseiller contre les Bretons et contre les peuples de l'Aquitaine, ne nous permet pas de le suivie dans l'Armorique ni dans les pays d'outre-Loire. Il en est de même des guerres qu'il a dû diriger contre les Saxons et les Bavarois, bien que des annalistes postérieurs affirment qu'il soumit non-seulement ces nations, mais encore les Wascons et les Aquitains. Quant aux Alamans, qu'ils maintinrent leur indépendance jusqu'en 709, mais que dans le courant de cette année et l'année suivante, Pepin marcha contre eux en personne. Qu'en 711 et 712, il se fait remplacer à la tête de l'armée par deux de ses lieutenants, et que ces quatre expéditions eurent pour résultat de réduire l'Alamanie à l'obéissance (32).

L'année suivante, il se reposa de ses longues guerres, et au commencement de 714 il tomba malade dans sa villa de Jupille, située sur la Meuse en face d'Herstal, cette autre résidence des Carlovingiens, que Charlemagne affectionna si particulièrement.

Dans ces entrefaites le roi Théoderic était mort en 691, et son fils ainé, Clovis III, encore enfant, lui avait succédé. Mais ce prince ne remplit que peu de temps le vain rôle de roi. Son frère Childeric III lui avait succédé en 695, et à ce souverain presque encore au berceau, Pepin avait donné pour maire palatin de Neustrie Grimoald, le plus jeune de ses deux fils. Enfin Childebert était à son tour descendu dans la tombe et avait fait place à son fils Dagobert III.

Comme Pepin sentait qu'il n'avait plus longtemps à vivre, il manda en toute hâte son fils Grimoald. On était au mois d'avril. Le maire de Neustrie accourut aussitôt. En traversant le bourg de Liège, il voulut s'arrêter quelques moments dans l'oratoire consacré à la mémoire de saint Lambert, sans doute pour invoquer en faveur de son père l'intercession du pieux martyr. Comme il était agenouillé près du tombeau du saint évêque, un Frison nommé Rantgar lui porta un coup d'épée qui l'étendit mort sur le pavé du temple. Dès ce moment Pépin, dont le fils aîné Drojon était mort en 708, n'avait plus d'autre héritier que Theudoald, que Grimoald avait eu d'une concubine avant son mariage avec Reutrinde. Malgré le jeune âge de cet enfant, il lui conféra la mairie palatine de Neustrie, comme si le principe de l'hérédité fût déjà définitivement acquis à cette dignité naguère encore élective.

Ce fut le dernier acte de la vie de ce grand homme, qui expira le 16 décembre 714, et laissa, non-seulement dans l'histoire de Liège, mais encore dans l'histoire de la race franque, un des noms les plus justement illustres du moyen âge.

L'histoire ne fait pas mention du lieu de sa sépulture.

Depuis l'an 691, Pepin avait perdu sa mère, la pieuse Begge. Si la destinée n'avait pas voulu qu'Iduberge vécût assez pour assister à la fin de son fils Grimoald, Begge eût du moins le bonheur de voir la grandeur du sien. La rareté des monuments historiques contemporains ne nous permet pas de suivre dans les détails successifs de sa biographie cette femme au caractère viril, qui donna le jour au héros dont nous venons d'apprécier rapidement les hautes vues politiques et l'esprit si profondément organisateur. Les hagiographes de cette époque, les seuls documents que nous puissions interroger, ne s'occupent guère des femmes dans leurs relations avec la société que pour nous les montrer un moment en contact avec elle; puis ils les couvrent du voile sacré des cloîtres, et désormais ce ne sont plus que larmes, prières, oeuvres pieuses et miracles. C'est ainsi quo finit Begge. Peu de temps après le meurtre d'Anségise, elle conçut le projet de se retirer du monde. Entre l'année 673 et 677, nous la voyons faire le pèlerinage de Rome et y recueillir une quantité de ces reliques des saints et des martyrs, auxquelles s'adressait alors avec tant de ferveur la vénération des croyants. Puis elle revient, et désigne, au bord de cette Meuse toujours si chère aux Carlovingiens, un de ses domaines de famille pour y bâtir un monastère, où elle devait terminer ses jours. Trente-trois ans après la mort de sa soeur Gertrude, c'est-à-dire en 692, elle arrive à Nivelles et vient y prendre la règle que les Irlandais y ont introduite. Cette règle, elle la prescrit à la communauté de femmes qu'elle a réunie sur les bords de la Meuse. Et de même qu'elle a groupé autour d'elle ce chaste troupeau de recluses, elle groupe autour de sa demeure princière sept églises et elle fonde la ville d'Andenne. En 695, elle meurt saintement dans cette calme retraite dont le voisinage s'est transformé peu-à-peu en cette charmante petite ville, où la chevalerie du moyen-âge se plaisait â se livrer aux nobles jeux des tournois, comme pour honorer auprès de sa tombe elle même la mémoire de la trisaïeule de Charlemagne.

Après avoir vu Pepin d'Herstal si grand dans la longue carrière qu'il parcourut, il nous reste à le montrer dans sa vie domestique. Mais si les grandes montagnes ont leur côté lumineux, elles ont aussi leur côté obscur, car le même soleil n'en saurait éclairer tous les aspects. Quel grand homme a été complet sous toutes ses faces, et la vie pour eux comme pour les êtres plus vulgaires, n'a-t-elle pas aussi ses défaillances? D'ailleurs, Pepin était de son temps. La société où il vivait était loin d'avoir entièrement dépouillé cette rudesse morale que le christianisme devait polir à la longue, en consacrant ce principe social de la monogamie, qui seul est la base de la famille. Ni les chefs francs, ni les rois mérovingiens, comme une foule innombrable de documents nous l'attestent, ne respectèrent ce principe, même après qu'ils eurent adopté les dogmes de l'Évangile. Plus tard encore, les Carlovingiens eux-mêmes, jusqu'à Pepin le Bref, jusqu'à Charlemagne, portèrent plus d'une fois atteinte à cette loi sacrée de l'unité du mariage.

Parmi les villas que le maire palatin affectionnait le plus se trouvaient celles de Jupille et d'Herstal, qui, placées toutes les deux sur les bords de la Meuse, attenant pour ainsi dire au bourg naissant qui devait être un jour la cité de Liège, et situées au milieu d'un territoire entrecoupé de fraiches vallées et de forêts giboyeuses (33), offraient à la fois à l'homme préoccupé de tant de graves affaires les délassements de la solitude et à l'ami de la chasse un lieu propice à ce viril exercice si cher aux Francs. Quand la guerre ne le retenait pas en campagne ou que les soins de son gouvernement ne le retenaient pas à Cologne, lieu ordinaire le sa résidence, Pepin aimait à passer dans l'une ou l'autre le ces métairies une partie de l'année. Un attrait d'une autre nature l'y amenait aussi. Un de ses principaux leudes, Dodon, distingué par la noblesse de sa race, par l'étendue de ses domaines et par le nombre de ses serviteurs, avait une soeur nommée Alpaïde, remarquable par sa beauté. Soit que le frère et la soeur habitassent près de Jupille (34), (car la tradition populaire attribue à Dodon le titre de comte d'Avroy, nom resté au vallon méridional de la ville actuelle de Liège), le voisinage aidant, Pepin et Alpaïde s'étaient vus fréquemment (35). Épris l'un de l'autre, le maire d'Ostrasie oublia son épouse légitime, Plectrude, dont il avait deux fils, Drogon et Grimoald, et la relégua à Cologne. Il vint habiter Jupille avec Aipaïde; et de cette liaison naquit dans les dernières années du septième siècle un fils que Pepin nomma Karl (36).

Quoique cette union fût consacrée pour ainsi dire par les moeurs de l'époque, il n'en résulta pas moins un certain scandale qui ne tarda pas à émouvoir les ministres de l'Église. Or, non loin de Jupille, à l'endroit où s'élève aujourd'hui l'opulente cité de Liège, se trouvait un humble oratoire, bâti vers 560, par Monulphe, évèque de Maestricht, dans un lieu solitaire et consacré aux saints Come et Damien (37), Lambert, évêque de Tongres, élevé en 656 au siège de Maestricht, d'où Ebroïn l'expulsa plus tard, mais où il fut replacé par Pepin en 688, s'était fait construire à côté de la chapelle de Monulphe une cellule de bois, qui lui servait de lieu de retraite et de recueillement dans les intervalles de ses travaux apostoliques. Le voisinage de Jupille devait souvent fournir à Lambert l'occasion de voir Pepin d'Herstal, et de lui rappeler les commandements de l'Église (38), quand les autres prélats, dit l'hagiographe, gardaient un condamnable silence. Dans la crainte que ces remontrances n'amenassent une rupture entre elle et le maire palatin, Alpaïde ne manqua pas de signaler à son frère Dodon les remontrances du courageux évêque. Le leude irrité fit aussitôt dévaster les terres épiscopales de Tongres par une troupe de gens de guerre que conduisaient deux de ses

22 PEPIN D'HERSTAL

neveux, Riald et Gall (39), qui furent tués par les gens de l'évêque dans une lutte. Mais le courageux prélat ne se laissait point intimider par ces agressions. Un jour, le 14 octobre 696, Lambert fut mandé à Jupille par le duc d'Ostrasie pour y assister à une délibération importante touchant les affaires publiques dans une assemblée de leudes. Le conseil terminé, Pepin, selon l'usage, invite ses hôtes à partager son repas. Le prélat prend place à table. Mais au moment où les convives s'avancent vers lui, leurs coupes à la main le priant de les bénir, il s'aperçoit qu'Alpaïde, présente au festin, avance aussi la sienne. Sans calculer le danger auquel il s'expose, il refuse de prononcer les paroles sacramentelles sur la coupe de la concubine, se lève et reprend le chemin de sa solitude. Pas un des leudes présents qui ne craignît de voir Pepin se livrer à quelque acte de violence. Mais celui-ci a la force de réprimer sa colère; il fait rappeler Lambert, qui revient tranquillement sur ses pas, sans toutefois consentir, malgré les sollicitations et les promesses du maire palatin, à aucun acte qui eût pu être interprété, dit l'hagiographe, comme la consécration d'une union illicite (40).

La résistance de l'évêque devait lui être fatale.

Il avait quitté Jupille après les menaces les plus violentes de Pepin, et ces menaces ne tardèrent pas à se réaliser car la nuit suivante, il fut horriblement massacré avec plusieurs de ses compagnons, pendant qu'il priait devant l'autel même de l'oratoire de Monulphe. Ses deux neveux, qui avaient échappé comme par miracle à ce carnage, profitèrent des dernières heures de la nuit pour enlever le corps du martyr; ils l'enveloppèrent d'un manteau, le placèrent dans une barque et le transportèrent à Maestricht (41).

Bien que ce crime eût été exécuté par Dodon, frère d'Alpaïde, il n'y a pas de doute qu'il n'ait eu lieu, sinon à l'instigation de Pepin, du moins avec son assentiment tacite. Les meurtriers ne furent pas poursuivis, et de crainte de lui déplaire, le clergé de Maestricht n'osa même pas accorder une sépulture honorable au corps de Lambert: il fut réduit à le mettre en terre d'une manière presque subreptice dans un hameau voisin de la ville (42). Nous nous demanderons si ce ne fut pas pour expier la part qu'il avait prise à ce crime, que Pepin fonda, peu de temps après, l'abbaye de Fleury-sur-Midelle (43), qu'il combla de donations le monastère de Saint-Trond en 698 (44), qu'il abandonna la villa d'Amberloux aux moines qui y érigèrent l'établissement religieux d'Andain, plus tard si célèbre sous le nom de Saint-Hubert (45). Tout nous induit à le croire, parce que de semblables actes sont tout-à-fait d'accord avec l'esprit de cette époque encore presque barbare, où du reste la coutume légale d'apaiser les délits et les crimes au moyen du weregeld faisait croire à la possibilité de composer ainsi avec le ciel en se rachetant à l'aide de donations pieuses, et de calmer le ressentiment public.

Quoi qu'il en soit, un fait à noter, c'est que Plectrude étant intervenue dans les donations que nous venons de mentionner, il y a lieu de croire qu'une réconciliation, ou un rapprochement a dû s'opérer entre les deux époux et que Pépin se sépara d'Alpaïde, au moins pour un temps, après que le meurtre de saint Lambert eut excité une indignation générale en Ostrasie. Du reste, à défaut de remords (46), les admonitions des évêques ne lui manquèrent pas. Aussi les traditions racontent-elles que la belle rivale de Plectrude se rendit d'abord dans le monastère dOrp-le-Grand en Brabant, mais qu'elle n'y entra définitivement qu'après la mort de Pépin, et l'on dit qu'elle y termina ses jours.

Ajoutons encore que les restes de Saint Lambert furent rapportés à Liège. Lambert s'était sacrifié à la défense d'une grande loi chrétienne, à celle de la monogamie, et la mémoire de celui qui s'était offert volontairement en holocauste à ce principe, devait rester en honneur non-seulement auprès des générations du VIIe et du VIlle siècle, et surtout auprès des femmes légitimes dont il avait défendu la cause, cette cause sacrée de la famille, mais encore chez les générations suivantes. Aussi tous les vieux cartulaires nous énumèrent, et il nous serait difficile de les dénombrer, les donations multipliées qui affluent de toutes parts vers le tombeau de Saint Lambert et vers les établissements religieux qui se groupent à l'entour. On comprendra dès lors aisément comment de l'humble oratoire bâti par Monulphe, ait pu sortir cette cité magnifique et glorieuse dont l'histoire pendant tout le moyen-âge a été si dramatique et si grandiose; car rien n'est aussi fécond que le sang répandu pour une cause sainte.

Ce fut Hubert, le successeur de Lambert sur le siège de Maestricht, qui ramena vers l'an 708 (47) les restes du martyr à Liège. Une basilique fut consacrée par lui sur le lieu même où saint Lambert avait trouvé la mort. Elle fut élevée par les dons de l'illustre famille liégeoise.

En se séparant momentanément d'Alpaïde, Pepin n'en conserva pas moins une profonde affection pour l'enfant qu'elle lui avait donné. Si bien que Charles étant devenu vaillant et beau guerrier dont nous parle un des continuateurs de Frédégaire (48), on pouvait craindre que le père lie, le favorisât au détriment de ses autres descendants. Ces craintes devaient devenir plus vives encore après la mort le Grimoald.

L'alarme qui avait fait appeler à Jupille le maire de Neustrie, n'avait pas été justifiée. La santé de Pépin s'était améliorée; mais, ajoute l'hagiographe, on eût dit que le ciel eût simplement voulu lui donner assez de forces pour mieux sentir la perte du second de ses fils et comprendre qu'il y avait peut-être quelque chose de providentiel dans le meurtre de Grimoald frappé à côté du sépulcre même de saint Lambert, comme une victime expiatoire.

Cependant vers l'automne il eut une rechute, et tout faisait redouter cette fois une issue fatale. Immédiatement après la mort de Grimoald, Pepin avait conféré la mairie de Neustrie à son petit-fils Theudoald, alors âgé de sept ans, bien que cet enfant fut issu d'un commerce illégitime, et peut-être même à cause de cela, afin d'avoir aux yeux de tous un semblant de prétexte pour s'occuper aussi de l'établissement de Charles. Grande était l'affection que Plectrude portait au jeune Theudoald et plus grande encore était l'aversion qu'elle nourrissait pour le fils d'Alpaïde. Aussi veillait-elle avec un soin extrême à ce que les intérêt du jeune maire de Neustrie ne fussent pas sacrifiés à ceux du fils de sa rivale. Elle en avait d'autant plus de motifs que Charles était depuis longtemps en âge de manier l'épée et que tout rappelait en lui l'énergie paternelle.

Puis encore on savait que Saint Willibrord, alors qu'il se trouvait à Jupille pour assister aux derniers moments de Pepin d'Herstal, avait lui-même conféré, quelques mois auparavant, le baptême à Pepin, depuis Pépin le Bref, enfant que Charles Martel avait eu d'une femme nommée Rotrude; l'hagiographe ajoutait même que l'apôtre des Frisons, après avoir versé au nouveau-né l'eau régénératrice, s'était écrié comme par une inspiration prophétique:

« Sachez que cet enfant deviendra un jour grand et illustre et qu'il sera élevé plus haut qu'aucun autre des ducs des Francs qui l'ont précédé (49). » Tout était donc à craindre. Aussi plusieurs évêques et autres prélats songèrent-ils â s'interposer entre Plectrude et son époux, dont elle restait obstinément éloignée dans un moment où Pepin tombait déjà en danger de mort; circonstance qui ne peut s'expliquer que par la présence d'Alpaïde à Jupille et par la crainte où était peut-être Plectrude que Charles ne lui tendit, ainsi qu'à Theudoald, quelque piège dans cet endroit isolé, n'offrant point la sécurité que présentait la résidence de Cologne. Quoi qu'il en soit, les prélats se réunirent dans cette ville pour se concerter avec l'épouse légitime du maire d'Ostrasje, Bientôt Suribert de Werden et Agilolf, archevêque de Cologne, accompagnés d'une suite de pieux personnages, arrivèrent à Jupille, où l'état de Pepin s aggravait de plus en plus. Mais leurs discours, leurs remontrances et leurs conseils échouèrent contre l'influence d'Alpaïde, dont l'empire sur l'esprit du père de Charles n'était point amoindri. De sorte qu'ils s'en retournèrent sans avoir rien obtenu, et que Pepin, selon le biographe que nous suivons ici, institua Charles son héritier (50.

Nous n'ignorons pas que cet écrivain n'a guère épargné les fables dans la notice consacrée par lui à la vie de Swibert, compagnon des travaux apostoliques de Willibrord.

Cependant sans admettre avec lui que Pepin, avant de mourir, ait formellement conféré son héritage complet à Charles, il est certain qu'il l'investit du gouvernement de l'Ostrasie.

Le dernier acte politique de Pepin, la désignation du jeune Theudoald comme successeur de son père dans la mairie palatine de Neustrie avait démontré à tous les yeux à quel point cette institution était changée depuis l'époque de Dagobert I. La dignité de maire est devenue héréditaire dans la famille la plus considérable du royaume. Ni les leudes ni le roi ne la confèrent plus, l'un par droit de nomination, les autres par voie d'élection. De même que le fils hérite du père ses domaines, il en hérite sa truste, et les leudes n'ont plus qu'à reconnaître leur chef. Mais bien que ce principe d'hérédité, si avantageux à l'intérêt commun et en apparence si solidement établi par une administration de plus de trente-quatre années, parût devoir préserver le royaume de toute nouvelle complication après la mort de Pépin, il s'en fallut que tout restât dans l'ordre et dans le repos. Le maire d'Ostrasie eut le malheur de mourir avant que son petit-fils Theudoald eût pu acquérir l'ascendant et l'autorité nécessaires, ou du moins, avant qu'il eût été pris aucune mesure pour parer aux éventualités fâcheuses qui pouvaient se présenter durant la minorité de cet enfant, si jeune encore. Un autre malheur, c'est qu'il laissait derrière lui une famille profondément divisée.

Sans doute, Plectrude pouvait compter pour le moment sur l'affection et le respect des leudes; mais elle n'était pa sûre de le pouvoir longtemps. Elle n'avait autour d'elle qu'un groupe d'enfants en bas âge: outre Theudoald, c'étaient Pepin, Godfried, Arnulf, et Hugo, fils de Drogon (51).

Pas un seul qui fût capable de se placer à la tête des leudes, si quelque nécessité l'exigeait. La veuve de Pepin n'avait pour garantie de sa sûreté que les habitudes de soumission et la fidélité des Ostrasiens, faible appui, qu'un rien pouvait ébranler; il suffisait d'un signal donné par le fils d'Alpaïde.

Irritée d'avoir vu conférer à Charles la mairie d'Ostrasje et voulant essayer de retenir ce gouvernement pour l'un ou l'autre des fils de Drogon, Plectrude n'hésite pas à faire saisir clandestinement le jeune guerrier et à l'enfermer sous bonne garde à Cologne. Puis elle envoie en Neustrie son petit-fils Timeudoald avec le jeune roi Dagobert III, sous l'escorte d'une troupe de leudes ostrasiens, choisis parmi ceux qui avaient montré le plus de dévouement à Grimoald et à Pepin. Dès lors elle gouverne et administre elle-même au nom du roi (52).

Ce ne fut pas sans un dépit dangereux que les Ostrasiens se virent pour la première fois placés sous l'administration palatine d'une femme. On se souvint de ce que les vieillards racontaient des temps de Brunehaut. Bientôt les mesures commandées par Plectrude semblèrent rigoureuses. Mais on se contenait encore. Il n'en fut pas de même en Neustrie, où l'on brûlait de venger la honte de la journée de Testry et d'en effacer les traces. Des mécontents en grand nombre coururent aux armes et surprirent le cortège royal dans la foret de Guise, près de Compiègne. Les leudes ostrasiens furent battus, et Theudoald n'échappa qu'à grande peine, tandis que le roi Dagobert tomba entre les mains de l'ennemi. Bientôt la Neustrie tout entière se trouve insurgée. Sans perdre de temps, on élève à la dignité de maire palatin Ragenfried, désigné par sa bravoure et son influence. Rassemblant tout ce qu'ils peuvent de forces, les leudes pénètrent par la forêt charbonnière jusqu'à la Meuse, en dévastant tout sur leur passage.

Un conflit était devenu inévitable. Mais ce n'était pas de ce côté seulement qu'était le péril: un autre orage grondait au nord. Les Frisons, impatients de secouer le joug que Pepin leur avait imposé, courent aux armes à l'appel des Neustriens, et, sous les ordres du redoutable Radbod, entament bientôt les frontières d'Ostrasie (51), tandis que les Saxons commencent à s'agiter à leur tour. Pour surcroît d'infortune, Plectrude voit mourir son petit-fils Theudoald, au nom duquel elle exerçait l'autorité suprême. A la vérité, les Neustriens, de leur côté, voient descendre au tombeau le roi Dagobert III. Mais ne voulant pas garder à leur tête un enfant comme l'était l'héritier de ce roi, ils l'enferment dans le couvent de Chelles, et se hâtent d'élever sur le trône, sous le nom de Chilpéric III, un prétendu fils de Chilpéric II, qu'ils tirent d'un monastère où il vivait sous le nom de Daniel et à qui l'on avait eu soin de laisser croître une chevelure mérovingienne (54)

En 715 deux armées, l'une neustrienne conduite par Ragenfried, l'autre frisonne par Radbod, convergent vers Cologne. Comment résister à cette double attaque, dans la situation critique où l'on se trouve, sans chef reconnu à tous, sans épée autour de laquelle les Ostrasiens puissent se rallier? Vainement on frappe à la tombe de Pepin pour l'appeler à la défense de la patrie commune. Le danger est partout, l'espoir de salut nulle part.

Et cependant le salut était là.

Charles s'échappe de sa prison. Comme son père, avant la journée de Testry, il voit un bon nombre de leudes se serrer à ses côtés, et l'enfant de Jupille va commencer avec eux sa brillante carrière, en sauvant sa patrie.

Au printemps de l'an 716, il se met à leur tête, car ils l'ont désigné tous pour leur duc et leur chef et reconnu comme maire palatin d'Ostrasie. Mais il lui faut à la fois faire face à deux ennemis dont chacun lui est supérieur en forces. Le plus pressé cependant est d'empêcher la jonction de l'armée neustrienne avec celle des Frisons. Il marche d'abord contre ces derniers, qui le serrent de plus près et sont les plus nombreux; car dès le mois de mars on voit une flotte immense, commandée par Radbod, remonter le cours du Rhin et s'avancer vers Cologne. Dans ces circonstances, il ne reste plus au fils d'Alpaïde qu'à faire à l'ennemi une guerre d'escarmouches et de surprises. Il la conduit si bien, que Radbod fatigué se résout à accepter de Plectrude une somme d'or et à se retirer, se flattant d'emporter avec cet or un gage de l'indépendance de la Frise. Alors Charles s'attache à l'armée neustrienne, qui à son tour se décide à la retraite, après s'être avancée jusque dans le voisinage de la ville d'Agrippine. Si faible que soit la troupe qu'il commande il suit les traces de l'ennemi sans le quitter des yeux. Sur la rive droite de l'Amblève, entre l'antique château de ce nom et l'abbaye de Stavelot, non loin d'un village dont le nom, Francorchamp, semble formé de la contraction des mots, francorum campus, il atteint les Neustriens au moment où ils prenaient quelque repos, les écrase en partie et disperse le reste (55).

Charles eut détruit complètement l'armée de Ragenfried, mais il n'avait avec lui qu'une poignée de combattants; toutefois, cet éclatant succès électrise toute l'Ostrasie, et I'on voit de toutes parts les hommes de guerre accourir autour du jeune héros, dont l'allure rappelle si bien l'illustre figure de Pepin d'Herstal.

Aussi l'année suivante, il se sent assez fort pour envahir à son tour la Neustrie. Il y pénètre par la foret des Ardennes et se trouve bientôt en présence d'une armée ennemie, dans le Cambrésis, non loin d'un endroit appelé Vincy, dont il ne reste plus aujourd'hui qu'une simple métairie. Cependant, au moment d'en venir aux mains, il veut, comme avait fait son père avant la bataille de Testry, négocier avec le roi; il réclame la mairie neustrienne telle qu'elle avait été attribuée à Pepin. Cette condition ayant été rejetée, une bataille sanglante s'engage le lendemain, 21 mars 617. Chilpéric et Ragenfried, cruellement battus, s'échappent du champ de bataille. Charles les suit l'épée dans les reins, les pousse jusqu'au delà de la Seine, et la Neustrie lui est soumise jusqu'aux portes de Paris. Il regagne ensuite l'Ostrasie toute pleine du bruit de sa victoire et entre triomphant à Cologne dont Pectrude lui a ouvert les portes, décidée enfin à lui remettre le pouvoir et le trésor de Pepin (56).

Dès lors la veuve du maire palatin disparaît complètement de la scène de l'histoire.

Deux années ont suffi à Charles pour établir sa puissance, et se montrer guerrier aussi hardi et aussi heureux que son père l'avait été. De son origine, nul ne s'inquiète; car n'a-t-il pas légitimé sa naissance par la victoire? Mais il lui reste à étendre sa renommée, étant de ceux qui jugent que rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire. Fidèle aux traditions inaugurées par Pepin après sa victoire décisive sur les Neustriens, il veut à son tour donner un aliment à l'activité de ses leudes, pour les maintenir dans leur dévouement à sa personne. Aussi commence-t-il cette longue série de guerres étrangères qui remplissent l'histoire du nord de l'Europe, pendant les vingt-cinq années que dure son administration, nous pourrions dire son règne.

Cependant, avant de se lancer dans les lointaines et héroïques expéditions qui doivent frayer à Charlemagne le chemin de tant de victoires, il veut au moins donner à sa position l'apparence de la légalité. S'il a renversé à Vincy Chilpéric II, il ne veut point paraître rompre avec la race mérovingienne, sachant bien que les derniers jours de cet dynastie sont comptés, et que les traditions de Mérowig et de Clovis s'effacent et s'éloignent de plus en plus. Il représente comme un imposteur Chilpéric qu'on donnait pour un fils réel de ce Chilpéric II, assassiné naguère dans la foret de Sivry. Puis il tire de quelque monastère inconnu, un descendant aussi peu authentique de Dagobert II, et le fait élever sur le bouclier en 718, sous le nom de Clotaire IV (57).

Pendant que cette ombre royale se promène dans Ies palais d'Ostrasie, d'où la mort doit la faire disparaître deux années plus tard, Charles commence enfin ses grande expéditions. En 718 il rejette au-delà du Weser, les Saxon qui se sont avancés à travers la Westphalie jusqu'aux frontières de l'Ostrasie. L'année suivante, il se dirige vers le sud, et détruit dans les plaines de Soissons les Neustriens et les Aquitains, dont Ragenfried a rattaché le duc Eudès à sa cause. Cette victoire obtenue, il se rend maître de Paris, s'avance en vainqueur vers la Loire et se fait livrer lai Eudès Chilpéric et son trésor. Il assigne au maire neustrien la ville d'Angers pour lieu d'exil, impose la paix au duc d'Aquitaine et relègue le roi à Noyon, où il meurt I'an 720. Clotaire IV étant mort la même année, il tire du monastère de Chelles le fils de Dagobert III, Theuderic, que les Neustriens y avaient enfermé en 715, et il le proclame roi, sous le nom de Theuderic IV (58).

La tranquillité assurée du côté de la Neustrie, Charles se retourne vers le nord. Radbod est mort au moment où iI allait marcher sur l'Ostrasie avec une armée plus formidable que jamais. Cependant Charles est obligé d'abord de refouler les Saxons, qui en 720 insultent de nouveau ses frontières (59). Les deux campagnes suivantes sont employées entre les Frisons, mais avec peu de succès (60), de façon que Ragenfried recommence à s'agiter. Alors les forces ostrasiennes se dirigent derechef vers la Loire. Charles met le siége devant Angers et force l'ancien maire de Neustrie a mettre bas les armes et à lui donner son fils en ôtage (61).

Dès lors il peut s'occuper exclusivement des peuples germaniques, que Pepin d'Herstal avait essayé vainement de réduire et qui avaient résisté à ses armes dans les quatre expéditions entreprises contre eux en 700, en 710, en 711 et en 712. Treize années s'étaient écoulées depuis. En 725 Charles traverse l'Alamanie, franchit le Danube et pénètre dans la Bavière, d'où il revient chargé de butin. Parmi les prisonniers qu'il ramène se trouvent la princesse Bilitrude et sa nièce Sonichilde, dont il fait son épouse et qui sera mère de son fils Grippo (62). Une deuxième campagne faite en 728, achève la conquête de la Bavière (63).

L'an 720 arrive, et le héros se prépare à conduire un troisième fois son armée contre les Saxons. Mais tout coup sa présence est réclamée dans le duché des Alamans. Il marche en 730 contre leur duc Landfrid, et frappe ces peuples d'une si grande terreur, qu'ils ne songent plus à défendre leur indépendance et qu'ils se soumettent sans condition (64).

Cependant, à peine a-t-il achevé cette guerre qu'une autre l'appelle en Aquitaine. En 731, il franchit deux fois la Loire pour châtier le duc des Aquitains qui a rompu les traités, et s'est allié avec las Sarrasins. Mais deux fois il revient sans avoir obtenu de résultat: car voici s'ouvrir une lutte d'un caractère tout-à-fait nouveau. Jusqu'alors Charles n'a combattu que des peuples qui défendaient leurs intérêts ou leur liberté. Le voici amené a se mesurer ave une race formidable, fanatisée jusqu'au délire, à laquelle Mahomet a promis la conquête du monde entier.

Personne n'ignore comment, en 711, les Mores d'Afrique, à l'instigation du comte Julien, gouverneur de l'Andalousie pour le roi des Visigots, traversèrent le détroit et se répandirent en Espagne. Moins de huit ans leur suffirent pour s'emparer de la péninsule Ibérique tout entière. Enivrés par leurs succès, bientôt on les vit faire de fréquentes intrusions dans le midi de la Gaule. En 725, une de leurs bandes remonte le cours du Rhône, pénètre dans la Bourgogne où elle exerce de nombreuses déprédations; elle prend et pille la ville d'Autun, s'avance même jusqu'à Sens, et ne se retire que chargée d'un butin considérable. Pendant quelque temps, les divisions intestines paralysent leurs forces. Mais en 731, un chef redoutable, Abderrahman, réunit les factions sous son autorité commune et les jette de nouveau sur la Gaule. Jamais peut-être invasion plus terrible n'a menacé et épouvanté l'Europe du midi à l'occident. Une civilisation tout entière est près de périr. Quelle main assez puissante mettra une digue à ce torrent qui menace de tout emporter, le passé et l'avenir, toutes les traditions, toutes les espérances? Cette main, c'est celle de l'héroïque bâtard de Jupille.

Occupé de toutes parts à combattre la barbarie, tantôt du côté du nord, tantôt du côté de l'est; obligé de frapper tour-à-tour les Frisons au delà du Wahal et du Rhin, les Saxons sur le Weser, les Alamans sur le Mein, les Bavarois dans la Norique; forcé de surveiller et de tenir en respect la Neustrie, où éclatent soulèvements sur soulèvements, et la Bourgogne impatiente du frein qui lui est imposé - le voilà qui entre en lutte avec l'Asie et l'Afrique, avec les Sarrasins et l'Islamisme.

En 732, Abderrahman descend des Pyrénées avec une armée innombrable. Après avoir lancé une partie de ses forces dans la vallée du Rhône, il s'empare du cours de la Garonne, prend Bordeaux, Périgueux et Sainte, dévaste la ville de Poitiers et s'apprête à fondre sur la vénérable cité de Tours, que le tombeau de Saint Martin ne saura protéger. Dans ce danger imminent, Eudès d'Aquitaine invoque le secours des Francs. Charles accourt avec ses redoutables légions ostrasiennes et germaniques. Il franchit la Loire, l'Indre et la Vienne, pour déboucher dans les vastes plaines qui s'étendent au nord de Poitiers. On était au mois d'octobre; pendant six jours les deux armées restent en présence, s'observant mutuellement comme hésitant à entreprendre cette lutte formidable, enjeu de leur existence, de part et d'autre, et de l'avenir de l'Europe du côté des Francs. Enfin, le septième jour, un dimanche, les deux chefs se disposent au combat. Charles armé de son courage et de sa foi, Abderrabman armé de son audace et de son fanatisme. Les Arabes s'ébranlent les premiers et roulent pareils à des torrents vivants, contre les lignes des Francs, tout bardés de fer et immobiles comme des murailles, contre lesquelles ils viennent se rompre. Bientôt les combattants luttent pêle-mêle, et la bataille n'est plus que carnage. Toute une journée les épées et les francisques ostrasiennes se fatiguent à frapper l'ennemi. La plaine ensanglantée se couvre de morts et de mourants. Charles se multiplie, brandissant sa hache d'armes et brisant les masses ennemies. Dans l'horrible mêlée, Abderrahman a disparu frappé de mort, et le carnage continue jusqu'au soir avec un acharnement que rien ne peut ralentir. La nuit venue, les Francs accusent les ténèbres; ils lèvent en manière de menace, leurs armes vers le ciel qui interrompt leur travail héroïque et dérobe à leurs coups les débris de l'armée arabe. Au retour de l'aube, ils se disposent à. recommencer le combat. Mais les ennemis ont disparu, laissant trois cent soixante­quinze mille cadavres sur le champ de bataille. Charles ne juge pas à propos de les poursuivre et les laisse tranquillement regagner les Pyrénées, où Charlemagne les retrouvera quelques années plus tard. Puis, ayant, selon les anciennes coutumes, partagé le butin entre ses compagnons, il reprend le chemin de l'Ostrasie, et rentre dans sa patrie aux acclamations de l'Europe qu'il venait de délivrer du plus grand danger dont elle ait jamais été menacée.

Cette mémorable journée de Poitiers, où le fils de Pepin d'Herstal avait écrasé la puissance musulmane, qui avait tenté de s'implanter en Gaule comme en Espagne, lui mérita le surnom de Chartel-Martel, que les peuples reconnaissants lui décernèrent et que l'histoire lui a conservé (65). Elle eût pour résultat, non-seulement d'amener la soumission de L'Aquitaine, mais encore d'attacher au nom du fils de Pepin une auréole de gloire qui effaçait le souvenir des hauts faits d'armes des premiers rois Mérovingiens. Un reflet de cette gloire rejaillissait sur chacun de ses leudes qui, rentrés dans leurs manoirs, purent raconter avec orgueil l'expédition épique à laquelle ils avaient pris part et montrer à la curiosité de la famille les armes étranges et les dépouilles que, sous la conduite de leur invincible chef, ils avaient enlevées à l'ennemi. Cette communauté de périls et de succès, où les Francs d'Ostrasie et de Neustrie s'étaient reconnus pour d'anciens frères, les réunit comme les rameaux divers d'une même souche et rattacha étroitement ces derniers à la fortune de Charles-Martel. Aussi ne veut-il pas donner de repos à son armée. Avant de la ramener dans ses foyers, il l'entraîne en Bourgogne et soumet ce royaume. De sorte qu'en 733 tout l'empire franc se trouva recomposé tel qu'il avait été sous Dagobert 1 et plus solidement constitué que jamais.

Cependant, il ne lui suffit pas d'avoir reconquis les anciennes frontières, il faut les assurer contre les populations qui ne cessent de les inquiéter. De ce nombre sont les Frisons, ces perpétuels ennemis de la race franque, ces idolâtres rebelles à toute civilisation. De la Bourgogne, Charles marche contre eux et les accable.

L'année suivante, il reprend le chemin de la Frise et achève de réduire ce peuple indomptable jusqu'alors, dont il opère à la fois la conquête politique et la conquête chrétienne (66). Puis, en 735 après la mort du duc Eudès, il rentre dans l'Aquitaine pour en assurer la soumission toujours douteuse, surtout depuis que les incursions des Sarrasin ne sont plus tant à craindre pour sa population.

Il franchit donc la Loire avec son frère Childebrand, pénètre jusqu'à la Garonne, enlève Bordeaux et toutes les villes situées en deça, du fleuve, s'empare de Hatto, l'un des fils du duc, et force l'autreHunold, à prêter le serment de fidélité (67).

Dans ces entrefaites les Burgondes s'agitent et cherchent à secouer la domination franque, en appelant à leur secours les hordes sarrasines d'Espagne. L'Aquitaine pacifiée Charles passe en Bourgogne et dompte les rebelles. Puis il assiège et prend la forteresse d'Avignon que les Arabes occupent. Il les déloge ensuite de l'amphithéâtre de Nîmes, où l'on voit encore aujourd'hui les traces des efforts qu'il a dû faire pour en expulser 25,000 Sarrasins qui s'y étaient retranchés. De là, il se dirige vers Narbonne où ces hordes de pillards se sont réfugiées et qu'il cerne avec son armée. En vain des nuées de Maures accourent au secours des leurs et descendent des Pyrénées pour essayer de dégager la place; il les repousse comme il avait fait à Poitiers et rentre en Ostrasie après avoir reconquis tout le pays, et détruit les murs de toutes les forteresses de l'ancienne Provence (68), où se réfugiaient les Arabes. Bientôt les Burgondes reprennent de nouveau les armes et appellent derechef à leur aide les Sarrasins. Mais Charles leur inflige une nouvelle défaite et s'empare de tout le territoire de la Gaule jusqu'à la mer (69). Dans cet intervalle, en 738, il s'était pour la troisième fuis jeté sur les Saxons et les avait forcés à livrer des ôtages et à lui payer un tribut (70)

Certes, après tous ces travaux, le fils de Pepin d'Herstal avait le droit de se reposer. Sa vie avait été une suite non interrompue de victoires, auxquelles tous les pays de l'Europe occidentale, depuis la mer du Nord jusqu'à la Méditerranée, avaient fourni des champs de bataille. Ces luttes avaient eu pour résultat d'asseoir l'empire franc sur des bases imposantes, de réunir l'Ostrasie et la Neustrie si longtemps rivales et divisées, et toujours prêtes à se détacher l'une de l'autre, puis d'assurer ses frontières, dont l'étendue favorisait les entreprises audacieuses des peuples qui les bordaient.

Il avait donné aux vastes états qu'il administrait et à son propre nom, un prestige et un éclat si grands, que les princes les plus illustres, tels que Luitprand, roi des Lombards, et tant d'autres recherchèrent son amitié et son alliance (71), et que le Pape Grégoire lui demanda, par une ambassade solennelle, sa protection contre la puissance lombarde, en lui envoyant les clefs du tombeau de Saint Pierre, accompagnées des anneaux de la chaîne de cet apôtre - ces reliques se montrent encore au trésor de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle - en se disant prêt à se soustraire à la suprématie de l'empereur de Bysance, - dernier reste de l'empire romain, - pour se placer sous celle du héros ostrasien (72). Charles-Martel avait rendu déjà la nation franque si redoutable que dès lors elle prit une prépondérance décisive dans les conseils de l'Europe. Son fils Pepin devait augmenter encore et affermir cette puissance pour en transmettre l'héritage à son fils Charles, le créateur d'un empire comme on n'en avait point vu depuis les siècles où l'empire romain était à l'apogée de sa grandeur.

L'illustre vainqueur des Sarrasins rentra donc en Ostrasie pour y jouir, au milieu des siens, du repos que sa santé exigeait et que tant de triomphes lui avaient si bien mérité, et il s'y préoccupa immédiatement du soin d'assurer à ses descendants l'héritage des états qu'il devait à sa valeur.

Notons d'abord que Charles-Martel eut d'une femme nommée Rotrude, à une époque relativement obscure pour lui, plusieurs enfants. L'histoire nous a transmis les noms de cinq de ses fils, savoir: Carloman, Pepin, Remy, Jérôme et Bernard, et deux filles. Il fut marié une seconde fois à Sonnichilde, dont il n'eut qu'un fils nommé Grippo, qui eut maille à partir avec ses frères et que nous allons retrouver.

Il semble étrange qu'il ne se rencontre dans les annales aucune trace des faits et gestes des deux ainés, avant le moment où ils vont être appelés par leur père à le remplacer dans l'administration de ses états. L'avaient-ils accompagné dans ses guerres nombreuses et lointaines, ou, trop jeunes encore pour guerroyer, étaient-ils restés pour gouverner le pays en son absence? Cette dernière supposition semble la plus vraisemblable, sinon il eût été fait mention d'eux, on n'eût pas manqué de signaler quelques-uns de leurs faits d'armes. Certains auteurs assurent que Carloman prit une grande part aux préparatifs des expéditions de son père, surtout lors de ses dernières campagnes en Aquitaine et en Saxe en 738. La suite nous le montre cruel, vulgaire et d'un caractère indécis. Son frère Pepin, au contraire, sera aussi énergique, aussi déterminé que le premier était versatile; d'un esprit distingué, qui semble l'avoir désigné à Charles-Martel comme l'homme qui pouvait le mieux convenir au gouvernement des Neustriens et des Gaulois méridionaux. Les annalistes ont constaté, nous en avons déjà pris note, que Pepin naquit à Jupille en 714, peu de temps avant la mort de son aïeul Pépin d'Herstal, et y fut baptisé par Saint Willibrord, lorsqu'il vint au palais porter les secours de la religion, sur son lit de mort, à l'illustre maire du palais d'Ostrasie, c'est-à-dire au mois de décembre, époque où il mourut; et que l'évêque des Frisons prédit au nouveau-né les plus brillantes destinées. Nous insistons particulièrement sur la mention précise de cette date de la naissance du père de Charlemagne, parce qu'elle nous viendra en aide, dans nos investigations historiques, pour déterminer l'année de la naissance de son fils. Cette dernière date nous semble un point capital à établir d'abord, si l'on veut, par des recherches sérieuses, constater d'une manière péremptoire l'origine du mystère qui plane sur ce fait historique.

Après cette citation, dans les annales anciennes, de la date de la naissance de Pepin, elles ne font qu'accidentellement mention de lui; il est, comme nous avons dit, vraisemblable que Charles-Martel, tout occupé de ses expéditions lointaines et incessantes, a confié à ses fils la surveillance, si non la direction des affaires publiques en son absence; car sur qui pouvait-il compter plus que sur le concours de ces deux frères, ses héritiers directs, entre lesquels il a dû méditer le partage de l'administration de ses états. En effet, à peine de retour en Ostrasie, il assigne à Carloman, le premier-né, l'héritage paternel de l'Ostrasie, de la Souabe et de la Thuringe, et à Pepin celui de la Neustrie, de la Bourgogne et de l'Aquitaine; et il envoie ce dernier sous la garde d'une armée commandée par son oncle Childebrandt, pour prendre possession de ses états. Dès lors ce jeune prince fixa a résidence et le siége de son administration à Paris, où il régna, verrons-nous bientôt, Sous le nom de Pepin le Bref.

Les chroniques et légendes populaires s'accordent à dire qu'il y prit successivement plusieurs femmes, de l'une desquelles il eut deux fils, dont nous parierons dans la suite; mais faisons d'abord une pause dans l'intervalle des dernières années qui ont précédé le retour de Charles-Martel en Ostrasie, ainsi que sa résolution subite de remettre à ses fils le gouvernement de tous ses états. Ce sont les hommes de cette génération des Carlovingiens, en même temps que le concours de circonstances extraordinaires, qui vont faire l'empire d'Occident. Les hommes et les choses nous ont semblé mériter des études sérieuses et une mention précise dans ce récit. La période de 725 à 738 réclame donc notre attention. L'ordre chronologique nous permettra de supputer en leur lieu et place, le rôle et l'importance des personnages qui vont s'élever dans cette phase historique et occuper la scène du monde; de suivre leurs traces et de préciser, aussi exactement que possible, leur position dans la société, avant cette élévation extraordinaire.

On devinera que c'est d'abord et surtout le jeune Pepin que nous avons en vue, et dont nous allons particulièrement nous occuper. On sait qu'il était le fils puîné d'un guerrier déjà fameux, il est vrai, à l'époque dont nous parlons, mais nous ne devons pas oublier que ce guerrier n'était lui-même qu'un fils naturel du maire du palais d'Ostrasie, et, complêtement obscur lorsqu'il épousa Rotrude vingt-cinq ans avant l'époque dont nous parlons. Notons ensuite que Charles-Martel, avant ses derniers succès en Aquitaine et en Saxe, n'avait nullement témoigné son intention de se démettre du gouvernennt de ses états et que cette résolution subite vint tout-à-coup apporter des modifications des plus importantes à la position de ses fils. A part cette détermination du maire palatin, l'état des choses pouvait se prolonger ainsi des années encore, car Charles-Martel alors, n'était guère âgé que de quarante-huit à cinquante ans, et Carloman pouvait être appelé seul au gouvernement de ses états par son père, comme maire du palais, mais après de longues années d'attente encore; tandis que le jeune Pepin, inconnu jusque-là dans le monde des armes, ne semblait assuré que d'une chose, c'était d'être pourvu de quelque grand bénéfice réservé à des leudes importants, tels que celui d'une mitre d'abbaye, ou d'une crosse d'évêque; ce sont en effet les charges dont furent dotés plus lard ses autres frères, comme nous le verrons après. Le rôle réservé â Pepin semblait donc ne devoir être que secondaire; lorsque les évènements se précipitèrent, et des circonstances, un fait extraordinaire, vinrent préparer l'accomplissement des hautes destinées prédites à l'enfant au berceau du bâtard de Jupille, en faisant bientôt de lui le plus puissant monarque de l'Europe et qui plus est, le père d'un homme, qui sera un des plus grands que le monde a produits.

Le destin a-t-il jamais plus royalement prodigué ses faveurs!

Notre jeune homme âgé de 21 â 22 ans, plein de vie et de bonheur, peu soucieux de l'avenir et ne comptant d'ailleurs que des succès, s'adonnait à ses plaisirs avec toute l'ardeur de son âge. Les annalistes nous rapportent que, vivant au milieu des forêts dans leurs domaines paternels des bords de la Mense (73), les Carlovingiens, grands chasseurs, y poursuivaient l'aurochs, le cerf et le sanglier. Le jeune Pepin, qui avait hérité des goûts et des passions de ses ancêtres, se livrait avec frénésie à cet exercice favori des gens de sa race. Mais ses courses le ramenaient toujours vers une métairie, un moulin, situé dans un vallon pittoresque qui avoisine la Meuse. Là des massifs d'arbres à haute futaie, des bosquets fleuris et odorants, ombragent des tapis de verdure; des coteaux parsemés de fleurs de champs invitent au repos et à la rêverie; un ruisseau gazouillant sur des galets de marbre de toute couleur, serpente au fond de la vallée. Au commencement de notre siècle le cours d'eau était encore assez important pour y permettre, dans ces temps primitifs dont nous parlons, l'établissement de moulins destinés à faire moudre le blé nécessaire à la communauté. Ce romantique vallon de la Préalle (74),

attirait sans cesse le jeune chasseur; toutefois, ce n'étaient ni les frais ombrages, ni le ruisseau limpide qui possédaient le pouvoir de le retenir en ces lieux, mais bien une jeune .habitante du hameau, qui exerçait un charme magique sur son coeur, et la jeune Ardennaise n'était autre que Berte la fileuse, dont les trouvères du moyen-âge ont chanté et amplifié les aventures romanesques, fille de Haribert, leude ou lète de la truste de Charles-Martel; selon les uns, comte de Laon (75), selon d'autres, seigneur et maître du moulin.

Quoi qu'il en soit de son auguste lignage, la blonde fille, des Ardennes ne resta pas indifférente aux tendres sentiments du jeune et brillant disciple de Nemrod; et, par le fait de cette liaison tout irrégulière qu'elle fût, la trop sensible Berte va partager les hautes destinées réservées à Pepin. Elle sera couronnée avec lui par le pape Étienne II, qui passa les monts pour donner l'onction royale au nouveau roi et à sa compagne désormais légitimée, en même temps qu'à leurs deux fils Charles et Carloman leur baby (76), auxquels le Souverain Pontife donne la qualification de Roi, mais, - autre Pénélope, - ce ne fut qu'après dix ans de veuvage et d'attente qu'elle revit son Ulysse; années de vicissitudes et de tribulations, s'il faut en croire les fables inventées par les intimes du palais et les courtisans pour faire naître l'intérêt public en faveur de la mère de Charles et préparer son arrivée, quelque peu embarrassante, à Paris et son admission à la cour de Neustrie.

Après cette petite incursion dans la vie intime de Pepin, après ce coup d'oeil préliminaire sur l'ensemble des faits que nous venons d'exposer, nous allons les analyser en détail et successivement et en déduire les conséquences.

Revenons à Charles-Martel, l'illustre homme de guerre dont nous avons narré sommairement les exploits. Il nous reste encore à parler de certains faits importants de son existence, à signaler les nombreux obstacles, les difficultés incessantes qu'il eut à surmonter dans sa laborieuse carrière, à partir de son arrestation et de sa réclusion dans la forteresse de Cologne par Plectrude, la veuve du maire d'Ostrasie. Malgré les éminents services qu'il rendit à la civilisation et à la chrétienté naissantes chez les peuples de l'Occident, en opposant une barrière de fer aux incursions incessantes des Arabes, qui, sans son énergie, eussent immanquablement envahi non-seulement les Gaules, mais l'Europe entière; non-seulement pendant sa vie, mais à peine descendu dans la tombe, sa mémoire fut l'objet des plus violentes attaques de la part du clergé et des monastères, qui l'accusaient d'avoir sécularisé leurs biens. Il avait bien été forcé en effet de se procurer les ressources nécessaires à ses grandes expéditions. Ces guerres lointaines et multipliées l'obligèrent souvent de mettre des impôts sur les bénéfices et les dignités de toute espèce, tant laïques qu'ecclésiastiques, et d'occuper avec ses hommes de guerre les cloîtres et les maisons religieuses, ce dont les hôtes ne manquèrent pas de lui faire un crime irrémissible. Les persécutions qu'il eut à subir, nous disent les chroniqueurs, durèrent jusqu'après sa mort, et s'étendirent aux membres de sa famille, pour en obtenir des dons et des bénéfices de toute nature.

Cependant, quand on considère les grands et brillants faits d'armes qui exigeaient le concours de nombreuses armées; quand on songe que les forces de l'Ostrasie, dont se composait toujours le noyau de ses légions, étaient tellement insuffisantes, qu'il se vit plus d'une fois réduit à prendre à sa solde des mercenaires de toute nation, on admettra qu'il fallait satisfaire leurs exigences pour les maintenir sous les enseignes (77). Or malgré le butin considérable qu'il rapportait de chaque campagne, malgré les vastes domaines patrimoniaux qu'il pouvait engager, malgré les nombreuses propriétés du fisc dont il disposait, malgré toutes les charges de ducs et de comtes qu'il pouvait conférer, il s'en fallait qu'il eût toutes les ressources nécessaires pour faire face à des besoins impérieux toujours renaissants. Il importait avant tout de rémunérer les compagnons de ses travaux; il fut donc naturellement et forcément amené â mettre parfois, dans des moments de pénurie, la main sur les biens des monastères ou sur les bénéfices ecclésiastiques. Mais de là à une sécularisation générale, à une sorte de confiscation systématique, il y a loin, dit un hagiographe même.

Quant à l'expulsion d'évêques ou d'abbés, pratiquée dans le seul but de procurer à ses leudes, à ses amis, soit des crosses d'évêque, soit des mitres abbatiales, on n'en trouve point d'exemple dans l'histoire de Charles-Martel. De tous les dignitaires de ce rang dont la déposition ou l'exil nous est connu par des documents dignes de foi, il n'en est aucun qui ait été privé de son siège que pour des motifs parfaitement justifiés, tels que trahison, connivence avec l'ennemi ou opposition violente à l'administration du maire palatin (78).

Cependant les accusations de quelques écrivains contemporains ont longtemps pesé sur sa mémoire; de là cette légende attribuée â Hincmar de Reims, nous voulons dire la vision de Saint Euchère. Cet évêque d'Orléans, déposé par le maire palatin d'Ostrasie et relégué dans l'abbaye de Saint-Trond prétendait avoir eu une vision: Charles-Martel lui était apparu au milieu des flammes de l'enfer où il brûlait pour s'être emparé des biens du clergé. On ajoutait que ce prélat ayant fait connaître le fait à Saint Boniface et à Fulrad, abbé de Saint-Denis, tous trois allèrent ensemble visiter le sépulcre du héros de Poitiers, et qu'ils y trouvèrent au lieu de son corps, un monstre ailé qui en sortit (79).

Nous signalons en passant cette légende, dont l'intention s'explique suffisamment et qui, faisant intervenir jusqu'aux esprits infernaux dans les haines individuelles qu'avait pu allumer quelque punition exceptionnelle et parfaitement motivée, devait être un avertissement pour les princes qui voudraient toucher aux biens du clergé.

Ajoutons seulement que Charles-Martel prouva, dans un grand nombre de circonstances, sa volonté de rester dans les bornes que lui traçaient la justice et ses droits et rappelons le zèle avec lequel il aida Saint Willebrord et son collaborateur Winfrid, à répandre l'Évangile et la civilisation en Frise, en Hesse et en Thuringe (80); mentionnons surtout la cession qu'il fit à Saint Hubert, évêque de Liège, du territoire dont la ville naissante avait besoin pour s'étendre, et où ce prélat fit bâtir la cathédrale qu'il dédia à Saint Lambert et autour de laquelle se développait cette illustre cité.

Héritier par sa mère Alpaïde des biens de la famille des comtes Dodon, dont les terres s'étendaient longuement sur la rive gauche de la Meuse jusqu'à Hermalle et Visé, Charles-Martel avait à coeur de contribuer au développement et à la prospérité de la cité naissant sur ses propres domaines, comme un hommage rendu an berceau de sa famille (81)

Si cette donation ne fut pas une oeuvre de pure piété, elle fut une oeuvre d'expiation peut-être.

En effet, on se rappelle qu'Alpaïde était soeur de Dodon, qui, selon les traditions, était comte d'Avroy et possesseur de vastes domaines. Vraisemblablement ce fut d'une partie du patrimoine de sa mère que Charles fit don à l'église de Saint-Lambert, en conférant à Hubert, premier évêque de Liège, le territoire où s'étend cette ville et dont la région méridionale a conservé jusqu'à nos jours le nom d'Avroy. Sur une éminence qui s'élève au nord-ouest de la cité on montre encore l'emplacement qu'occupait au VIIe siècle l'humble oratoire bâti par Saint Monulphe et consacré par le sang de Saint Lambert. Ce sang répandu là même, criait vengeance contre Drogon, auteur du meurtre, contre Alpaïde, instigatrice du crime, contre le fils de Pepin lui-même, cause innocente de ce funeste évènement.

Sans recourir au témoignage des écrivains du XIIe siècle qui ont retracé la biographie de Saint Lambert, on comprendra l'émotion profonde que dut produire la mort du prélat tombé martyr d'une cause tout-à-fait sociale. Et si un contemporain de Pepin le Bref et de Charlemagne, le moine Godescale, et un autre hagiographe qui appartient au Xe siècle, l'évêque Étienne (82), se sont faits les échos immédiats de cette émotion, la sympathie et la vénération qui, dès les premiers temps, entourèrent la tombe de Lambert, disent suffisamment à quel point les générations apprécièrent la grandeur du sacrifice où le sentiment d'un devoir sacré l'avait conduit.

Charles-Martel lui-même, lorsque les puissants instigateurs de ce drame sanglant eurent disparu du monde et que le calme eut remplacé les passions violentes qui avaient agité une certaine période de la vie de son père, Charles-Martel, cette grande intelligence, dut réfléchir à ce qu'il y avait eu de sublime dans le dévouement du ministre de l'évangile, et en même temps à la tache profonde que ce meurtre odieux avait laissée sur la mémoire de sa famille.

Aussi, rien de plus naturel que cette offrande expiatoire qu'il fit sur le sépulcre du martyr, de ce domaine inhospitalier, du sol souillé d'un crime par les auteurs de ses jours. II fallait le purifier ce sol, où d'ailleurs commençait à se grouper un bourg avec ses institutions et ses monuments, tout autour de l'oratoire abritant la dépouille mortelle du saint prélat et que des foules pieuses venaient visiter d'un bout de l'année à l'autre (83). Et, non-seulement d'innombrables pèlerins y accourent pour vénérer ses restes et sa mémoire, mais encore nous voyons des femmes tombée du haut des grandeurs chercher un dernier asile sous la protection de sa tombe: car c'est là qu'Oda, veuve de Raggis duc d'Aquitaine, mère d'Eudès et soeur de Saint Hubert, voulut terminer ses jours (84).

Donc si Liège, comme nous l'avons dit, doit son origine au martyr liégeois, elle doit sa fondation, son existence matérielle, sa richesse, à l'une de nos quatre grandes et illustres figures carlovingiennes, à l'immortel héros de Poitiers, à l'aïeul de Charlemagne.

Charles avait acquis par l'énergie avec laquelle il mania le pouvoir, un ascendant et une autorité qu'aucun maire palatin n'avait possédés jusqu'alors. Il lui fut permis de tout oser. Il eût pu dire comme Louis XIV: «L'État c'est u moi, » car la truste qu'il commande n'est pas celle du roi, c'est la sienne propre; ceux qui la composent exercent seuls l'administration des affaires, ils ont seuls la charge, les fonctions et le droit de lui servir de conseil, s'il trouve bon de les consulter; c'est à lui et non pas au roi, que les princes et les peuples vaincus jurent obéissance et soumission; enfin, il dispose des domaines du fisc comme des siens propres. A la vérité, cette sorte de confiscation de l'autorité royale, c'est Pepin d'Herstal qui l'a inaugurée; mais c'est Charles-Martel qui la consolide et la met régulièrement en pratique. Ce qui prouve à quel point on a foi dans son autorité, c'est que pendant les quatre dernières années de sa vie, les Francs n'eurent pas de roi, car Théoderic IV était mort en 737, et le maire palatin ne songea point à le remplacer, comme s'il eût voulu habituer ses contemporains à se passer d'une institution qui ne répondait plus aux besoins du temps. Ce qui le démontre clairement, c'est que, avant de mourir, il partage entre ses fils, comme un héritage de famille, les provinces de l'empire, dans une assemblée générale des leudes, où pas une voix ne s'éleva contre cette usurpation (85). A l'aîné, Carloman, comme nous l'avons dit, il assigne la terre paternelle, l'Ostrasie et la Germanie; à Pepin, le puîné, la Neustrie et la Bourgogne; à Grippo, fils de Sonichilde, il n'attribue qu'une sorte d'apanage composé de quelques domaines situés dans les trois royaumes. L'état de sa santé semble lui avoir imposé cette décision de se soustraire aux affaires publiques. Que ce fût par suite des longues et accablantes fatigues qu'il avait endurées, ou pour toute autre cause, cette nature énergique et vigoureuse, qui avait résisté à tant de guerres et de labeurs, s'était soudainement affaissée. Il se sentit pris d'une maladie de langueur, et se retira vers le mois de septembre 741, dans la villa de Kiersy-sur-Oise (86). Bientôt la fièvre l'atteignit, et il mourut tranquillement le 22 octobre suivant (87). On l'enterra dans la basilique de Saint-Denis, à laquelle il avait légué (dernier acte public de sa vie) le domaine de Clichy.

Outre les deux fils entre lesquels Charles avait partagé l'administration de l'empire franc, il eut encore de Rotrude, comme nous l'avons dit, trois autres fils: Remy ou Remide, qui devint évêque de Rouen et passa en 755 au siège épiscopal de Langres (88), Jérôme qui fut placé à la tête de l'abbaye de Saint-Quentin (89), et Bernard qui figura plus tard sous Charlemagne, dans l'expédition entreprise contre les Lombards (90). Il eut aussi de la même femme deux filles, dont l'une, Hadelogne, devint abbesse du monastère de Kitzingen sur le Mein (91), et dont l'autre, Hiltrude, va nous apparaître bientôt dans les évènements qui suivirent. La mort de cet homme illustre laissait un vide si grand, qu'elle produisit une émotion universelle; et les craintes qu'on éprouva furent telles, que l'imagination des peuples s'exalta, et que la superstition crut voir apparaître dans le ciel comme des présages funestes, les constellations nouvelles dont la présence troubla la supputation du cycle pascal (92). Aussi bien l'avenir était loin d'être si rassurant qu'on l'aurait pu croire. L'empire franc, formé d'un agrégat de tant de peuples, de langues, de moeurs et d'origine diverses, était un assemblage factice que les liens de la force étaient seuls capables de tenir ensemble; un édifice voué à une prompte ruine, sans un bras de fer pour le maintenir debout.

En effet, ces craintes étaient parfaitement fondées.

Cependant le péril put être conjuré à temps; le héros de Poitiers avait laissé dans ses deux fils et surtout dans Pepin, de dignes héritiers de son génie et de sa vaillance. D'ailleurs dès le premier jour de leur élévation, ils offrirent un exemple parfait de l'union fraternelle, par une communauté d'action qui ne se démentit pas un seul instant; ils tendaient, comme leurs prédécesseurs, au but séculaire et manifeste des aspirations de leur race. Néanmoins par un dernier souci des apparences, pour écarter tout reproche et toute opposition qui menaçait d'éclater, ils tirèrent du fond de quelque monastère un fils inconnu de Chilpéric II, et le placèrent sur le trône. C'était Chilpéric III, prince à moitié privé de sa raison et dernier fantôme que la race des Mérovingiens devait fournir à la royauté franque.

Un fait assez curieux à noter ici, c'est que dans une des premières chartes que Carloman, engagé sans doute par des promesses, fit confirmer par le jeune roi Chilpéric III (93), nous trouvons une donation des terres du fisc aux monastères de Stavelot et de Malmedy; dans le préambule de cette pièce, le roi reconnaît que c'est Carloman qui l'a placé sur le trône « viro inclito Karlomanno majori-domus, rectori palatii nostri; qui nobis (nos) in solium reqni instituit ». Carloman ne tenait évidemment pas à supporter seul le poids de ces dotations faites au dépens du trésor public, et comme il semble être le promoteur de ces largesses, on se demande si, menacé qu'il avait été de punitions posthumes par le ciel en courroux à cause des prétendus méfaits de son père, et ne se souciant pas de se trouver lui-même un jour en tête-à-tête avec les hôtes incommodes qui hantaient le sanctuaire de la tombe paternelle, on se demande, s'il n'était peut-être pas entré en composition, à ce sujet, avec les dispensateurs d'indulgences?

Il était aisé de prévoir que les peuples soumis et contenus jusqu'alors par l'épée de Charles-Martel, saisiraient toute occasion pour secouer le joug et reconquérir leur indépendance. Une de ces querelles de famille, comme on en avait tant vu éclater dans les palais Mérovingiens, fit tout-à-coup explosion dans la famille de l'illustre guerrier et hâta le moment insurrectionnel des nationalités. D'une part le leudes voyaient avec un vif déplaisir le démembrement de trois royaumes à chacun desquels Charles avait pris un lambeau pour constituer un apanage au jeune Grippo, alors âgé de quinze ans à peine. D'une autre part, Sonichilde, seconde femme de Charles, irritée de voir son fils exclu de l'héritage paternel d'une des grandes circonscriptions de l'empire, ourdissait mille intrigues dans la demeure palatine. A son instigation, une de ses belles-filles, Hiltrude, prit la fuite et alla demander un asile à Odilo, duc de Bavière, dont elle devint l'épouse et qu'elle excita à prendre les armes contre Carloman et Pepin. Odilo avait à peine eu besoin des instances de Hiltrude pour se décider à faire une levée de boucliers ; déjà on se soulevait de toutes parts. Hunold, fils d'Eudès d'Aquitaine, lui aussi, oublia le serment qu'il avait prêté à Martel en 737. Les Alamans, les Saxons et les Frisons commencèrent presque en même temps à s'agiter. Sonichilde achevant de démasquer ses desseins, tenta de s'échapper avec son fils Grippo; mais poursuivis par les leudes, tous deux se jetèrent dans la ville de Laon, ou ils furent assiégés et forcés de se rendre. Les murs du cloître de Chelles reçurent Sonichilde, et son fils fut envoyé en Ostrasie pour être enfermé à Chèvremont dans les Ardennes (94).

Maintenant qu'ils n'ont plus à craindre les intrigues domestiques, les fils de Charles-Martel se préparent a recommencer cette longue série de guerres que leur père avait parcourue, depuis le golfe d'Aquitaine, à travers le Rhin, jusqu'à la mer du Nord.

C'est sur le fils d'Eudès, sur Hunold, qu'ils fondent d'abord. En 742, ils passent la Loire, traversent Orléans, brûlent la ville de Béziers, détruisent le château de Loches, et, après avoir ravagé une partie du pays, reviennent vers l'automne, ramenant avec eux un grand nombre de prisonniers et un butin considérable (95). La même année encore, Carloman franchit le Rhin, s'avance jusqu'au Danube et opère la soumission des Alamans, qui lui livrent des Otages, lui payent un tribut considérable et lui prêtent serment de fidélité (96).

En 743, les deux frères marchent contre le duc de Bavière, Odilo, qui a pris à sa solde une armée de Slaves, d'Alamans et de Saxons et croit pouvoir les braver impunément. Mais ils le défont complètement sur les bords du Wetter et passent cinquante-deux jours à reconquérir le pays (97).

Pendant cette expédition, ils apprennent que Hunold d'Aquitaine, excité par Odilo à faire une diversion, a passé la Loire et dévasté la Neustrie jusque dans le voisinage de Chartres (98). Une nouvelle guerre les appelle donc de ce côté. Néanmoins, le plus pressé c'est de pacifier la Germanie. Aussi, avant de prendre ses quartiers d'hiver, Carloman se jette sur les Saxons, s'empare de leur duc Theuderic et l'oblige à jurer soumission (99). Mais, comme ce serment n'est point tenu et qu'il faut châtier les Alamans pour avoir fait cause commune avec les Bavarois, voilà que dès l'ouverture de la campagne de 744, Carloman fond pour la seconde fois sur la Saxe, fait Theuderic prisonnier et l'envoie sous bonne garde en deça du Rhin. Pendant ce temps, Pepin poursuis les Alamans jusque sur la crête des Alpes et ne leur rend leur territoire qu'après leur avoir fait sentir qu'ils sont complètement à sa merci (100). Le tour de l'Aquitaine arrive en 745. Les deux frères y pénètrent ensemble par les terres d'outre-Loire et forcent Hunold à leur rendre hommage (101). Avant le retour de la mauvaise saison, ils ont le temps de faire une nouvelle apparition chez les Saxons, de leur imposer la paix, et d'en voir un grand nombre réclamer instamment leur pardon (102). Mais cette suite d'expéditions laborieuses n'est pas finie; car, pendant que les Francs étaient occupés en Saxe, le duc des Alamans Théobald trahit de nouveau la foi jurée, se ligue avec les Bavarois et pousse même la témérité jusqu'à envahir le territoire de l'Alsace. A cette nouvelle Carloman ne se sent pas de colère (103). En 746 il entre en Souabe à la tête d'une armée formidable et fait comparaître devant lui les chefs des Alamans dans cette belle plaine de Constatt que traverse le Necker, et qui s'étend non loin de la ville actuelle de Studtgart. Théobald et ses principaux compagnons tous en armes, se rendent à cette convocation. Mais à peine y sont-ils arrivés, qu'un cercle d'Ostrasiens les enveloppe et les désarme. Alors le frère de Pepin ouvre une enquête sévère sur leur connivence avec le duc de Bavière et sur les secours qu'ils lui prêtent à chaque révolte. L'instruction terminée, un jugement terrible est prononcé sur eux, et tous sont impitoyablement mis à mort (104).

Cette campagne fut la dernière à laquelle Carloman voulut prendre part. Soit qu'il fût fatigué du monde et qu'il aspirât par sentiment religieux à la retraite du cloître (105); soit, comme d'autres le prétendent, que le remords des sanglantes exécutions qu'il avait ordonnées dans la plaine de Constatt, le poussât à la pénitence et à renoncer au siècle (106); soit d'autres motifs, et nous croyons devoir mentionner ici cette assertion d'après laquelle Saint Euchère et Saint Boniface lui auraient fait apparaître la vision imaginée à propos le Charles-Martel (107), - il se décida tout-à-coup à quitter sa patrie.

En 747, il remit à son frère Pepin l'administration de l'Ostrasie et lui confia la garde et la tutelle de son fils Drogon, presque enfant encore. Puis il se dirigea vers l'Italie, s'arrêta quelques jours au monastère de Saint-Gall, et continua sa route vers la capitale du monde chrétien. Il demanda au pape Zacharie l'habit monastique, resta quelque temps au mont Soracte et se retira au mont Cassin, où il mourut le 17 août 755, selon les uns, le 4 décembre de la même année, selon les autres (108).

Toujours est-il qu'il ne quitta point ses états sans donner de grands biens aux monastères pour les prétendues exactions reprochées à son illustre père. Nous avons mentionné les largesses qu'il fit, avant son départ, aux abbayes de Stavelot et de Malmedy, et qui sont constatées par deux chartes (109).

Il ne voulait pas non plus partir sans avoir obtenu de son frère le pardon de Grippo, qui était enfermé depuis six ans dans la forteresse de Chèvremont. Pepin consentit à le relâcher et l'investit de plusieurs comtés et domaines du fisc (110).

Toutefois, dans sa solitude, Carloman semble ne pas avoir renoncé absolument à s'occuper des affaires et de sa famille et de l'église, car nous le voyons un peu plus tard invoquer l'intervention du pape Zacharie pour rétablir la concorde entre Pepin et Grippo, troublée par les entreprises coupables du fils de Sonichilde. Celui-ci était aigri par une captivité d'autant plus longue, qu'il l'avait subie à un âge où la vie nous laisse entrevoir toutes ses splendeurs et ses prestiges. Grippo éprouva moins de reconnaissance pour les bienfaits de son frère que de ressentiments envers le passé; en 748, comme il se trouvait à Duren près du Rhin avec Pépin, il saisit l'occasion de s'attacher une troupe de jeunes guerriers et de passer avec eux aux Saxons. C'était là une trahison que Pepin ne pouvait laisser impunie: il rassemble donc ses leudes, débouche dans la Germanie centrale par la Thuringe, arrive au Harz, point de jonction des Thuriniens, des Saxons et des Slaves. Cent mille hommes de cette dernière nation sont prêts à combattre dans ses rangs; les Frisons eux-mêmes lui offrent leur concours. Il atteint bientôt les bords du Missan (111) et trouve les Saxons établis sur la rive droite de ce petit courant d'eau et commandés par Grippo. Mais celui-ci, effrayé à la vue de l'armée de Pepin, se hâte de prendre la fuite avec ses compagnons d'armes, et les Saxons eux-mêmes ne tardent pas à se disperser. Pendant quarante jours les Ostrasiens dévastent le territoire de l'ennemi, détruisent toutes ses forteresses et lui réimposent le tribut annuel qu'il s'était engagé à payer à Clotaire I (112). Dans ces entrefaites, Grippo s'est rabattu sur la Bavière, où le duc Odilo vient de mourir, laissant pour héritier son fils Tassilo, enfant âgé de cinq ans à peine, qui reste sous la tutelle de sa mère Hiltrude. Le fugitif s'empare de son neveu, se fait proclamer chef des Bavarois, attire les Alamans dans son parti et brave ouvertement encore la puissance ostrasienne (113). Pépin reprend les armes en 769, écrase les alliés et les poursuit jusqu'aux bords de l'Inn. Comme il s'apprêtait à les anéantir, ceux-ci demandent à se soumettre, consentent à reprendre Tassilo pour leur chef, et livrent des Otages pour garants de leur fidélité. Ce succès obtenu, Pepin rentre en Ostrasie, emmenant prisonniers Grippo, et Lantfried duc d'Alamanie (114).

Redevenu prisonnier, Grippe se fit bientôt l'objet des plus puissantes intercessions. Du fond de sa solitude, le moine Carloman remua le monde chrétien pour amener Pepin à pardonner encore à son frère. Le Pape Zacharie, Saint Boniface et tout le clergé de l'empire franc s'entremirent pour faire descendre le pardon sur l'aventurier Grippo. Pepin de nouveau le reçut en grâce. Ce ne fut pas tout; il lui donna la ville du Mans pour résidence et un apanage de douze comtés. Cependant le jeune ingrat ne tarde pas à se remuer derechef. Il s'enfuit en Aquitaine auprès du duc Waïfre, successeur de Hunold, et l'excite à la rébellion. N'ayant pu réussir à l'y décider, il s'échappe en 753, à travers la Bourgogne il cherche à gagner l'Italie, décidé à descendre pour la seconde fois dans la Germanie. Mais, voulant pénétrer dans les Alpes par la vallée de l'Isère, il fut surpris dans le voisinage de Maurienne sur Archi, et mis à mort par Theudon, comte de Vienne, et Frédéric, comte de la Tranjuranie (115).

Jusqu'ici nous avons suivi Pepin dans sa carrière militaire, qu'il parcourut avant son avènement à la royauté. Il est temps de le considérer aussi comme organisateur social, et de voir quelles institutions pacifiques il établit dans l'empire. A lui et à Carloman était dévolue une tâche toute différente de celle qui était échue â Charles-Martel. Celui-ci avait eu à mettre un frein aux dissensions civiles et à rattacher l'une à l'autre, par les liens communs des périls et de la gloire, l'Ostrasie et la Neustrie divisées si longtemps par des haines implacables! C'est à la pointe de l'épée qu'il avait dû assurer la prépondérance de sa famille. La tâche de Pepin et de Carloman fut meilleure. Ils n'eurent plus à étouffer des guerres civiles; et les guerres étrangères qu'ils entreprirent, ils les terminèrent avec autant de promptitude que de succès. Ils n'eurent plus qu'à consolider l'oeuvre de leur père, qu'à recueillir les fruits qu'il avait semés, et qu'à justifier le choix de la providence en travaillant au bonheur et à la prospérité des peuples soumis à leur autorité. C'est à ce but qu'ils se dévouèrent dès le premier jour. Pour atteindre le mal dans sa racine même ils s'appliquèrent à rendre à la justice et à la moralité la considération à laquelle elles avaient droit et qui avait reçu de si graves atteintes par suite de désordres de toute nature. Les mesures qu'ils prirent à cet effet, ils les poursuivirent avec autant de persévérance que de succès. Carloman, ami de Saint Boniface, agissait de concert avec ce haut dignitaire de l'église; même avant l'ouverture de la première campagne entreprise contre les Aquitains, il avait rassemblé, le 21 avril 742, un concile d'évêques et de leudes pour aviser aux moyens de rétablir les lois tombées en désuétude sous les princes précédents. Saint Boniface prit part à cette réunion en qualité de légat du Saint-Siège, et l'assemblée adopta plusieurs canons, pour la réforme ecclésiastique, pour la correction des clercs de moeurs trop libres et celle des leudes, guerriers, chasseurs, etc., qui avaient acquis des biens du clergé, lesquels sont déclarés déchus de la jouissance de ces biens, dégradés et soumis à la pénitence; enfin, pour l'extirpation des superstitions païennes qui se pratiquaient encore chez les peuples nouvellement convertis (116).

Mais, soit que ces décisions eussent été prises dans des termes trop généraux, soit que l'exécution de quelques-unes d'entre elles fut impossible ou trop difficile, parce qu'il aurait fallu déposséder un trop grand nombre de familles investies de biens sécularisés, en 743, Carloman réunit un nouveau concile à Leptines, ancienne métairie royale, aujourd'hui humble village situé près de Binche, en Hainaut. Saint Boniface le préside, assisté de deux légats du pape. Les principales questions discutées l'année précédente, y sont soumises à de nouveaux débats et la décision en est formulée d'une manière plus précise. Ce qui est particulièrement à remarquer dans le capitulaire relatif aux travaux de ce synode, c'est que Carloman y parle encore en Souverain et que les Pères qui y intervinrent ne semblent s'exprimer que par sa voix. « De l'avis de nos prélats et de nos leudes, dit-il, nous avons établi des évêques dans les cités et nous avons placé sur eux l'archevêque Boniface qui est l'envoyé de Saint Pierre. » Cette formule implique une autorité que jamais un maire palatin ne s'était arrogée encore dans un acte public (117). N'omettons pas non plus de dire que dans ce concile fut rédigée cette célèbre formule d'abjuration païenne qui est un des monuments les plus intéressants de l'ancienne langue germanique, et dressé ce célèbre catalogue des superstitions populaires où se reflètent si bien les croyances qui avaient cours dans nos campagnes au VIIIe siècle (118).

Un synode semblable fut réuni à Soissons en 744 (119). Mais ce furent surtout les trois années suivantes que Carloman consacra à l'organisation de l'église, dont il paraissait s'être réservé la direction. II s'occupa de l'établissement de sièges épiscopaux parmi les peuples païens qui avoisinaient au nord et à l'est le territoire des Gaules (120).

Devenu maire unique de l'empire franc, Pepin continua le même système. Ainsi nous le voyons réunir en 748 un concile à Duren, dans l'ancienne Ripuarie, où Grippo devait trouver l'occasion d'échapper à la surveillance de ses frères, de s'enfuir vers les Saxons et de commencer sa vie d'aventures, de tentatives infructueuses et de déceptions.

Une ère nouvelle avait commencé pour l'empire franc. L'ordre était rétabli, de même que la sécurité et le repos public; la force de l'autorité était reconnue, et l'avenir assuré. Ce qui dut y contribuer pour une part immense, ce fut la propagation de l'Évangile et l'affermissement du

Christianisme chez tant de peuples dont la civilisation était à peine ébauchée pour la vie sociale. La consolidation de la puissance et de la fortune de Pepin ne gagna pas moins à la politique adoptée par lui. Le soldat heureux, le sage administrateur, le soutien de l'ordre et de la religion, l'héritier de la gloire presque bis-séculaire d'une lignée de héros, de législateurs illustres, pourquoi ne ceindrait-il pas cette couronne, dévolue à Clodion dans les plaines de la Toxandrie, que Clovis avait affermie sur sa tète à l'aide de son épée, mais que ses descendants avaient déshonorée par le crime jusqu'à s'en rendre enfin absolument indignes? Cette question on se la posait d'un bout à l'autre de l'empire franc. Et de même qu'on la posait, on la voit résolue par le fait, rien qu'à feuilleter les documents contemporains, chartes, diplômes et chroniques. On y suppute les années d'après celle de l'avènement de Pepin à la mairie, comme on les eût supputées d'après l'avènement d'un souverain. Il accorde des bénéfices en son nom particulier; il appelle la Germanie et la Gaule son royaume; il prend les titres de duc et de prince, de vir illustris et de souverain par la grâce de Dieu; enfin il dispose des domaines et des palais mérovingiens comme de ses propriétés particulières.

Depuis longtemps déjà les ducs, les comtes, les évêques et les abbés étaient ses leudes à lui. Aussi se firent-ils, en 752, l'écho de la voix du peuple en se décidant à conférer légalement au fils de Charles-Martel le titre de roi, quand depuis si longtemps il en exerçait l'autorité de fait (121). Mais Pepin ne se contenta pas de la décision prise par les populations des royaumes francs, si fort qu'elle dût flatter son orgueil; il voulut que le Pape lui-même ratifiât cette élection, qui entraînait implicitement la déchéance de la race mérovingienne. Il lui importait surtout de faire assurer à ses fils Charles et Carloman, la couronne qui aurait pu leur être disputée à sa mort par des fils d'un autre lit, comme nous le verrons.

Il n'y a pas de doute que Saint Boniface n'ait pris une part importante dans toutes les dispositions qui précédèrent et qui accompagnèrent ce fait, si considérable pour l'histoire du monde et pour la prépondérance de l'Occident. En effet, c'est à un des compagnons de ses travaux apostoliques, à Burghart, évêque de Wurtzbourg, et à Fulrad, autre chapelain de Pepin, que fut confiée la mission de consulter le pape Zacharie sur la question de savoir s'il était bon que les Francs conservassent des rois qui n'exerçaient pas le pouvoir royal. A quoi le Pape répondit qu'il valait mieux que celui-là fut appelé à la royauté qui exerçait l'autorité suprême, que de laisser sur le trône celui qui en était incapable (122). Cette réponse arriva en Occident, et Pepin reçut des mains mêmes de Saint Boniface, l'onction royale dans l'église de Saint-Médard à Soisons. En même temps eut lieu, d'après les annales de Saint Bertin (123) la consécration de son mariage avec Berte, après que, selon l'ancienne coutume des Francs, l'élu de la nation eût été élevé sur le bouclier inaugural (124). Ce grand évènement s'accomplit la deux cent soixante-sixième année après la fondation de l'état franc par Clovis, dont les derniers descendants, Chilpéric III et son fils, furent dépouillés de leur chevelure mérovingienne, et enfermés dans le monastère de Sithiu (125), c'est-à-dire dans le silence et dans l'oubli, ce premier linceul de tout ce qui doit disparaître de devant les yeux des générations.

Pendant une année entière le royaume franc, désormais assuré de son unité et placé sous un prince également capable de tenir d'une main ferme le sceptre dans ses cours plénières et l'épée devant l'ennemi, jouit du plus profond repos et semble se recueillir dans la pensée du vaste avenir qui lui est ouvert. Les Saxons cependant essayèrent encore de recommencer leurs mouvements insurrectionnels, mais Pepin entre sur leur territoire, les écrase et les force à renouveler leurs serments. Puis il revient par la forêt des Ardennes et se rend à Thionville, où il reçoit la nouvelle de la mort de Grippo et celle de l'arrivée prochaine du Pape Étienne en Gaule. Car Zacharie était mort le 25 mars 752, et Étienne II lui avait succédé quatre mois plus tard sur le siège de Saint Pierre. De même que son prédécesseur, il était impliqué dans l'interminable querelle qui s'agitait entre Rome et le roi des Lombards, Aistulf, pour la possession de l'exarchat de Ravenne et des villes de la Pentapole. Or c'était le secours des Francs que le Pape voulait invoquer lui-même en personne contre l'oppression des Lombards. Malgré l'approche de l'hiver, il quitte Pavie, où il avait fait une dernière et infructueuse tentative d'arrangement avec Aistulf, se dirige le 15 novembre 753 vers la Gaule, bravant les neiges du grand Saint-Bernard. Pepin se rend aussitôt avec toute sa famille à Pontion, ancienne villa mérovingienne située sur la Marne, et voisine de Vitry-le-Brûlé. Étienne y arrive le 6 janvier 754. Le lendemain, il se passe dans la chapelle du palais de Pontion une scène étrange, et tout inattendue. Le Pape revêtu d'un cilice et la tête couverte de cendres, se prosterne avec sa mitre aux pieds du roi et le supplie, par la miséricorde divine, de l'affranchir de la domination des Lombards. Il ne se relève qu'après que Pepin lui a tendu la main en signe d'assentiment (126).

Telle est l'origine de l'intervention du premier roi carlovingien dans les affaires de la papauté en Italie, intervention que Charlemagne continuera et qui aura pour effet de soumettre à l'empire franc le berceau de l'empire romain, en même temps que la couronne italienne des Lombards, et de faire passer ce puissant souverain pour le chef d'une des six grandes dominations prédites par le prophète Daniel.

Étienne passa le reste de l'hiver à l'abbaye de Saint-Denis, et au retour du printemps Pepin ouvrit un grand plaid à la métairie royale de Maint, près de Soissons, pour consulter les leudes de son royaume sur la guerre à entreprendre contre les Lombards. Une deuxième assemblée fut tenue vers le milieu du mois d'avril, à Kiersy-sur-Oise. Le Souverain Pontife y paraît lui-même. C'est par cette assemblée que la guerre fut décidée, et c'est là que fut agitée une question des plus instructives pour nous et dressé en même temps un des actes les plus curieux du règne de Pepin, - dont, nous parlerons plus longuement - l'acte qui concerne le mariage chrétien, qui en déclare l'indissolubilité, qui en détermine les empêchements, qui distingue entre les effets du concubinage et ceux d'une union légitime (127).

Il s'agissait par ce document solennel d'éloigner du trône les fils peu dignes et peu aimés d'une femme que Pepin, étant maire du palais de Neustrie et de Bourgogne, avait épousée quelque temps après sa première rencontre avec Berte dans les Ardennes; de déclarer inhabiles à lui succéder ces fils de la fausse Berte, comme l'ont appelée les romanciers; la vraie Berte que Pepin n'épousa qu'en 749, après une longue absence et deux autres mariages, va bientôt être légitimée par le concile de Verberies comme ALIAM UXOREM et ses fils seront déclarés les héritiers légitimes du roi des Francs, et c'est eux en effet que le Pape Étienne II va bientôt couronner lui-même, assurant ainsi l'exécution des décisions de l'assemblée des leudes du royaume.

Avant que l'assemblée eût terminé ses travaux, Carloman y apparut soudainement. C'était à la prière du roi des Lombards qu'il était sorti de sa retraite du mont Cassin pour essayer d'établir un accommodement entre ce prince et le roi des Francs. On n'ignore pas que cette intervention n'eut point de résultat. On sait aussi que, le 28 juillet 754, le Pape et toute la famille de Pepin se trouvant réunis dans la basilique de Saint-Denis, Étienne conféra l'onction au roi, à la reine et à leurs fils, Charles et Carloman. En même temps il donnait au descendant de Charles-Martel le titre de patrice romain, et à ses deux fils, Charles et Carlomnan, la qualification de rois, bien que Carlornan fût à peine âgé de trois ans. Enfin il relevait l'ancien maire palatin du serment qu'il avait naguère prêté au roi Chilpéric (128).

Nous n'avons point à suivre les péripéties de la guerre entreprise par les Francs contre les Lombards ni des expéditions contre les Aquitains et les Wascons, expéditions qui occupèrent pour ainsi dire le règne tout entier de Pepin le Bref. Bornons-nous à faire remarquer que des guerres d'Italie sortirent la puissance de l'Ostrasie et l'élévation à l'empire romain de la famille des Carlovingiens.

Pepin le Bref mourut le 24 septembre 768, à Vienne en Dauphiné. - Carloman l'avait précédé dans la tombe le 4 décembre 754 (129), et ses restes avaient été transportés au mont Cassin. - Selon d'autres, le Pape Étienne, avant son retour en Italie et de commun accord avec Pepin, fatigués l'un et l'autre des obsessions et des exigences sans cesse renaissantes de l'ancien maire du palais d'Ostrasie, le reléguèrent dans un monastère à Vienne en Dauphiné, où il mourut seulement le 17 mars 756 (130). Quant à la dépouille de Pepin, elle fut déposée dans l'abbaye de Saint-Denis, où son père Charles-Martel reposait déjà.

On se rappelle qu'avant de prendre le chemin de l'Italie pour demander la tonsure au Pape Zacharie et revêtir la bure des moines, Carloman recommanda son fils Drogon à l'affection de Pepin, sans doute avec l'intention de lui assurer la succession de l'Ostrasie. Cet enfant que devint-il? Que deviennent les autres enfants que l'ancien maire ostrasien avait laissés auprès de son frère et dont les noms ne sont pas même mentionnés dans les écrits contemporains? Tout ce que l'on sait à cet égard, c'est que Drogon disparalt complètement de l'histoire dès le moment où son père, abandonnant et sa patrie et sa famille, eut franchi les Alpes et se fut enseveli dans sa solitude claustrale. Seulement, d'après une lettre de Saint Boniface, l'ami de Pepin, il aurait pendant quelque temps exercé le pouvoir en Ostrasie et dans les provinces d'outre-Rhin (131). Ce témoignage nous reporte à 754; car l'archevêque de Mayence mourut, comme on sait, le 9 juin de cette année. A ce renseignement une chronique monastique ajoute que Pepin fit tondre ses neveux (132), suivant en cela un usage mérovingien qui avait chrétiennement remplacé celui de l'assassinat et que Charlemagne pratiqua, plus tard peut-être, à son tour envers les deux fils de son frère. Telles étaient encore les coutumes quelque peu barbares de l'époque.

Bien que les documents des VIIIe et IXe siècles ne nous lassent connaître que le nom d'une seule femme de Pepin, il est hors de doute qu'avant son mariage légitime avec Berte et dès son arrivée en Neustrie comme maire du palais, il n'ait eu successivement deux femmes; les chroniqueurs du moyen-âge sont tous d'accord à ce sujet. Les uns disent la première fille d'un comte Gerbert ou Gérin de Malvoisin, les autres fille du comte de Maurienne. Ils s'accordent à dire qu'il n'en eut point d'enfants. Enfin dans leurs récits il est invariablement question d'une autre femme qui lui donna deux fils. Mais celle-ci n'aurait été qu'une aventurière, frauduleusement introduite dans la couche de Pepin; et elle n'est jamais désignée que sous la qualification de la Serve, de la fausse Berte. M. Gaston Paris, dans son histoire poétique de Charlemagne, signale, à ce sujet, sept récits différents indépendants les uns des autres, mais tous d'accord pour le fond. Les fils de la fausse Berte avaient noms Rainfroy et Heudrey:

« Entrues que Berte fu de Pepin esloignie,

« Gaigna il deus enfans en la serve haïe;

« L'un ot a non Rainfrois, plains fu de tricherie,

« Et li aure Heudris faus fu et plains d'envie » (133)

La supercherie étant mise au jour, la fausse Berte est obligée de céder la place à la vraie Berte, égarée dans les bois par une trahison, mais enfin retrouvée et qui vient, disent les récits, reprendre sa place auprès de Pepin. Telle est la légende, la fable, évidemment brodée pour faire entrer Berte l'Ardennaise dans la maison du maire palatin.

En effet, en 749 nous la voyons devenir la femme légitime de Pepin, et la même année elle est couronnée avec lui reine des Francs par Saint Boniface, et plus tard en 754, ils reçoivent ensemble l'onction royale des mains du Pape Étienne II en personne. Mais avant cette dernière et plus imposante cérémonie, il s'agissait de régulariser la position de Pepin, qui se trouvait être uni à deux femmes légitimes, par suite de son récent mariage avec Berte l'Ardennaise.

Telle a été la fiction du poète namurois: ses rapports avec la réalité historique vont nous apparaître.

Après cette incursion dans les données des chroniques et légendes populaires, nous allons appuyer celles-ci par des documents aussi sérieux que l'on puisse en exiger, documents dont la respectabilité ne saurait être mise en doute et qui vont apporter aux premiers un considérable appoint. Examinons les actes d'un concile que Pepin convoqua à Verberies en 753, l'année même de la venue du pape Étienne II dans les Gaules et auquel le maire du palais, alors déjà reconnu roi des Francs, eut grand soin d'assister en personne. Voici ce que nous lisons dans le neuvième Canon:

« Si quis necessitate inevitabili cogente in alium ducatum, seu povinciam fugerit, .... ille vir .... si se abstinere non potest, ALIAM UXOREM cum penitentia potest accipere (134). »

Cette décision est incontestablement un trait de lumière dans la vie intime de Pepin et nous a semblé révéler l'existence de faits importants qui devaient avoir rapport à l'éternel mystère qui plane sur la naissance de son fils Charles. Nous laissons à d'autres le soin de décider si le concile de Verberies n'avait pas pour objet de préparer et de régulariser l'acte solennel que le pape Étienne II devait bientôt accomplir lors de sa venue en Neustrie, en conférant l'onction Royale à Pepin, à Berte et à leurs deux fils? Évidemment Pepin était engagé dans un autre mariage et le Saint-Père ne pouvait sacrer un roi et deux reines.

Quel autre intérêt aurait pu être assez puissant, pour motiver l'adoption d'une clause de cette nature dans une assemblée réunie par Pepin lui-même? Il est vrai que ces dispositions furent bientôt modifiées par le synode de Kiersy-sur-Oise, présidé par le Pape en personne en avril 754 (135), et enfin annulées par le concile de Compiègne en 757 (136). L'acte de tolérance, - le IXe canon du concile de Verberies, - dont il avait été l'objet, n'avait plus de raison de subsister et les lois de la morale exigeaient un prompt retour aux règles de la discipline. Mais dans cet intervalle les aspirations du puissant et ambitieux maire palatin étaient comblées, il avait été sacré roi des Francs par le Souverain-Pontife, lui, Berte et leurs deux fils.

En somme, toutes nos recherches et nos investigations au sujet de ces actes extraordinaires n'ont abouti qu'à nous affermir dans notre opinion, dans notre système et à nous convaincre que cette disposition n'a pu être prise sans un motif sérieux par les Pères de l'Église; et son importance nous autorise suffisamment â croire que la mission confiée à Lullus, l'Évêque de Mayence, que Saint Boniface, l'ami de Pepin, envoya à Rome en 751 (137) avec des lettres et des instructions secrètes, n'ait eu pour objet d'y préparer par le moyen de ce concile, la solution d'une question si embarrassante, rendre possible la venue du Pape dans les Gaules, et satisfaire ainsi le vif désir de Pepin, car nous appuierons encore sur ce terme précis, d'ALIAM UXOREM, dont l'importance n'échappera à personne, il n'a pu être consacré à la légère par la vénérable assemblée. Aussi la situation était grave, le sort des institutions chrétiennes était enjeu. L'avenir de la civilisation naissante dans les Gaules, qui devait son essor au zèle et à la ferveur des apôtres du Christianisme, répandant et expliquant l'Évangile au milieu des populations pour longtemps encore imbues de paganisme, pouvait être compromis par le fait de la chute de la Papauté. D'autre part, la puissance romaine, le sceptre des Césars en un mot, étaient menacés de tomber dans les mains du roi des Lombards. C'était donc une lutte de suprématie, entre le sud et le nord de l'Europe, dont le résultat sera l'avènement des Carlovingiens à l'empire d'Occident.

Tels sont les documents que nous avons mis au jour et analysés pour la recherche de la vérité dans ce dédale historique; vérité qui semble devoir rester éternellement dans l'ombre, voilée qu'elle est par des inductions fantaisistes de quelques annalistes contemporains, qui se trouvaient sous une influence puissante. Ces fables depuis ont été cultivées par des écrivains et des historiens enclins à la routine, lesquels en ont invariablement signalé l'invraisemblance, le mal-être, sans en chercher la cause, moins encore le correctif. Notre système nous conduira, nous l'espérons du moins, droit au mystère qui a régné jusqu'à ce jour sur la naissance du puissant empereur, nous aidera à dénouer ce noeud gordien de l'histoire de sa vie, et nous nous estimerons heureux si nous avons fait un pas vers la solution du problème. Que d'autres entrant dans la même voie, achèvent l'ouvrage en mettant au jour des documents inexpliqués jusqu'aujourd'hui, ou en apparence sans valeur, mais dont l'importance, au point de vue de la question ainsi présentée, va soudainement se manifester. Ces témoignages se révèleront en abondance, nous en sommes convaincus.

Parmi les enfants issus de Pepin et de Berte, les sources mentionnent Charles (Charlemagne) que l'on fait naître

entre les années 736 et 747; Carloman dont la naissance eut lieu en l'an 751 (138); Gisla qui naquit en 757 (139), et Pepin qui vint au monde en 759 et mourut le troisième jour après sa naissance (140). Ces dates éclaircissent déjà un peu la situation. Les documents importants que nous avons mis au jour portent déjà leurs fruits: ainsi Charlemagne nait incontestablement avant le mariage de Pepin avec Berte - fut-il même né en 742, comme le prétendent tous les historiens. Mais la chose n'est pas possible, nous le prouverons plus loin, Charles ne peut être né que entre les années 736 à 738, selon les documents que nous produirons; tandis qu'il est incontesté que Carloman naquit en 751, c'est-à-dire après un intervalle de 15 ans. Si ce n'est une preuve, c'est du moins une forte présomption que Pépin et Berte ont cessé de cohabiter pendant ce laps de temps. Après la naissance de Carloman les annalistes signalent successivement celles de trois autres enfants de Pépin et de Berte. Nous tirerons de ces indications d'autres conséquences relativement aux réticences, aux dissimulations d'Eginard, l'historien de Charlemagne, dont nous nous occuperons bientôt. On attribue en outre à Pepin une fille du nom d'Ada, dont l'existence nous est révélée par un ancien manuscrit de Saint Maximin à Trèves (141). Evidemment le témoignage des annales de Saint-Bertin, l'assertion de tant de légendes et de récits divers et l'existence même de cette Ada dans un monastère trévirien, et par dessus tout, le concile de Verberies, nous autorisent à croire que les romanciers du moyen âge, tous d'accord pour attribuer à Pepin une autre femme et d'autres fils que Charles et Carloman, ont dû connaître certaines vérités par des traditions de famille ou puiser la connaissance de certains faits à des sources qui ne sont pas parvenues jusqu'à nous.

Avant de mourir, Pepin, à l'imitation des Mérovingiens, va partager le royaume entre ses deux fils que le pape Étienne II avait couronnés de son vivant même; à cet effet il convoqua un plaid solennel à l'abbaye de Saint-Denis et là le partage fut concerté par les représentants légaux de la nation. Charles, étant l'aîné, obtint l'Ostrasie et la Neustrie. Le lot de Carloman comprenait la Bourgogne, la Provence, la Septimanie, l'Alsace et la Souabe. Quant à l'Aquitaine, elle fut partagée entre les deux princes.

Après les funérailles du roi, célébrées avec une pompe extraordinaire dans les murs de Saint-Denis, Charles et Carloman réunissent chacun une assemblée générale dans leur royaume, et se font solennellement reconnaître, le premier dans l'église de Noyon, le second dans celle de Soissons.

Mais les deux couronnes ne restent pas longtemps séparées. Carloman ne porte la sienne que trois ans. Il meurt le 3 décembre 771, et ses deux fils disparaissent comme nous l'avons dit, sans que l'histoire en conserve les traces. Dès ce moment, débarrassé des nombreux compétiteurs à la couronne, Charlemagne va régner seul pour façonner l'Europe à son gré et imprimer son nom dans l'histoire, parmi les noms les plus illustres que les siècles aient produits.

Dans nos investigations, nous avons suivi, autant que les documents historiques nous l'ont permis et sans en négliger aucun, cette légende célèbre dont le berceau se révèle au VIe siècle, à Landen, au milieu de la Hesbaye. Nous avons prouvé que, dès son apparition, elle se montre attachée au sol belge par toutes ses racines, par ses domaines, par la vie, par la mort, par les établissements et par les sympathies de tous les membres qui la composent. Pepin de Landen et sa famille appartiennent au plateau wallon de la Hesbaye; sa fille Begge donne le jour à Pepin d'Herstal dans le manoir de Chèvremont, et dès lors voilà que les descendants du célèbre maire palatin restent fixés aux bords de la Meuse; Begge meurt à Andenne, mais son fils s'attache à Herstal et à Jupille. C'est ici que naissent Charles-Martel et Pepin le Bref. Ces faits établis, on comprend la formation de cette glorieuse cité de Liège, autour de laquelle se succédèrent ces illustres naissances et dont l'origine est si étroitement liée aux gestes mémorables qui ont porté cette famille au faite de la puissance en Europe. On comprend aussi toutes ces traditions carlovingiennes, ces récits féeriques qui sont restés attachés au moindre manoir, au moindre rocher, à la moindre pierre que le voyageur curieux rencontre en parcourant le territoire compris entre Landen, Maestricht, Aix-la-Chapelle, Stavelot, Theux et Andenne. Ces traditions sont les efflorescences poétiques de l'histoire; et les trouvères du moyen-âge le savaient si bien, qu'ils n'ont pu placer ailleurs les aventures de l'enchanteur Maugis, des quatre fils Aymon, d'Ogier le Danois et de tant d'autres héros dont les prouesses remplissent l'épopée de Charlemagne. Le pentagone où elles se déroulent, nous sommes en droit de l'appeler pentagone Carlovingien; et si tous les témoignages de l'histoire prouvent l'origine belge des rois francs de la deuxième race, ils prouvent aussi que la plupart des chefs de cette famille célèbre appartiennent à un terrain plus circonscrit situé aux bords de la Meuse, que nous désignerons plus particulièrement par son nom primitif d'ÉBURONIE, ce nom si cher à nos contrées parce qu'il évoque de grands souvenirs. Nous rappellerons ici en quelques mots, ce que chacun sait du reste, que les Eburons formaient une petite nation, un clan belliqueux, presque sauvage, vivant dans la forêt des Ardennes, que Jules César, à son arrivée dans cette partie des Gaules, trouva prêt â lui disputer pied-à-pied le territoire national, le sol natal. Ces populations viriles avaient pour chef Cativolke et Ambiorix; ceux-ci attirèrent dans un piège deux légions romaines commandées par Sabinus et Cotta, qui avaient pris leurs quartiers d'hiver à ATTUATUCA, depuis Tongres, forteresse de l'Eburonie, et les ayant taillées en pièces, encoururent le ressentiment de César, lequel dans sa colère, ordonna de passer au fil de l'épée jusqu'au dernier des habitants. Ceux-ci abandonnés par les clans voisins, réduits à leurs propres forces, se retiraient dans les profondeurs des forêts et soutinrent une lutte meurtrière avec les légions romaines. Dans ces combats inégaux Cativolke, déjà avancé en âge, n'avait pas tardé à succomber et à payer son tribut à la nature. Mais Ambiorix continuait cette lutte sanglante, car il ne voulut pas s'éloigner de son pays. Sans alliés, suivi seulement de ses guerriers fidèles, il se retirait dans les forêts profondes et les grottes des Ardennes, résistait héroïquement et faisait chèrement payer la vie des siens aux Romains.

Les Éburons ne furent pas seulement abandonnés de leurs voisins, mais ils furent encore trahis par eux. Les Sicambres eux-mêmes, A l'appel de César, passèrent le Rhin pour se joindre aux pillards et aux incendiaires que le Romain, dans son ressentiment implacable, avait appelés de toutes les parties de la Gaule. Les dévastateurs ne se retirèrent que teints de sang et chargés des dépouilles de la malheureuse population; l'Eburonie n'était plus qu'un désert, ou plutôt n'existait plus. Les imprécations de César n'avaient pas été vaines. Il avait juré d'anéantir cette race vaillante, mais insoumise, de l'effacer du monde, d'en supprimer le nom. Nous le voyons en effet plus tard, former deux légions des restes de ce peuple héroïque, - car évidemment toute la race n'avait pas péri, - mais elles s'appelèrent légions Tongroises. C'est sous ce nom qu'elles figurent dans l'histoire des armées romaines portant pour enseigne les emblèmes de la capitale de l'Eburonie.

Pour Ambiorix, il survécut au désastre de sa patrie. Sans s'éloigner de la terre natale, il se retira dans le nord des Ardennes avec le reste de ses guerriers, côtoyant les rives de la Meuse jusqu'à sa jonction avec l'Escaut (142), ces deux fleuves mêlant leurs eaux dans les environs de Berg-op-Zoom, pour se jeter dans la mer près de l'île de Tholen. César y poursuivit les fugitifs à la tête de trois de ses légions, mais il échoua dans ses efforts désespérés pour atteindre et saisir le roi, quoiqu'on l'eût aperçu accompagné de quatre cavaliers seulement. Le plus glorieux de ses trophées lui échappait; l'illustre barbare n'ira point, enchaîné, orner le char triomphal de César sur le chemin du Capitole, au bruit outrageant des clameurs de la foule L'Éburonie n'en était pas moins vaincue malgré l'héroïsme de ses habitants, dont les siècles garderont un éternel souvenir, grâce au témoignage même du grand capitaine leur ennemi. Il est vrai qu'ils eurent le tort d'avoir attiré clans un piège les deux légions romaines, mais une race entière qui remplissait le plus sacré des devoirs, devait-elle être condamnée à disparaître du monde pour la faute d'un chef auquel le droit des gens n'était point familier? On conjecture que les débris de la population se retirèrent, en grande partie, dans les marais et sur les ilots de la Zélande en attendant de meilleurs jours. Selon une tradition populaire, ils furent les premiers colons des îles nombreuses du littoral batave; comme plus tard les habitants de la haute Italie, fuyant devant Attila, fondèrent dans les lagunes, Venise, la reine de l'Adriatique. Tant il est vrai que souvent la gloire et la grandeur des nations sont nées de leurs infortunes, le malheur même excitant et développant le génie et l'énergie des populations.

C'est ainsi que procédaient ces civilisateurs du monde, exterminant des populations entières, coupables du crime de savoir faire le sacrifice de leurs vies pour défendre le toit paternel. Mais les destinées d'une nation appartiennent à Dieu et non point à un conquérant féroce. Le sol fécondé par un sang aussi généreux produira un jour d'autres guerriers pour venger les vertus et les sacrifices patriotiques de leurs ancêtres.

C'est l'Eburonie, cette terre sacrée, qui fut la patrie, le genitale solum de la famille des Pepin.

Avant de terminer ce troisième chapitre, nous avons encore à reprendre notre narration et à commenter certains faits, certaines circonstances servant à expliquer les évènements instructifs pour nous, qui ont marqué l'entrée dans la carrière du jeune maire de Neustrie. Ils compléteront l'histoire de cette partie de la vie intime de Pepin le Bref, si soigneusement dissimulée dans les écrits contemporains. Remontons à l'époque à laquelle, quittant inopinément les domaines paternels, il a passé de l'état de jeune leude presque tout occupé de ses plaisirs, au rôle infiniment sérieux de maire du palais de Neustrie. On sait qu'il fixa alors sa résidence à Saint-Denis et à Paris, ou il tint une cour brillante, et nous avons mentionné que, peu de temps après son arrivée, il y épousa la fille d'un comte Gérin ou Gerbert de Malvoisin, laquelle mourut après quelques mois, sans lui donner d'héritier. Nous avons dit aussi qu'il eut à cette même époque d'une concubine, d'une suivante, deux fils que les légendes, toutes d'accord entre elles, nomment Rainfroy et Heudry, de même qu'elles désignent leur mère par le nom de la Serve, qu'il épousa bientôt elle-même en secondes noces, soit pour légitimer ses fils, soit pour toute autre cause. Ici nous devons faire remarquer combien nous sommes d'accord avec l'ensemble des documents considérables que nous avons signalés et produits, c'est-à-dire avec les textes mêmes des conciles de Verberies, de Kiersy-sur-Oise et de Compiègne. Dans le premier, l'assemblée proclame d'abord la légitimité d'une ALIAM-UXOREM, fait grave et sans précédents, sans doute, mais qui demeure acquis à l'appui de notre thèse. Les pères de l'Église réunis par Pepin et presidés par lui reconnaissent à Berte, la vraie Berte, les droits d'épouse légitime que le maire du palais de Neustrie lui avait conférés par mariage en 749; mariage contracté du vivant même de la Serve, tandis que cette dernière tombe sous l'application des textes du Synode de Kiersy-sur-Oise auquel le Pape Étienne assistait en personne. Ici l'assemblée revenant en partie sur sa décision un peu trop libre prise à Verberies, établit une distinction entre une Aliam-uxorem, un second mariage, et le concubinage; cette nouvelle disposition, en rendant la liberté à Pepin, vise la Serve, la fausse Berte qui se trouvait elle-même en puissance de mari lorsque ce dernier à son arrivée en Neustrie en eut deux fils et l'épousa bientôt après, ainsi qu'il ressort d'un document capital, dont nous allons produire le texte, c'est-à-dire des paroles mêmes que le Saint-Père prononça au synode. Après avoir été interrogé sur ce cas par les pères de l'Église, il répondit:

...... « si quis (qui) in aliena patria ancillam duxerit in consortium, postea in propriam reversus ingenuam acceperit; et iterum contigerit, ut ad ipsam qua in antea fuerat patriam revertatur, et illa ancilla, quam primus habuit, alii viro sociata fuerat; hic talis potest aliam accipere, tamen non illa vivente ingenua, quam in patria propria habuit - SIRMONDI, concilia Galliae, tom. II, ad. ann. 753, tituI. III. (143) »

Donc:

« Si un homme en pays étranger, y épouse une serve, et qu'ensuite de retour dans sa patrie, il y prend une femme de condition libre; et puis qu'il arrive que se retrouvant de nouveau en ce pays étranger, il vient à sa connaissance que cette même serve (ancilla) qu'il a eue d'abord pour femme avait été primitivement mariée, ce même homme (144) redevient libre et peut se remarier, mais non du vivant de la femme libre qu'il avait épousée dans sa propre patrie. »

Il nous importe de prendre bonne note des paroles solennelles que le Pape Étienne II prononça dans cette haute assemblée, disons mieux, du récit qu'y fit le Saint-Père, de la situation dans laquelle se trouvait le Roi Pepin, son ami, dont il vient en personne réclamer l'assistance contre le Roi des Lombards.

Cet exposé du Souverain Pontife - acteur lui-même dans ces fastes historiques - devant l'assemblée de tous les leudes et dignitaires de l'empire, ces instructions qu'il donne aux évêques, ses vicaires dans les Gaules, sur ce cas exceptionnel, tout nous semble présenter de précieux renseignements pour l'histoire, en même temps qu'un tel témoignage apporte un appoint décisif à notre thèse. Il s'agissait, comme l'on sait, de régler les préliminaires du sacre par le Pape, de toute la famille Royale, d'assurer l'héritage de l'empire aux deux fils de Pepin et de Berte, à Charles (Charlemagne) et à Carloman.

Quels témoignages plus respectables pourrions-nous présenter à nos lecteurs pour établir la valeur des données historiques que nous préconisons? Nous en appelons, avec la plus entière confiance, aux hommes consciencieux de toutes les nations, aux historiens impartiaux qui ne demandent pas mieux que de sonder un mystère lorsqu'il s'agit, avant toute chose, de faire briller la vérité, soit pour l'instruction des peuples, et ne fût-ce même, que par respect pour le genre humain.

De l'ensemble de ces documents, irrécusables à tous les titres, il ressort incontestablement que le roi des Francs était en possession de deux femmes plus ou moins légitimes, dont l'une était l'Ardennaise, mère de Charles, la vraie Berte enfin, et l'autre la Serve, la fausse Berte; celle-ci est condamnée pour concubinage par le Saint-Père en personne et ses fils seront exclus de l'héritage paternel comme enfants illégitimes, tandis que la blonde fille des Ardennes, dont nous nous sommes occupé jadis, l'humble habitante du hameau de la Préalle, désormais dûment légitimée, va enfin partager les hautes destinées du jeune chasseur des bords de la Meuse. Le Souverain Pontife peut alors accomplir l'acte solennel de l'onction royale à ces anciens époux devant la loi de la nature, déjà alors roi et reine des Francs, et proclamer en même temps leurs deux fils, rois, c'est-à-dire leur assurer l'héritage de Pepin. Tels ils avaient été reconnus par les représentants de la nation d'abord, tels ils le sont par le Saint-Père lui-même, par les lois divines et humaines.

On admettra sans peine que ces actes extraordinaires des pères de l'Église eussent apporté une grande perturbation dans les croyances populaires et que les moeurs en eussent éprouvé un grand relâchement, au point que des hommes graves s'en étant émus, provoquèrent des mesures efficaces pour mettre un terme à cet état de choses trop prompt à se généraliser, et une dernière assemblée, le concile de Compiègne, qui eut lieu en l'année 757, quatre ans après la reconnaissance d'une Aliam-uxorem au concile de Verberies, mit un terme à cet hétérodoxie de l'auguste assemblée, dominée qu'elle avait été par l'ascendant irrésistible du maire de Neustrie, et rétablit dans la société l'ordre et la discipline un instant compromis par un peu trop d'abandon chez les pères de l'Église. On se hâta donc de réunir une assemblée nouvelle en 757. On y condamna sans retour la maxime de l'Aliam-uxorem, on adopta des dispositions qui firent disparaître le neuvième canon du concile de Verberies et les choses rentrèrent dans leur état primitif, et orthodoxe.

Voici le texte complet du XVIIIe canon du concile de Compiègne, qui résume et clôture les discussions de ces assemblées:

XVIIIe canon. Qui propter inimicitias in aliam regionem dimissa uxore fugit, aliam non ducat.

« Si qui propter fecidam (sic) fugiunt in aliam patriam, et dimittunt uxores suas, nec illi viri, nec illae feminae accipiant Conjugem (145)..

« Georgius consensit. »

Les grandes émotions, en même temps que les changements extraordinaires de position, n'avaient pas fait défaut, comme on le voit, au fils puiné de Charles-Martel. Immédiatement après son installation en Neustrie, la guerre des Lombards qu'il fit avec autant de bonheur que de gloire, lui avait mérité avec raison une réputation militaire. Il y avait mis à profit les leçons du guerrier expérimenté que son père lui avait donné pour protecteur, pour guide; et ses succès dans les expéditions incessantes qui avaient marqué la première partie de son administration, on plutôt de son règne, augmentèrent son prestige et affermirent son pouvoir. D'autre part les soins incessants que l'organisation de ses états et celle de ses armées lui avaient demandés, avaient absorbé son existence entière; tout enfin avait concouru à donner des ailes aux années que Pepin avait passées dans sa nouvelle résidence. Dix ans s'étaient écoulés depuis qu'il avait quitté les bords de la Meuse, les domaines paternels où s'était écoulée sa jeunesse, où il avait reçu ces premières impressions de la vie dont, comme on sait, le souvenir ne s'efface jamais.

On n'aura pas de peine â admettre que la demeure royale de Neustrie eut offert à Pépin toutes les jouissances qu'un jeune prince régnant, avide de gloire et de grandeurs, pouvait ambitionner, et cela au sortir d'une existence tranquille et patriarcale, telle que celle qu'il avait menée dans les domaines des Ardennes, dans ces sites sauvages et abruptes qui avaient tant de charmes pour lui, et quoique Pépin n'eut pas été insensible aux séductions de la ville de Paris, pour laquelle il conserva toujours la plus vive affection, malgré les brillantes compensations que sa nouvelle patrie lui avait prodiguées, le jeune prince ostrasien n'avait pas oublié sa patrie première. Au milieu de ses royales occupations le souvenir de sa vie passée lui revenait incessamment à l'esprit. Pour être complètement heureux il ne manquait au jeune chasseur, déjà puissant et illustre, que de revoir les bords de la Meuse, de se livrer encore à ses plaisirs favoris dans cette forêt des Ardennes, la plus grande et la plus giboyeuse des Gaules (146), où il avait poursuivi les fauves, et surtout l'aurochs ou le taureau sauvage, avec une ardeur passionnée. Ces exercices dans lesquels il excellait, avaient développé chez lui la puissance musculaire et l'agilité corporelle à un point tel que se trouvant un jour à Ferrière (147), où il avait fait donner le spectacle du combat d'un lion contre un de ces taureaux sauvages, et le roi des animaux paraissant avoir bon marché de son adversaire, il donna l'ordre à ses gens de séparer les combattants. Alors, comme personne ne se présentait pour l'exécuter, dans le moment où ces animaux étaient le plus acharnés l'un contre l'autre, Pepin d'un saut franchit la clôture de l'arène et allant droit au lion, lui plonge son épée dans le flanc. Il en fait autant au taureau et les laisse l'un et l'autre étendus sans vie à ses pieds, au grand ébahissement de ses courtisans et de la foule, peu au fait de cette impétuosité ostrasienne. Peut-être la férocité de ces terribles hôtes de forêts avait-elle été paralysée par tant d'audace et de sang-froid?

Il mit ainsi fin an combat à lui seul; dès lors le surnom de le bref cessa d'être une ironie.

Ce n'étaient pas seulement ces puissantes émotions dont le charme dominait toujours le maire du palais de Neustrie. Il avait conservé de son pays natal un autre souvenir, dont la douce impression lui était restée plus vive et peut-être plus chère encore.

Par suite du partage des états de Charles-Martel, les châteaux et les domaines carlovingiens des Ardennes étaient occupés par le maire d'Ostrasie à qui ils avaient été dévolus. Carloman avait peu de penchant, on le sait, pour la vie et les plaisirs du siècle; en revanche, il avait une inclination irrésistible pour la vie du cloître. Il habitait ordinairement le palais de Liège, que Charles-Martel avait fait construire avec un grand luxe. Il s'y plaisait à pratiquer des exercices pieux et y entendre les récits des miracles que les pieux Cénobites lui faisaient en retour de la protection et des bénéfices dont il les gratifiait. On sait aussi que c'est principalement à lui que le pays de Liège est redevable de l'institution des nombreux monastères dont il était déjà peuplé alors. S'il faisait des excursions dans les forêts, c'était pour y jouir de ses relations favorites avec les hôtes des nombreuses abbayes dont il avait favorisé la création dans des sites pittoresques et choisis des Ardennes. Il allait y puiser des instructions pour s'adonner un jour entièrement lui-même à la vie contemplative sans doute. En effet, par une résolution imprévue, il part tout-à-coup pour Rome en 747. La remise qu'il fit à son frère des états et des domaines paternels hâta le retour de Pepin dans son pays natal. II vint célébrer les fêtes de Pâques à Jupille (148) l'année même où Carloman abandonna le gouvernement de l'Ostrasie pour aller revêtir la bure au monastère du mont Cassin, où nous le verrons bientôt donner des preuves réitérées de la versatilité de son esprit et de l'inconsistance de ses actes. Rentré ainsi en possession des châteaux et des domaines de ses ancêtres, le maire palatin de Neustrie prit la résolulution d'y faire exécuter de grands travaux, d'augmenter considérablement le palais de même que l'église d'Herstal. Cette résidence n'était auparavant qu'une succursale du palais de Jupille, dont elle avait été primitivement une dépendance. Là se trouvaient les étables des haras, - ainsi que l'indique son nom germanique. - Toutefois il devait s'y trouver aussi un pavillon, une demeure d'une certaine importance, puisqu'elle avait été occupée par Charles-Martel, d'où sont datées plusieurs chartes et actes de son administration. La rivière, la Meuse, séparait ces deux localités; mais un ancien pont appelé le pont de Tixhe ou de Cheratte (149) en rendait les communications presque directes. Ce pont, dont nous dirons quelques mots, devait sa construction aux armées romaines, lors des guerres de la conquête et de l'occupation des Gaules. Il avait eu principalement pour objet, la promptitude, la facilité des communications avec Cologne (colonia Agrippina), métropole de leurs colonies sur le Rhin. Les légions romaines en débouchant des Alpes venaient s'embarquer à Bâle et, descendant le fleuve avec leur matériel et leur bagage, se trouvaient en peu de jours rendues soit dans l'Éburonie, soit dans le pays des Tréviriens, car c'était â Cologne qu'aboutissaient la plupart de leurs grandes routes militaires. Depuis l'affranchissement des Gaules et la fin de la domination étrangère, ce pont devenu moins nécessaire et mal entretenu par les riverains, menaçait de s'effondrer. Il servait encore, il est vrai, de voie de communication avec le pays de Juliers, avec la Gaule germanique, ainsi que l'indique le nom de Tixhe ou pont de l'Allemagne, dont par contraction on a fait le mot de Pontisse. Bien que ce pont ait été supprimé au VIIIe siècle, ce nom subsiste encore dans quelques localités du voisinage. C'est le nom de la voie d'un vallon voisin, où passait la route traversant l'Éburonie de l'est à l'ouest; venant de Cologne et touchant Aix-la-Chapelle - Aquis granum des Romains - elle se dirigeait en ligne directe sur Tongres - Atuatuca Tongrorum - capitale de l'Éburonie (150). Cette vallée, disons-nous, a conservé jusqu'aujourd'hui le nom de voie de Pontisse. Elle se trouve sur la rive gauche du fleuve à quelques kilomètres du pont de l'Allemagne. Mais ce point de communication, dont l'intérêt était puissant pour les dominateurs des Gaules, n'offrait plus qu'un intérêt secondaire dans l'état présent des choses, tandis qu'il présentait les plus graves inconvénients pour Pepin, dont les riches domaines et les métairies avaient sur les deux rives du fleuve une importance et une étendue considérables. Ce passage ne faisait qu'attirer des bandes d'émigrants allemands dans ces parages. Ces vagabonds affamés faisaient des excursions de la rive droite à la rive gauche et venaient en maraudeurs vivre sur les propriétés du maire palatin, au grand détriment de ses fermiers et de ses métayers, qu'ils mettaient à sac. Ces enclos, comme on les désignait alors, étaient également très importants par leurs productions agricoles et en nombre considérable Ils avaient été créés, soit par les ancêtres, soit par les héritiers de la famille des comtes d'Avroy, ces grands propriétaires terriens de la rive gauche de la Meuse, et étaient passés par Alpaïde dans la famille des Carlovingiens. Celle-ci avait ses propriétés en majeure partie situées sur la rive droite du fleuve et elles s'étendaient jusqu'à Aix-la-Chapelle. Les unes et les autres étaient dévastées par ces bandes de pillards sans qu'il y eût aucun moyen d'empêchement possible. Pépin décréta donc la démolition de ce pont; aussi bien le passage de la rivière pouvait être intercepté sans qu'il en résultât de grands inconvénients, vu qu'il existait un autre passage, une autre voie vers l'Allemagne à quinze kilomètres en aval sur la Meuse à Trajectum ad Mosam, - d'où est dérivé Maastricht.

Le futur roi des Francs voulait faire du palais d'Herstal une résidence royale; les graves inconvénients que nous venons de signaler rendaient ses projets presque impraticables, sinon impossibles. Voilà les raisons pour lesquelles il ordonna la suppression de ce pont, de ce passage incommode et si dommageable pour lui. Et les matériaux, les pierres de taille dont il était construit et qui abondent en amont sur les bords du fleuve, furent employés â la réédification de l'église et du palais d'Herstal. C'est cette résidence devenue célèbre sous Charlemagne, que ce monarque occupa et illustra pendant la première moitié de son règne. Il y retournait sans cesse pour célébrer les fêtes de Pâques et de Noël; c'était là qu'il venait se reposer de ses immenses travaux; c'était son home à lui, qu'il aimait parce qu'il faisait partie de la localité même où le grand homme avait vu le jour et où s'étaient écoulées les années de son jeune âge. Ce sont ces riches domaines de ses aïeux que le maire de Neustrie vint revoir après une longue absence, en compagnie de sa famille, c'est-à-dire de sa femme la Serve et de ses fils Rainfroy et Heudry, ces deux princes nés clans un des palais de la capitale de Neustrie, dont on retrouve les noms dans presque toutes les innombrables légendes du moyen-âge, et qui figurent dans presque tous les romans de la chevalerie française; mais dont les droits au trône vont bientôt être annulés par la parole d'Étienne II, desquelles nous avons produit le texte tel qu'il fut énoncé au synode de Kiersy-sur-Oise.

De retour à Jupille, Pepin le Bref ne tarda pas à s'enquérir des êtres qu'il avait laissés en ces lieux lors de son brusque départ pour ses nouveaux états, et le fils de Berte, de la vraie Berte, ne fut pas le dernier qui fut mandé au palais. Il était, nous disent encore toutes les légendes anciennes, de l'âge des fils de la Serve, de la fausse Berte; ils pouvaient avoir tous les trois dix à douze ans. Charles, pauvre enfant inconnu jusqu'alors, excepté au hameau, où il était aimé de tous les habitants, ne tarda pas à conquérir le coeur paternel de même que l'amour des gens du château par sa bonne mine et ses grâces enfantines, au point que Pepin se décida à révéler à ses leudes le secret de la naissance du fils de Berte, et qu'il résolut de faire élever et instruire le jeune Charles avec les princes, ses autres fils. Mais on comprendra les tiraillements qui se produisirent immédiatement entre les deux familles et les dissentiments domestiques qui en furent la conséquence et amenèrent bientôt la séparation des époux ainsi que l'éloignement de la mère des deux autres fils, alors encore considérés comme légitimes. La femme du maire de Neustrie se retira au château de Kaiserwerde (151), sur le Rhin, en compagnie de deux leudes, dont un évêque, qui lui étaient encore dévoués. Mais les deux jeunes princes neustriens restèrent à la cour de Pepin, ou ils continuèrent une guerre incessante à leur nouveau condisciple, auquel les reproches sur sa naissance, prodigués sans relâche, étaient excessivement sensibles. Pepin, pour y mettre un terme, plaça le jeune Charles sous la protection de deux seigneurs de sa suite; et la nature vigoureuse du jeune élève lui fit bientôt récupérer l'ascendant auquel avait droit sa supériorité naturelle. Cependant les déboires du fils de Berte ne cessèrent pas plus que les insultes de ses frères consanguins, qui raillaient sans pitié l'infériorité de sa condition, provocateurs eux-mêmes et encouragés dans ces hostilités par leur mère. Ces luttes furent longues et ne prirent fin, selon tant de documents de toute nature du moyen-âge, qu'à l'avènement de Charles au trône.

L'admission au palais de Jupille du jeune fils de Berte, le vif attachement que son père conçut pour cet enfant si largement doué par la nature et qui pourrait dignement le remplacer un jour sur le trône, joint aux sympathies générales qu'il s'y était conciliées ne tardèrent pas à ramener Pepin vers sa mère. Celle-ci était restée au hameau, élevant son fils dans l'amour de son père et des habitants, dont il était l'idole. La fidèle Berte, en attendant le retour du jeune et volage chasseur, filait la laine dont elle avait besoin pour ses travaux en tapisserie, dans lesquels toutes les légendes s'accordent à la faire exceller. La Pénélope liégeoise (152) partageait son temps entre les soins maternels donnés à son Télémaque et des travaux manuels qui lui laissaient le loisir de penser aux deux êtres qui lui étaient chers, de rêver au bonheur de revoir son Ulysse qu'elle n'avait pas perdu l'espérance de retrouver un jour, malgré son élévation inattendue. En effet Pepin rendra bientôt à la mère de Charlot la place la plus large dans ses affections. Il la fera venir à la cour de Neustrie, lui fera obtenir tous les droits de femme légitime, pour la faire couronner ensuite reine des Francs. Mais aussi Berte était une femme maîtresse et insinuante, s'il faut en croire encore les légendes et même les annalistes du moyen-âge. Elle voudra être à la hauteur du rôle auquel les destinées l'ont appelée, elle agira peut être même avec trop de zèle, ainsi que nous le verrons bientôt.

Nous avons dit plus haut comment les deux fils de la Serve furent déclarés inhabiles à succéder à leur père, comment ils furent dépossédés de tous leurs droits par la parole même du Saint-Père, au synode de Kiersy-sur-Oise. Ce fut par suite de la découverte, qui avait eu lieu dans les entrefaites, de la nullité du mariage de leur mère, laquelle se trouvait déjà en puissance de mari lorsque Pepin se décida à l'épouser. Ces faits appuyés par des documents aussi considérables que ceux que nous avons produits et analysés, peindront, nous a-t-il semblé, les moeurs de l'époque avec plus de force que les dissertations et les commentaires des écrivains à ce sujet et que nous eussions pu imiter sur ces révélations.

Quand on feuillette les documents du moyen-âge, on est frappé de la multiplicité des femmes que les rois francs avaient dans leurs palais en même temps que leurs compagnes. C'étaient des concubines, des esclaves (ancillae) qu'ils changeaient et répudiaient à leur gré. Les rois mérovingiens surtout. C'était là du reste, un fait propre aux moeurs des chefs germaniques (153). Les rois de la seconde race ne furent pas exempts de ces faiblesses, même après qu'ils eurent accepté le christianisme. Les missionnaires avaient beau prêcher le principe de la monogamie, ni les descendants de Merowig ni les ancêtres de Charlemagne, n'avaient respecté cette règle d'ordre social et domestique (154).

Nous répéterons que nous avons cherché et poursuivi la vérité à travers un dédale historique inextricable et nous ne faillirons point dans la peinture que nous avons entreprise de la vie intime de Pepin le Bref, quelque éloignés que nous soyons des traditions reçues, des traditions des annalistes monastiques et autres des VIIIe et IXe siècles. Mais il s'agit d'être ou de ne pas être, et pour cela il a fallu dévoiler la vérité et la faire apparaître sans fard. Aussi bien tous les historiens sont d'accord à ce sujet. Les ancêtres du maire de Neustrie - si nous en exceptons Pepin de Landen - ne se sont guère montrés scrupuleux observateurs des lois du mariage, et Charlemagne, lui aussi, saura faire prévaloir ses propres convenances sur toute autre considération.

Nous étions donc intimement résolu à ne rien épargner pour pénétrer par des investigations incessantes et approfondies, dans les moindres circonstances de la vie intime de famille de Pepin le Bref, parce que c'était là que nous devions trouver le secret de la naissance de son fils Charles, c'était là, comme nous allons le prouver dans notre dernier travail, que résidait l'éternel mystère qui plane sur le lieu où le grand empereur vit le jour.

Il n'est guère nécessaire de faire observer que, par nos investigations rigoureuses dans leur vie privée, nous n'avons pu avoir l'intention de ternir la gloire des membres de cette famille illustre, qui ont rendu de si grands services à la société moderne, à l'Europe entière lors de sa transformation au moyen-âge, qui ont préparé la venue de Charlemagne et ainsi contribué à faire de l'Ostrasie et particulièrement de la Belgique, le siège de l'empire d'Occident; ils étaient de leur siècle. Nous aurons à citer aussi à notre barre un homme considérable, l'historien contemporain auteur principal de cet imbroglio historique. Celui-ci n'a agi que sous les influences les plus hautes, sans nul doute, et son rôle s'explique et s'excuse en vertu de ces motifs.

Nous ne serons pas d'ailleurs les premiers à signaler l'étrangeté des assertions d'Eginard; ils ont entraîné sciemment les écrivains postérieurs dans une ornière, dans une impasse n'ayant pas d'issue possible. Ce personnage nous offrira d'ailleurs une silhouette instructive telle que l'histoire n'en a pas présenté de semblable, lui aussi nous peindra son époque.



(1) PAUL DIACON,, lib. VI, cap. 23.

(2) FREDEGAR., Chronic., cap. 84. Cf. Cap. 53.

(3) Vita S. Bathildis, cap. 2 et 3, ap. MABILLON, Act. SS. Benedicti Ord., Seculi II, p. 778.

(4) FREDEGAR., Gontinuat., cap. 102.

(5) Vita S. Bathildis, cap. 4 et 5. MABILLON, lib. laud., p. 778 et 779.

(6) FREDEGAR., continuat., cap. 93.

(7) Vita S. Leodegar. prima, cap. 5, ap. MABILLON, (W. taud., pag. 683; Vita S. Praeject., cap. 12. Ibid., p. 644.

(8) Vita S. Leodegar. prima, cap. 2, ap. MABILLON, lib. laud., p. 681 et 682.

(9) Vita S. Bathildis, cap. 10, ap. MABILLON, lib. laud., pag. 789.

(10) FREDEGAR., Continuat., cap. 94.

(11) Vita S. Leodegar. prim., cap. 4, et secunda, cap. 4, ap. MABILLON, lib. laud., p. 685.

(12) FREDEGAR., Continuat., cap. 95, Vita S. Leodegar prim. cap. 7, ap. MABILLON, lib, laud., p. 685.

(13) FREDEGAR., Continuat., cap. 96.

(14) Vita S. Leodegar., cap. 8, up. MABILLON, lib. laud., p. 686.

(15) Vila S. Wilfridi , ap. MABILLON, Act. SS. ordin. S. Benedicti, seculi IV.

(16) FREDEGAR. Continual, second, cap. 97.

(17) Vita S. Beggae, cap. 3 et 4, ap. GESCHIERE, Act. SS. Belgii, tom. V p. 113 et sqq.

(18) Aucune source ne nous indique l'époque précise de la naissance de Pepin d'Herstal. Mais nous avons cru pouvoir nous rallier aux judicieux calculs de l'abbé Ghesquiere et rapporter, avec lui, la naissance de ce grand homme à l'année 643. Cf. Vita S. Beggae, commentat. praev. § 33, acta SS. Belgii, tom. V, p. 86.

(19) Annal. metens. ap. PERTZ, lib. laud., tom, I, PAUL DIACON., lib. VI, cap. 37.

(20) Annal. metens. ap. PERTZ, lib. laud., tom, I.

(21) PERTZ, Geschichte der Merow. Hausmeier, p. 53 et 54.

(22) De même que Pepin, le duc martin était petit-fils de Saint Arnould mais il en descendait par Clodulf qui, entré dans les ordres après un mariage dont sortirent plusieurs enfants, succéda à son père sur le siège épiscopal de Metz. Voir WILLELMUS MALMESBURY, De regibus Anglor.. lib. I, cap. 3.

(23) FREDEGAR., Continuat. second, cap. 100 ; Annal, metens., ap. PERTZ, Monum. Gesta regum Francor, cap. 48, ap. FISCHER , Gorpus hist. Francor. tom. I.

(24) Charta quâ Drogo, dux Burgundiae et Aquitanie, donat ecclesiae sancti Arnulphi quidquid habet in villa de Mariolis (ann. 691). V. Patrologiae cursus completus, édit, de Migne (Paris, 1850), tom, 88, col. 1221. C'est toujours d'après cette collection que nous indiquerons les chartes dont nous aurons à invoquer l'autorité.

(25) Voyez les chartes reproduites dans l'ouvrage précité, col. 1222, 1249 et 1553.

(26) Ordinairement la cour de justice de nos rois siégeait à l'entrée du palais, même dans la cour, quand le temps le permettait, pour que l'audience contint plus de monde. BRESQUIGNY, Mémoires de littérature, tom. 30, P. 590. De là le nom de li cour resté encore aujourd'hui à la vaste plaine ou place publique à laquelle aboutissait le palais d'Herstal. Elle doit indubitablement son nom au rétablissement des plaids généraux par Pépin d'Herstal.

(27) PERTZ, Geschicht. der Merowingischen Hausmeïer, p. 37 et suiv.

(28) Annales metens. ad ann. ap. PERTZ, Monument. tom. I.

(29) FREDEGAR., Cont. secund. cap. 102.

(30) Ancien Batavodurum de Tacite (Histor. lib II, cap. 20). Cette ville est mentionnée encore comme cité de commerce dans les annales de Fulde, ad. ann. 837.

(31) FREDEGAR., Cont. secuond, cap. 104 Libellus de Major. domus, ap. DOM. BOUQUET, tom. II, p. 700.

(32) Annal. Filian,. ap - PERTZ, Monumenta; Annal. Metens, ibid annal. Petavian? Annal. Nazar. Chronic. oren., ibid

(33) La forêt des Ardennes, qui à cette époque s'étendait jusque sous les murs de Tongres et de Visé et au milieu de laquelle se trouvaient tous les domaines des Carlovingiens des bords de la Meuse, de la Vesdre et de l'Emblève,

(34) Uue tradition populaire cite le château d'Oupeye en vue de Jupille, sur les bords de la Meuse, comme ayant été la résidence d'Alpaide.

(35) GODESCALE, Vit. S. Lamberti, cap. 7, ap. CHAPEAVILL., tom. I, p. 335.

(36) FREDEGARS , Con. secund., cap. 103. L'écrivain ostrasien avance que Pepin avait répudié Plectrude et qu'il avait épousé légitimement Alpaïde. Mais ce fait est controuvé, comme on le verra par tout ce qui va suivre.

(37) HARIGER, Vita S. Monulphi, cap. 33, add, de Gille d'Orval, ap. CHAPEAVILL., tom. I, p. 59.

(38) ANSELM., Vita S. Lamberti, Cap. 14. ap. CHAPEAVILL., tom, I, p. 397.

(39) GODSCALE, Vita S. Lamberti, cap. 7, ap. CHAPEAVILL., tom. 1, p. 335. Nicolaus Stephanus, Renerus, tom. I, Chapeavill.

(40) NICOL. cap. 16, ap. CHAPEAVILL., tom. I, p. 400 et sqq.

(41) ANSELM., cap. II; GODESCAL., cap. 8; NICOL. cap. 17, et 17 ap. CHAPEAViLL., tom. I, p. 119 et sqq., 373 et sqq., 42 et sqq.

(42) ANSELM., cap. II ; NICOL,., cap. 18 ; GODESCALE, cap. 10, ap. CHAPEAVILL., tom. 1, p. 120, 342 et 408.

(43) MABILLON, Annal. Benedictin., lib. XIX, cap. 2, tom. II, p. 2.

(44) Ibid, tom. I, p. 610. -

(45) V. MABILLON, Annal. Benedict., tom. Il, p. 16 et LECOINTE, AnnaL, tom. IV, p. 436.

(46) Les pèlerinages que, sous les actes de la vie de Saint Wiro, Pepin avait coutume de faire à I'Odilieuberg, et dont nous avons déjà fait mention, ne se rattacheraient-ils pas au meurtre de Saint Lambert? Cf. Vita S. Wironis, ap. BOLLAND. Maii, tom. II, p. 316 et sqq.

(47) Sigebert de Cembloux, dans sa chronologie, indique pour cette trans lation l'année 710. Mais nous n'acceptons pas cette date, la translation ayant eu lieu la douzième année de l'épiscopat de Saint Hubert, qui fut ordonné à Rome l'année même de la mort de son prédécesseur. Cf. ANSELME, Vita S. Lamberti, cap. 21 et 22, addit. de Gilles d'Orval, ap. CHAPEAVILL., tom. I, p. 129 et sqq.

(48) FREDEGAR., Cont.secund., cap. 103.

(49) ALCUIN. Vita S. Willibrordi in Opp. édit, de Froben.

(50) MARCELLIN, Vita S. Swiberti, cap. 25, ap. SURIUM,, tom. 2.

(51) Les noms de ces petits.fils de Pepin d'Herstal mentionnés dans les Gesta Francorum et ailleurs, sont signalés par une suite de chartes reproduites dans la Nova Gallia christiana, tom. XIII. Quelques-uns de ces actes ont été reconnus frauduleux quant aux donations auxquelles ils se rapportent, mais les personnages qu'ils mentionnent sont historiques.

(52) Annal. Metens. ap. PERTZ.

(53) FREDEGAR., cont, secund. cap. 105.

(54) Id. Cap. 106.

(55) FREDEGAR., cont. secund., cap. 106; Annal. Metens. ap. PERTZ, Monumenta, tom. I.

(56)) FREDEGAR., cont, sec., cap. 106 et 107; PAUL DIACON. lib.VI, cal). 41; Annal. metens, ap. PERTZ.

(57) FREDEGAR., cont. second,, cap. 107 ; Chronic. Moissac, ap. DOM BOUQUET, tom. II; Annal. Franror. ap. MARTENE et DURAND, coll. Vet. Script, tom. V.

(58) FREDEGAR., cant. sec, cap. 107 ; Annal. Francor. ap. MARTÈNE et DURAND, tom. V; Annal. Nazarian. ap. PERTZ, tom. I; Annal, met.

ibid.; PAUL DIACON. lib, VI, cap. 31. 1B.

(59) FREDEGAR., cant, sec,, cap. 107.

(60) Anal. Nazarian. ad ann. 722 et 723, ap. PERTZ, tom. I.

(61) FREDEGAR., cant. sec., cap. 107; Annal. met, ad ann. 723 ap. PERTZ, t. I.

(62) ID. Cap. 108.

(63) Annal. Tilian. ad ann. 728, ap. PERTZ, t. I.

(64) Annal. Nazarian. ad ann. 730, ap. PERTZ, tom. I.

(65) FREDEGAR., cont. sec, cap. 108. PAUL DIAC0N. lib. VI, cap. 45.

(66) FREDEGAR., cont. sec., cap. 109 ; Annal. Met., Annal. Petav., Annai. Tilian. ad. ann. 733, ap. PERTZ, tom. 1.

(67) FREDEGAR., cont, sec., cap. 109; Ann. Met, ad ann. 735, ap. PERTZ, tom. 1.

(68) FREDEGAR., coot. tert., cap. 109 ; Ann. Jiet. ad ann. 735, ap. PERTZ, tom. 1.

(69) FREDEGAR., ibid.; Chronic. Moissac, ad. ana. 739, ap. PERTZ, tom. 1.

(70) FREDEGAR., ibid.; Ann. Metens. ad ann. 738, ap. PERTZ, tom. I.

(71) PAUL DIAC0N. lib. VI, cap. 52.

(72) FREDEGAR., cont. tert., cap. 110.

(73) Les domaines des bords de la Meuse, de I'Ourthe et de l'Amblève, tels que Chèvremont, Theux, Herstal, Jupille, Pepinster, Moresnet près d'Aix-la-Chapelle, étaient situés au centre de la forêt des Ardennes dont l'extrémité touchait au confluent de l'Escaut à la Meuse. C. JULIUS CESAR, de bell gallico, lib. VI, cap. XXXIII. Voir Dewez, histoive générale de la Belgique 1ère époque.

(74) La Préalle, hamau attenant et appartenant au bourg d'Hersial et éloigné environ d'un kilomètre de Jupille, dont il est séparé par la rivière la Meuse. Le ruisseau qui coule dans la vallée de la Préalle est aujourd'hui presque tari par suite de l'établissement de houillères en amont, lesquelles en absorbent les sources.

(75) Le savant Paulin PARIS, dont l'autorité est incontestable en cette matière, affirme pertinemment qu'il n'y eut pas de comte de Laon.

(76) Carloman, né en 751, avait deux ans lorsque le Pape passa les Alpes en 753, tandis que Charles, que Pepin envoya à la rencontre d'Étienne II jusqu'à Saint-Maurice dans le Valais, était dans sa dix-septième année, selon nous. MABILLON, ann. Bened., t. Il, p. 142.

(77) Chronic. virdunense.

(78) Les différents cas de ce genre sont indiqués par P. ROTH, Geschichte des Beneficialwesens, pag. 330 et suiv.

(79) Cette vulgaire et puérile légende a été successivement attachée à plusieurs personnages historiques tels qu'Ebroin, le roi Dagobert I, Charles-le-Chauve.

(80) MABILLON, Annal. Benedict., tom. II, p. 70. Vita S. Maximini, ap. DOM BOUQUET, tom. III, p. 646; Diplomat. Carol. FLAV. tom. IV, p. 699.

(81) ANSELM. Vita S. Huberti cap. 27, annot. ap. CHAPEAVILL. tom. I, p. 137 et suiv.

(82) Voir les biographies de Saint Lambert par Godescale, Etienne, Anselme, Renier, dans la collection de Chapeavill., tom. I.

(83) GODESCAL. Vita S. Lamberti, cap. 14 ap. CHAPEAVILL,, tom I, p. 348.

(84) On sait qu'elle fut la fondatrice du monastère d'Amay entre Liège et Huy et quelle fit de riches donations à l'église de Saint-Lambert. V. CHAPEAVILL., tom. I, p. 116.

(85) FREDEGAR., Cont. tert., cap. 110.

(86) C'est là, en effet, qu'il signa, le 7 septembre 741, la donation qu'il fit du domaine de Clichy à l'abbaye de Saint-Denis.

(87) FREDEGAR., Cont. tert., cap. 110. D'après les Annales Titiano-Petavianis (PERTZ, tom. I), et le Chronicon brere, Charles serait mort le 15 octobre 741.

(88) Chronicon Bernense, ap. Luc d'ARCHERY, tome I, pag. 503; Codex Carolin. epistolaris, epist. 25, ad Pippinum Regem.

(89) THEODULPHI ORLEAN, episcop. Carmin. ib. II, carm. 7, in Bibliothec. Patrum. Lugdun., tom. XIV.

(90) EINHARDI, Annal. ad ann. 773.

(91) Vita S. Hadelogae, ap. BOLLAND. Februar. tom. I.

(92) FREDEGAR., loc. cit.

(93) V. MIGNE, Patrologicae cursus completus, tom. LXXXVIII, col. 1152 et seq.

(94) Ann. Met, ad ann. 741, ap. PERTZ, tom. I; AIMOISIA, lib. IV, cap. 58; EINHARD, Annal. ad ann. 741.

(95) FREDEGAR., Cont, quart., cap. 111.

(96) Annal. Tiliani, ad ann. 742; Annal. Met, ad ann. 742, ap. PERTZ, t. I; FREDEGAR., loc. Cit.

(97) FREDEGAR., Cont. quart., cap. 112; annal. Metens. ad ann. 743, ap. PERTZ, t. I.

(98) Ann. Metens., loc. cit.

(99) FREDEGAR., Cont. quart., cap. 113; ann. Metens. ad ann. 743, ap. PERTZ, tom. I.

(100) FREDEGAR., loc. cit. ; ann. Met, ad ann. 744, ap. PERTZ, t. I; annal. Petuvian, ad ann. 744, ibid.

(101) FREDEGAR., Cont. quart., cap. 115, ann. Metens, ad ann. 745, ap. PERTZ, t. I.

(102) Annal. Nazarian. ad ann. 745, ap. PERTZ, t. 1.

(103) Ann. Nazarian, loc. cit.; Fredegar, toc. cit.

(104) FREDEGAR., loc. cit.; ann. Met, et Nazaria ad ann. 746.

(105) WALLAFRID. STRABON., de miraculis sancti galli, cap. 11; EINHARD, ann. ad ann. 745.

(106) Ann. Muscianus.; ap. LABBE, Biblioth. nova, tom. II, p. 734.

(107) ANDREVALDUS FLORIACEM., ap. Bollandus Februar. tom. III, p. 216.

(108) MABILLON, ann. Benedict. tom. II, p. 151.

(109) MARTÈNE, Amplissim. collect., tom. II, p. 19 et 20. ?

Ce sont dans le pagus du Condroz, et dans les Ardennes: les terres des communes de Ligne, Schaltein, Mosinia, Warizy, Bourseigne, Roy, Purnote, Halma, Ustine. Soinne, Wellin, Redu, Anloy, Sechery, Palizeul, et Braibant. Celles de Lethernau (Lierneux) avec ses dépendances, Bratis (Bras), Feronia (Fairon), Adania (Odeigne), et Unatia (Esneux). Voy. Patrologiae Cursus complet., tom. LXXXVIII, col. 1307 et 1310. édit. de MIGNE

(110) Ann. Metens, ad. ann. 747.

(111) « Consedit super fluvium Missahu in loco qui vocatur Skahningi. » C'est-à-dire Schoeningen sur le Meissan, dans le duché actuel de Brunswick. Cf. EINHARDI, ann. ad ann. 747, et la note de PERTZ, monum. tom. 1.

(112) Ce tribut consistait en cinq cents boeufs. Cf. GREGOR. TURON., lib. IV, cap. 14, et FREDEGAR, Chron., cap. 74.

(113) FREDEGAR., Cont. tert, cap. 117, ann. Met. ad ann. 748, ap. PERTZ, tom. I.

(114) FREDEGAR., loc. cit.; Ann. Petav., Nazariam., Metens. et Tiliani, ad ann, 749, ap. PERTZ, tom. I.

(115) FREDEGAR., Cont. quart, cap. 118; EINHARD., annal, ad ann. 748; annal. Metens. annal. Nazarian. et Laureshamen. ad ann. 752, ap. PERTZ, tom. I. DOM BOUQUET (tom. IV, p. 98) reproduit deux lettres adressées à Pepin au sujet de Grippo par Saint Boniface et par le pape Zacharie.

(116) BALUZII., Capitul. Reg. Franc., t. I, p. 145.

(117) BALUZII., Gapit. Reg. Franc., t. I, p. 150.

(118) PERTZ, Monument., tom. II.

(119) BALUZII., ibid., p. 151.

(120) Voir à ce sujet les différentes lettres du pape Zacharie à Saint Boniface, reproduites par DOM BOUQUET, tom. III, p. 666, et t. IV, p. 95, 96; 712.

(121) FREDEGAR., Cont. tert., cap. 117.

(122) FREDEGAR., Cont. tert., cap. 117 ; annal. Laurissense, ad an. 749, ap. PERTZ, Monum., tom. I, p. 136. Cf. LOEBELL, disputat. de caus. regni Franc. a Merowingis ad Carolingos translati, Bonnae, 1844.

(123) Annal. Bertintiani p. DUCHESNE, t. III ad ann. 749, Pippinus conjugem Duxit Bertradam, cognomine Bertam.

(124) Annal. Laurissens. ad ann. 750, loc. cit.; annal. Metens. et Fuldens. ad ann. 752, PERTZ, t. I, p. 331 et 346.

(125) Chronic. Fontanellens. ad ann. 752, ap. PERTZ, Monument., tom. 1

(126) FREDEGAR., Cont. quart., cap. 119; annal. Metens. ad ann. 754.

(127) SIRMONDI, Concil. Galliae.

(128) IPERII, Fragment., ap. COINTIAN, ail ann. 754, § 38.

(129) c'est la date indiquée par Mabillon (annal. Benedict., tom. II, p. 161), d'après un ancien nécrologe de Flavigny. Le bibliothécaire Anastase (vita Stephani Papae, cap. 30, in Histor. Roman. pontif. ap. MURATORI, scriptor Rer. Italicar., tom. III) marque au 17 août la mort de Carloman.

(130) ANASTASE, vita Stephani Pap, cap. 30.

(131) S. BONIFACII, Epistol. 42, in Bibliothec, P. P. Lugdun, tom. XIII.

(132) Annal. Petavian,, ap. PERTZ, tom, I.

(133) Vers 1465 et suivant de Berte aus grans piès (ADENES LI ROIS).

(134) SIRMONDI, Concilia Galliae, tom. II, ad. ann. 753.

(135) Ibid. ad ann. 754.

(136) Ibid. ad ann. 757.

(137) MABILLON, Annal. Benedict tom. II, p. 130.

(138) MABILLON, Annal. Benedict. t. II, p. 142.

(139) Codex Carolinus. Epistolar. Epist. 27.

(140) EGINARD, Annal. ad ann. 759.

(141) MABILLON, Annal. Benedict. tom. II.

(142) C. JULIUS CAESAR, de bello Gallico, lib. VI, cap. XXXIII et XXXIV.

(143) SIRMONDI, concilia Galliae, tom. II, ad. ann. 753, tituI. III.

(144) II ne peut s'agir ici que d'une très puissante personnalité.

(145) SIRMONDI, Concilia Galliae, tom. II, ad. ann. 757.

(146) C. JULIUS CAESAR, commentarii de bello Gallico.

(147) DUCHESNE, tom. II, liv. 2, chap. 32, p. 131.

(148) MABILLON, ann. Bened. tom. II, p. 130.

(149) Rerum Germanicarum scriptores, t. III, p. 35.

(150) C. JULIUS CAESAR, de bello Gallico v. PTOLEMEE. PEUTINGER. Itinéraire D'ANTONIN.

(151) Rerum Germanicarum, tom. II, p. 23.

(152) MABILLON dit que Berte était liégeoise.

(153) TACIT. German. cap. 18.

(154) Comparez: annal. Metens. ad ann. 706-712. FREDEG. Cont. Secund. cap. 101-104. Gut. reg. franc. cap. 51-52.

CHAPITRE IV

PREMIERE PARTIE.

Charlemagne, ses expéditions militaires, ses victoires, ses conquétes. - Il soumet à son sceptre la partie vitale de l'Europe, rétablit l'empire Romain et lui octroie des lois propres aux différentes races dont il se compose: Grand à la guerre, il est plus grand dans la paix. - L'histoire lui a donné le titre glorieux de civilisateur du moyen-âge.

*
* *

Il est peu de personnages dont le lieu de naissance ait été discuté autant que celui de Charlemagne. Plusieurs historiens ont placé le berceau de l'illustre empereur en Neustrie, à Paris ou dans quelque château voisin de cette ville, mais sans appuyer leur assertion d'aucune preuve. Un grand nombre d'autres l'ont placé en Allemagne: ceux­ci à Ingelheim sur le Rhin, d'après un témoignage romanesque de Godefroid de Viterbe, écrivain de la fin du XIIe siècle; ceux-là à Gross-Vargel sur l'Unstrut, d'après la fausse interprétation d'un terme employé dans un diplôme de Charlemagne lui-méme. D'autres désignent Karlsberg, en Bavière, ou Aix-la-Chapelle. Il en est même qui signalent Worms, ou Jupille sur la Meuse. En présence de cette extrême divergence d'opinions et surtout en l'absence de toute preuve réellement historique, on ne saurait se prononcer avec quelque certitude sur le lieu où Charlemagne vit le jour. On le peut d'autant moins qu'Eginhard lui-même, Eginhard qui fut l'ami et le confident du grand homme et qui certainement n'a pu manquer d'aucun moyen d'être bien positivement renseigné, garde au sujet de ce mystère le plus profond silence. Dès lors on ne peut raisonnablement regarder comme la terre natale de notre héros que la contrée où sa famille était fixée et connue depuis Pepin de Landen, et cette contrée est la Belgique actuelle.

On rapporte généralement la naissance de Charlemagne à l'an 742, d'après une indication fournie par Eginhard (Vit. Karol. cap. XXXI), bien que d'autres chronique indiquent l'an 743 et même l'an 747. Mais le jour où il vint au monde est resté incertain. C'est évidemment à tort qu'on le fixe au 28 janvier, cette date étant celle de la mort de l'empereur, cette naissance spirituelle dont l'Église fait, dans tous ses martyrologes, le commencement de la véritable existence de l'être créé. C'est peut-être aussi à tort que Mabillon (de Re diplomatic. Supplem, cap. IX) indique le 2 avril, en tirant d'un calendrier, dressé à Lorsch, au IXe siècle, une conclusion au moins hasardée. Le 26 février, donné par les Annales de Fulde, n'a pas plus un caractère de certitude que la date du 27 juillet et celle du 28 ou du 2 décembre, où certaines églises ont coutume de célébrer l'anniversaire de Charlemagne.

Mais, quels que soient le lieu, l'année et le jour où il naquit, il fut le fils aîné du roi Pepin-le-Bref et de Berte, ou Berthrade, qu'on disait fille d'un leude nommé Héribert, et désigné comme comte de Laon dans une charte octroyée par Pepin lui-même à l'abbaye de Prïum. Cependant, comme si tout devait être mystère autour du berceau de Charle­magne, l'origine mème de sa mère est entourée de ténèbres. En effet, d'après des traditions réelles, mais altérées par le temps, ou d'après des inventions qui, du reste, ne purent manquer de suppléer au silence inexplicable, si non prémédité, d'Eginhard, Berte nous apparaît, au XIIIe siècle, comme fille de roi, et elle devint, sous le nom de Berte au grand pied, l'héroïne d'une légende sur laquelle les poètes de cette époque ont tant exercé leur imagination.

L'histoire ne nous a guère transmis de renseignements sur les premières années de notre héros. Eginhard lui-même déclare qu'il ne sait pas le moindre mot sur les premières années de son maitre, et qu'il serait superflu de chercher quelque détail sur cette période de sa vie (Vita Karoli, cap. IV); déclaration qui doit d'autant plus nous surprendre que l'écrivain vivait à une époque où rien n'était plus aisé que de recueillir à ce sujet des renseignements positifs. Mais soit. Ici encore la légende est venue en aide à l'histoire. Nous lisons dans la fabuleuse chronique de Turpin (cap. 12) que Charlemagne, étant jeune encore, passa quelque temps à Tolède, où il apprit la langue sarrazine. D'autres nous le représentent comme un prodige d'intelligence et de savoir et l'ornent de toutes les qualités d'un clerc accompli. La vérité est que son instruction et son éducation ont dû se borner à ce qui constituait l'instruction des princes et des fils des leudes franks, c'est-à-dire ê savoir manier les armes, à savoir dompter un cheval et à se préparer à conduire une armée sur le champ de bataille en s'exerçant à diriger une meute à la chasse dans les forêts. Aussi bien ce fut seulement à une époque passablement avancée de sa vie qu'il fut initié par Pierre de Pise à la connaissance de la grammaire, par Alcuin à celle de la rhétorique et de la dialectique et que non-seulement il se familiarisa avec la pratique de la langue vulgaire et de la langue latine au point de pouvoir s'exprimer également bien dans l'une et dans l'autre, mais encore avec le calcul astronomique. Cependant sa main resta toujours plus ou moins rebelle à l'écriture malgré les effort qu'il ne cessa de faire jusqu'à la fin de ses jours pour acquérir quelque habileté dans cet art. Quant à la langue grecque, il la comprenait, mais il ne la parlait pas.

A peine la dépouille mortelle de leur père déposée dans les cryptes de l'abbaye de Saint-Denis, Charlemagne et son frère Carloman furent proclamés rois, l'un à Soissons, l'autre à Noyon, et chacun d'eux fut mis en possession d'une fraction du royaume paternel selon le partage que Pépin lui-même avait fait le ses États avant de mourir, ou que l'assemblée générale des leudes avait arrêté après la mort de leur chef. Ce double couronnement eut lieu le même jour, le 9 Octobre 768.

Les deux princes à peine couronnés, deux causes de guerre les sollicitent à prendre les armes. D'un côté, le pape Étienne III les appelle à intervenir dans les troubles suscités dans Rome même par les Lombards que Pepin-le­Bref a déjà frappés deux fois, mais qui ne laissent échapper aucune occasion de molester la puissance pontificale. D'un autre côté, l'insurrection de l'Aquitaine qui faisait partie du royaume de Charlemagne, demande à être vigoureusement réprimée. Charles se décide à commencer par franchir la Loire et à faire sentir une nouvelle fois aux Aquitains le poids des épées franques.

Pepin-le-Bref avait soumis les Aquitains à la monarchie des Franks, et fait ensevelir leur duc Hunold dans un couvent de l'île de Rhé. Mais, à la nouvelle de la mort du roi, Hunold s'échappe de sa prison claustrale et reparaît au milieu de l'Aquitaine qui court aussitôt aux armes. Charlemagne veut étouffer au plus vite cette révolte et, dans une entrevue qu'il a avec son frère, il sollicite celui-ci à entreprendre cette expédition en commun. Mais Carloman refuse de s'y associer, objectant que ses leudes ne veulent pas consentir à le suivre. Soit que ce refus ait été l'origine des dissentiments qui, selon tous les historiens, éclatèrent dès lors entre les deux frères, soit que d'autres motifs plus graves, comme on est autorisé à le supposer, y aient donné lieu, toujours est-il que les deux rois se séparèrent fort irrités l'un contre l'autre.

Charles entre donc seul dans l'Aquitaine et la soumet tout entière. Hunold, défait dans toutes les rencontres, est obligé de chercher un asile en Gascogne. Mais il est livré au vainqueur par son propre neveu, Lupus, qui reçoit en récompense de sa trahison le litre de duc bénéficiaire de cette marche des Pyrénées.

Ni les émotions de cette lutte acharnée, ni la satisfaction du succès obtenu n'avaient pu faire oublier à Charles le refus que son frère lui avait opposé avant l'ouverture de la campagne. Cependant la mère des deux princes s'interposa dans l'espoir d'amener entre eux une réconciliation. Y réussit-elle? Elle dut le croire. Aussi bien, après avoir eu, en 770, une entrevue avec Carloman, à Seltz, en Alsace, la voilà qui part pour Rome, à l'effet, dit Eginhard, d'intervenir également dans les affaires de l'Italie. Là, sans doute, elle informe le pape du rétablissement de la concorde entre les deux rois; car nous possédons une lettre que Étienne III leur adressa pour les féliciter de s'être réconciliés l'un avec l'autre.

Quoi qu'en ait dit Eginhard, le véritable but du voyage de Berte au delà des Alpes paraît avoir été de négocier un double mariage, celui de son fils Charles et de sa fille Gisèle, avec une fille et un fils de Didier, roi des Lombards. Ce fut à propos de cette négociation qu'Etienne III écrivit à Charles et à Carloman cette lettre violente dans laquelle il leur reprochait de vouloir s'unir à la nation lépreuse des Lombards, ajoutant que, tous deux étant déjà en possession de femme légitime, ils ne pouvaient se dégager d'un lien sacré sans se livrer à un concubinage de la pire espèce. (Codex Carolin. Epist. 45.) Malgré les remontrances du pontife, Charles passa outre. Il répudia sa femme Himiltrude bien qu'il en eut un fils, ce Pépin à qui fut donné plus tard le surnom de Bossu, et il épousa la fille de Didier que Berte elle-même venait d'amener d'Italie. Cependant il ne tarda pas à prendre en dégoût sa nouvelle épouse, et moins d'un an plus tard il la répudia à son tour, « sans qu'on sache, dit Eginhard (Vit. Carol. Cap. XVIII), Ie motif de cette résolution. » Le moine de Saint-Gall (lib. II, cap. XVII) nous apprend que le motif en était l'état de maladie de la princesse et l'incapacité où elle se trouvait de donner des enfants à son époux.

Mais une autre raison y peut aussi avoir contribué, c'est­à-dire la protection que le roi Didier avait accordée à la veuve de Carloman et à ses enfants, après que celui-ci eu expiré d'une manière aussi subite que mystérieuse à Samoucy, près de Laon, le 4 décembre 771, et que Charles se fut emparé du royaume de son frère. Car non-seulement le roi des Lombards avait accueilli à sa cour la reine veuve et sa famille, mais encore il s'occupait de solliciter du pape Adrien, successeur d'Étienne III, l'onction royale pour le fils de Carloman.

Charles eût peut-être lancé immédiatement ses armées sur la Lombardie, si la nécessité de marcher contre le Saxons n'avait, pour, le moment, détourné son attention des affaires d'Italie: commencement d'une lutte qui devait, sauf quelques interruptions assez courtes, se prolonger au delà de trente ans.

Soit que les Saxons eussent cru Charlemagne préoccupé d'asseoir son autorité dans le royaume qu'il venait d'annexer au sien, soit qu'ils eussent eu d'autres motifs pour essayer de s'affranchir du tribut que le roi Pepin leur avait imposé, ils commencèrent par assaillir les frontières franques sur toute la ligne qui traversait la Westphalie et par y exercer d'horribles déprédations.

Il importe donc avant tout de mettre un terme à ces insultes. Aussi, dans une diète, tenue à Worms en 772, Charles décide sa première expédition contre les Saxons. Ses armées s'ébranlent aussitôt, franchissent le Rhin et pénètrent dans les terres de ces peuplades fières et énergiques que Ptolémée nous montre d'abord campées dans le Holstein actuel, mais que les géographes postérieurs trouvèrent établies dans la Saxe inférieure, dans la Westphalie, et même plus encore au sud, sauf une étroite bande de territoire au nord-est du Rhin. Sous des noms différents, elles occupaient principalement la région comprise entre ce fleuve et l'Elbe. (Widukind, Rer. gest. saxonic, lib. I, cap. XIV; Poëta saxo, lib. I ad ann. 772.)

Cette première lutte ne termina rien; car elle ne détruisait aucune des causes qui l'avaient motivée et parmi lesquelles il faut considérer comme les principales l'esprit d'indépendance dont les Saxons étaient animés, et la répugnance avec laquelle ils voyaient la religion des Franks venir, jusque sur leur propre territoire, insulter â leurs croyances traditionnelles.

Cependant, cette fois, les armées des Franks s'étaient avancées jusqu'à l'extrémité de la Westphalie actuelle. Tout y avait été mis à feu et à sang. Charles s'était même emparé de la principale forteresse saxonne, appelée Eresburg et consacrée au dieu de la guerre (Eres-Mars, et burg-bourg. Cf. Graff, Althochdeutscher Sprachschatz). A quelque distance de cette ville, aujourd'hui Stadtberg sur le Diemel, entre Paderborn et Cassel, il avait aussi renversé la fameuse colonne d'Irmensul, à laquelle les Saxons rendaient un culte idolâtre et que plusieurs historiens très autorisés considèrent comme un ancien monument élevé à la mémoire du héros national Arminius, et destiné à perpétuer le souvenir de la défaite que ce guerrier fit éprouver aux légions romaines commandées par Varus. Ajoutons qu'une partie de cette colonne, composée de deux sections réunies par un cercle de bronze, fut donnée plus tard par le roi Louis le Débonnaire au monastère de Nouveau-Corbie, de crainte que les Saxons n'en fissent derechef un objet de vénération. Elle se trouve aujourd'hui dans le dôme de Hildesheim, où elle est placée devant le choeur et sert de socle à une image de la Vierge.

Après avoir mis trois jours à saccager Eresburg, Charles poussa jusqu'au Weser, où les Saxons consentirent enfin à conclure la paix et remirent douze otages au vainqueur, qui reprit aussitôt le chemin de l'Austrasie.

Pendant ce temps, les affaires de l'Italie s'étaient de plus en plus envenimées. Didier, n'ayant pu obtenir que le nouveau pape Adrien conférât l'onction royale aux fils de Carloman, se décide à prendre les armes et envahit les États pontificaux.

Il s'empare de Faventia, de Ferrare et de Comacchio, met le blocus devant Ravenne et dévaste tout le territoire environnant. L'année suivante (773) il marche même sur Rome, décidé à en faire le siège. Dans ces conjonctures, Adrien se hâta d'envoyer par mer (car la voie de terre était déjà coupée) plusieurs messagers qui débarquèrent à Marseille et de là se rendirent auprès de Charles pour implorer le secours des Franks. Ils trouvèrent le roi à Thionville, où il avait passé l'hiver, et n'eurent pas de peine à le décider à tirer l'épée.

L'ordre de se mettre en campagne fut immédiatement donné aux leudes et la ville de Genève leur fut assignée comme lieu de rendez-vous. L'armée s'y trouvant réunie, on tint un conseil où il fut décidé qu'elle serait divisée en deux corps, dont l'un, placé sous les ordres du comte Bernard, bâtard de Charles-Martel, suivrait les gorges du mont Joux, appelé depuis le mont Saint-Bernard, et déboucherait en Lombardie par la vallée de la Doire, tandis que l'autre, commandé par le roi lui-même, franchirait le mont Cenis et entrerait en Italie par le val de Suse. Une légende, recueillie dans la chronique de Novali, raconte que Didier avait fait obstruer et fortifier toutes les gorges des Alpes et que l'armée franque ne put réussir à s'y frayer un passage, aucun ravin, aucun rocher ne pouvant être enlevé qu'au prix d'un combat. Charles ne savait presque plus à quoi se résoudre, lorsqu'un ménétrier lombard paraît devant lui et demande quelle récompense lui serait donnée s'il conduisait l'armée par un défilé où elle ne rencontrerait ni une lance ni un bouclier. « Tout ce que tu voudras », répond le roi. Le jongleur tient parole. Il conduit Charles et ses leudes par une route qui a conservé, pendant tout le moyen-âge, le nom de route des Franks, via Fancorum. L'armée débouche ainsi dans les plaines occidentales de la Lombardie.

Didier est saisi d'épouvante, en voyant tout à coup apparaître sur ses derrières les lances franques auxquelles il croyait n'avoir à disputer que l'entrée du val d'Aoste. Il se hâte de monter à cheval et court s'enfermer dans Pavie, pendant que les leudes se répandent dans le pays et livrent les bourgs et les châteaux à une dévastation complète.

Dans ces entrefaites le jongleur vient réclamer le prix du service qu'il a rendu au roi.

Demande tout ce que tu voudras, lui dit Charles.

En ce cas, je monterai sur un des rochers que voilà, je sonnerai du cor, et aussi loin que le bruit sera entendu, la terre et tous les hommes qui sont dessus m'appartiendront.

Qu'il soit fait selon que tu dis, repartit le roi.

Aussitôt le ménétrier monte sur un rocher et corne de toute la force de ses poumons. Puis il descend et se met à parcourir les campagnes environnantes, demande à tous ceux qu'il rencontre s'ils ont entendu le son du cor et donne à ceux qui répondent. affirmativement une tape sur la joue en disant: C'est bien, tu es mon serf.

Telle est, selon la chronique que nous citions tout à l'heure, l'origine du vasselage des Transcornati, connus sous ce nom, pendant plusieurs siècles, dans la Lombardie occidentale (Chronic. Novaliciens. lib. III, cap. X-XIV).

Les progrès de l'armée royale, à laquelle se joint bientôt le corps commandé par Bernard, ne rencontrent plus d'obstacle. Turin, Ivrée, Verceil, Novarre, Plaisance, Milan, Parme, Tortona, toutes les villes jusqu'au golfe de Gènes succombent l'une après l'autre. Pavie seule les arrête, place formidable que tous les rois lombards, depuis Alboin, c'est­à-dire depuis le VIe siècle, s'étaient plu à fortifier, et dont les remparts, hauts de soixante-dix pieds, et les soixante­deux tours pouvaient défier pendant quelque temps au moins les efforts des Franks. Didier s'y était enfermé avec ses meilleures épées, décidé à une défense opiniâtre. Là se trouvaient aussi les quelques leudes austrasiens qui, après la mort de Carloman, avaient suivi les destinées de sa veuve et de ses orphelins, et de ce nombre était cet Ogier l'Ardennais que les romans et les chansons de geste ont rendu si célèbre sous le nom d'Ogier le Danois.

Il fallut, pour s'emparer de Pavie, en faire le siège en règle. Charles confia ce soin au comte Bernard, et se porta immédiatement sur Vérone, où il avait appris que sa belle­soeur et ses deux neveux s'étaient réfugiés, sous la protection d'Adalgise, fils du roi Didier. Cette place fut enlevée sans beaucoup de peine. Ancône, Spolète et d'autres villes succombèrent à leur tour. Adalgise parvint à s'échapper et alla chercher un asile à Byzance auprès de l'empereur Constantin Copronyme. La veuve de Carloman ne fut pas aussi heureuse. Elle tomba avec ses fils au pouvoir du vainqueur, et nul n'a jamais su ce que devinrent ces infortunés.

La prise de Pavie n'est plus qu'une question de temps, car les travaux du siège viennent de commencer. Ce fut du haut des tours crénelées de cette forteresse que Didier put voir se répandre dans les plaines tout à l'entour les masses formidables de ces hommes du nord dont les casques, les lances, les cuirasses et les épées flamboyaient au soleil: spectacle effrayant que le moine de Saint-Gall ne peut décrire qu'en s'élevant presque au ton de l'épopée. Ogier l'Ardennais est là auprès de Didier. Ils regardent et voient apparaître d'abord des files de chariots, et d'équipages comme en eurent sans doute Darius ou Jules César. Le roi dit à Ogier: « Charles n'est-il pas dans cette grande armée? » - « Non, répond l'Ardennais. » Apercevant ensuite l'innombrable multitude des simples soldats accourus de tous les points de notre vaste empire; « Charles est sans doute dans cette foule? » reprend le roi. - « Non, pas encore », lui réplique Ogier. Alors Didier se sent pris d'une grande inquiétude, et il demande: « Qu'allons-nous faire, s'il en amène un plus grand nombre encore » - « Vous le reconnaîtrez bien quand il sera là, » repart Ogier. « Quant â ce qui adviendra de nous, je l'ignore. » Pendant qu'ils s'entretenaient de la sorte, apparaît la troupe des palatins qui ne connaissent point le repos. « Voilà Charles! » exclame le roi. Mais l'Ostrasien répond « Non, ce n'est pas lui encore. » En ce moment on voit s'avancer les évêques, les abbés, les clercs, les chapelains et leurs assistants. Quand Didier les eut vus, il ne se sentit plus la force de supporter la lumière du jour, et, ne désirant que la mort, il murmura avec angoisse ces paroles « Descendons et cachons-nous dans les entrailles de la terre pour échapper à la fureur d'un ennemi aussi redoutable. » Ogier qui avait, dans un meilleur temps, appris à connaître parfaitement la force et l'armure de l'incomparable Charles, répond d'une voix inquiète « Quand vous verrez la plaine toute hérissée d'épis de fer, quand vous verrez le Pô et le Tessin battre les remparts de la ville de flots de fer noir, vous pourrez croire que Charles est là. » Comme il achevait de parler, un nuage sombre commença à se dessiner du côté de l'occident et le jour se couvrit de ténèbres horribles. Mais à mesure que le roi des Franks approchait, l'éclat de ses armes fit luire aux yeux des gens de la ville un jour plus sinistre qu'aucune nuit. Alors on vit Charles lui-même, le guerrier de fer, la tête coiffée d'un casque de fer, les bras revêtus de brassards de fer, sa poitrine de fer et ses larges épaules protégées par une cuirasse de fer; il avait à la main gauche une lance de fer qu'il tenait élevée en l'air, car sa main droite ne quittait pas la poignée de son invincible épée. L'extérieur des cuisses, que d'autres laissent dégarnies de toute défense pour pouvoir monter plus facilement à cheval, il l'a tout couvert d'écailles de fer. Ses jambards de fer je ne les mentionne pas, car ils étaient en usage dans toute l'armée. Sur son bouclier on ne voyait que du fer. Son cheval était aussi de fer par la couleur et par le courage. Ceux qui précédaient le roi, ceux qui cheminaient à ses côtés, ceux qui le suivaient étaient tous équipés de même, et le reste des troupes avaient des armures semblables selon que les moyens de chacun le permettaient. Le fer couvrait les champs et les routes, les rayons du soleil étaient reflétés par le fer. Le peuple saisi d'effroi admirait tout ce fer glacé, et la terreur que la vue de ce fer étincelant inspirait pénétrait jusque dans les entrailles de la terre, « Que de fer! Hélas! Que de fer! ». Tels étaient les cris confus des habitants de la ville. La solidité des murailles fut ébranlée par ce fer, et la vue de ce fer fit tomber le courage des jeunes gens et la fermeté des vieillards. Ce que moi, pauvre écrivain bégayant et édenté, j'ai essayé de dépeindre en détail dans une longue description, Ogier l'aperçut d'un seul coup d'oeil, et il dit au roi Didier « Regardez, voilà celui que vous avez tant cherché des yeux. » A ces mots il tomba presque sans vie sur les dalles. (Monach. San. Gallens. lib. II, cap. XVII.)

Ce tableau donne une idée de l'image qu'on se faisait, dès le IXe siècle, de la personnalité de Charlemagne, et il nous montre en même temps ce qu'étaient ces armées franques qui devaient préparer les éléments de cette unité morale de l'Europe dont les croisades furent la première manifestation.

Le siége de Pavie fut long. Il dura tout l'automne et tout l'hiver. Comme la fête de Pâques (774) approchait, Charles résolut d'aller la célébrer à Rome même. Il y reçoit du Pape Adrien l'accueil le plus splendide, et confirme, quelques jours plus tard, en l'étendant encore, la fameuse donation de Pepin le Bref, qui comprenait le duché de Rome et constitua le domaine de Saint-Pierre. En retour de cette libéralité, il obtient le titre de patrice romain: qualification que les empereurs d'Orient avaient imaginé d'accorder aux rois germaniques d'Italie pour avoir l'air de conserver sur eux une suprématie au moins nominale. Clovis avait accepté ce titre de l'empereur Anastase. (Gregor. Turon. Hisror. Francor., lib. II, cap. XXXVIII.) Plus tard le pape Grégoire III l'offrit à Charles-Martel dans le dessein de se faire de ce héros un défenseur assuré. (Fredegar. Scholast. Chiron. continuaL pars tertia, cap. CX.) Enfin, c'est en sa qualité de patrice romain que Pepin-le-Bref fut sollicité, en 754, par le pape Étienne II à prendre les armes contre Haistulf, roi des Lombards. (Epistol. Stephani II papae, apud Dom Bouquet, tom. V, p. 486.)

Pendant ce temps, le comte Bernard continue à livrer à Pavie des assauts multipliés. Charles ne tarde pas à le rejoindre pour encourager les assiégeants par sa présence. Enfin, après un siège d'environ dix mois (octobre 773 ­ juin 774), Didier reconnaît l'inutilité d'une plus longue résistance. Il ouvre les portes de la ville et se rend au vainqueur sans aucune condition. La guerre et la conquête de la Lombardie sont terminées, de sorte que Charles peut à la fois prendre le titre de roi des Lombards et ceindre cette fameuse couronne de fer dont le nom est dû à un cercle intérieur formé d'un des clous qui servirent au crucifiement du Sauveur. (Sigonius, de Reqno Italiae, t. IV, p. 89.) Le sort de Didier et des siens est décidé aussi. Ils sont transportés au delà des Alpes. D'après les uns, le roi et sa femme Arisa furent enfermés dans le monastère de Corbie. (Hepidan. Annal., apud Du Chesne, t. II, p. 472.) Selon d'autres (et cette version est la véritable), Didier fut remis à la garde d'Agilfried, évêque de Liège. C'est dans cette ville qu'il mourut, et sa dépouille mortelle fut ensevelie à Aix-la-Chapelle. (Sigebert, Gemblac. ad ann. 774; Anselm. Vit. Agilfrid, cap. XXXII, ap. Chapeauvill., t. I, p. 149.)

La destruction de la royauté lombarde fut plus facile à accomplir que la soumission des Saxons. Prompts à saisir toutes les occasions de s'affranchir de l'espèce de tutelle où les Franks, depuis les Mérovingiens, essayaient de les tenir, enhardis surtout par l'éloignement de Charles qu'ils savaient occupé en Italie, ils avaient repris les armes et recommencé leurs excursions sauvages. Dompter cette race, ce fut l'oeuvre principale de la vie si active et si remplie de Charlemagne. Encore n'y réussit-il pas complètement. Les Saxons, restés inaccessibles à toute idée de culture, livrées à tous les instincts barbares qui sont inhérents à la vie nomade et qui en entretiennent le goût, étaient ce qu'ils devaient être naturellement, des ennemis irréconciliables même pour leurs propres frères de race depuis longtemps attachés par des habitudes sédentaires à un sol tout peuplé des traditions de la civilisation antique, et, mieux encore, fertilisé par les semences du dogme chrétien. Cet antagonisme devait prendre un caractère plus décidé à mesure que les deux embranchements germaniques frank et saxon se développaient dans une direction plus opposée, - l'un sous l'influence de ses croyances païennes, du culte sanglant que réclamaient ses divinités nationales, de sa mythologie qui réservaient un culte spécial aux guerriers, c'est-à-dire aux hommes de meurtre, et de ses lois qui autorisaient la décimation des prisonniers de guerre et, comme premier exercice militaire, les expéditions de vol et de pillage; l'autre, sous l'empire d'une communauté déjà presque régulière, où le respect de la propriété avait en quelque manière acquis la force d'un principe, où les devoirs de chacun avaient commencé à constituer les droits de tous, où, en un mot, les esprits, disciplinés à un certain degré par la douce loi du Christ, convergeaient vers cette unité morale qui est le but et l'idéal des sociétés humaines. Les Franks comprenaient depuis longtemps que le seul moyen d'assouplir les Saxons, ces voisins si incommodes, était de les attirer dans le cercle des idées chrétiennes, et ce qui le prouve c'est la persévérance avec laquelle on les vit, surtout depuis le temps de Pepin d'Herstal, stimuler ou seconder le zèle de ces missionnaires qui, la croix à la main et le livre des évangiles sur la tête, allaient faire connaître la bonne nouvelle à ces barbares et mourir en la confessant. Malheureusement ce travail de conversion devait, par la nature même des circonstances, être fort lent à s'accomplir; car des vérités spirituelles ne pouvaient avoir directement prise ni exercer une action permanente sur ce peuple dont le paganisme septentrional flattait toutes les passions et tous les instincts incompatibles avec un véritable ordre social, et qu'il fallait commencer par détacher de ces croyances topiques et par éloigner de ses forets mystérieuses et farouches, où tout lui était divinité, les sources, les rivières, les rochers et les arbres.

Dans les entreprises si obstinément poursuivies par Charlemagne contre l'organisation saxonne, s'est-il jamais rendu nettement compte de leur but social et civilisateur? Nous n'oserions le prétendre. Les grands conquérants ne sont souvent dans les mains de la Providence que les instruments dont elle se sert pour accomplir ses desseins? Mais autant il persiste à vouloir dompter les clans saxons, autant ils persistent à défendre ou à reconquérir leur indépendance. Il n'entreprend aucune guerre, contre les Arabes, contre les Huns, contre les Bavarois, contre les Lombards, contre les Bretons, sans qu'aussitôt ils courent aux armes. Aussi, depuis l'an 772 jusqu'en 801, est-il obligé dix-huit fois de lancer ses armées sur les terres saxonnes ou de les conduire lui-même contre l'ennemi. Cette lutte, durant laquelle les Franks pénétrèrent plusieurs fuis jusqu'au Weser, jusqu'à la Saale, jusqu'à l'Elbe et même au delà, peut se diviser en trois périodes. La première, commencée en 772, se termina en 778 par la paix de Paderborn.

L'année précédente (777), Charles avait annoncé aux Saxons qu'il tiendrait un grand plaid dans cette ville, et que là on traiterait définitivement leurs affaires. Après qu'il eut célébré les fêtes de Pâques à Nimègue et que le mois de mai fut venu, il arriva à Paderborn, avec ses principaux leudes. Il tenait à donner à l'assemblée un éclat inusité, voulant imposer aux barbares par un spectacle dont ils ne soupçonnaient pas la grandeur. Le hasard voulut que plusieurs chefs sarrasins, Ibn-al-Arabi, gouverneur de Saragosse, son fils Jussif, et son gendre Abitar, commandant d'Huesca, eussent traversé les Pyrénées pour venir solliciter le roi de les affranchir de l'émir Abderrahman, le premier de la race des Ommiades d'Espagne, contre lequel ils s'étaient révoltés. C'est à Paderborn que Charles voulut les recevoir. Ils y vinrent, de sorte que rien ne manquait à la mise en scène. En effet, là se trouvaient réunis autour de l'homme de fer, qui était leur chef, ces redoutables paladins que Didier n'avait pu contempler sans effroi du haut des murs de Pavie, ces évêques et ces prélats dont les chapes étaient étincelantes d'or et dont la main savait au besoin manier la lance et l'épée aussi bien que la crosse, puis les soldats aguerris à toutes les luttes depuis le règne de Pepin jusqu'au règne nouveau, et enfin ces clercs dont un grand nombre avaient été témoins des travaux de saint Boniface et dont plusieurs brûlaient de l'imiter. (Einhard. Annal. ad ann. 777.)

C'est devant cette assemblée que se présentèrent les principaux chefs saxons, hors un seul, le plus déterminé de tous, ce fameux Wittekind qui devait plus tard jouer un si grand rôle dans l'histoire de son peuple et qui, ne voulant entendre à aucune soumission, s'était retiré auprès de Siegfried ou Sigard, son beau-frère, roi des Panes ou des Jutes. En présence de Charles, aucun d'eux n'eut le courage de discuter ses droits, et tous lui jurèrent foi et obéissance. Beaucoup d'entre eux demandèrent le baptême et engagèrent même leurs biens pour le cas où ils retourneraient à leurs anciens dieux. Ils promirent aussi de laisser circuler librement sur leur territoire les missionnaires chrétiens et d'empêcher qu'ils fussent molestés de quelque manière que ce fût. Aussi bien il leur eût été difficile de résister aux injonctions d'un maitre qui joignait la menace au commandement. A la vérité, il n'en était pas encore venu à comminer, comme il fit plus tard, la peine de mort contre ceux qui reprendraient leur culte national. En retour de la soumission et de la fidélité qu'ils lui jurèrent, il leur laissa, comme aux Lombards, un semblant de liberté, c'est-à-dire l'autorisation de continuer à vivre sous leurs propres lois et de tenir leurs assemblées, sauf à reconnaître sa suzeraineté. Il ne se borna pas là. Il résolut de fonder sur les terres des Saxons un certain nombre de monastères et d'églises, sortes de stations d'où les missionnaires chrétiens pussent rayonner dans tous les sens pour détruire les autels du culte odinique et purifier les forêts où s'abritaient les divinités et les superstitions païennes.

Habitué à dompter les hommes par la force de l'épée, Charles put croire un instant qu'il était aisé de soumettre de la même manière les convictions religieuses d'un peuple. Mais il se trompait. En effet, à peine s'était-il écoulé un an depuis l'assemblée de Paderborn, que Wittekind parait tout a coup an milieu des Saxons comme un libérateur.

Issu sans doute de quelqu'une de ces races sacerdotales que les anciens Germains tenaient en si haute vénération, il se distinguait entre tous par la force de volonté, par l'énergie, par le courage, en un mot, par toutes les qualités qui légitiment l'autorité chez les peuples barbares. Puis n'était-il pas en quelque sorte l'expression vivante de toutes les aspirations nationales? Aussi son nom s'est-il associé dans les légendes à celui de cet Arminius ou Irmin qui avait fait verser des larmes à l'empereur Auguste sur ses légions exterminées. Chaque fois qu'il apparaissait, les Saxons oubliaient les engagements conclus avec les Franks, et venaient se ranger résolument sous ses drapeaux.

On verra plus loin que, dans le courant de l'année 778, Charles terminait par une désastreuse retraite son expédition d'Espagne. Le bruit en était parvenu aux oreilles des Saxons, et l'on ajoutait même que le roi avait péri dans les gorges des Pyrénées. Aussitôt ils courent aux armes, et, sous la conduite de Wittekind, ils traversent la Thurinage, la Hesse, la Franconie, mettant tout à feu et à sang et n'épargnant ni l'âge ni le sexe. Ils s'avancent jusqu'au bord du Rhin, mais ils essaient vainement de le franchir à Coblence et à Deutz en face de Cologne. Toute la domination franque au delà de ce fleuve semble compromise sinon détruite.

C'est à Auxerre que Charles apprend ce grand désastre. Il convoque sans retard une armée de Francs orientaux et d'Alamans et l'oppose aux envahisseurs qui sont repoussés vers l'Elbe après avoir essuyé une sanglante défaite près de Leisa sur l'Eder.

Cette délaite ne put abattre les Saxons. L'année suivante (779), ils se remettent en campagne. Mais Charles se trouve précisément à Cologne où il tient le plaid du printemps. Il forme une armée nouvelle qui atteint l'ennemi à Bucholz en Westphalie, l'écrase et en rejette les débris au delà du Weser.

Trois années de suite les épées franques sont obligées de réprimer les invasions saxonnes, et à chaque printemps les clairons de guerre sonnent tantôt sur les bords du Weser et de l'Allée, tantôt sur les rives de la Saale et de l'Elbe. A ces luttes ainsi renouvelées sans cesse il fallait mettre un terme en frappant un grand coup. D'ailleurs, d'autres tribus barbares étaient venues s'associer aux Saxons, et de ce nombre étaient les Slaves, ces avant-coureurs des Huns. Puis encore une expédition franque, mal commandée, venait d'être détruite à Suntel, au bord du Weser, et l'ennemi s'était de nouveau étendu jusqu'au Rhin. La patience du roi était épuisée.

Il rassemble donc une grande armée. (782), pénètre en Allemagne, refoule les envahisseurs, et s'avance jusqu'au point où le Weser reçoit les eaux de l'Aller. Là, dans cette plaine de Werden, restée si célèbre depuis, il convoque tous les chefs saxons qu'il somme de s'expliquer sur la rupture continuelle des traités. Ils en rejettent unanimement la faute sur Wittekind qui s'est derechef réfugié chez les Danois et ils lui livrent les partisans du contumace au nombre de quatre mille cinq cents. Aussitôt Charles ordonne le massacre de tous ces hommes, boucherie effroyable dans laquelle l'histoire ne saurait consentir à voir simplement la suite d'un procès criminel. (Einhard. Annal. ad. ann. 782; Poëta Saxo, ad ann. 782.)

Non content d'avoir frappé les Saxons de terreur par cet horrible massacre, il continua le système précédemment adopté, de faire construire, dans les positions les plus favorables, des châteaux où il pût établir des garnisons capables de contenir des populations disposées à se soulever à chaque instant. Il avait déjà fait rétablir la forteresse d'Eresburg, celle de Magdebourg et d'autres. Il en bâtit de nouvelles sur d'autres points, et de ce nombre est le formidable retranchement de Herstall, qui ne fut d'abord qu'un simple camp, mais qu'il augmenta de travaux considérable, et qui forme aujourd'hui la petite ville de Herstel près du Weser. Il fait plus, il formule cette terrible capitulation, dans laquelle non-seulement il impose à tout Saxon, s'il ne veut encourir la peine de mort, l'obligation de se faire baptiser, mais encore d'observer le jeûne du carême, et dont la plupart des articles ont pour sanction le glaive ou la hache du bourreau. (Capitulatio de partib. Saxoniae, ap. Baluze, tom. I, p. 249.)

Mais le sang appelle du sang. Celui dont la plaine du Werden a été rougie crie vengeance. Aussi la Saxonie, frappée d'abord d'une sorte de stupeur, est bientôt tout entière sous les armes. Wittekind reparaît, communiquant sa propre énergie aux peuples de sa race et imprimant à la guerre un caractère d'acharnement qu'elle n'a pas encore présenté jusqu'à ce jour. Trois campagnes également sanglantes se succèdent. Enfin on atteint l'année 785. Alors, soit épuisement, soit lassitude, soit conviction de l'inutilité de continuer la lutte, Wittekind et Abbion son principal lieutenant abandonnèrent la partie et se retirèrent à Baidengau, au delà de l'Elbe inférieure. Cette fois, moins rigoureux qu'il ne l'avait été trois années auparavant, Charles se borna à recevoir la soumission des Saxons. Dans un plaid solennel qu'il tint, cette même année, à Paderborn, il conçut l'idée de proposer une entrevue aux deux chefs fugitifs; il leur donna des otages en garantie de leur sûreté personnelle, et sut enfin les décider à se soumettre. C'est à la villa royale d'Attigny que Wittekind, sa femme Geva, son lieutenant Abbion et un nombre considérable de leurs compagnons d'armes reçurent le baptême. La joie que Charlemagne en éprouva est exprimée dans une lettre qu'il adresse à son ami Offa, roi de Mercie, et le pape Adrien, voulant que l'Église célébrât un si grand évènement, ordonna trois jours de processions solennelles dans tous les pays de la chrétienté. (Carol. M. Epistol. l ad reqem Ofam; Hadriani PP. Epistol. XXVI, ad Carol. M.; Einhard. Annal. ad ann. 785.)

Cependant, quoique le nom de Wittekind disparaisse, dès ce moment, des pages de l'histoire, pour entrer dans le domaine de la légende et se transformer en celui de Guiteclin de Sassoigne, la pacification des Saxons fut loin d'avoir pris un caractère définitif. La guerre recommença de plus belle en 793, par le massacre d'une troupe de Franks qui traversaient la Frise et qui furent pris et mis à mort près de Rustringen sur la rive gauche de l'embouchure du Weser. Les sept expéditions qui furent entreprises contre les tribus soulevées, depuis le nouveau soulèvement jusqu'en 804, se passèrent, comme les précédentes, en carnage et en dévastations de toute espèce. Elles complétèrent toutefois la soumission des Saxons, qui dès lors se résignèrent à leur destinée. Du reste, la nation se trouvait fort affaiblie depuis quelques années, Charles ayant trouvé un moyen de diminuer l'intensité sinon la fréquence des insurrections en arrachant les populations de leur sol natal pour les fixer ailleurs. Une foule d'annalistes parlent des transplantations, qu'il opéra en 794, en 796, en 797, en 798 et en 804, et dont chacune enlevait à la Saxonie un homme sur trois. (Annal. Sti Amand., ap. Pertz, I, 14; Annal. Francor., ap. Lambecium; Chron. Moissic; Herman. Contract. ad ann. 794; Chron., breve Sti Galli, ap. Baluze, Miscellan. I, p. 494 ; Annal. Francor. .Tilian. ad ann. 804.) Une grande partie de ces colons, hommes, femmes et enfants, furent disséminés dans les provinces de la Belgique actuelle, et ce n'est pas d'après une simple conjecture que les Chroniqnes de Saint-Denis (ap. Dom Bouquet, p. 252) ont pu nous laisser ce renseignement: « De celle gent sont né et extrait, si comme l'on dit, li Brebancon et li Flamenc, et ont encore celle meïsmes langue ». Car ce n'est pas trop se hasarder, croyons-nous, que de regarder comme leurs descendants directs ces Kerels (2) qui habitaient le littoral de la Flandre occidentale et qu'un poète flamand du XIVe siècle nous dépeint sous des couleurs si farouches. (Oud-vlaemsche liederen en andere qedichten der XIVe en XVe eeuwen, n° LXXXV.) Charles ne se contenta pas d'affaiblir de cette manière les Saxons. Il multiplia aussi, pour les maintenir dans l'obéissance, les châteaux et les citadelles. Il éleva sur leur territoire une foule d'autres forteresses, plus pacifiques, des monastères, et divisa la Saxonie en neuf évêchés qu'il soumit aux archevêques de Cologne et de Mayence, et qui étaient établis à Paderhorn, à Werden, à Brème, à Munster, à Halberstadt, à Hambourg, à Hildesheim, à Menden et à Osnabruck.

Il est permis de croire que le roi ne comptait pas trop sur le maintien réel de la paix. Du moins c'est ce que l'on peut conclure de la précaution qu'il prit en assignant aux évêques saxons, pour le cas où de nouveaux soulèvements se produiraient, des lieux de refuge dans d'autres parties de ses États. C'est ainsi qu'entre autres il fixa, pour l'église de Hambourg, un lieu d'asile à Renaix, en Flandre, propter infestationem barbaricam (Adam. Gesta Hammaburg, eccles. pontific. lib. I, cap. XV), de même que plus tard Louis le Débonnaire assura à l'église de Brème un monastère établi aussi en Flandre, à Thourout (Ibid. lib. II, cap. XVIII). Si fondées que pussent être les craintes que Charles nourrissait encore, elles ne furent point justifiées par les faits. Les tribus saxonnes ne bougèrent plus. Elles étaient décidées à ne former désormais avec les Franks qu'un même peuple. (Einhard. Vita karoli, cap. VII.) D'ailleurs, le célèbre capitulaire de 797 les avait réintégrées en quelque manière dans le droit commun (Cpitular. ,Saxonie, ap. Baluze, Capitat., I, p. 275), et une réunion solennelle tenue à Salz, en 803, avait entendu, d'une part, leurs chefs promettre d'abjurer leur culte et d'écouter les paroles de leurs évêques, et d'une autre part Charles, non­seulement les affranchir de tout tribut, sauf la dîme à payer aux églises, mais encore s'engager à les laisser vivre sous leurs propres lois comme un peuple libre, ne se réservant que le droit de les faire visiter par ses commissaires. (Poëta Saxo, ad ann. 803.)

Ainsi se trouve accomplie l'oeuvre principale du règne de Charlemagne, la soumission des Saxons. En introduisant dans le cercle des idées chrétiennes ce peuple avec lequel les Franks avaient une complète communauté d'origine et de langue, et en se l'attachant par le lien non moins puissant de la religion, on donnait une force nouvelle au rempart que la race germanique était destinée à opposer aux Huns et aux Slaves, qui, derniers venus de la civilisation, occupaient déjà la partie orientale de l'Europe.

Une autre tâche providentiellement dévolue à Charlemagne, ce fut le refoulement des Arabes, qui occupaient l'Espagne et une partie des îles et du littoral européen de la Méditerranée. Aussi consacra-t-il sept campagnes à ce travail, si glorieusement commencé par Charles-Martel dans les plaines de Poitiers.

On se souvient qu'à la cour plénière qui fut tenue à Paderborn en 778 et qui ferma la première période des guerres saxonnes, plusieurs chefs sarrasins d'Espagne s'étaient présentés devant Charlemagne pour solliciter le secours de ses armes contre Abderrahman, émir d'Andalousie, leur suzerain. Ils offrirent de lui livrer, à ce prix, les quatre portes des Pyrénées, celle de Barcelone, celle de Puyceda, celle de Pampelune et celle de Tolosa. Ils lui firent hommage des cités qu'ils commandaient et promirent même, dit-on, de se faire chrétiens. C'en fut assez pour le décider à entreprendre une expédition en Espagne, et les leudes se réjouissaient d'essayer leurs épées et leurs lances sur un peuple dont la défaite avait procuré tant de gloire à leurs pères en 732.

Les apprêts que Charles fit pour cette campagne furent formidables. Il rassembla non-seulement les meilleurs guerriers de l'Austrasie et de la Neustrie, mais encore ceux de la Souabe, de la Bavière, de la Bourgogne et de la Lombardie. Arrivé en Aquitaine, à Casseneuil-sur-Lot, il y célèbre la fête de Pâques et attend que toutes ses forces convoquées en cet endroit se trouvent réunies. Ses fidèles étant arrivés au rendez-vous, il les partage en deux corps d'armée dont l'un doit pénétrer en Espagne par les gorges de la Biscaye, et dont l'autre doit traverser les défilés du Roussillon. Il se réserve le commandement du premier et place le second sous les ordres de ce même comte Bernard qui était, quelques années auparavant, descendu en Italie par les escarpements du Mont Joux. Ces deux armées s'ébranlent aussitôt et franchissent les Pyrénées. Charlemagne arrive devant Pampelune et commence le siège de cette place. Pendant ce temps le comte Bernard s'empare de Gironne, de Barcelone et s'avance jusqu'à I'Èbre. Puis, remontant ce fleuve et réduisant toutes les places qui en défendent le cours, il rejoint le roi devant Pampelune, qui ne tarda pas à succomber à son tour, de même que Jacca, Huesca, Saragosse et plusieurs autres forteresses de Navarre, d'Aragon et de Catalogne. Dès lors le but de l'expédition est atteint. L'Èbre formera désormais, du côté de l'Espagne, la frontière de l'empire que Charlemagne prépare. (Einhard. Annal. ad. ann. 778; Annal. Petavin. ad. ann. 778; Annal. Titian, ad. ann. 778.)

Le territoire compris entre ce fleuve, la chaîne des Pyrénées et le cours de la Tet, fut connu depuis cette époque sous le nom de Marche d'Espagne. Charles le divisa en quatre circonscriptions militaires, le Roussillon, l'Aragon, la Catalogue et la Navarre, et le plaça sous le commandement supérieur d'un marquis ou garde-frontière qui eut siège à Barcelone. Il investit lbn-al-Arabi du gouvernement de Saragosse, et Abitar de celui d'Huesca, reçut de ces chefs le serment de fidélité et des otages, mit dans les places fortes des garnisons chargées de maintenir le pays dans l'obéissance, démantela Pampelune et reprit le chemin de la France. Aussi bien les Saxons, le sachant occupé en Espagne, avaient ressaisi les armes, au mépris des engagements pris à Paderborn.

La nouvelle que Wittekind venait de se remettre à leur tête le décida à hâter son retour. L'armée s'engagea donc dans cette gorge sauvage qui traverse le mont Altobiscar, entre Pampelune et St-Jean-Pied-de-Port et que la poésie a rendue si célèbre sous le nom de vallée de Roncevaux. Le roi conduisait lui-même l'avant-garde. L'arrière-garde, composée des guerriers les plus éprouvés, était placée sous les ordres de Roland, gardien des côtes de Bretagne et, s'il faut en croire les légendes, fils d'Aglant et de Berthe, soeur de Charlemagne. On marcha résolument à travers les précipices, sans se douter du danger dont on était menacé. En effet, à l'instigation de ce même Lupus qui avait acheté, en 769, l'investiture du duché de Gascogne en livrant lâchement aux Franks son oncle Hunold, une foule de Gascons, de Navarrais et même d'Arabes s'étaient embusqués sur les hauteurs qui dominaient le défilé par où les Franks opéraient leur retraite. Ils laissèrent passer tranquillement l'avant-garde et le centre de l'armée. Mais, au moment où l'arrière-garde parut avec les bagages et le riche butin qu'elle emportait, ils commencèrent à faire pleuvoir une nuée de flèches et à rouler des fragments de rocher sur Roland et sur ses compagnons. Ceux-ci opposent vainement la plus héroïque résistance. Ils succombent écrasés sous les traits et sous les pierres. Roland lui-même tombe, et tous les bagages sont pris. (Einhard. Annal. ad. ann. 778.)

Cette sanglante défaite a été célébrée dans une foule de cantilènes et de romans qui ne constituent pas la partie la moins importante de la littérature du moyen-âge. D'après le récit du faux Turpin, au moment de succomber, Roland, qui avait déjà ébréché du haut en bas sa redoutable épée Durandal, emboucha son cor d'ivoire, Olifant, dont lui seul était capable de tirer un son, et les éclats de l'instrument merveilleux, résonnant d'échos en échos, allèrent retentir aux oreilles de Charlemagne. En même temps, ne voulant pas que son épée tombât au pouvoir de l'ennemi, il la brisa sur un rocher, où, selon la légende populaire, il fit une entaille gigantesque, que les pâtres et les chasseurs des Pyrénées appellent encore aujourd'hui la brèche de Roland. Enfin, sonnant toujours du cor, jusqu'à ce que les veines de son cou se rompissent, il expira.

A la nouvelle de ce qui se passait, Charles se hâte de rebrousser chemin pour aller au secours des siens. Mais les ennemis avaient disparu après avoir pillé les bagages, et la nuit empêcha qu'on retrouvât leurs traces. Il était donc important de tirer cette fois vengeance des complices de Lupus. Plus tard cependant la colère de Charles atteignit ce prince, qui avait le tort de joindre au crime de foi mentie, celui d'être un des derniers représentants de la race mérovingienne et qui fut ignominieusement condamné au gibet.

Cette nouvelle conquête ne se maintint pas sans beaucoup de peines et de luttes. Plus d'une fois les cités de la Marche d'Espagne furent attaquées et prises par les Sarrasins. Ceux-ci, en effet, ne manquèrent jamais de profiter de l'éloignement momentané des armées franques et aquitaines, lorsque le roi les occupait ailleurs, pour refouler les chrétiens vers les Pyrénées et même pour se répandre en deça des montagnes. Ainsi on les vit à deux reprises, en 792 et en 812, envahir une partie de la Narbonnaise et la mettre à feu et â sang. (Einhard. Annal. ad ann. 792 et 813.)

La guerre d'Espagne et la nécessité de contenir les Sarrasins au sud-ouest de la chaîne pyrénéenne ne furent pas les seules entreprises dont Charles eut â se préoccuper durant sa lutte avec les Saxons. L'Italie aussi réclamait son attention; car la chute de Didier n'avait pas suffi pour assurer la domination franque dans la Lombardie. Le fils de ce roi, Adalgise, à qui l'empereur de Constantinople Léon IV avait conféré la dignité de Patrice, n'avait rien négligé pour récupérer un jour le sceptre paternel. Réfugié à la cour de Byzance, il avait su gagner les ducs de Spolète, de Bénévent et de Frioul, et voulait, avec leur aide et celle des Grecs, essayer de relever la monarchie écroulée des Lombards. Malheureusement, l'impatience et l'ambition de Radgaces, duc de Frioul, qui aspirait lui-même à la couronne de fer, hâtèrent l'explosion du complot et le firent avorter. D'ailleurs les plans des conjurés ayant été révélés par le pape Adrien à Charlemagne, celui-ci s'empresse d'accourir (776), s'empare de Radgaces et le fait périr par le glaive. Il se contente de cette seule tête, et épargne le duc de Spolète et celui de Bénévent, mais non sans avoir exigé d'eux le serment de fidélité et des otages pour l'avenir. (Einhard. Annales; anales Mettens. ad. ann. 776.)

Bien que cette tentative ait échoué, Adalgise ne se donne pas pour battu. A deux autres reprises, en 779 et en 786, il renouvelle ses tentatives, avec l'aide du duc de Bénévent et des Byzantins. Mais ces deux fois encore il se brise contre les forces des Franks. (Einhard. Annal. Histor. ad ann. 786; Histor. Miscell., liv. XXII.)

Depuis douze ans, Charlemagne avait conduit seul toutes ses grandes entreprises. Il songea enfin, sinon à se donner des associés, au moins à se préparer des aides pour l'avenir. Durant un voyage qu'il fit à Rome avec toute sa famille, en 781, il fit donner par le Pape l'onction royale aux deux plus jeunes de ses fils, à Pepin et à Louis. Quoiqu'ils fussent enfants encore, il destinait au premier, à Pepin, né en 770, la couronne de Lombardie, et au second, à Louis, né en 778, la couronne d'Aquitaine. En réservant à l'aîné, à Charles (car Pépin le Bossu ne comptait pour rien dans la famille) la succession de la Neustrie, de l'Austrasie et des Etats qui s'y rattachaient, il voulait habituer de longue main les autres populations à voir dans le prince qui leur était assigné leur souverain futur et à renoncer pour toujours à leurs chefs héréditaires. Il envoya même Louis à Toulouse, bien qu'il fût âgé à peine de trois ans, et le plaça sous la direction d'un personnage nommé Arnold et chargé probablement aussi du gouvernement de l'Aquitaine, vaste territoire auquel Charles venait d'ajouter la Septimanie et qui comprenait dès lors la Gascogne, la Guyenne, l'Auvergne, le Limousin, la Saintonge, le Poitou, l'Anjou au sud de la Loire, la Marche, le Berry, le Bourbonnais et le Languedoc. (Einhard. Annal. ad. ann. 781; Ejusd. Vit. Karoli, cap. XV; Funck, Ludwig der Fromme, chap. II, note 1.)

Après avoir garanti le midi de la Gaule contre les attaques des Sarrasins par l'établissement du royaume des Aquitains et par une étroite alliance avec le roi Alphonse II, dit le chaste, qui tenait haut et ferme le drapeau chrétien en Gallice, dans les Asturies et dans la Biscaye, Charles compléta le plan de consolidation qu'il avait conçu pour l'Italie. Fidèle à cette pensée devenue proverbiale pour les Grecs: Aie le Franc pour ami et non pas pour voisin, la cour de Byzance continuait à entretenir l'agitation en Lombardie. En 787, elle avait promis à Arégise, duc de Bénévent et gendre de l'ancien roi des Lombards, la dignité de patrice romain, le titre de duc de Naples et l'envoi d'une armée grecque, s'il voulait y joindre ses forces pour aider Adalgise, son beau-frère, à ressaisir la couronne paternelle. En même temps la Bavière devait courir aux armes et secouer le joug des Franks; mais Arégise ne parvint point à ses fins il mourut avant d'avoir pu accomplir ses projets. Adalgise ne fut pas plus heureux. Dans une dernière tentative qu'il fit en 789 pour reprendre pied en Italie, il périt misérablement. (Sigebert. Gemblacens. ad. ann. 789, ap. Dom. Bouquet, V, p. 377.)

Le rôle que le duc de Bavière Tassilo avait pris dans l'intrigue ourdie par les Byzantins pour arracher la Lombardie à la domination franque, ne put manquer d'exciter au plus haut point la colère de Charlemagne. A la vérité, Tassilo était uni par des liens de parenté à Adalgise dont il avait épousé la soeur Lieutberge. Mais il tenait aussi par les liens du sang au roi lui-même, car il était né de Hiltrude, soeur de Pepin-le-Bref. (Fredegar. cap. III, Annal. Juranens. major, apud. Pertz, I, p. 87.) Puis encore la Bavière, quoiqu'elle jouit d'une sorte d'autonomie, faisait réellement partie intégrante de la monarchie franque, et à ce titre ses ducs étaient tenus à l'investiture comme grands vassaux du royaume. Faire cause commune avec les ennemis du roi était donc à la fois une trahison et un acte de rébellion. D'ailleurs, Tassilo était depuis longtemps suspect d'infidélité. En 781, Charlemagne avait déjà été obligé de lui faire rappeler ses serments et lui avait même demandé des otages. (Einhard. Annal. ad. ann. 781.) Peut-être même le duc n'avait-il pas été étranger à cette mystérieuse conspiration qu'une partie des chefs Thuringiens avaient ourdie en 786, soit en vue de proclamer leur indépendance, soit en vue d'attenter à la vie du roi Charles, et qui fut étouffée à la diète de Worms où les coupables furent condamnés les uns à l'exil, les autres à se voir crever les yeux à la façon byzantine. (Einhard. Annal. ad. ann. 786 ; Act. concil. Wormattens., ap. Sirmond, Concil. Gall., t. II, p. 72.)

Quoi qu'il en soit, Charlemagne résolut de se débarrasser de Tassilo. En 787, après que le complot d'Arégise de Benevent eut échoué, il lança trois armées sur la Bavière où elles pénétrèrent sans trouver de résistance. Aux premiers jours d'octobre, le duc se présenta en personne devant le roi, et lui jura de nouveau fidélité. (Annal. Laurish. ad ann. 788.) Mais cette fois il ne tint pas mieux son serment; car il ne tarda pas à se liguer derechef avec Adalgise et même avec les Huns, qui s'apprêtaient à se heurter contre les Franks. C'en était trop; la patience de Charlemagne était épuisée. En 788, Tassilo fut cité à la diète d'Ingelheim et condamné à mort. Cependant le roi usa de clémence envers le misérable; il se borna à le faire tondre et enfermer dans un monastère, selon les uns à Saint-Goar sur le Rhin (Annal. Nazarien. ex cod. Lauresham., ap. Pertz. I, p. 33), selon les autres, à Jumièges (Annal. Petav. ad ann. 788). Le fils du condamné subit le même sort; il fut cloîtré dans l'abbaye de Saint-Maximin, à Trêves, tandis que ses deux filles furent reléguées l'une à Chelles, l'autre à Laudun. Dès ce moment la Bavière est placée sous l'autorité absolue du roi qui la fait administrer par un de ses leudes, le comte Gérold, frêre de la reine défunte Hildegarde.

Pendant ces évènements, les Bretons avaient essayé de s'affranchir du tribut que, depuis le règne de Dagobert, ils pavaient aux rois franks. Mais il suffit de l'épée d'Audulf, un des lieutenants royaux, pour faire rentrer momentanément la Bretagne dans le devoir. (Einhard. Annal. ad. ann. 786.)

Jusqu'alors les entreprises de Charlemagne contre les Saxons l'avaient mis en contact avec les Slaves et les Danois, qu'il disloqua à leur tour. L'expédition qu'il venait de terminer en Bavière le rapprocha des Avares, plus connus sous le nom de Huns. Le famille nationale des Slaves, désignés, depuis des siècles, sous la dénomination de Sarmates, avait pour frontière, du côté de l'ouest, la ligne formée par l'Elbe, par les escarpements occidentaux de la Bohème, par le Danube jusqu'à la courbe méridionale de ce fleuve et enfin par le cours de la Theiss supérieure. Comme elle était divisée en un grand nombre de peuplades qui n'avaient point de cohésion entre elles, Charlemagne put souvent se servir des unes pour combattre les autres. Les Avares furent plus difficiles à manier. Embranchement de la race tartare, ils avaient été fixés d'abord entre le Don et le Volga. Puis ils avaient refoulé vers le nord-ouest leurs voisins les Sarmates, chassé les Goths des bords du Danube, étendu leur empire depuis la Mésie jusqu'à l'Ens, frontière de la Bavière. Le centre de leurs forces se trouvait entre l'Ens et la Save. De même que les anciens Alains, on pouvait dire d'eux qu'ils naissaient, qu'ils vivaient et qu'ils mouraient à cheval. Le mot tartare kun ou kony, cheval, paraît même avoir donné naissance à leur nom, Hunni ou Chunni. Quoi qu'il en soit, dès l'époque de leur apparition en Europe et longtemps encore après Charlemagne, ils furent connus pour des cavaliers aussi intrépides que sauvages et aventureux. Leurs guerres n'étaient que des expéditions de pillage. Retranchés derrière un fleuve ou derrière une chaîne de montagnes, abrités en outre dans ces camps circulaires ou rings que le moine de Saint-Gall (Monac. San Gallens. lib. II, cap. 1) décrit si minutieusement, ils sortaient de là, parcouraient l'une ou l'autre contrée voisine comme une autre trombe humaine et rentraient dans leurs forteresses, toujours chargés de butin.

Telle est la race contre laquelle Charles résolut, en 791, de tirer l'épée. L'année précédente, les Huns avaient envoyé des ambassadeurs à Worms, pour arranger avec le roi la délimitation de leur territoire du côté de la Bavière. Mais on n'avait pu tomber d'accord, et il fallut laisser aux armes le soin de décider cette question de frontières. (Einhard. Annal., ad ann. 79.)

Au commencement de l'été suivant, les Franks entrent en campagne. Charles a mis sur pied une armée formidable et la divise en deux corps. L'un descend la rive droite du Danube, l'autre la rive gauche, et les communications sont entretenues entre eux au moyen d'une quantité de bateaux qui suivent en même temps le courant du fleuve. Un troisième corps, envoyé d'Italie par Pepin, roi des Lombards, s'achemine vers la Pannonie pour prendre l'ennemi de revers. La marche de ces trois armées à travers le territoire des Avares n'est qu'une suite de succès et de victoires. Tout ce que les épées des Franks rencontrent tombe sous leurs coups: on cherche son salut dans la fuite. Pendant cinquante-deux jours les vainqueurs parcourent le pays en mettant tout à feu et à sac et en rassemblant un butin considérable. Puis ils reprennent le chemin de la Bavière avec un grand nombre de prisonniers. (Einhard. Annal. ad ann. 791 ; Ejusd. Vita Karoli, cap. XIII; Annal. Laurishem. ad ann. 791.)

Toutefois cette expédition, tout complets qu'en eussent été les résultats, s'il faut en croire une lettre adressée parCharlemagne lui-même à la reine Fastrade, n'abattit pas entièrement la puissance des Huns. La guerre continua jusqu'en 796. C'est le jeune roi Pepin qui, avec ses Lombards, eut l'honneur de la terminer et de s'emparer du fameux Ring, ou camp fortifié, où les Huns gardaient leur trésor, fruit des rapines exercées sur toutes les nations qu'ils avaient successivement assaillies pour les dépouiller. (Einhard. Annal, ad ann. 796; Monach. San Gallens. lib. II, cap. I.)

Après avoir indiqué les principales entreprises militaires de Charlemagne, résumons maintenant le tableau de ses conquêtes, en marquant les contours du vaste État qu'il s'est taillé dans la carte de l'Europe. Au nord, ce domaine a pour limites les côtes de la Frise, le Jutland et le littoral de la Baltique jusqu'à l'embouchure de l'Oder; à l'ouest, la mer du Nord, la Manche et le golfe de Gascogne; au sud, le royaume des Asturies, une partie du cours de l'Èbre, la Méditerranée avec la Corse et la Sardaigne, l'Italie jus­qu'au duché de Naples, l'Adriatique, la Dalmatie supérieure et le cours de la Save; enfin, à l'est, la Theiss, la Zagyva, le Danube inférieur, la Morava et l'Oder. Ce territoire constitua dès ce moment l'empire d'Occident; car, en l'an 800, Charles échange sa couronne de roi contre la couronne impériale. (Einhard. Vita Karol. cap. XV.)

Le pape Adrien 1er était mort le 25 décembre 795 et Léon III lui avait succédé sur le trône pontifical. Mais une conspiration soudoyée par l'or byzantin et fomentée à Rome même par deux neveux d'Adrien, ne tarda pas à mettre le nouveau pontife dans le plus grand danger. C'était en 799. Un jour, comme il se rendait processionnellement du Latéran à l'église de Saint-Laurent, il fut arrêté à la porte de cette basilique par une troupe de conjurés, renversé de cheval, horriblement maltraité et laissé pour mort sur la place, après qu'on eut essayé de lui crever les yeux et de lui couper la langue. Les auteurs de cet attentat le firent ensuite transporter au monastère de Saint-Érasme, sous prétexte de l'y faire soigner. Cependant, grâce au dévouement d'un de ses camériers et à la faveur d'une nuit obscure, il parvint à s'échapper de cet asile, et trouva un refuge, d'abord auprès du duc de Spolète, ensuite auprès de Charlemagne lui-même. Après son avènement au pontificat, il s'était empressé d'envoyer à ce prince les clefs de la confession de Saint-Pierre, ainsi que la bannière de Rome, et il lui avait prêté serment de fidélité et de soumission au nom du peuple romain entre les mains de l'envoyé royal Agilbert, abbé de Saint-Riquier. Aussi alla-t-il à Paderborn lui demander aide et protection. Accueilli à la cour franque avec les honneurs dus à son caractère, il expose au roi tout ce qui s'est passé, et celui-ci le fait solennellement reconduire à Rome par plusieurs grand dignitaires qui le rétablissent sur le trône pontifical. (Einhard. Annal. ad ann. 796 et 799; Ejusd. Vita Karol., cap. XXVIII, Monach. San Gallens. lib. I, cap. XXVI.)

L'année suivante, vers l'automne, Charles prend lui­même, avec son armée, le chemin de l'Italie, et il fait son entrée solennelle à Rome, le 24 novembre. Quelques jours plus tard, il évoque, comme suzerain, l'instruction de l'émeute naguère suscitée contre Léon III, qui, devant le tombeau même de Saint Pierre, se purge publiquement de calomnies dont il a été l'objet. Aussitôt les coupables sont jugés, condamnés et jetés en exil. (Einhard. Annal. ad ann. 800; Monach. San Gallens. lib. I, cap. XXVI.)

Soit qu'à la suite de sa restauration le pape voulût poser un simple acte de reconnaissance à l'égard de Charlemagne, soit que l'occasion lui parût favorable de rompre le dernier lien qui attachait encore l'Italie et l'Europe à l'impuissante cour de Byzance et de faire passer la couronne impériale à l'Occident, le grand fait de cette translation s'accomplit pendant la nuit de Noël, l'an 800. Cette nuit-là, vêtu de ses insignes de patrice, et entouré d'une cour splendide, le roi s'était rendu à la basilique de Saint-Pierre. Comme il se trouvait agenouillé devant l'autel et disait son oraison, Léon III s'approcha de lui et lui posa sur la tète un diadème d'or. En ce moment, toute l'assistance, qui était fort nombreuse, s'écria: « A Charles Auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire! » Après cette acclamation populaire, le nouveau souverain reçut du pontife l'hommage traditionnel que les successeurs de Saint Pierre avaient rendu auparavant aux empereurs byzantins. Ainsi se trouvait rétabli l'empire romain, non pas, il est vrai, dans la double forme sous laquelle Auguste l'avait constitué, mais comme une nouvelle souveraineté universelle, assise sur l'Europe chrétienne et féodale. S'il faut en croire Eginard et le moine de Saint­Gall, Charles ne s'attendait point à se sacre improvisé, et il le subit plutôt qu'il ne l'accepta. Cependant on ne saurait admettre que l'empereur ait ignoré ce qui devait se passer, et l'on ne peut douter qu'il n'y ait eu des pourparlers à ce sujet, soit dans l'entrevue de Léon et de Charles à Paderborn, soit dans celle qu'ils eurent à Nomento où le pape était venu au-devant du roi avant que celui-ci fît son entrée à Rome. (Einhard. Vita Karol., cap. XXVIII ; Ejusd. Ann. ad. ann. 800 et 801; Monach. San Gallens. lib. I, cap. XXVI.) L'annaliste Anastase ajoute que Charles, fils aîné de l'empereur, fut sacré, eu même temps que son père, comme son successeur légitime.

L'empire d'Occident était donc refait. Dès lors Charlemagne n'eut plus à s'occuper que de l'organisation intérieure de ses vastes Etats, et il ne parut plus que sur deux champs de bataille; en 804, pour compléter la soumission des Saxons, et en 810, pour refouler définitivement dans le Jutland les Danois qui, depuis six ans, ne cessaient d'assaillir les côtes de la Frise et de la Saxe et qui furent enfin réduits en 813. Ses autres guerres, il les fit conduire, soit par ses fils, Charles, Pepin ou Louis, soit par ses lieutenants. Ce furent des expéditions contre les Arabes d'Espagne, contre les Sarrasins en Corse et en Sardaigne, contre les Wendes, les Wiltes, les Avares mal domptés, et enfin contre les Grecs qui essayèrent vainement, en 809 et en 810, de reprendre la Vénétie et la partie de la Dalmatie que l'empire d'Occident avait englobées dans ses vastes frontières. (Einhard. Annal. passim.)

Depuis des siècles, pas un homme ne s'était rencontré, qui eût accompli autant de grandes choses que Charlemagne. Aussi sa renommée remplissait-elle le monde. Les princes étrangers recherchaient son amitié et se plaisaient à échanger des lettres avec le puissant monarque d'Occident: Alphonse II, roi de Gallice, des Asturies et de Biscaye; Offa, roi de Mercie, et son successeur Cenulf; Ardulf, roi de Northumbrie, et son successeur Ethelred. (Einhard. Vita Karol., cap. XVI; Ejusdem Annal. ad ann. 797 et 798; Annal. Xantens. ad ann. 798; Alcuin. Epistol. 156 et 169.) Le calife de Bagdad Aaroun-al-Raschid lui adressait des ambassadeurs chargés de toute sorte de présents. Le patriarche de Jérusalem lui faisait offrir les clefs du Saint Sépulcre, et l'émir de Fostat, Ibrahim, des lions de Lybie, des ours de Numidie et de la pourpre de Tyr. Le roi de Mauritanie, Ihn-Maug, le faisait saluer à Aix-la-Chapelle par son propre fils Abdallah, et plus d'une fois les alcayds sarrazins d'Espagne vinrent lui rendre hommage dans ses cours plénières ou lui demander de les aider s'affranchir des émirs qui les opprimaient. (Einhard. Vita Karol., cap. XVI; Ejusd. Annal. ad ann. 777, 797, 799, 801, 802, 807 et 810; Monach. San Gallens. lib. II cap. VIII et IX.) Cependant ce qui devait le flatter le plus, c'étaient les ambassades que lui envoyait la cour de Bynance et avec lesquelles il traitait d'égal à égal, et surtout cette splendide mission par laquelle l'impératrice Irène lui fit demander, en 781, pendant qu'il se trouvait à Rome, sa fille aînée Rothrude pour le jeune Constantin Porphyro Génète; car le moment était venu, pour cette monarchie d'Orient qui avait perdu tout son prestige, de compter avec les Occidentaux à qui l'Europe était dévolue, et on ajoute même que, - le pape Leon III ayant conçu le projet d'amener une union entre Irène et Charlemagne, afin de reconstituer ainsi l'unité détruite de l'ancien empire romain et de mettre un terme au schisme qui divisait l'Église de Rome et celle de Constantinople, cette princesse fit offrir sa main au monarque frank. (Einhardi. Vita Karol., cap. XVI et XIX; Ejusd. Annal. ad ann. 798, 807 et 812; Zonarus, lib. XV, cap. XIII; Monach. San Gallens. lib. II, cap. V, VI et VII; Theophane ap. Dom. Bouquet t. V, p. 188.)

Du reste, cette renommée était justifiée non-seulement par les grandes guerres qu'il avait accomplies, par les victoires merveilleuses qu'il avait remportées, par les vastes conquêtes qu'il avait faites et par la puissance redoutable qu'il avait acquise, mais encore par les institutions auxquelles il avait attaché son nom. En effet, peu de conquérants comprirent mieux que lui les moyens de s'attacher par la justice les populations diverses qu'il soumit à son sceptre. Au lieu de leur imposer les lois sous lesquelles les Franks vivaient, il laisse à chaque peuple une sorte d'autonomie et sa législation particulière, se bornant à faire mettre par écrit les coutumes de ceux qui n'avaient pas encore de code formulé. Mais il amende et complète chacune de ces lois en les appropriant aux besoins nouveaux du temps et surtout aux idées du christianisme. C'est ainsi qu'après avoir déjà remanié, en 768, celle des Franks Saliens, il y fait en 813 de nouvelles additions. Ainsi encore en 802 il retouche celle des Thuringiens, celle des Saxons et celle des Frisons. En 803, il augmente celle des Ripuaires et celle des Bavarois; en 807, celle des Lombards, et en 813, celle des Burgondes, aussi appelée loi Gombette. Sans doute, c'était agir avec prudence que de permettre à chaque peuple de vivre sous le régime de ses coutumes traditionnelles; mais ce n'était pas préparer la fusion de nationalités hétérogènes si désirable dans un grand empire. Cependant Charlemagne réussit à un certain degré à obtenir l'ordre et l'unité dans le gouvernement en organisant une administration dont lui seul était l'âme et le centre.

Voici comment cet organisme est conçu. L'empereur est la tête et le chef du système hiérarchique qui embrasse tout l'État. Sa maison militaire est dirigée par un maréchal; à sa table et à son cellier sont préposés un sénéchal et un échanson; ses revenus sont administrés par un camérier; un aprocrisiaire, plus tard appelé archichapelain, a la main haute sur tout le clergé palatin et conserve, avec le chef de la chancellerie, les archives de l'État; un mansionnaire a sous ses ordres un fauconnier, les veneurs et les forestiers; enfin un comte du palais exerce les fonctions de grand juge et de premier ministre séculier. L'apocrisiaire, l'archichancelier, le camérier et le comte du palais forment le conseil privé de l'empereur, et c'est avec eux qu'il prépare les capitula ou articles de lois qui doivent être soumis à la discussion des grandes diètes ou assemblées de la nation. Ces assemblées se tiennent régulièrement deux fois par an. La première réunion, avec laquelle coïncide aussi la convocation de l'armée, le champ de mai (campus madius), a lieu au printemps. La seconde, plus spécialement consacrée au règlement des impôts publics, a lieu en automne. Dans l'une et dans l'autre sont débattues toutes les affaires politiques qui intéressent la communauté nationale. Les capitula relatifs à des questions purement religieuses y sont discutés par les évêques, les abbés et les dignitaires de l'Église; ceux qui touchent à des intérêts exclusivement laïques, sont examinés par les comtes, les grands de l'empire et un certain nombre d'assesseurs qui représentent le peuple; enfin, ceux qui offrent un caractère mixte sont soumis aux lumières réunies des représentants de l'ordre religieux et de l'ordre séculier. Ces délibérations toutefois n'ont pour objet que d'éclairer l'empereur par voie de conseils. Lui seul a l'initiative; lui seul décide en dernier ressort. Enfin, la loi ou capitulaire, sanctionné par le chef de l'État, est porté à la connaissance des provinces par des envoyés spéciaux. Les capitulaires embrassent tout, la morale et le dogme, le droit canon, le droit politique, le droit pénal, le droit civil, jusqu'à la simple police, jusqu'à de simples prescriptions d'économie domestique.

Deux sortes de tribunaux distribuaient la justice dans les provinces, les tribunaux des districts et ceux des comtés. A la tête du tribunal de district ou de pagus, se trouvait un centenier ou tunginus, assisté de sept scabini ou échevins, qui, élus d'abord pour une session seulement, obtinrent plus tard un caractère de permanence et connaissaient de toutes les affaires civiles d'un ordre inférieur. A la tête des seconds était placé le comte (grefio ou gerefa) qui, assisté de son vicaire ou viguier, et de ses vassaux, chargés de l'exécution des sentences, réunissait trois fois par an ses scabini et leur déférait toutes les causes dont le jugement pouvait entraîner soit la peine de mort, soit la perte de la liberté ou des biens. Enfin le comte du palais formait, avec l'apocrisiaire et l'archichancelier, un tribunal suprême qui, présidé par le chef de l'État, décidait en dernier ressort les affaires qui lui étaient réservées et spécialement celles où se trouvaient impliqués des fonctionnaires impériaux, au nombre desquels étaient compris même les évêques et les abbés. Cependant le grafio n'était pas simplement un officier judiciaire. Il était chargé aussi de veiller, dans sa circonscription, à la perception des impôts ainsi qu'au maintien de la police, et il exerçait le commandement de la force armée.

Dans un État aussi vaste que le nouvel empire, il était impossible qu'il ne se glissât des abus et des fraudes, soit dans l'administration de la justice, soit dans celle des finances. Pour y obvier, Charlemagne organise, en 802, la fameuse institution des Missi dominici ou commissaires impériaux, chargés de visiter quatre fois par an, en janvier, en avril, en juillet et en octobre, un certain nombre de provinces afin de s'assurer que les impôts sont équitablement répartis et perçus, que les lois sont appliquées avec justice, qu'aucune prévarication n'est commise, pour veiller à la défense du territoire, à la bonne administration du domaine, à la discipline des monastères, à la protection des veuves, des orphelins et des étrangers, au maintien de la paix publique, enfin pour recueillir les plaintes et les réclamations de quiconque se croit lésé dans ses droits. Cette institution, complétée en 810, est la pierre angulaire de tout l'édifice administratif. Elle est un moyen direct et permanent de centralisation et de surveillance, car elle rend partout présents l'oeil et la volonté du chef de l'État, représenté par ses légats, toujours au nombre de deux, un évêque et un comte. (Capitulare primum ann. DCCCII; Capitular. secund. ann. DCCCII; Capitulas. tert. ann. DCCCX, apud Walter, Corp. jur. antiq. German, tom. II, p. 150-171 et 239 ; Hinemar. de Ordin Palat., ap. Walter, tom. III, p. 761.)

Charlemagne ne se borne pas à organiser l'administration de son vaste empire. Il s'applique aussi à le relever de l'état de dégradation intellectuelle où les provinces sont tombées. En Espagne, la civilisation chrétienne est tenue en échec par les Arabes dans les montagnes des Asturies. Dans le midi de la Gaule, elle a été engloutie en partie par les invasions sarrasines. En Italie, elle s'est affaiblie dans le choc des guerres lombardes et dans l'agitation que Byzance ne cesse d'y entretenir. La Germanie et la Scandinavie sont encore sous l'influence de la barbarie du paganisme septentrional. Dans les royaumes franks, les luttes intestines dont ils ont été le théâtre sous les Mérovingiens, ont fait disparaître les derniers restes des établissements scientifiques et littéraires que les Romains y avaient fondés. Deux peuples en Occident sont seuls demeurés à l'abri des commotions politiques: les Irlandais et les Anglo-Saxons. Leurs écoles monastiques sont restées les nobles asiles des lumières. Les études y fleurissent, et celle des langues anciennes y rivalise avec celle des sciences telles que le siècle les possède. C'est de là que Charlemagne tire l'homme le plus capable de l'aider à restaurer dans ses États l'étude des lettres, Alcuin, cet illustre élève de l'école d'York. Autour d'Alcuin il groupe un certain nombre de savants recrutés sur divers points de l'empire: le Lombard Théodulf, le Neustrien Angilbert, le Norique Leidrade et plusieurs autres. Avec leur concours il s'occupe, non pas de la fondation, mais de la réforme de l'école palatine, qui existait déjâ depuis les Mérovingiens et dont la direction avait été confiée en 774 à Pierre de Pise. Il développe en même temps les études monastiques et épiscopales, instituées dès l'an 787 par un capitulaire spécial. II fait organiser par le clergé des écoles paroissiales où sont appelés non-seulement les fils des hommes libres, mais encore ceux des serfs. II ordonne même, en 801, l'organisation d'un cours de langue grecque dans le diocèse d'Osnabruck. Il veut s'initier lui-même au trivum et au quadrivium, ainsi qu'aux principes de la théologie, considérée alors comme la science des sciences. Il apprend a écrire en latin et à parler grec. Dans les rares moments de loisir que les guerres et l'administration lui laissent, il écoute volontiers les doctes qui l'entourent et qui se désignent par des surnoms en empruntant à l'antiquité sacrée et profane quelques-uns des plus beaux noms qu'elle présente; car Alcuin est horace, le chroniqueur Eginard est Béséleel, Agilbert est Homère, Théodulf est Pindare, l'empereur lui-même est tour à tour David et Salomon, enfin ses parents Adalard et Wala sont Augustin et Jérémie. Charlemagne se plaît aux écrits de l'évêque d'Hippone, particulièrement à la Cité de Dieu, et pendant ses repas, il se fait lire des livres d'histoire. Il se forme aussi la main à la calligraphie; même la nuit, ses tablettes reposent sous son oreiller, et, dans ses moments d'insomnie, il y trace des lettres comme un scribe. L'étude de la langue maternelle l'intéresse également. Il fait recueillir avec soin les anciens chants nationaux et les apprend par coeur. II donne des noms nouveaux aux mois et aux vents, et entreprend même d'écrire une grammaire de l'idiome haut-allemand. L'astronomie a pour lui un grand attrait. La musique l'intéresse davantage encore, et plusieurs mesures de sa vie témoignent de la sollicitude qu'il manifeste pour la pureté du chant grégorien et pour la correction des livres et des offices de l'Église. Parfois il va jusqu'à se mêler de discussions théologiques; et, comme si les rois de la première race ayant eu leur poëte latin dans Chilpéric 1er, il fallait aussi que la seconde dynastie eût le sien, il scande des vers dans la langue d'Horace et de Virgile; car on lui attribue plusieurs poésies, parmi lesquelles on cite une élégie sur la mort du pape Adrien et cette hymne que l'Église chante le jour de la Pentecôte: Veni Creator Spiritus. (Einhard. Vita Karol cap. XXIV, XXV et XXVII; Mon. San Gallens. lib. I, cap. III, VII, VIII et X; Mon. Engolism. add. ad Annal. Lauriss, ann. 787; Constitut. de scholis instituend. ap. Walter. II, p. 62; Constitut. de emendat. libror.; ap. Walter, II, p. 64; Praeceptum de schol. graec., instituend., ap. Walter, II, p. 200; Alcuin. Epistol. 228, ad Carol., édit. Froben., tom. II, p. 228.)

La musique et la poésie ne sont cependant pas les seuls arts dont l'empereur se préoccupe. S'il emprunte le chant grégorien à Rome et les orgues aux Grecs, il imite dans ses constructions celles des Lombards et des Byzantins. Les palais de Nimègue, d'Ingelheim et d'Aix-la-Chapelle étaient dessinés sur ces modèles. Le dôme qu'il éleva dans cette dernière ville en 796 passe pour une copie de l'église de Saint-Vital à Ravenne. C'est aussi au delà des Alpes qu'il chercha les types des enluminures, des ivoires évidés, des châsses ciselées, des mosaïques et des sculptures dont s'enrichissaient les librairies et les trésors des églises, les sanctuaires du culte des salles des palais impériaux. (Rock, dus Rathhaus en Aachen, p. 27; F. Kugler, Handbuch der Kunstgeschichte, passim.)

Après avoir esquissé les actes principaux de la vie de Charlemagne, nous avons à tracer le portrait de l'homme même. S'il faut en croire les descriptions que Turpin et d'autres écrivains légendaires nous ont laissées de sa personnalité, il aurait eu les proportions d'un géant et possédé une force de corps presque surhumaine. Cependant voici comment Eginard nous dépeint l'empereur vieillard « Il était robuste et d'une taille élevée, bien qu'elle n'excédât pas de justes proportions, car il mesurait sept fois la longueur de son pied. Il avait le sommet du front arrondi, les yeux grands et vifs, le nez plutôt grand que moyen, une chevelure abondante et blanche, le visage vermeil et allègre. Toute sa personne avait une prestance et une dignité qui imposaient soit qu'il fût assis, soit qu'on le vît debout. Bien qu'il eût la nuque courte et charnue et le ventre un peu proéminent, ces deux défauts se remarquaient à peine, tant il y avait d'harmonie dans ses autres membres. Il marchait d'un pied ferme, et avait une contenance toute virile, mais la voix un peu trop claire peut-être pour les proportions de son corps. Sa santé était robuste; cependant, durant les quatre dernières années de sa vie, il fut fréquemment atteint de la fièvre et il finit par boiter légèrement d'un pied. » (Einhard. Vita Karol,, cap. XXII.) Sobre dans le boire et le manger, il répugnait à l'ivresse, et rarement sur sa table figuraient plus de quatre plats à moins que ce ne fût dans des repas de cérémonie, très-fréquents du reste. L'été, il avait coutume de reposer deux ou trois heures après le diner. La nuit, il se levait souvent quatre ou cinq fois, et recevait soit le comte du palais s'il y avait quelque cause judiciaire â instruire et à décider. Il aimait à se trouver au milieu de sa famille à la table aussi bien qu'à la chasse, où ses filles elles-mêmes et sa femme chevauchaient à sa suite. (Einh. Vita Karol., cap. XIX et XXIV; Angilbert. Carmin. lib, III, y. 137 seqq.) Il ne tenait point au luxe des vêtements, et il affectionnait le costume simple et martial des Franks, à moins que ce ne fût dans de grandes solennités ou quand il recevait les ambassades que les princes étrangers lui envoyaient. Alors on le voyait apparaître tout resplendissant d'or et de pierres précieuses. (Einhard. Vita Karol., cap. XXIII Monach. San Gallens. lib. I, cap. XXXIV, et lib. II, cap. VI)

Il eut successivement cinq femmes légitimes, et en outre quatre concubines. La première de ses femmes légitimes fut cette Himiltrude dont il eut un fils, Pepin le Bossu, et dont il se sépara pour épouser en 770 la fille du roi des Lombards. Celle-ci il la répudia à son tour et il s'unit à Hildegarde qui était de la race des anciens ducs des Alamans et qui lui donna neuf enfants. De ceux-ci, deux qui étaient des filles, moururent en bas âge, et les sept autres furent:

1° Charles, né en 772 et mort en 811, après avoir porté depuis 790 la couronne de Neustrie et reçu, en 800, à Rome, l'onction comme héritier présomptif de l'empire

2° Pepin qui naquit en 776 et mourut en 810, après avoir été roi d'Italie;

3° Louis, qui, né en 778, fut investi d'abord du royaume d'Aquitaine et succéda à son père dans la dignité impériale;

4° Clotaire qui, frère jumeau de Louis, s'éteignit à l'âge de deux ans;

5° Rothrude, qui vit le jour en 773 et vécut jusqu'en 810;

6° Berthe, qui naquit en 775, et

7° Gisla, née en 781 et morte abbesse de Chelles.

En 783, il épousa l'Ostrasienne Fastrade qui mourut en 794, après avoir donné le jour à deux filles Théodrade, qui devint abbesse d'Argenteuil, et Hiltrude qui fut pourvue du prieuré de Noirmoutier. Sa dernière femme légitime fut l'Alamande Liutgarde, qui décéda en l'an 800, laissant sa couche stérile.

Ses quatre concubines furent: Gersuinde, Adallinde, une inconnue et Regina. La première donna le jour à une fille qui reçut le nom d'Adeltrude; la seconde fut la mère de Téodoric, pourvu plus tard de l'évêché de Cambrai. La troisième mit au monde une fille nommée Rothaïde. Enfin Regina lui donna deux fils, dont l'un, Hugo, fut pourvu des abbayes de Saint-Quentin et de Saint-Bertin, et dont l'autre mourut évêque de Metz en 875.

Charlemagne n'avait qu'une seule soeur. Elle s'appelait Gisla, et se retira dans l'abbaye de Chelles où elle s'éteignit en 804. Sa mère, la reine Bertrude, qu'il tint toujours en grand honneur, expira en 782, et il lui ferma les yeux.

Les légendes attribuent à l'empereur frank une fille qu'elles appellent Emma et dont elles font la préférée d'Eginard et l'héroïne d'une aventure nocturne, charmante histoire toute faite pour les poètes et pour les romanciers. Il est fort possible que cette anecdote se rapporte à quelqu'une des autres filles de Charlemagne. Car, bien qu'il les aimât au point de n'avoir jamais voulu se séparer d'elles, qu'il les eût fait élever comme de futures ménagères ne répugnant à manier ni l'aiguille, ni la navette, ni le fuseau, et que d'après l'évêque Théodulf (Carmin. lib. III, cap. III), le gynécée impérial fût gardé par des eunuques comme celui de Byzance, il ne put les empêcher de se livrer au désordre, ce qui fut un des chagrins les plus amers de sa vie. Ainsi l'aînée, Rothrude, après avoir été fiancée en 781 à Constantin, fils de l'impératrice Irène, eut de Rorigo, comte du Mans, un fils nommé Louis qui devint abbé de Saint-Denis, de Saint- Riquier et de Fontanelle. La seconde, Berthe, eut de ce même Agilbert qui fut l'Homère palatin et dont le nom fut inscrit plus tard dans le catalogue des saints, deux fils, Harnid et Nithard: ce dernier fut l'historien et connu sous ce nom. Du reste, la dissolution de moeurs et la galanterie qui régnaient à la cour de Charlemagne sont notoires; le sensuel empereur lui-même en donnait parfois un peu l'exemple, et l'un des premiers soins de son fils Louis, après son avènement, fut d'obliger ses soeurs à se retirer dans les monastères qui leur avaient été assignés, comme aussi de chasser du palais les femmes trop légères qui y entretenaient la corruption. (Einhard. Vita Karol., cap. XIX; Annal. Bertinian., ad ann. 867; Nithard. Historiar., lib. I, cap. II, et lib. IV, cap. V; Capitular. de Ministerial. palatin,, apud Baluze, tom. I, p. 341; Walafrid. Strabon, Vicio Wettini, ap. Dom Bouquet, t. V, p. 339; Paschas, Radbert. Vit. Adalard, cap. XXXIII.)

Le chagrin que Charlemagne éprouva de la conduite déréglée de ses filles ne put cependant se comparer a celui que lui causa son fils Pepin le Bossu. Irrité de se voir négligé totalement, sinon repoussé à cause de sa difformité, le jeune prince eut, en 792, le malheur de s'associer avec quelques leudes franks qui, ne pouvant se plier aux façons hautaines et dures de la reine Fastrade, complotèrent l'assassinat du roi. Le crime devait recevoir son exécution à Ratisbonne, pendant le séjour que Charles y fit cette année-là. Mais le complot fut dévoilé par le Lombard Fardulf qui reçut en récompense de sa fidélité l'investiture de l'abbaye de Saint­Denis. Les conjurés furent pris, et ils périrent les uns par le glaive, les autres par la corde. Quant à Pepin, son père lui fit grâce de la vie, et, après l'avoir fait fustiger impitoyablement et tondre en pleine diète, il l'enferma dans le monastère de Saint-Gall. (Einhard. Annal. ad ann. 792; Monach. San Gallens. lib. II, cap. XII.)

A mesure que l'empereur approche du terme de sa carrière, d'autres afflictions viennent l'éprouver. En 810, il perd son fils Pepin, roi d'Italie. L'année suivante il voit mourir son bien-aimé Charles, cet autre lui-même, dans lequel il a depuis longtemps entrevu un héritier digne de lui et capable de porter le lourd fardeau de l'empire. Ces grands avertissements du ciel l'inquiètent profondément. Il ne quitte presque plus Aix-la-Chapelle dont les bains chauds ont pour lui un charme si puissant. Cependant son activité ne se ralenti pas. Il s'occupe à la fois du salut de son âme et de l'avenir de son oeuvre. Il prodigue ses largesses aux monastères et il n'oublie pas même les églises de Jérusalem. Il ne cesse de penser aux Sarrazins qui menacent toujours l'empire du côté du sud, aux Scandinaves qui insultent sans relâche le littoral du côté du nord et de l'ouest, aux Slaves qui recommencent à s'agiter, aux Saxons qui se ressouviennent par moments de leur antique indépendance. Il fait fortifier l'embouchure de tous les grands fleuves et construire des flottes à Gand et à Boulogne pour contenir les Normands, dont il a vu lui-même cingler les navires sur la mer occidentale et qui ne tarderont pas à venir porter la dévastation et la ruine dans nos provinces. Il songe surtout à la légèreté et à la faiblesse de Louis, l'unique héritier qui lui reste, et il se demande si celui-là sera capabie de tenir réuni le faisceau des nationalités sur lesquelles il est appelé à régner un jour. Enfin, il se préoccupe de sa famille qui est composée de tant d'éléments divers et ou fermentent tant de germes de division. De ces discordes il veut prévenir l'explosion au moyen d'un testament. En 806 il en rédige un à Thionville. En 811 ii en renouvelle les dispositions et le fait signer par quinze comtes, par onze archevêques et évêques et par quatre abbés. En 813 il confère le royaume d'Italie à Bernard, fils illégitime du roi Pepin. (Einhard. Vita Karol., cap. XIX, XXVI, XXVII et XXXVIII; Ejusd. Annal., ad ann. 808-814; Monach. San. Gallens. lib. II, cap. XIV.)

La même année, il appelle à Aix-la-Chapelle son fils Louis, roi d'Aquitaine, avec tous ses leudes et convoque une assemblée générale des évêques, des abbés, des ducs, des comtes et des vicomtes, en un mot de tous les grands de l'empire. Après avoir délibéré avec eux, il les exhorte à continuer à son fils la fidélité qu'ils lui ont montrée jusqu'alors à lui-même et leur demande s'ils consentent à ce qu'il transmette l'autorité à son fils Louis. Tous répondent avec enthousiasme que la volonté de leur maître est la volonté de Dieu. Quelques jours après, le 11 septembre, la cérémonie du couronnement s'accomplit avec la plus grande pompe dans le dôme que Charlemagne avait consacré à la Vierge, et devant l'autel du Christ. Louis posant lui-même la couronne sur sa tête, est salué par toute l'assistance du titre d'empereur et d'auguste. (Einhard. Vit. Karol., cap. XXX; Ejusd. Annal., ad ann. 814; Thégan, Vit. Ludov. Pii, cap. VI; Emold Nigell. Gesta Ludov. Pii, lib. II, y. 79 seqq.; Chron. Moiss., ad ann. 813.)

Depuis ce moment le vieux monarque décline de plus en plus. Vers le mois de janvier 814, il est atteint d'une fièvre violente qui se complique bientôt d'une pleurésie aiguë. Il veut, selon sa coutume, essayer de vaincre le mal par la diète, mais son état empire de jour en jour. Les craintes de ceux qui entourent le malade augmentent aussi; et, dans leur terreur superstitieuse, ils remarquent toute sorte de prodiges et de signes étranges qui les avertissent de sa fin prochaine. Ces signes ne les trompent pas. En effet, le 20 janvier, à la troisième heure du jour, Charlemagne expire doucement, après avoir reçu, la veille, des mains de Hildebald, archevêque de Cologne, les derniers secours que l'Église donne aux mourants. Il était âgé d'environ soixante et onze ans; il en avait régné quarante sept et, pendant quatorze ans, il avait porté la couronne impériale. (Einhard. Vit. Karol., cap. XXX et XXXII; Ejusd. Annal., ad ann. 814; Thégan, Vit. Ludov. Pii cap. VII.)

Le même jour on déposa son corps dans le sanctuaire de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle, et sur l'arcade dorée du caveau où il fut enfermé, on traça l'inscription suivante:

SUB HOC

CONDITORIO SITUM

EST

CORPUS CAROLI MAGNI ATQUE ORTODOXI IMPERATORIS,

QUI REGNUM FRANCORUM NOBILITER AMPLIAVIT

ET PER

ANNOS XLVII FELICITER REXIT.

DECESSIT SEPTUAGENARIUS

ANNO DOMINI DCCC° XIIII°, INDICTIONE VII,

V KAL. FEBR.

André van HASSELT


(1) MAGNUS BELLO MAJOR PACE. Monach. san. gallens.

(2) Ce terme est la visible reproduction du mot Saxon ceorl, vilain. Dans l'Edda il se trouve employé pour signifier colon. Cf. Soemundar, Rigsmal, strophe 18e.

CHAPITRE IV

DEUXIEME PARTIE.

Du lieu de naissance de charlemagne - Mutisme général, étrange, des écrivains contemporains. - Le grand homme ayant vu le jour dans une localité où il n'existait ni palais ni manoir, citer l'humble hameau était faire chose déplaisante au Roi Charles, c'était l'arme dont usaient ses ennemis personnels. Embarras d'Eginard, son historien, son ami; de là sa dissimulation ou son silence. Et de son influence absolue sur les annalistes de la Chrétienté. - Le sol natal.

*
* *

Après avoir établi que depuis Carloman prince de Hesbaye, père de Pépin de Landen, jusqu'à Pepin de Jupille dit le Bref, roi des Francs, c'est-à-dire pendant six générations, au-delà desquelles aucun document historique ne nous permet de remonter, la famille des Pépin eut sa résidence principale en Belgique et plus particulièrement dans le pays de Liège, nous dirigerons nos investigation vers un point de l'histoire qui fut, comme il est dit dans notre avant-propos, l'objectif de nos études pendant une vingtaine d'années. Des annotations sans nombre ont été le fruit de ce long travail. Du rapprochement des faits historiques admis par les annalistes et des légendes innombrables des poètes du moyen-âge, est née dans notre esprit, et s'y est développée avec une évidence croissant de jour en jour, l'idée première du système que nous avons entrepris d'exposer, de soumettre à l'appréciation publique.

Aujourd'hui, grâce à la découverte, à la mise au jour de documents nouveaux: du manuscrit du XIIe siècle rendu à la lumière par l'archiviste d'Aix-la-Chapelle, puis des textes des conciles provoqués par Pépin le Bref et qui doivent leur importance à notre thème sur la naissance de Charlemagne, et sur le début dans sa carrière de Pépin lui-même. Aujourd'hui, disons-nous, munis de ces documents, nous nous trouvons plus que jamais affermi dans nos convictions. Notre thèse nous a semblé avoir acquis une si incontestable valeur, que nous croirions faillir au mandat que nous nous sommes imposé, si nous hésitions à livrer à la publicité le résultat de nos recherches. Nous le soumettons donc hardiment à ceux qui se sont particulièrement occupés de la question, qui, comme nous, se sont passionnés pour la solution du problème le plus intéressant, mais le plus inextricable, peut-être, que nous offre l'histoire de notre ère. Car si l'antiquité nous présente un fait ayant quelque analogie avec celui qui nous occupe, - celui de la naissance d'Homère - ( on sait que sept villes de la Grèce se sont éternellement disputé l'honneur de lui avoir donné le jour ) - né dans une sphère bien différente, l'immortel poète n'a pas eu son historien aux allures tortueuses, comme Charlemagne son Eginard, l'alter ego de l'empereur, dont les réticences n'ont pas peu contribué à jeter l'incertitude chez les historiens des temps postérieurs, ce qui devait rendre plus difficile en même temps que plus vif leur désir de pénétrer ce mystère historique.

Aujourd'hui donc, nous nous estimons heureux surtout, de pouvoir soumettre notre travail aux amis innombrables que compte en Europe le grand monarque, l'immortel civilisateur du moyen-âge, si jaloux de sa gloire.

Quel est donc le lieu de naissance de Charlemagne ?

Cette question à la solution de laquelle se sont, de temps immémorial, heurtés tant d'écrivains; ce point historique, voilé même du vivant du grand homme, et tenu secret pendant un règne mémorable de près de cinquante années, ne porte-t-il pas en lui-même un caractère mystérieux, et s'étonnera-t-on qu'il ait, pendant près de douze siècles, exalté la curiosité des générations successives de l'Europe entière; son examen est d'autant plus ardu que le mystère qui l'entoure semble avoir été consacré par le silence des siècles et favorisé par les aspirations sympathique des populations elles-mêmes qui formaient autrefois le grand empire d'Occident. En effet, peu ou point de localité où Charles n'y eût une résidence, ne fût-ce que passagère, où son séjour n'y soit rappelé par quelque légende poétique, locale, profondément gravée dans l'esprit des habitants. Du nord au midi de ce vaste empire, les populations, avides de merveilleux, vous parleront de Charlemagne, avec enthousiasme, comme d'un des leurs; c'est leur contrée qu'il affectionnait particulièrement, et on n'est pas bien convaincu qu'il n'y soit pas né. On aurait fort à faire à signaler tous les lieux qui se glorifient de ces souvenirs.

Ici, c'est un vieux castel où Charles se reposait dans ses voyages, là c'est une tour qui porte le nom de quelque membre de sa famille. A Neufchatel on vous montre, dominant la vue des Alpes, le pavillon que Berte occupait. Nous nous proposons de citer plusieurs de ces localités en même temps que les titres qu'elles font valoir â l'appui de leur prétentions; c'est que parmi les figures les plus illustres que l'histoire propose à l'admiration des peuples, il n'en est point qui soit aussi digne que l'est Charlemagne de cette grande sollicitude avec laquelle on cherche sur la carte de l'Europe le lieu où fut placé son berceau. Pas un homme, en effet, comme s'exprime un de nos écrivains, pas un homme dont le souvenir soit imprimé aussi profondément que le sien dans la mémoire des générations, pas un qui ait laissé des traces aussi vivaces dans les esprits. Toute la littérature du moyen-âge est brillante de son prestige et la poésie des légendes a brodé autour de son nom mille aventures merveilleuses, mille fables héroïques, gracieuses ou terribles. Toutes les grandes choses de son siècle et des siècles postérieurs lui sont attribuées, les cathédrales bysantines dont les clochers décorent pittoresquement les rives du Rhin, les vieux manoirs que recouvre l'oubli, les ruines des palais que recouvrent la ronce et le lierre, les monastères, promoteurs primitifs de la civilisation et de la science, les institutions qui ont aidé les sociétés à se diriger et les lois qui les ont aidées à se défendre. Certes l'homme assez puissant pour absorber ainsi, aux yeux du monde, dans sa seule personnalité tout ce que l'esprit d'organisation et d'action sociale a produit depuis le moment où la civilisation antique eut fini complètement son rôle, jusqu'à celui où les germes d'une civilisation nouvelle furent éclos - cet homme-là mérite bien que les peuples se disputent la gloire de lui avoir donné le jour et revendiquent son nom comme un patrimoine sacré.

Mais au moins à quel pays Charlemagne appartient-il par sa naissance ?

La réponse à cette question serait simple et aisée, si l'on savait avec certitude la date, l'année de sa naissance et si l'on pouvait établir aussi précisément le lieu où était sa mère en le donnant au monde.

Mais ce sont précisément là les deux inconnues que l'algèbre historique cherche à dégager!

En effet, ici commence la série des réticences des historiens. Leurs allures mystérieuses vous égarent dans les voies du labyrinthe par l'incohérence de leurs assertions. Les annalistes des monastères, ces officiers de l'état civil des maisons royales de l'époque, paraissent s'être donne le mot pour dérouter les investigateurs. A moins toutefois, ce qui semble être le cas ici, qu'ils n'aient été l'objet d'une contrainte, qu'ils n'aient été soumis à une discipline supérieure quant à leurs annotations des faits historiques touchant l'année, le lieu de naissance, les aventures de jeunesse de l'empereur: Le silence sur ces faits leur a été incontestablement prescrit, comme nous allons le voir, et cela par le grand chancelier de l'empire.

Nous disions plus haut que les Romains lorsqu'ils envahirent nos contrées, avaient trouvé les populations encore presqu'à l'état sauvage. Le joug odieux qu'elles eurent à subir n'était guère fait pour les civiliser, pour les tirer de cet état d'abrutissement qui ne fut guère amélioré pendant les quatre siècles de la domination étrangère. Il n'en était pas de même des Gaules méridionales qui, plus en contact avec le centre de l'empire, cherchaient instinctivement à imiter leurs vainqueurs, tandis que l'état social des Gaules ostrasiennes n'avait guère subi de changements malgré les incessantes prédications des missionnaires. Ce n'était pas sans raison que les Romains ne cessèrent de les qualifier de barbares jusqu'au siècle de Charlemagne. Le clergé cependant était parvenu à acquérir quelques mictions de l'écriture, grâce au zèle des missionnaires irlandais, lesquels plus aventureux et en contact avec Rome, la capitale de l'antique civilisation, répandaient dans nos monastères le goût des premières notions historiques et enseignaient aux moines, qui savaient quelque peu manier la plume, à prendre note des faits importants qui avaient eu lieu pendant l'année. C'est ainsi que les écrivains postérieurs ont pu encore se renseigner sur les évènements locaux de ces temps obscurs pour l'histoire du moyen-âge. - « Du Ve au XIIe siècle, dit M. Guizot, le clergé presque seul a écrit l'histoire; c'est que seul il savait écrire, a-t-on dit; il y a encore une autre raison plus puissante: Peut-être l'idée même de l'histoire ne subsistait-elle que dans l'esprit ecclésiastique, eux seuls s'enquéraient du passé et de l'avenir; pour les barbares brutaux et ignorants, pour l'ancienne population désolée et avilie, le présent était tout ... (1) »

De tous les historiens qui se sont occupés de la vie de Charlemagne, le premier ou pour mieux dire le seul qu'il vienne à la pensée de consulter sur le fait et le lieu de la naissance du grand homme, c'est EGINARD: en effet, le nom de cet écrivain est aussi étroitement lié à celui de l'empereur franc, que le fidèle serviteur était attaché à son maitre. Et tel est le prestige qu'exerce une vie de dévouement sans bornes, que l'on s'incline involontairement devant ses paroles, comme devant la vérité même. (2) D'ailleurs, de qui est on donc en droit d'attendre des renseignements exacts et complets sur les détails de la vie de Charlemagne, que de l'homme lui-même qui l'avait accompagné dans toute son existence, qui était le dépositaire de ses pensées les plus intimes et que le sentiment de la reconnaissance devait porter à ne rien omettre de ce qui pouvait intéresser les admirateurs contemporains d'une si grande renommée, aussi bien que les siècles à venir? Car Eginard même nous a dit: « Nourri par ce monarque, du moment que je commençai d'être admis à sa cour, j'ai vécu avec lui et les siens dans une amitié constante qui m'a imposé à son égard après sa mort, comme pendant sa vie, tous les devoirs de la reconnaissance. On serait donc autorisé à me croire et à me déclarer bien justement ingrat, si, ne gardant aucun souvenir des bienfaits accumulés sur moi, je ne disais pas un mot des hautes et magnifiques actions d'un prince qui s'est acquis tant de droits à ma gratitude, et si je consentais à ce que sa vie restât, comme si elle n'eût jamais existé, sans un souvenir écrit et sans le tribut d'éloges qui lui est dû (3). »

Eh bien ce même homme qui n'a quitté comme il le dit lui-même, qu'une seule fois de sa vie les côtés de Charlemagne (4), dont il était le chancelier, l'ami, le confident le plus intime, voici comment il s'exprime au sujet des premières années de son maître: « Touchant sa naissance, son enfance et même sa jeunesse, comme il n'existe en aucun lieu de déclaration écrite, ni à cette heure je n'ai plus trouvé quelqu'un qui puisse dire d'en avoir connaissance (5). »

Malgré tout le respect que l'on puisse professer pour le scribe impérial, pour l'illustre abbé de Selingenstadt, constatons qu'il n'est pas un esprit sérieux qui consente à accepter aveuglement une déclaration semblable, véritable défi jeté au bon sens des contemporains et au bon sens de la postérité. En effet, avoir feuilleté jour par jour les pages de l'existence d'un homme, avoir été pendant plus d'un demi-siècle en communion de pensées et de paroles avec lui; avoir été le dépositaire de tous les secrets de sa politique; avoir vécu dans son intimité comme dans celle de sa propre mère, de sa femme et de ses enfants; avoir tenu la clef de toutes les informations possibles; avoir compris sa grandeur au point de ne pouvoir douter que les siècles à venir n'attachassent le plus vif intérêt à connaître jusqu'aux moindres circonstances de sa vie; avoir eu autour de soi pendant la longue carrière de l'empereur tant de témoins vivants qui ne pouvaient ignorer ni la localité ni l'année où sa mère l'avait mis au monde! ... et nous dire sérieusement que, malgré toutes les peines qu'on a prises, on n'a pu rien savoir ni oralement ni par un écrit quelconque sur cette première partie de la vie de Charlemagne, est-il quelqu'un qui accepte semblable déclaration, semblable syllogisme? Aussi, il semble lui-même aller au devant des objections que son raisonnement fera naître, car après nous avoir dit naïvement, qu'il a échoué dans toutes les recherches qu'il a faites pour recueillir quelque détail sur les premières années de son maître, révélant de cette façon ou une indifférence générale pour cette période de la vie d'un homme qui avait remué le monde, ou un motif secret de réticence à ce sujet, Eginard ajoute « qu'il serait déplacé, inconvenant d'en écrire lui- même quelque chose et qu'il se bornera à ne dire que ce qu'il juge nécessaire de faire connaître (5).»

Ces paroles ne sont-elles pas comme un avertissement donné aux imprudents qui auraient pu être tentes de pénétrer dans un mystère destiné à rester celé au monde? Ne forment-elles pas une sorte de glose qui explique, à l'insu de l'auteur lui-même pour ainsi dire, le motif qui lui a fermé la bouche, qui a arrêté sa plume et l'a porté à prétexter, avec une naïveté enfantine, de son ignorance complète des faits dont il est matériellement impossible qu'il n'ait eu connaissance h

Il suffit, pensons-nous, de poser ces questions pour que le simple bon sens les résolve affirmativement. Mais Eginard, qui devait connaître les volontés, les désirs de son bienfaiteur, dut se trouver dans un grand embarras pour s'y conformer lorsqu'il entreprit son travail d'historien, pour taire d'abord l'année, puis le lieu de naissance du grand homme. Le silence sur ces points, tout compromettant qu'il fût, lui sembla le seul moyen de se tirer de la situation fausse dans laquelle il se trouvait engagé. Le célèbre abbé de Selingenstadt, retiré dans sa résidence où il combina et exécuta son travail, commence par se faire renseigner non pas sur ce qu'il savait mieux que personne, mais sur les documents qui pouvaient se trouver encore dans les nombreuses archives des monastères et qui auraient pu avoir échappé aux investigations incessantes que le grand chancelier leur avait prescrites pendant le long règne de l'empereur. Il craignait avec raison d'être trahi par quelque pièce égarée et il devait être bien sûr de son fait pour qu'il pût nous dire qu'il avait vainement cherché quelque écrit, ou quelque personne pour le renseigner sur la naissance de son maître; ce fut seulement alors qu'il pût se livrer sans crainte à son travail.

Aussi il ne se pressa point, car il nous dit lui-même qu'il ne le termina que dix ans après la mort de Charlemagne (7).

L'illustre chancelier de l'empire ne voulait, ne pouvait prescrire le mensonge aux annalistes à ce sujet, mais il se vit forcé de recourir à la ruse, à la dissimulation, et, pour imposer son système à ses subordonnés, il rédigea un modèle d'annales qu'il fit parvenir en guise de circulaire, de communiqué, à tous les monastères, à tous les annotateurs des faits du siècle, qu'il prescrivit dans toutes les archives de la chrétienté. C'est le silence absolu sur les circonstances de la naissance de leur maître, qu'il y préconise en leur donnant l'exemple par le document qu'il leur transmet. Les annales d'Eginard, en effet, ne font nulle mention de la naissance du fils ainé de Pepin le Bref, bien qu'il y soit annoté à l'an 759, la naissance d'un troisième fils qui ne vécut que trois jours.

Il est bien vrai qu'il ne commence son travail qu'à l'année 741. S'il fixe là son point de départ, c'est pour éviter de se trouver à l'année véritable où est né Charlemagne, fait dont il n'eut pu omettre la citation. Il y avait là pour lui une alternative dont nous expliquerons plus loin l'importance.

En attendant il reste constaté de par l'illustre annaliste, le grand chancelier lui-même qui ne peut mentir vis-à-vis de ses inférieurs, que ce n'est pas l'année 742 qui vit naître Charlemagne, ainsi que l'ont prétendu tant d'historiens modernes. En outre nous prouverons à l'aide d'un document sérieux que cette allégation est impossible, vénérable document comme il a été qualifié par une grande autorité et que nous nous réservons de produire en temps et lieu; nous reviendrons alors sur cette date de 742 assignée avec tant d'assurance à la naissance de Charles, parce que là est le noeud, la clef du mystère. Faisons remarquer toutefois qu'Eginard au moment où il rédigeait ses annales avait encore à compter avec des témoins contemporains si non avec leurs fils; qu'il était de notoriété publique qu'en 741, Pépin avait quitté l'Ostrasie depuis deux à trois ans installé qu'il était comme maire du palais dans la capitale de Neustrie et s'y trouvait engagé alors dans de tout autres liens que ceux de la blonde fille des Ardennes, mère de Charlemagne.

Eginard écrivait incontestablement pour la postérité, mais il devait d'abord pouvoir soumettre ses écrits à ses contemporains et éviter leur censure s'il arrangeait trop à sa guise certaines circonstances, s'il relatait inexactement certains faits encore trop récents ; alors il biaisait, il nageait entre deux eaux. Nous aurons à revenir sur cette époque, lorsque nous nous occuperons de la localité où le fils de Berte vit le jour; avant cela nous avons à parler encore assez longuement de l'historien si justement honoré, comme fidèle serviteur du grand homme; nous avons, à notre grand regret, à lui faire un procès formel en vue de ses fausses assertions historiques, de ses pieux mensonges, comme s'exprime M. Guizot. Nous avons surtout à réfuter l'écrivain qui est parvenu à égarer la postérité sur des faits que nous croyons être à même de rétablir dans toute leur sincérité. Parcourons d'abord ses annales que nous tenons en main; elles prennent date, comme nous venons de le dire, à l'an 741, et l'auteur les continue jusqu'à la fin de 829, marquant, année par année, tous les faits, même les moins importants, des règnes de Pépin le Bref, de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, et jusqu'à ceux qui s'étaient passés avant sa propre naissance. Il ne manque pas d'y mentionner la venue au monde de Pépin, troisième fils du roi, pauvre enfant qui vécut trois jours à peine. Comment se fait-il qu'il ne se préoccupe nullement d'indiquer ni l'année à laquelle appartient Charlemagne, ni celle à laquelle appartient Carloman, premier et second fils de Pépin et de Berte, mais nés à quinze ans d'intervalle l'un de l'autre, selon nos déductions historiques, et dont il laisse les années en blanc?

Ce silence si manifestement prémédité tient à ce même système adopté par l'historien, on pour mieux dire imposé à sa discrétion. Nous verrons tout à l'heure quel a pu être le motif qui a forcé Eginard à en imposer à ses lecteurs et à jeter un voile sur des faits auxquels il ne pouvait pas être resté étranger dans la position qu'il occupait.

Qu'il nous soit permis d'établir d'abord par quelques preuves que l'historien de Charlemagne s'est appliqué dans tous ses écrits, à présenter dans leur jour le plus favorable et sous une face qui souvent est loin de s'accommoder avec la vérité, une quantité de faits et d'actes de son héros qui pouvaient nuire à sa considération et à sa gloire. Reportons-nous à l'an 771: Charlemagne se trouve à Valenciennes où il compte passer l'hiver. Tout à coup il reçoit la nouvelle que son frère Carloman est mort le 4 décembre, dans la métairie de Salmoucy près de Laon. Il se rend à l'instant à la villa de Charbonac (8) où une foule de leudes et d'évêques, relevant du roi de Neustrie, accourent à lui et lui livrent l'héritage royal dont Charles s'empare sans hésiter, sans respecter les droits des fils de son frère, enfants en bas âge que leur mère Gerberge s'est déjà hâtée d'emmener en Italie pour leur assurer un asile, auprès de Didier, roi des Lombards, son père. Remarquons avec quelle facilité, avec quelle complaisance, Eginard glisse sur cette odieuse usurpation (9).

Mais continuons. Pourquoi Gerberge s'est-elle enfuie? Évidemment parce qu'elle devait être fondée à craindre une trahison de la part des leudes de son époux et une spoliation des droits de ses fils par Charlemagne. Le biographe impérial qui ne pouvait entièrement supprimer la vérité, a eu soin de nous laisser entrevoir précédemment, que de graves dissentiments régnaient entre les deux frères, et éclatèrent en 769, à l'occasion de la guerre d'Aquitaine à laquelle Carloman avait refusé de prendre part, n'ayant lui-même ni ses états, aucun intérêt à faire des sacrifice pour conquérir cette province sur Hunold (10). Ces dissensions de famille, Bertrade, mère des deux rois, avait essayé vainement de les conjurer (11). Mais la suite prouve combien elle y réussit. En effet, lorsque, en 773, Charlemagne vint assiéger le roi Didier dans Pavie, Gerberge s'enfuit avec ses enfants à Vérone où il la poursuivit aussitôt avec une partie de son armée et la força de se rendre (12).

Eh bien, tous ces faits Eginard les couvre du manteau du silence, croyant peut-être ensevelir la vérité dans ce linceul, comme on suppose que son maître ensevelit dans un réduit la veuve et les deux fils de son frère; car plus jamais il n'en parla (13).

Notre historien pouvait-il ignorer le motif qui porta Charlemagne à se séparer de la fille du roi Didier, qu'il avait épousée en 771 et qu'il répudia une année après, en l'abandonnant comme une morte, velut mortuam, comme s'exprime le moine de Saint-Gall ? (14) Et pourtant avec quelle assurance il nous affirme que le motif est resté un mystère (15).

On ne saurait admettre non plus, avec le moine de Saint­Gall, que cette répudiation ait eu lieu parce que la reine était incapable de donner des enfants à son époux; car la raison peut-elle voir autre chose qu'un prétexte dans cette assertion de la stérilité de la royale épouse dont une seule année de mariage aurait fourni la preuve? Après cela, Eginard nous en impose manifestement en alléguant l'ignorance complète où il est resté au sujet de la véritable raison qui a fait répudier cette reine et son renvoi en Lombardie.

Ces mariages Lombards étaient l'oeuvre de la reine Bertrade et ils ne sont peut-être pas étrangers à une grande mésintelligence et à l'éloignement du palais de la mère de Charlemagne, fait qu'Eginard voudra en vain nous dissimuler aussi.

Si, dans ses annales, le biographe carlovingien mentionne purement et simplement Pépin le Bossu comme le fils aîné du roi Charles (16), il le dit ailleurs issu d'une concubine (17). Il est ici d'accord avec Warnefried (18). Mais deux témoignages considérables détruisent cette assertion et en démontrent la complète fausseté. L'un est une lettre écrite en 770 aux deux rois francs par le Pape Étienne II, qui, à la nouvelle du mariage projeté avec la fille de Didier, leur dit ouvertement qu'ils sont l'un et l'autre légitimement mariés devant Dieu et qu'ils ne peuvent s'oublier au point de repousser des femmes auxquelles ils sont unis par des liens sacrés (19). En effet, cette femme de Charlemagne était Himiltrude (20). Que si, de la lettre d'Etienne II, - pièce dont l'authenticité ne saurait être contestée, - nous rapprochons cette circonstance que dans des litanies, composées après le mariage de Charlemagne avec Fastrade, Pépin le Bossu se trouve mentionné même avant les fils d'Hildegarde, troisième femme du roi (21); nous croyons qu'il ne peut rester le moindre doute sur la légitimité de cet enfant. Eginard, qui le flétrit du nom de fils d'une concubine, ne pouvait ignorer le contraire, il ajoutait ainsi par ce mensonge à la réprobation générale dont cet infortune devint l'objet, justement du reste, quand il se fut oublié au point d'entrer dans une conspiration tramée contre son père.

Nous ferons remarquer ici que les suites des mariages Lombards dans lesquels Berte a joué un grand rôle, amenèrent de graves dissentiments, et bientôt une brouille complète, entre elle et son puissant fils; il n'est plus, en effet, question de la présence au palais d'Herstal de la reine mère, surtout après que Charles se fut emparé violemment des fils de Carloman et de la veuve de celui-ci, à Vérone, où ils s'étaient réfugiés, se croyant plus en sûreté sous la protection de Didier, le roi des Lombards. Ceci est bien fait pour confirmer dans notre esprit une légende locale selon laquelle Charlemagne aurait tenu enfermés dans les souterrains du palais d'Herstal, les petits-fils de Berte et leur mère, sa bru, sa protégée, veuve de Carloman, comme Didier fut enfermé dans le palais de Liège.

Muratori, le savant archiviste de la bibliothèque Ambrosienne, dit que cette disparition complète du monde des neveux du grand homme est une tache pour sa mémoire (22).

Après cela nous demanderons encore comment on écoutera l'éloge que fait Eginard de l'inaltérable attachement de Charles et de sa mère et cette mensongère assertion qu'elle vieillit honorablement auprès de lui, - alors qu'on sait sans en pouvoir douter, qu'elle passa les dernières années de sa vie dans le monastère de Choisy près de Compiègne, ou elle mourut le 12 juillet 783 (23).

Ces indications que nous pourrions multiplier à l'infini, nous donnent la preuve évidente de la partialité préméditée, du parti pris avec lequel Eginard a écrit son travail biographique sur Charlemagne. Il ne mérite pas la qualification d'historien dans le sens rigide du mot; il n'est qu'un panégyriste habile qui se préoccupe, avant tout, de la nécessité de faire valoir son héros; tant pis pour la vérité si elle ne s'accommode pas de ces transactions, nous pourrions dire même de ses capitulations de conscience.

Les anciens Romains, après la mort d'un empereur, avaient coutume de l'exposer aux yeux de la foule. Ils lui mettaient d'abord un masque de cire pour le faire paraître rayonnant de vie, car le monarque Dieu (divus) ne pouvait être sujet à la loi universelle de la mort. Voilà précisément ce qu'Eginard a fait pour Charlemagne; il lui a mis un masque; puis il nous a dit « Voilà l'homme ». Cela est tellement évident que, si on lit avec attention son opuscule, on est frappé du soin qu'il met à colliger dans les biographies impériales de Suétone, surtout dans celles d'Auguste et de Titus, toute sorte de tours de phrase, d'expressions et même de faits, qui doivent nécessairement à l'instant provoquer dans l'esprit du lecteur un rapprochement calculé entre l'empereur franc et les deux grands empereurs romains.

Il n'est pas sans à-propos de rapprocher de cette idée la description que le moine Ermold Nigeller, contemporain de Charlemagne, nous a laissée du château que l'empereur bâtit à Ingelheim. Nous y voyons que dans la grande salle décorée de peintures historiques, les évènements principaux de l'histoire franque étaient mis en parallèle avec ceux de l'histoire ancienne, de même que l'étaient dans les églises les faits de l'ancien testament et ceux du nouveau, ceux-ci étant considérés comme l'accomplissement et ceux-là comme la prophétie. Ainsi aux yeux de Charlemagne l'histoire franque n'était que la réalisation de l'histoire ancienne, dont celle-ci n'était qu'une figure. De même pour Eginard l'empereur franc réalisait ce qu'il y avait de grand parmi les souverains les plus illustres de Rome (24). Mais revenons à Eginard. Ce même parti pris, l'écrivain le maintient jusque dans les détails qu'il nous donne sur la sépulture de son maitre. En effet, voyons comme il s'exprime: « Le corps ayant été solennellement et soigneusement lavé, fut enseveli et mis en terre au milieu des gémissements de toute la population de l'église (25). « On doutait d'abord, dit-il, où devaient être déposés ses restes mortels; » puis il ajoute, car « de son vivant, lui-même n'avait rien prévu à ce sujet. » (Ce dire est bien sujet à caution, comme nous le verrons.) « Mais enfin, il sembla à chacun qu'on ne pouvait plus convenablement les déposer que dans la basilique même qu'il avait fait construire dans ce bourg, pour l'amour de Dieu et en l'honneur de la très-sainte Vierge. Il y fut donc enterré le jour même de sa mort. Sa tombe fut surmontée d'une arcade dorée, ornée de son image, et d'une inscription conçue en ces termes:

« Charles le grand et orthodoxe empereur qui régna noblement sur les Francs pendant quarante sept années, repose sous ce monument. Il mourut septuagénaire l'an de grâce DCCCXIIII, de l'indiction le VIIe, le V des Kalendes de février. (Voir le texte latin 4° ch., 1re partie.) »

Cette précipitation dans l'accomplissement des funérailles de l'empereur, si nous en croyons l'historien, le grand chancelier, qui lui-même sans aucun doute en a ordonné et surveillé l'exécution, dut paraitre bien étrange aux contemporains, mais enfin elle put s'expliquer par le vif désir que nourrissait la population, de conserver à Aix-la­Chapelle les restes mortels du grand homme. Il fallait surtout prévenir les réclamations des moines de Saint-Denis, jaloux de réunir dans leur basilique les tombes des princes l'Ostrasie de la deuxième race. Possédant déjà les restes de Charles-Martel, de Pépin le Bref et de Bertrade, ils avaient sollicité et même obtenu de Charlemagne la promesse de venir reposer parmi eux (27).

Mais plusieurs questions se posent ici devant nous: d'abord comment se fait-il qu'Eginard ne souffle le moindre mot de l'appareil pompeux, magnifique, extraordinaire, avec lequel l'empereur avait été installé assis sur son trône dans son tombeau? lui qui dans des circonstances beaucoup moins solennelles se complait, par des détails presque puérils, à exalter la magnificence de son maître, de son idole. Ici ce n'est pas seulement le silence de l'historien que nous avons à signaler, mais c'est son assertion inexacte; ajoutons toutefois que son mensonge n'est qu'à l'adresse de ses contemporains. Le grand chancelier, l'ami de l'empereur est parfaitement à son aise dans ce cas-ci, il sait que les siècles futurs seuls pourront venir donner un démenti à sa narration, à son dire mensonger. En effet, plusieurs générations se succédèrent avant que les populations eussent la moindre notion de ce qui s'était passé dans le caveau lors de l'inhumation. Ce ne fut que près de deux siècles plus tard, en l'an mil, que l'empereur Othon III, - ayant sans doute eu vent, par des traditions conservées dans les hautes sphères de l'Église, que son illustre prédécesseur avait été placé dans sa tombe assis sur son trône et revêtu de ses insignes impériaux - voulut contempler la figure du glorieux fondateur de l'empire, de l'homme illustre, du grand monarque, qui avait laissé d'aussi merveilleux souvenirs de son règne.

Les chroniqueurs dans la relation qu'ils nous ont laissée de cette visite impériale au tombeau de Charlemagne, nous apprennent qu'alors, en l'an mil, toute trace extérieure du monument avait disparu, la place même qu'il occupait dans le temple octogone, était entièrement inconnue; et ce ne fut qu'après des sondages réitérés, que l'on parvint à rencontrer une construction voûtée et qu'ayant fait pratiquer une ouverture suffisante, l'empereur Othon descendit dans le caveau en compagnie de quelques personnages de sa suite portant des flambeaux à la main, et qu'alors leur apparut le majestueux empereur, comme s'il était en vie, assis sur un trône d'or, revêtu de son costume impérial, la tête ceinte d'une couronne enrichie de pierreries de grand prix, son sceptre à la main, son épée et son bouclier d'or à ses côtés, et son missel sur ses genoux. Le caveau spacieux dans lequel ils purent s'avancer quatre ensemble, était revêtu des marbres les plus précieux et de stuc ouvragé. Le chroniqueur ajoute que l'empereur Othon et sa suite furent saisis de surprise et d'admiration à l'aspect d'une telle magnificence. Et ainsi le but que s'était proposé le grand homme, avide de gloire et de prestige, était atteint.

On petit en effet concevoir la sensation profonde que produisit sur les populations encore si remplies d'enthousiasme pour l'immortel Charles, la relation, le récit merveilleux qui fut fait de la visite de l'empereur Othon.

A coup sûr voilà des choses intéressantes pour que le biographe de Charlemagne eût pu s'en occuper, ne fût-ce que pour témoigner de la vénération dont les restes du héros étaient l'objet; mais nous nous emparons des dissimulations de l'historien parce qu'elles nous offrent de précieux enseignements et nous montrent clairement Eginard, tout occupé dans sa narration de suivre les ordres de son maître, dût-il induire en erreur ses contemporains mêmes; voici comment il entame ingénûment son récit : « On douta d'abord où devaient être déposés ses restes mortels. » Il écrivait alors pour une population qui n'avait pas la moindre idée de ce qui s'était passé dans la sacristie entre chanoines et clercs lors de la sépulture, car on n'admettra jamais que les préparatifs pour une telle inhumation aient pu être faits en secret en quelques heures, soit même en quelques jours; il est donc avéré, et cette opération mystérieuse nous en donne la preuve évidente, que ce caveau avait été construit, clandestinement, imperceptiblement, en même temps que les fondations de la chapelle érigée par les ordres et sur les plans mêmes de Charlemagne et dédiée à sainte Marie, et dans laquelle il s'était ménagé dès le principe une dernière demeure digne de lui. Le fait est que la précipitation de l'inhumation provenait de la nécessité de descendre, immédiatement après le décès, le corps dans le caveau, alors qu'il avait encore toute sa souplesse pour pouvoir le revêtir de ses habits, l'asseoir sur le trône, lui mettre son sceptre entre les doigts et lui donner l'attitude convenable, sinon les membres se fussent bientôt raidis et on eut été bien embarrasse pour exécuter les volontés de l'auguste défunt, tout impériales qu'elles fussent (28).

La chronique de Saint-Denis à l'année 814, par une apostille ajoutée en marge, nous donne à peu près la même légende. Cette annotation rétrospective a été évidemment écrite après la découverte du caveau et de son contenu par Othon III. Les bons moines voulaient ainsi laisser croire qu'ils avaient été mis dans le secret lors de l'inhumation mais, il est clair qu'ils ont été les premiers l'objet de la mystification d'Eginard et selon toute probabilité de Charlemagne lui-même, qui, ennuyé des sollicitations des chanoines de Saint-Denis, et résolu in petto de reposer dans le sol natal, avait depuis longtemps pris toutes ses dispositions à ce sujet. Il avait, sans doute aucun, fait ériger la basilique octogone pour lui servir de mausolée, et il y avait fait dès le principe de la construction ménager dans le secret ce caveau, pour ne point affecter une partialité en faveur de l'Ostrasie, puis il l'avait fait décorer et meubler d'un trône de marbre que l'on voit encore aujourd'hui dans la basilique et l'avait fait recouvrir de plaques en or ciselé qui ont disparu.

Ce narré nous offre une preuve de plus qu'Eginard était passé maître en fait d'hypocrisie, qu'il ne peut écrire une page sans débiter quelque conte, sans servir à ses lecteurs quelque mystification nouvelle; c'est inné chez lui. Aussi le grand Charles, qui devait se connaître en hommes, a-t-il dû mourir en paix en sachant les secrets de sa politique et de sa vie intime confiés à la discrétion de son cher secrétaire, de son fidèle serviteur, sinon de son historien fidèle.

Est-ce hasard, est-ce sagesse et prévoyance? mais ces précautions mystérieuses ont indubitablement préservé d'une destruction complète, l'impériale sépulture dont la pompe devait témoigner aux yeux des générations futures de la magnificence des actes du puissant et illustre empereur, testament monumental, qu'il léguait â la postérité; comme nous verrons bientôt qu'il érigea un autre monument au lieu de sa naissance.

On sait qu'un demi-siècle après la mort de Charlemagne, les Normands, ces pirates du Nord, enhardis par la faiblesse de ses successeurs à l'empire, infestèrent par leurs irruptions toutes les côtes septentrionales de l'Europe, remontant les rivières sur leurs embarcations et ravageant toutes les localités qu'ils rencontraient. En 880, ils envahirent les rives de la Meuse et leurs alentours. On leur doit la destruction des innombrables manoirs et châteaux dont ces bords étaient parsemés. Ils en voulaient surtout aux palais et domaines des Carolingiens qui leur offraient un riche butin, objet principal de leurs entreprises. Les palais royaux d'Aix-la-Chapelle, de Herstal, de Jupille et de Liége, de Meerssen etc. furent complètement détruits par eux. L'histoire du pays de Liège fit alors une perte irréparable par l'anéantissement de ses archives. Ces pillards ayant bientôt appris que le palais d'Aix-la-Chapelle n'était qu'à courte distance de leurs embarcations déjà chargées de butin, mirent en réquisition tous les chevaux et véhicules des métairies du voisinage et en peu d'heures se trouvèrent rendus à Aix où le palais impérial subit le sort commun. En arrivant ils avaient incontinent remisé leurs chars et leurs chevaux dans le dôme de Sainte-Marie sur le caveau même qui contenait toutes les richesses de la sépulture impériale, et cependant ce précieux butin échappa à leur rapacité, à leur fureur. Le silence observé lors de l'inhumation avait eu, au moins, une heureuse conséquence, celle de préserver le mausolée de la destruction des Normands, puisqu'il était surmonté, dès sa création, d'un monument, d'un cintre doré avec l'image de l'empereur disparue alors et qui devait trahir l'emplacement. Il nous souvient de certaine chronique qui nous rapporte que les chanoines de Sainte-Marie, avertis du danger, à l'approche de ces hordes de pillards avaient détalé avec les trésors de l'église et de la sacristie, et comme il ne pouvait s'agir d'emporter aussi l'empereur dans son appareil, et les trésors dont il était entouré, il est évident que, pressés qu'ils étaient, ils ne trouvèrent rien de mieux à faire, qu'à supprimer les signes extérieurs qui auraient pu trahir la présence de ces richesses et la place du sépulcre impérial. C'est ainsi que l'arcade dorée de même que l'image de Charlemagne, telles qu'elles nous ont été décrites par Eginard, manquaient, lorsqu'un siècIe plus tard, comme nous venons de le dire, l'empereur Othon III eut la fantaisie de faire ouvrir le caveau pour contempler la figure de son illustre prédécesseur. C'est encore ainsi que le tombeau du grand homme, en même temps que les objets précieux qu'il contenait, furent dissimulés heureusement aux Normands et préservés d'une destruction certaine et complète comme furent anéantis et rasés les palais impériaux d'Aix-la-Chapelle, de Herstal, de Jupille, de Liège et nombre d'autres châteaux royaux des bords de l'Emblève et de l'Ourthe. Les signes extérieurs du mausolée ne furent pas même replacés, dans la crainte sans doute de nouvelles invasions, car ces restes furent respectés et laissés dans leur état par Othon III, jusqu'à ce que Frédéric Barbe­rousse, accompagné de l'évêque de Liége Alexandre, voulant contempler aussi la figure de Charlemagne, la trouva réduite en poussière et en fit extraire les ossements avec les richesses de la sépulture.

L'attirail impérial que contenait le caveau, employé depuis au couronnement des empereurs d'Allemagne, se voit au trésor impérial à Vienne. Nous avons examiné avec attention l'épée de Charlemagne et nous avons reconnu qu'elle n'est autre que la célèbre Joyeuse, la compagne inséparable du grand homme de guerre. Seuls ces géants du moyen-âge pouvaient la manier. Elle avait appartenu à Pépin et à Charles-Martel; la poignée en est de style moresque. Ces signes indiquent suffisamment son origine; c'est une de ces lames de Tolède si estimées par la chevalerie an moyen-âge. On sait que Tolède, la capitale des Visigoths, était déjà célèbre au IVe siècle par ses manufactures d'armes blanches. L'immortel vainqueur de Poitiers l'avait conquise sur les Maures.

Le vaillant empereur ne pouvait, en effet, se séparer de sa chère Joyeuse, de l'instrument favori de ses hauts faits d'armes, de ses brillants exploits personnels.

On comprendra aisément le culte dont furent dès lors entourées toutes ces précieuses reliques du grand monarque, qui avait laissé des pages si brillantes, des souvenirs si considérables dans l'histoire du moyen-âge et dont quelques siècles n'avaient fait qu'accroître le prestige; aussi l'idée vint-elle aux empereurs d'Allemagne, ses successeurs, de se faire couronner dans la vénérable basilique, revêtus des attributs impériaux extraits du sépulcre légendaire et sur le trône même où le grand Charles était resté assis pendant plus de deux siècles et duquel ses dépouilles illustres et vénérées étaient d'elles-mêmes tombées en poussière, subissant le sort du plus humble des mortels. Ce témoin muet de la destinée réservée à toute chose ici-bas, semblait rappeler aux populations conviées au couronnement d'un nouvel empereur, d'un Dieu nouveau, cette sentence si consolante pour la multitude, sic transit gloria mundi. Le trône de l'illustre fondateur de l'empire d'Occident fut donc placé pour cet usage à l'étage de la Basilique carlovingienne de Notre­Dame entre la colonnade qui entoure l'intérieur du dôme; il y fut érigé en face du maître autel sur quatre ou cinq marches également en marbre, qui lui servaient de soubassement. De ce point central le nouvel empereur dont il était l'objectif pouvait contempler tout l'ensemble de la cérémonie, et comme l'espace paraissait devoir manquer pour une assemblée aussi nombreuse que brillante formée de tous les dignitaires de l'empire, on fut obligé d'agrandir considéra­blement le choeur de la Basilique et l'on bâtit, dans le style gothique du 13° siècle, une allonge telle qu'on la voit aujourd'hui. Le style de cette construction ajoutée, ne cadre pas, en effet, avec le bysantin du temple primitif dont les colonnes qui ornent la galerie intérieure furent, comme on sait, rapportées d'Italie par Charlemagne pour cette destination.

Elles étaient célèbres par leurs marbres précieux et primitivement décoraient un temple antique à Ravenne. Ces colonnes furent enlevées d'Aix-la-Chapelle et transportées en France lors de l'occupation française, et elles ornent aujourd'hui une galerie de marbre d'un des principaux musées de Paris. Ajoutons encore qu'elles furent remplacées dans la Basilique par des colonnes de pierre ordinaire. C'est dans leur intervalle que se voit toujours le trône impérial en marbre, celui-là même que Charlemagne occupa pendant deux siècles et dont le revêtement complet de plaques d'or artistement ajustées et ciselées, le fit prendre tout d'abord pour un trône d'or massif... Ce détail qui s'éloigne quelque peu de notre sujet, mais qui nous a paru propre à faire diversion aux plaintes incessantes que nous nous sommes vus forcés d'articuler contre l'historien du grand homme et que bientôt nous devrons compléter, ce détail, disons-nous, nous remet cependant encore en mémoire une anecdote historique dont le rapport va continuer à nous tenir en dehors de notre narration primitive. Mais il nous a semblé que nous ne pouvions ne pas saisir l'occasion, l'actualité, pour consigner ici à propos de ce trône célèbre un fait historique digne d'intérêt à cause des personnages illustres qu'il concerne. C'est une anecdote remontant au commencement de notre siècle, et qui nous a été rapportée dans tous ses détails par un enfant d'Aix-la-Chapelle, M. Bock, archéologue des plus érudits, qui occupa pendant de longues années la chaire de professeur d'histoire et d'archéologie à l'université de Fribourg-en-Brisgau, où il mourut il y a quelque dix ans. Il s'agit cette fois d'une visite que firent à Aix-la-Chapelle en 1801, Buonaparte et Joséphine. Celle-ci, alors seulement encore femme du premier consul, l'y avait précédé et était arrivée à Aix pour y prendre les bains le 27 juillet. Le vainqueur des Pyramides, de Marengo et d'Austerlitz qui n'avait guère de temps à perdre, venant du camp de Boulogne, avait profité de ce voyage pour visiter quelques-unes des villes principales des Pays-Bas et ne rejoignit la future impératrice que le 2 septembre. Celle-ci se fit bientôt son guide, son cicerone, étant déjà au courant des curiosités que la ville offrait aux visiteurs et au nombre desquelles, en première ligne, étaient les reliques du grand homme que la cité impériale présente comme un des siens, se glorifiant, à juste titre, d'avoir été choisi par lui pour son lieu de repos, in qenitali solo, comme s'exprime, à ce sujet, le moine de Saint-Gall. Il est notoire que des reliques que l'on montre aujourd'hui à Aix-la-Chapelle la seule vraiment authentique, c'est le trône impérial, qui doit à la matière dont il est formé d'être resté attaché au sol. Grâce à cette circonstance, la cité de Charlemagne possède encore un souvenir authentique et durable de cette manifestation de l'amour du grand homme pour le sol natal. Les richesses, le trésor impérial que contenait le tombeau, transportés et relégués à Vienne, n'y présentent plus qu'un intérêt secondaire d'archéologie, privées du prestige que leur eût conservé le contact des dépouilles mortelles de l'illustre monarque Ostrasien.

Mais revenons à notre anecdote historique concernant les personnages de notre siècle déjà cités. La femme du premier consul qui s'était peut-être tracé un plan elle­même, accompagna Buonaparte lorsqu'il se rendit à la basilique impériale et ces hôtes illustres de France ayant été conduits à l'étage en face du trône de Charlemagne, la future impératrice quittant le bras de son époux, monta vivement les degrés sur lesquels était hissé le siège de marbre où elle s'assit gravement. Le premier consul resté debout au pied du trône, dans une attitude de méditation, le menton appuyé sur sa main droite dont le coude était soutenu par la gauche, demeura quelque temps dans cette pose méditative, absorbé dans ses réflexions. Le jeune aspirant à la succession du grand Charles, en présence de ce trône, de cet imperturbable témoin de l'anéantissement complet d'aussi hautes destinées, destinées qu'il rêvait sans doute déjà pour lui-même, et encore sous l'impression, peut-être, de la funeste sentence tracée sur la tombe du Téméraire à Bruges, qu'il avait récemment lue sur les lieux, redouta-t-il le poids de l'héritage de Charlemagne? c'est ce que l'histoire ne nous dit pas, mais elle nous dit que bientôt après (le 2 décembre 1804) fut couronné dans l'église de Notre-Darne à Paris, Napoléon le Grand, empereur des Francais.

Nous devons à l'obligeance de l'archiviste actuel d'Aix­la-Chapelle, la communication des documents qui furent officieusement demandés à cette occasion à la municipalité d'Aix, en vue du couronnement du futur empereur dans cette ville, d'après le rapport que nous a fait M. Bock, témoin contemporain. Ces pièces ne sont autres du reste, que la traduction française d'un document en langue latine concernant le cérémonial usité lors des couronnements des empereurs d'Allemagne qui y recevaient, comme on sait, le titre d'empereur Romain.

La traduction porte la date du 27 Thermidor an 12 de la république française (17 août 1804).

Notre narration s'expliquera aisément par la multitude de légendes de ce genre que nous avons recueillies dans nos recherches sur les faits et gestes du grand homme; tellement tout ce qui le concerne semble présenter un intérêt irrésistible. Mais si nous nous sommes un peu trop étendu sur des faits et des détails qui semblent complètement étrangers et inutiles à notre récit, nous revenons à Eginard, car nous ne perdons pas de vue que nous avons assumé la tâche ardue, désagréable de dépeindre, de mettre à découvert les agissements de l'historien, du célèbre scribe impérial et les choses, le faccende, de son siècle, de faire connaître a fond le rôle qu'il joue ici et la tâche qu'il s'est imposée ou qui lui a été imposée, pour en déduire nos conclusions avec plus de certitude.

En démontrant succinctement tous ces biais d'Eginard, dans les petites choses comme dans les affaires importantes, nous exposerons l'homme qui ne recule pas même devant l'imposture pour arriver à ses fins, et auquel on a accordé une confiance aveugle comme historien. Nous allons voir d'abord comment il fermera les yeux sur certaines assertions hasardées, sinon fausses des annalistes de son ressort, dont on ne peut nier qu'il n'ait eu connaissance, puisque, selon son dire, il a tant et tant cherché et fouillé partout; assertions qu'il n'a pas été fâché de laisser subsister, peut-être, ne fût-ce que pour dérouter plus complètement les investigateurs futurs, sur des circonstances qu'il avait tant à coeur de celer et qui auraient pu mettre ces chercheurs sur les traces du mystère, principal objet de ses dissimulations. On admettra alors, nous avons lieu de le croire, que notre biographe paraît s'être complu dans ce rôle astucieux de mystificateur perpétuel. Ces manèges lui ont-ils été imposés par une auguste volonté, ou sont-ils le résultat de son tempérament personnel, ou reflètent-ils enfin simplement les moeurs et les façons despotiques et barbares de son siècle? C'est le cas de se dire, avec l'auteur d'Hamlet, that is the question et de laisser à d'autres le soin d'y répondre; cependant nous ne sommes pas bien sûr que le grand Charles soit à l'abri de tout soupçon de connivence avec son secrétaire intime, nous croyons même pouvoir affirmer et prouver bientôt le contraire.

En attendant, c'est des assertions du scribe seul que nous nous occuperons, pour continuer le procès historique que nous sommes forcés de lui faire et nous établirons quel a pu être le motif qui a porté l'historien de Charlemagne à faire encore un mystère de la nature de son inhumation et un conte au sujet de la précipitation de cette opération, faits qu'il traite très-anodinement, mais qui, à plusieurs points de vue, nous ont semblé mériter un examen sérieux, eu égard à nos conclusions.

On a déjà fait remarquer combien est singulier le silence glacial d'Eginard dans ses annales sur la date de la naissance de son maitre et de ses premiers pas dans la vie. Ce mutisme prémédité dès le principe de ses annotations est d'autant plus digne de remarque qu'il y signale, année par année, à la place même que devait occuper cette date importante pour l'histoire, jusqu'aux faits les plus insignifiants qui se sont produits concernant la famille royale et pas un mot, un traître mot, sur la naissance du fils ainé de Pépin et de Berte. Nous avons aussi cité le texte même de son entrée en matière dans l'opuscule de la vie de l'empereur où il passe ces circonstances également sous silence. Il n'y relate que ce qu'il lui convient de faire connaître, selon ses propres paroles. Voici pourtant qu'après beaucoup de réflexions, en terminant son livre, il se décide à nous dire que Charles mourut à l'âge de soixante et douze ans environ. Ici il avait jugé nécessaire de se mettre d'accord avec l'inscription du tombeau de l'empereur, dont il donne ce texte: « Il mourut septuagénaire. » On voit lorsqu'il doit absolument parler qu'il procède par des à peu près, des ex­pressions élastiques; car si l'on est septuagénaire à soixante et douze ans, on reste septuagénaire sans contredit possible, jusqu'à ce que l'on soit octogénaire; mais continuons: l'historien officiel, comme nous l'avons dit, nous a assuré qu'il a vainement cherché, qu'il n'a trouvé aucun écrit et il a ajouté qu'il n'existait plus personne qui pût lui donner à ce sujet le moindre renseignement; plus heureux, ou mieux avisés que lui peut-être, un grand nombre d'écrivains postérieurs, - chose étrange - ont pu puiser largement dans ces mêmes annales où le chancelier n'avait rien trouvé et faire une ample collection de documents qu'ils nous assurent, en âme et conscience, être de la plus grande authenticité. Et quoique la plupart d'entre eux signalent les inconséquences et même les mensonges d'Eginard et les lacunes dans ses annales, ces historiens se sont pourtant résolument décidés à adopter telle de ces versions qui leur convient pour établir les bases sur lesquelles ils ont échafaudé tout leur système. C'est ainsi que nombre d'entre eux désignent avec la plus grande assurance l'année 742? comme celle de la naissance de Charlemagne. Partant de là ils signalent le lieu précis où se trouvait Berte lorsqu'elle mit son fils au monde, supposant pareillement qu'elle fût alors la femme légitime du maire de Neustrie et qu'elle l'eût suivie, étant enceinte, dans toutes les expéditions que son mari fit cette même année à travers l'Europe; encore, - pour être conséquents avec eux-mêmes, - s'ils eussent admis l'intervalle de treize années qui séparent les indications que nous ont laissées les annales monastiques et autres dont nous allons donner un aperçu, ils eussent, peut-être, pu - quoique la chose semble bien peu réalisable - se rapprocher de la vérité. Mais adopter la date aussi incertaine que celle de 742 et étayer sur elle toute une suite de recherches pour établir où était Pépin et quelle était sa femme légitime cette année-là, nous semble une entreprise bien sujette à caution. Nous avons vainement cherché sur quelle base est fondée cette certitude des historiens modernes qui fait désigner si carrément l'année 742 comme étant celle de la naissance du grand homme, tandis que son ami, son protégé, malgré toutes les facilités que sa position lui offrait, et que dans ses annales il contredit si péremptoirement, lui n'est pas parvenu à la découvrir. Nous nous permettrons même de faire remarquer qu'un peu de réflexion sur les paroles et les biais d'Eginard leur eut fait éviter la route où ils s'engageaient; car de deux choses l'une ou l'historien carlovingien eût pu se renseigner à ces mêmes sources pour écrire son livre, ou, ses réticences et ses atermoiements étaient plus que suffisants pour les mettre sur leur garde quant à la validité des documents sur lesquels ils s'appuyaient, et ils se seraient bientôt convaincus que si le puissant chancelier a donné un sauf-conduit à cet amalgame de notes monastiques, ce ne pouvait guère être dans l'intention de faciliter les recherches des écrivains de la postérité, si même ce n'était dans le but peu charitable de les égarer. C'est là encore un dilemme que nous pose l'homme dont nous nous occupons et dont nous laisserons la solution à d'autres pour ne pas aller jusqu'à encourir le reproche de calomnies envers l'illustre abbé.

Voici une récolte de ces documents, de ces données sur lesquels se sont depuis fondés tant d'écrivains modernes. Ils sont précieux pour nous et nous les avons réunis ne fût­ce que pout donner une idée de leur diffusion, partant de la valeur historique que peut présenter un tel ramassis d'assertions contradictoires. Nous nous empressons donc de mettre sous les yeux de nos lecteurs ce qui, en cette occurrence, nous est tombé sous la main, car nous sommes loin d'assurer que notre nomenclature soit complète, mais elle vaut déjà quelque considération: par cet exposé on comprendra le degré de confiance qu'elles méritent, on comprendra la cause pour laquelle nous avons dédaigné de nous engager dans les sentiers battus jusqu'à ce jour pour remplir notre tâche et obtenir quelque résultat de notre labeur. Voici donc un aperçu du touchant accord qui règne dans les annales officielles et autres qui furent soumises au visa, au contrôle d'Eginard, où il n'a rien trouvé, ainsi qu'il nous le fait savoir lui-même. Le jour où est né Charlemagne est fixé au 4 avril dans un ancien manuscrit du monastère de Loisch (29). - La chronique de Novali désigne l'année 738 comme étant celle de sa naissance (30).

Un assez bon nombre d'annalistes mentionnent l'an 742 (31). 743 est indiqué par plusieurs documents des plus importants (32). On trouve dans un certain nombre d'autres l'année 747 (33). Nous sommes loin de garantir de n'avoir point laisser échapper inaperçus un grand nombre de ces légendes. Nous citerons même en première ligne la compilation islandaise, qui assigne l'année 736 à la naissance de Charlemagne. Ce document est fort prisé par plusieurs auteurs français, entre autres par MM. Paris, qui en produisent souvent des extraits, et si nous le citons particulièrement, c'est qu'il s'accorde avec nos données historiques dignes de considération, au sujet de la date probable de la naissance du fils de Pépin et de Berte. La chronique de Novali nous semble aussi présenter un caractère de vérité; par sa forme, elle indique qu'elle a été notée après la mort de l'empereur et après le travail d'Eginard et surtout après ses fouilles dans les archives. On ne peut douter qu'alors il existait encore des traditions dignes de foi pour servir de guide à l'annotateur consciencieux qui a voulu faire prévaloir la vérité en dépit d'injonctions supérieures. Quant à la compilation islandaise, ce document provenant d'une source plus éloignée de toute juridiction ecclésiastique et civile de l'empire, a pu échapper plus facilement à l'autodafé du grand chancelier. Enfin ces deux dates ont pour nous une autorité, une importance indéniable en ce qu'elles permettent d'expliquer généralement tous les faits historiques du siècle et certains documents en outre, dont la respectabilité ne saurait être mise en doute, et que nous produirons bientôt; elles expliquent surtout la complaisance avec laquelle Eginard a laissé subsister toutes ces dates plus récentes des annalistes monastiques, qui dissimulant l'âge véritable de son maître, rend plus possible l'alternative préconisée qu'il avait vu le jour dans des conditions de légitimité, c'est-à-dire après le mariage de Pepin et de Berte l'Ardennaise, et permet d'admettre la probabilité de sa naissance dans un domaine princier, sinon royal. Enfin l'une ou l'autre de ces deux époques étant franchement adoptée, nous offrent le seul moyen possible de dégager la situation, de sortir de ce dilemme historique. Elles permettent d'abord de recomposer la première partie de la vie du jeune maire du palais de Neustrie, elles facilitent l'explication de toutes ces aventures conjugales de l'ami de saint Boniface et d'Étienne II, et surtout elles donnent la clef de ces conciles révélateurs, et des dispositions légales qui ont dû être prises forcément pour que le Saint-Père pût conférer en personne l'onction royale au roi des Francs, à Berte, que ces mêmes conciles ont légitimée, et à leurs deux fils. Ces dates primitives expliquent encore parfaitement les dissimulations d'Eginard, lequel dans ses annales évite d'y mentionner l'année de la naissance de Charles et même celle de Carloman, à cause de l'intervalle compromettant qui les séparent, et qui va jusqu'à nous dire, dans sa biographie impériale, qu'il ne sait rien de ce qui concerne la naissance, l'enfance et la jeunesse de son maître; que d'ailleurs il ne dira « que ce qui est nécessaire de faire connaître. » Par ces dates la solution du mystère qui règne depuis tant de siècles à cet endroit de la vie de Charlemagne devient possible, car s'il est né soit en 736 ou en 738, il ne peut avoir vu le jour ni dans un château ni dans un manoir princier des Carlovingiens, il est visible que le seul fait de mentionner le nom de cette localité secondaire, c'était dévoiler cet incident de son existence que Charles avait tant à coeur de laisser dans l'ombre, qui a été évidemment pour lui une cause d'amertume au milieu de ses succès, et qui semble l'avoir profondément humilié, d'abord dans ses débuts dans la vie en face de ses frères consanguins, puis ensuite et; surtout devant les leudes du royaume, jaloux de l'omnipotence toujours croissante de la famille de Pépin.

Nous constaterons encore que: en 736 ni en 738 il n'existait point dans les palais d'Otrasie de jeune couple du nom de Pépin et de Berte qui eut pu donner le jour à Charlemagne. Son père sortait à peine de l'enfance lorsque Charles-Martel envoya celui-ci en Neustrie, c'est à Carloman, le moine, l'aîné, qu'étaient dévolus les domaines paternels de cette portion de l'empire qui s'appelait alors Francia seu Ostrasia. Et Pepin, dans sa nouvelle résidence à Paris, moins fidèle que Berte, n'avait pas tardé à contracter d'autres noeuds, comme nous l'avons déjà dit, et néanmoins, il parvint à faire recevoir à sa cour en Neustrie son ancienne amie Berte l'Ardennaise et son fils Charles, son favori, et cela après une séparation de 11 à 12 ans; et ce fut grâce à son influence extraordinaire qu'il parvint après à la faire couronner reine et à la faire accepter par le Souverain Pontife, qui lui administra, ainsi qu'à ses fils, l'onction royale. Ajoutons qu'il eût fort à faire pour surmonter la répugnance d'un grand nombre des leudes du royaume encore imbus, soit par conviction, soit pour les causes déjà mentionnées, des principes de légitimité pour la dynastie mérovingienne. En nous appuyant sur ces dates pour fixer l'année de la naissance de Charles, la biographie du grand homme se déroule à nos yeux de la manière la plus facile et la plus naturelle. Ces dates ne tranchent pas, elles dénouent sans efforts le noeud gordien. Poursuivons en démontrant qu'elles nous offrent le seul moyen possible d'expliquer les réticences calculées et manifestes d'Eginard. Par les conséquences qu'elles entraînent on comprend pourquoi dans son travail biographique, ni dans ses annales, l'historien ne pouvait nous dire le moindre mot sur la naissance ni sur les premières années de son protecteur; on comprend le motif des dissensions, des haines de famille qui agitèrent le palais du roi des Francs à la mort de Pépin le Bref; on comprend la cause pour laquelle il a fait couronner les deux fils de Berte de son vivant même, (chose sans exemple). Enfin comment on a pu, pour obéir à une auguste volonté, faire taire les passions des leudes ennemis de la royauté nouvelle et pourquoi on a dû prescrire le silence aux annalistes, et l'imposant vraisemblablement aux populations elles-mêmes pendant un intervalle d'un demi-siècle qu'a duré cette puissante domination, on a pu ainsi faire régner les ténèbres sur ces prétendues défaillances de la famille des Carlovingiens. Les naissances de Charles-Martel et de Charlemagne et l'extraction plébéienne de ce dernier n'étaient, en réalité, que le reflet des moeurs et coutumes du paganisme, encore si près d'eux. On voulait ainsi faciliter la transmission du pouvoir souverain d'une race à l'autre.

Les leudes, en effet, qui voyaient d'un oeil jaloux les progrès envahissants des Pépin, étaient avides de prétextes pour susciter des obstacles de toute nature à la nouvelle dynastie dans ses prétentions à la succession des Mérovingiens. On conçoit la position gênée du jeune roi Charles, lors de son avènement au trône, en face de ses ennemis personnels; forts de son extraction équivoque et de sa naissance dans un simple hameau, qui ne lui épargnaient ni les reproches ni les sarcasmes. Ses frères consanguins surtout, excités par leur mère, lui faisaient une guerre incessante, nous disent les chroniques. Nés au sein des cours, dans les palais du royaume de Neustrie, ils avaient conservé de nombreux partisans chez les leudes de ce royaume qui les aidaient à disputer le pouvoir suprême à ces nouveaux maîtres; les mêmes chroniques nous assurent que le fils de Berte crut devoir même se réfugier en Espagne pour se soustraire à leurs complots criminels, mais sa valeur personnelle lui fit bientôt prendre sa revanche dans ces querelles de famille.

Notre système sur l'âge de Charles dissimulé par les réticences de son historien le plus autorisé, donne la clé des mille inventions des chroniqueurs et de tant de légendes sur l'origine de l'illustre chef des Francs; ce mystère de sa naissance laissait un vaste champ à l'imagination des romanciers et des trouvères du moyen-âge. Tantôt c'est une histoire recueillie par Godefroid de Viterbe (34) qui fait de Berte, la blonde ardennaise, la fille d'un roi de Hongrie que Pépin avait acceptée pour épouse et à laquelle on aurait, dans le trajet du voyage, substitué traitreusement une aventurière, bientôt clandestinement introduite dans la couche nuptiale du jeune maire de Neustrie; puis cette autre version qui fait de la mère de Charles une fille de Théoderic, roi de Souabe et de Bavière (35). Enfin cette interminable série d'aventures poétiques dont la reine Pedauque, Berte aux grands piés ou Berte la fileuse, est l'héroïne dans les chants de gestes du cycle carlovingien (36). Il fallait à tout prix donner une origine royale à la femme que Pepin avait décidément préférée et épousée, peut-être uniquement parce qu'elle lui avait donné ce fils qui avait si puissamment conquis son amour paternel et qu'il avait résolu de faire son héritier; car des grands obstacles étaient à redouter et à vaincre pour les faire admettre l'un et l'autre par les leudes de la cour de Neustrie et même de la cour d'Ostrasie. Ceux-ci en effet, loin d'être mieux disposés à se soumettre aux caprices des usurpateurs carlovingiens, ainsi qu'ils étaient qualifiés depuis longtemps par les mécontents, jalousaient et redoutaient les tendances de cette famille à la royauté. Ajoutons encore que par l'acceptation de notre théorie on trouve surtout le mot de l'énigme de ces divers conciles provoqués avant tant d'insistance par Pepin le Bref, conciles auxquels il assiste assidument en personne et dont les délibérations ont tant intrigué les investigateurs des faits et gestes du commencement du règne de ce prince. Ces appels aux pères de l'Église et aux leudes du royaume ont été considérés par les historiens comme un indice grave du relâchement des moeurs. Tel a été jusqu'aujourd'hui l'unique motif assigné à ces réunions des notables du royaume, et il ressort clairement de nos déductions que, s'il y avait un fâcheux dérèglement de moeurs à réprimer, c'était surtout dans les sphères les plus hautes de la société.

On conviendra que cet état d'incertitude dans les choses historiques, et par suite ces inventions romanesques, ont contribué à épaissir encore les ténèbres qui, pour les générations postérieures se sont étendues non-seulement sur l'histoire de la vie intime de Pépin, mais encore sur le lieu et la date même de la naissance de son fils. Le chao est complet, si bien que ces questions qui ont tant intrigué le monde, sont devenues impossibles à résoudre si l'on ne sort des ornières tracées par les annalistes et suivies aveuglement par les historiens, ce qui leur rendait, à leur insu, toute élucidation impossible. C'est ainsi que cette date malencontreuse de 742, assignée avec tant d'assurance à la naissance de Charlemagne, a, entre autres, induit en erreur M. Polain, notre historien, lorsqu'il fait naître son illustre concitoyen dans l'île de France près de Paris. Le savant archiviste liégeois, mieux que personne, n'ignorait qu'à cette époque généralement assignée jusqu'à nos jours à la naissance du grand homme, il ne pouvait exister ainsi que nous l'avons prouvé, dans les palais de Liège, de Jupille ou d'Herstal, de jeune couple, ni Pepin ni autre, apte à donner un héritier légitime aux ducs d'Ostrasie; l'aîné des fils de Charles-Martel, Carloman, le moine, maire du palais, occupant les domaines carlovingiens des bords de la Meuse, et Pepin - dont la vie de famille est entourée de ténèbres dans les annales anciennes - envoyé par son père pour régir la Neustrie, y était retenu par les affaires de l'état et par ses nombreuses expéditions militaires. Il savait que Carloman occupa le siège de la mairie d'Ostrasie pendant 7 à 8 ans et que le fils puîné du héros de Poitiers, Pepin dit le Bref, ne revit point le sol natal dans cet intervalle. Celui-ci, installé sur les bords de la Seine, y avait déjà, deux fois, trois fois peut-être, serré les nœuds de l'hyménée avant qu'il ne songeât à unir ses destinées à la mère de Charles, à celle qui lui avait donné ce fils, enfant encore inconnu pour lui, mais que, sur d'autres rives tant aimées jadis, il va retrouver bientôt pour en faire le fondateur d'un vaste empire.

Notre point de départ admis, l'historien peut s'expliquer les faits que nous avançons et toutes ces circonstances étranges des règnes de Pepin et de Charlemagne. Une situation historique restée sans solution possible, s'éclaircit. Le jour se fait dans ces énigmes monastiques jetées en pâture à la curiosité des populations avides de pénétrer tout secret, surtout s'il semble, de parti pris, entouré de mystère; et dont les conjectures sont devenues inépuisables en présence de la grandeur de la physionomie de notre héros.

La date primitive de 736, que nous indique la compilation islandaise et que nous assignons à cette naissance si controversée, soit même celle de 738, affirmée par la chronique de Novali et qui nous semble également admissible, étant donc, l'une ou l'autre, dûment acquise, nous allons directement nous occuper de la nationalité personnelle du grand homme en passant d'abord en revue les titres les plus sérieux sur lesquels se fondent les différentes localités qui forment des prétentions au berceau de Charlemagne.

De ces localités, il en est deux que nous pouvons éliminer tout d'abord, c'est Ingelheim non loin de Mayence et Carlstadt en Bavière. En effet, Ingelheim n'a pour établir son droit, que cette seule circonstance que Charlemagne y bâtit un château, de même qu'il en bâtit un à Nimègue, à Aix­la-Chapelle et en tant d'autres lieux; or, d'une simple construction de ce genre est-il logiquement possible de déduire qu'elle constitue la preuve d'une prédilection tellement marquée pour cet endroit qu'il ne saurait avoir été que le lieu de sa naissance? A ce titre Aix-la-Chapelle, Nimègue etc. pourraient élever la même prétention. Ajoutons cependant qu'à la construction de son palais, Ingelheim joint une légende d'après laquelle Charlemagne y serait né de Berte, fille de Flore et de Blanchefleur, roi et reine de Hongrie; légende qui est due à Godefroid de Viterbe, cité plus haut, scribe des empereurs Conrad III, Frédéric I et Henri VI. Mais disons aussi que c'est là une invention qui ne résiste pas à un examen chronologique; car l'on sait très bien que le premier écrivain qui ait fait connaître à l'Europe la nation orientale des Hongrois (37), est Léon le Grammairien, et que cet écrivain vivait à Bysance au commencement du règne de l'empereur Léon l'Arménien, c'est-à-dire vers l'an 813 de notre ère(38). Comment dès lors admettre un rapport quelconque entre Pépin le Bref et la fille d'un roi de Hongrie avant le milieu du VIIIe siècle? Ingelheim peut par conséquent se retirer de la lice.

Quant à Carlstadt, il n'a pour base qu'une légende tirée de la prétendue chronique de Weihenstephen en Bavière et éditée par Aretin (39), qui ne se doutait probablement pas que la leçon de son auteur n'est tout bonnement qu'une élabora­tion germanique du poeme de Berte aux grands piés de notre Adenez li Rois (40); travail qui a également inspiré la fable produite, pendant la seconde moitié du XVe siècle, par Walter dans sa chronique brémoise de saint Charles et de saint Willehad, et transporté pareillement à Karlstadt (41). On ne saurait discuter sérieusement des titres historiques entièrement fondés sur un roman. Dans cette chronique bavaroise, il s'agit d'un mariage légitime entre Pepin et Berte, pour empêcher que la lignée royale se perdit, « ne deficeret regnum sine herede », ce qui est en contradiction flagrante avec le texte de la lettre du Pape Étienne II, d'où il résulte que ni le bisaïeul, ni l'aïeul, ni le père de Charlemagne n'ont pris pour épouses des femmes étrangères à la race franque. Nous avons déjà fait mention de ce document.

La ville de Paris croyait aussi avoir des droits au berceau de l'empereur; le savant Mabillon surtout les avait fait valoir en s'appuyant sur un texte de l'auteur de la translatio Sancti Germami (42). Mais il était si peu affermi dans sa conviction que plus tard, dans ses annales, qui sont, comme on sait, le dernier fruit de sa vaste science, il revint au texte du moine de Saint-Gall et désigna Aix-la-Chapelle comme le genitale solum du héros (43).

Un document plus sérieux en apparence semblait indiquer Gross-Vargel sur l'Unstrut en Thuringe comme l'endroit si longtemps cherché sur la carte de l'empire carlovingien. C'est un diplôme de Charlemagne lui-même, où il est dit:

« Donamus et contradimus Domino nostro Salvatori Jesus Christo, sancto que Bonifacio martyri, qui in Fuldensi quescit monasterio terram conceptionis nostrae, totam conprovinciam circa flumen Unstrut, ipsamque certem nostram in Vargahala cum omnibus compertinentiis suis etc. (44) » Dans les termes que nous avons soulignés, quelques écrivains du XVIIe siècle crurent voir que Charlemagne y avait voulu désigner la terre où il avait été conçu. Mais, outre qu'une semblable manière de désigner un domaine dans un acte public eût été au moins étrange, on n'avait pas fait attention à la véritable valeur de ce terme conceptio. Car déjà dans le siècle dernier, des doutes s'étaient élevés sur la pureté du texte. Il n'y a pas de doute qu'il ne faille lire conseptionis au lieu de conceptionis. Dès lors tout l'échafaudage élevé en faveur de Gross-Vargel croule par la base; et si peu qu'on observe dans les documents le constant changement des lettres c et s sous la plume des scribes au moyen-âge, on a lieu de s'étonner que des esprits sérieux aient un seul instant pu prendre la création d'un enclos pour lieu de la naissance de Charlemagne. En vérité, quand on rencontre de semblables contestations historiques, on est tenté de se demander si la sottise est donc un manger si délicat, puisque les plus savants y portent parfois les dents. Car il n'y a pas jusqu'au grand et érudit Mabillon, qui n'ait été dupe de la conception de l'enclos dont nous parlions tout à l'heure. Ne prend-il pas les bords de l'Unstrut pour la terre de la conception et Aix-la-Chapelle pour le lieu de naissance du fils de Pépin le Bref (45)? Mais si nous pouvons pardonner un moment d'inadvertance à Mabillon, nous ne devons pas juger avec la même indulgence ceux qui osent soutenir un système aussi bizarre et fondé sur l'explication erronée d'un mot.

Donc ni le prétendu droit d'Ingelheim, ni celui de Karlstadt, ni celui de Paris, ni celui de Gross-Vargel au berceau de Charlemagne, ne sont soutenables. Toutes ces diverses prétentions ne reposent que sur des nuages, sur des données imaginées au XIIIe siècle, ou sur des textes mal interprétés et mal compris. Reste la ville de Worms, qui entre en lice avec quelques vagues traditions populaires dont le bégaiement inintelligible ne dit rien, n'enseigne rien à l'histoire (46).

Le système d'argumentation suivi, il y a quelque temps, par les écrivains modernes à l'académie royale de Bruxelles, ne saurait nous apprendre rien de plus que le bégaiement de ces traditions. Suivre, comme nous l'avons dit déjà Pepin le Bref dans ses voyages ou dans ses guerres, et dans ses cantonnements, relever les métairies ou les résidences d'où il a daté ses diplômes, ne peut conduire au moindre résultat quant à la désignation du lieu où Charlemagne dut naitre. Nous allons donc à l'aide de la date que nous avons déjà assignée plus haut à sa naissance, prendre cette autre voie pour consulter les documents qui se présentent en foule sous notre plume, à l'appui de notre thèse dans ces conditions nouvelles.

Pour établir la nationalité de Charlemagne nous allons d'abord nous occuper d'un historien autorisé qui a écrit son livre sur l'empereur d'Occident un demi-siècle après sa mort, encore sous le prestige de ce règne illustre, car, heureusement pour l'histoire, une voix parvenue jusqu'à nous à travers le long silence des siècles nous désigne la contrée où fut placé le berceau du grand homme. Cette voix est celle du moine de Saint-Gall et les deux mots qu'elle nous dit seront bientôt confirmés par d'autres documents d'une importance irrécusable, et par le grand Charles lui-même.

Nous n'ignorons pas que le moine historien a été longtemps regardé comme une source à laquelle il faut puiser avec réserve. On y trouve en effet un nombre assez considérable de légendes poétiques, pieuses et toutes empreintes de l'esprit du temps; puis des anecdotes qui avaient cours parmi les clercs à cette époque; on y rencontre même des fragments de poésie et nous avons cité le récit merveilleux de l'apparition de l'armée de Charlemagne sous les murs de Pavie, qui semble de la famille de ces poèmes germaniques que l'empereur lui-même avait fait recueillir (47), qui après furent délaissés sous le règne de Louis le Débonnaire (48). Cependant quand on considère quelle était l'importance littéraire et scientifique de l'auteur de la compilation historique qui nous occupe, quand on réfléchit que ce moine longtemps inconnu n'est autre que Notger Balbulus, dont les écrivains contemporains vantent tant la science, l'érudition et le caractère (49) on ne saurait passer aussi facilement l'éponge sur toutes les affirmations qu'il produit. En effet on sait qu'il écrivit son livre pour l'empereur Charles le Gros, un peu plus d'un demi-siècle après la mort de Charlemagne; Charles le Gros, petit-fils de l'empereur, régna en Neustrie, - bientôt après la France, - de 884 à 888. Ii ne faut pas le confondre avec Charles III, dit le Simple, qui fut sacré à Rheims en 893 et mourut le 7 octobre 929. Le premier vivait à une époque où des vieillards existaient encore qui avaient pu, étant enfants, avoir vu le fils de Pépin le Bref, ou rencontrer des hommes qui avaient dû recueillir de la bouche de leurs pères des indications précieuses et encore toutes récentes. Il nous apprend lui-même, que tout jeune, il avait entendu souvent une partie de ces récits de la bouche d'Adalbert, vieux soldat qui avait assisté avant la fin du VIIIe, siècle aux expéditions impériales contre les Saxons, les Huns et les Slaves. Il nous dit encore avoir été instruit par une autre personne qu'il ne nomme pas, mais que nous avons tout lieu de croire n'être autre que Charles le Gros lui-même, pour lequel il écrivait son opuscule historique, que des traditions de famille n'avaient pu laisser dans l'ignorance du sol natal du fondateur de l'empire. On sait que le prince neustrien visita, en 883, le monastère où vivait Notger Balbulus et qu'il y fit un séjour se rattachant vraisemblablement à l'oeuvre que le moine de Saint-Gall exécutait pour lui. Un fait notoire que nous avons recueilli sur les lieux, de la bouche même de l'archiviste de la bibliothèque de cet antique monastère, restée complète jusqu'aujourd'hui, nous a appris que le fils de Charlemagne même, Pepin le Bossu, relégué d'abord après sa disgrâce, dans le couvent de Prum, selon Eginard (51), après le pardon de son père, passa une partie de sa vie dans les murs de Saint­Gall, où il a dû laisser des traditions orales, importantes pour un historien, que Notger n'aura pas manqué de mettre à profit pour son ouvrage; cependant comme nous venons de le dire, des écrivains, - dont même l'historien liégeois, - gênés dans leurs propres idées par le récit du moine de Saint­Gall, - se sont montrés enclins à refuser toute croyance au dire de Notger Balbulus, malgré l'autorité de son nom. Si l'on pouvait conserver quelque doute sur la valeur de ses assertions, nous citerons l'autorité de M. Guizot, lui­même si scrupuleux sur le choix de ses témoignages. Ce savant ne manque pas de nous dire, dans sa préface de la traduction des gestes de Charlemagne par le moine de Saint-Gall pour son histoire de la civilisation en France: « quant aux faits, le moine de Saint-Gall nous raconte avec précision les sources où il les a puisés. » Puis il ajoute: « A coup sur peu d'écrivains de ces temps barbares nous font aussi bien connaître leurs autorités et peu d'autorités nous semblent mériter plus de confiance que celles qui nous sont par lui indiquées. » Puis à propos de l'école palatine d'Herstal (52), M. Guizot nous dit encore: « C'est de cette école, que Charlemagne avait instituée dans son propre palais, que sont sortis les hommes les plus éminents de son siècle ». Parmi ceux-ci il cite le savant Grimoald, à qui Louis le Germanique confia la direction de l'abbaye de Saint-Gall en 841. Il y mourut on 872. On voit, que les témoins les plus respectables ne manquèrent point au moine historien; et avec quelle confiance on doit admettre son assertion sur le point de l'Ostrasie où naquit Charlemagne.

Les Carlovingiens possédaient de vastes métairies dans les environs d'Aix-la-Chapelle, mais point de château royal (54). Charlemagne attiré par les eaux minérales de cette localité, y résidait d'abord dans un simple manoir du voisinage, qui existe encore aujourd'hui et a conservé le nom légendaire d'Emmabourg. Pepin le Bref, lors de son séjour à Jupille, l'avait occupé en vue de se guérir de ses précoces infirmités. Que nous dit le moine de Saint-Gall en rapportant ce fait si connu de la basilique que l'empereur avait fait élever dans cette ville, en même temps qu'il y faisait construire un palais somptueux (55); que nous dit le moine Notger, en rapportant le fait de ces constructions que le monarque Carlovingien orna de colonnes de marbres précieux, de mosaïques venues de Rome et de Ravenne (56) qu'il éleva en cette localité secondaire dont il veut faire la cité impériale ? Voici comment il s'exprime: « cum strenuissimus imperator Karolus aliquam requiem habere potuisset, non otio torpere, sed divinis servitiis voluit insudare, adeo, ut in genitalis solo basilicam antiquis Romanorum operibus praestantiorem fabricare propria dispositione molitus, in brevi compotem se voti sui gauderet (57) »

Par ces termes, in genitali solo, Notger évidemment n'a pu vouloir, entendre le territoire entier de l'Ostrasie, cela est inadmissible; il a voulu, et la plus simple logique suffit pour le faire admettre, désigner d'une manière particulière une région, une circonscription territoriale déterminée, celle où Charlemagne a reçu le jour. La désignation est claire, nette et précise dans ces termes, ceux-ci ne peuvent laisser le moindre doute dans l'esprit; genitalis est sinonyme de natalis dans la bonne latinité classique (58).

Ce point fixé, consultons ces vers écrits par Ermold Nigellas (59), immédiatement après la mort de Charlemagne et dans lesquels l'empereur prend la parole pour dire lui­même:

« Francia me genuit; Christus concessit honorem,

« Regna paterna mihi Christus habere dedit. »

Il résulte manifestement de ce texte que Charlemagne naquit en Ostrasie. En effet le mot Francia, dans les idées géographiques des anciens historiens francs, a une signification précise; il désigne l'Ostrasie, la contrée d'où les Francs sont partis pour leurs conquêtes. Cependant ce mot a parfois une portée plus étendue, on le rencontre désignant le royaume des Francs sous Charlemagne, mais c'est en opposition aux divers et nombreux états dont était composé son vaste empire. Nous l'avons retrouvé toutefois chez des écrivains postérieurs, c'est de cette manière que le premier continuateur de Frédegaire l'entend en disant d'Ebroïn, qui venait de s'échapper du monastère de Luxeuil en Bourgogne (60), « a Luxorio caenobio egressus in Franciam regreditur (61) » Mais le mot Francia présente généralement une signification plus restreinte dans les sources contemporaines et dans les vieux écrits. On y voit continuellement le mot Francia employé dans le sens limité d'Ostrasie par opposition à Neustrie. C'est dans ce même cas que Grégoire de Tours l'emploie dans ce passage, où, parlant de Clotaire I, qui depuis 511 régnait en Neustrie et qui, après la mort de Théodebald survenue en 553, prit aussi la couronne d'Ostrasie, il s'exprime en ces termes « Igitur Chlotarius post mortem Theodobaldi cum regnum Francie suscepisset, atque illud circumiret etc. (62) » C'est encore dans cette même signification restreinte qu'Ermold Nigellas a employé le terme Francia dans les vers dont nous nous faisons un argument. Rappelons ici que c'était à Strasbourg, où il était en exil, qu'il écrivit en 826 son fameux Carmen clegiacum de rebus gestis Ludovici Pii. Pour nous assurer sans conteste de la valeur attribuée dans les actes publics au mot Francia, interrogeons le roi Charles lui-même sur le vrai sens attaché par lui à ce mot, il nous répondra dans une charte signée de sa propre main au palais d'Herstal en 779, il nous répondra que c'est l'Ostrasie à l'exclusion formelle de la Neustrie (63). Nous serons bientôt amenés à recourir de nouveau à cette grande autorité, à interroger encore Charlemagne sur le lieu même de sa naissance, et il nous répondra incontinent avec la même clarté.

Charlemagne est donc évidemment né en Ostrasie.

Ce fait est admis il résulte des preuves incontestables que nous venons de développer sur la signification précise du mot Francia. En cela nous nous trouvons parfaitement d'accord avec le moine de Saint-Gall; nous allons recourir à lui plus particulièrement encore. La partie de l'Ostrasie où son héros naquit nous est indiquée clairement dans son odyssée, c'est la région où l'empereur construisit la basilique d'Aix-la-Chapelle; c'est par conséquent dans la zone que les écrivains du moyen-âge désignaient par le nom d'Ostrasie inférieure (64); c'est précisément la zone qui comprenait tout le territoire que nous avons désigné précédemment sous la qualification de polygone carlovingien.

Ces faits acquis, plaçons-nous un instant à l'extrémité méridionale de cette figure géométrique et regardons attentivement devant nous. La ville de Liége se trouve au coeur, occupe le centre principal des innombrables domaines patrimoniaux de la famille des Pepin: voilà Andenne, cet alleu où Begge, bisaïeule de l'empereur, construisit son monastère et les sept églises qui ont développé et enrichi ce bourg. Un peu plus loin, sur la rive gauche de la Meuse, s'étend le vaste et fertile territoire de Hesbaie dont Carlomnan, père de Pépin l'ancien, était le prince (princeps); la dignité en avait été conférée, sans nul doute, à notre famille patricienne par Clodion lors de son départ de la Toxandrie pour ses conquêtes à la tête de ses légions saliennes. Ces vastes domaines avaient pour chef-lieu le bourg de Landen, dont le premier maire du palais d'Ostrasie a conservé le nom, Pepin de Landen, qu'il porta si haut par sa justice, sa science et ses vertus et les services qu'il rendit à sa patrie sous les Mérovingiens. C'est ainsi qu'il établit les premières bases de la puissance carlovingienne en Ostrasie. Voilà ensuite Herstal, attenant pour ainsi dire à la ville de Liège et dont le nom a été si souvent cité sous l'administration, ou pour mieux dire sous le règne, des principaux membres de cette famille: cette localité a donné son nom au second des Pepin parce qu'il y avait établi ses plaids et sa cour de justice; ces assemblées se tenaient en face du palais même dont deux tours indiquaient jadis l'entrée; une vaste place porte encore aujourd'hui le nom de li cour. Mais c'est surtout sous Charlemagne que le nom d'Herstal brille et devient célèbre dans l'Europe entière; c'est là qu'il recevait les ambassadeurs étrangers venant de toutes les parties du monde; c'est d'Herstal qu'il partait pour ces grandes expéditions qui ont marqué la première partie de son règne (65), et c'est dans son propre palais qu'il institua la première école palatine.

Aussi le bourg d'Herstal est-il reste un alleu de la grande famille allemande jusqu'au règne de Frédéric II, qui le rendit enfin à la principauté de Liège. A la Baronnie d'Herstal se rattachaient des légendes d'un intérêt suprême concernant Charlemagne, lesquels en rendaient la propriété importante et précieuse aux successeurs de l'Empire.

Non loin de ce bourg, séparé par la Meuse, on voit Jupille dont le nom joue aussi un très-grand rôle dans les annales anciennes. C'est là que vit le jour Pepin, dit le Bref, père de Charlemagne; il a illustré son nom par les grands souvenirs qu'il a laissés en Neustrie (bientôt après la France) comme le premier prince carlovingien qui a porté la couronne des rois de la seconde race de cette puissante monarchie. Pepin le Bref était fils de Charles-Martel, né lui-même à Jupille de Pépin d'Herstal et de la belle Alpaïde. C'est à Jupille que ce dernier mourut en 714.

Jupille et Herstal sont pour ainsi dire deux faubourgs de Liège que nous avons en face de nous. Cette ville glorieuse par ses annales, doit son développement à l'illustre famille dont nous avons établi la nationalité; la zone qu'elle occupe se trouvait au centre des domaines de ces grands terriens, les premiers entre les Francs. Charles-Martel l'a comblée de ses largesses; après lui avoir donné le sol sur lequel Saint Hubert, son évêque, fit construire la basilique de Saint­Lambert, le duc d'Ostrasie y fit bâtir lui-même un palais, où il venait jouir de quelque repos après ses nombreuses et brillantes expéditions contre les Maures. C'est dans cette basilique, qui était due à son aïeul, que Charlemagne, la première année de son règne, vint célébrer les fêtes de Pâques. Le grand empereur contribua aussi à la prospérité de Liège, encore dans l'enfance, par les immunités et les privilèges qu'il accorda à ses habitants. A deux kilomètres à l'est vous apercevez la forteresse imprenable de Chèvremont, où naquit Pepin d'Herstal et où fut transportée la châsse qui contenait la dépouille mortelle de Sainte Gudule, laquelle fut ainsi préservée de la fureur des Normands (66). C'est à Chêvremont que fut enfermé Grippo, le frère consanguin de Pepin le Bref et de Carloman. Chêvremont est aussi appelé novum castellum, dans les annales anciennes, après qu'il eût été remis à neuf par Anségise et Begge, auteurs des jours de Pepin d'Herstal. Suivez le cours de la Vesdre et vous rencontrez sur ses bords Pepinster, où se trouvait un manoir carlovingien. Continuant notre excursion nous arrivons bientôt à Theux (Tectum), où Charlemagne avait des ateliers monétaires. Le château-fort où il faisait battre monnaie est situé à quelques pas sur une eminence appelée encore Franchimont (Mons francorum). Un peu plus loin voici Francorchamp (camp des Francs), campement de Charles-Martel à la veille de livrer la célèbre bataille d'Amblève dans laquelle il défit les Neustriens au début de sa carrière. Nous sommes ici sur les bords de l'Amblève, qui coule aux pieds du rocher sur lequel sont situées les ruines du château de ce nom. Si nous revenons à Liège pour suivre le cours de la Meuse dirigez vos regards vers le nord, vous apercevrez Maestricht, qui couvre de ses remparts l'humble village de Marsna dans le château duquel les petits-fils de Charlemagne se réunirent en 847 pour confirmer par un concordat le partage des états de leur père, qu'ils avaient conclu à Verdun quatre années auparavant.

Enfin, comme limite Nord-Est de notre figure géométrique dans le rayon et à quelques kilomètres de Jupille et d'Herstal, voilà Aix-la-Chapelle, l'illustre cité impériale où Charlemagne se fixa plus tard, où il mourut et trouva sa dernière demeure dans ce caveau mystérieux que l'empereur Othon III visita l'an mil.

C'était donc dans les zones territoriales du pays de Liège, la Hesbaye et le Condroz, aux bords de la Meuse, qu'étaient situées les vastes propriétés de la famille des Pepin, et quelques relations que nous allons produire de leurs libéralités envers les églises et les monastères, pourront donner une idée de l'importance de leurs possessions terriennes dans nos contrées. Charles-Martel semble avoir augmenté encore ces riches domaines par son apport des terrains situés sur la rive gauche du fleuve contigue à la ville même et dont il avait hérité de la famille des comtes d'Avroy par sa mère Alpaïde. Sans revenir sur tous les dons de l'espèce que nous avons déjà cités dans notre travail (67), rappelons ceux que fit Carloman, frère de Pepin le Bref, à l'abbaye de Stavelot au nombre de seize villages composés de grandes métairies on enclos créés par eux et situés dans le pagus du Condroz, sur la rive droite de la Meuse. Non loin de là vous remarquerez le domaine d'Andain, consacré par Pépin d'Herstal et Plectrude au monastère de Saint-Hubert. Sur les bords de la Sambre vous voyez la terre de Forestelles, dont le même Pepin fit donation à l'abbaye de Lobbes en 691 (68). Dirigez les vous vers le Sud-Est et vous compterez le domaine de Lierneux et ses nombreuses dépendances, que Carloman avant son départ pour Rome avait aussi conférés aux monastères de Stavelot et de Malmedy (69). Dans une zone plus rapprochée de Liège, au pied même du château de Chêvremont, nous apparaît la vaste et fertile plaine d'Angleur qui s'étend jusqu'aux confins de la ville; Pepin d'Herstal la donna à l'église de Sainte-Marie de ce château où il vit le jour. Begge sa mère avait fait voeu d'élever cette église s'il lui naissait un fils. Telle est l'origine de ces pèlerinages qui ont encore lieu à l'humble chapelle bâtie postérieurement sur ces illustres ruines (70). Le village de Hermalle, cité dans cette charte, se trouve également sur les bords de la Meuse; voici encore la terre de Sustern, le même Pepin en fit don à Saint-Villibrood lorsqu'il baptisa son petit-fils, Pepin le Bref. Ainsi que nous l'avons déjà noté, la plupart de ces donations étaient des censes, des métairies créées par les donateurs au milieu des bois qu'ils faisaient défricher au centre de l'immense forêt des Ardennes. On sait que ces forêts s'étendaient, - comme nous l'indique le rapport du conquérant des Gaules, Jules César, - groupées a travers le Brabant septentrional, jusqu'aux confins de l'embouchure de la Meuse et de l'Escaut, sur les rives desquels nous apercevons et citerons encore un alleu de la famille, Geertruidenberg.

C'était dans ces immenses forêts primitives que les ducs d'Ostrasie se livraient aux plaisirs de ces chasses sanglantes bien dignes de passionner les jouteurs célèbres du moyen­âge. C'était dans ces luttes, pour ainsi dire journalières, qu'ils bravaient l'auroch et le sanglier, l'épée à la main, qu'ils acquéraient cette vigueur corporelle, ce développement musculaire qui faisait, malgré sa petite taille, affronter un lion en fureur par Pépin le Bref, - qui en avait raison, - pour se faire accepter comme roi des Francs par les leudes de Neustrie. C'est ainsi que l'épithète de le Bref attachée à son nom, cessa, dès lors, d'offrir un sens ironique.

Charlemagne excellait particulièrement dans ces exercices corporels. Il poursuivait ces hôtes redoutables des forêts dans un vêtement de peaux de loutre, de négligé, dont il se plaisait à faire parade devant ses leudes; mais si une occasion de briller par la pompe de la représentation, était jugée nécessaire pour exercer son prestige sur des ambassadeurs ou des princes étrangers, ou encore, lorsqu'il tenait ses diètes dans lesquelles se réunissaient les leudes de toutes les parties de son empire, il déployait alors une splendeur à nulle autre pareille. La description d'une de ces chasses que nous devons au poète saxon et que nous rapportons nous a semblé propre à donner une idée de la magnificence et de la grandeur des gestes de l'illustre monarque. C'est une de ces brillantes fêtes des disciples de Nemrod que l'empereur donnait à l'occasion d'une assemblée solennelle des nobles cours de la Germanie et des Gaules (72). « C'est dans les forêts que Charlemagne, dit le poète, a coutume de se livrer aux délassements émouvants de la chasse; il lance ses chiens à la poursuite des bêtes fauves et sous l'ombrage des chênes séculaires, il abat les cerfs à coup de flèches, tandis qu'il provoque l'auroch et le sanglier le glaive à la main. Dès le lever du soleil les jeunes gens chéris du roi s'élancent vers la forêt, et les nobles seigneurs sont déja réunis devant la porte du palais. Les airs sont troublés par le grand bruit qui s'élève jusqu'à son faîte doré; le cri du faucon répond au cri, le cheval hennit au cheval, les serfs de pied s'appellent l'un l'autre, et le serviteur attaché aux pas de son maître se range à sa suite.

« Couvert d'or et de métaux précieux, le coursier qui doit porter l'empereur semble fier et joyeux, il secoue vivement la tête comme pour demander la liberté de courir à son gré à travers les champs et les monts. Des jeunes serfs portent des épieux garnis d'un fer pointu et les rets faits d'une quadruple toile de lin; d'autres conduisent, attachés par le cou, les chiens haletants et les dogues furieux. Enfin le roi Charles sort lui-même! Sa tête est entourée d'un brillant diadème d'or, sa figure resplendit d'un éclat surnaturel, et sa taille dépasse de beaucoup celle de tous ceux qui l'environnent (73); après lui s'avancent les plus élevés en dignité parmi les ducs et les comtes. Les portes de la ville s'ouvrent bientôt, le cortège se déploie, les cors font retentir les airs, et les jeunes gens partent au galop. La reine elle­même, la belle Luitgarde, quittant enfin son lit somptueux, s'avance au milieu de la foule qui l'accompagne; son cou resplendit de la fraîcheur de son teint, ses cheveux sont retenus par les bandelettes de pourpre qui ceignent ses tempes, des fils d'or attachent sa chlamyde, et une toque entoure sa tête (74). Elle brille de tout l'éclat de son diadème d'or et de ses habits de pourpre, tandis que son beau col est orné de pierres précieuses. Ses jeunes filles chéries l'entourent en foule, et son cheval superbe bondit sous elle. Le reste des jeunes gens attend en dehors les enfants du roi. Enfin on voit s'avancer Charles, si semblable à son père par son nom, sa figure et sa prestance; puis vient Pepin, les tempes ceintes d'un métal brillant, monté sur un cheval fougueux, au milieu d'une escorte nombreuse, le conseil suit ses pas; et les cors font entendre leurs fanfares, dont le bruit s'élève jusqu'aux astres. Alors s'avancent les filles du roi: Rothrude marche la première, les cheveux entrelacés de bandelettes d'améthyste, sur lesquelles brillent des pierres précieuses, disposées sans symétrie, car sa couronne entoure et orne son front majestueux, et un fil d'or attache son voile. Berte vient ensuite au milieu de ses filles; sa voix, son esprit, son port, son visage, tout en elle est semblable à son père; sa tête porte un magnifique diadème, des fils d'or s'entrelacent dans ses cheveux, ses bras potelés soutiennent des tissus rares et précieux, ses vêtements sont surchargés de perles, et ses manches elles-mêmes sont recouvertes de brillants. Après elle s'avance Gisèle, parée de modestie, au milieu d'un essaim de jeunes vierges; sa robe est teinte dans la mauve; et son voile est orné de brillants filets de pourpre. Adelaide, qui marche derrière elle, est tout étincelante des riches bijoux qui la couvrent; un manteau de soie pend de ses épaules, sa tête est ornée d'une couronne de perles, et une agrafe d'or, aussi recouverte de perles, retient sa chlamyde; son cheval fougueux l'emporte vers les demeures retirées où se cachent les cerfs. Voyez aussi s'avancer la belle Théodrade; l'or retient ses cheveux, un collier d'émeraudes brille autour de son cou, et son pied est chaussé du cothurne de Sophocle. La dernière qui vient est Hilrud; c'est le sort qui lui a assigné cette place.

Tout le monde est enfin rassemblé; on lâche les chiens, les cavaliers entourent la forêt, le sanglier est lancé, les chasseurs entrent dans le bois; Charles se précipite sur le monstre pressé par les chiens et lui enfonce son glaive dans le ventre. Pendant ce temps la foule, placée sur la colline voisine regarde ce spectacle émouvant. L'empereur ordonne de se remettre en chasse, et l'on terrasse encore un grand nombre de fauves. Enfin, l'on gagne un endroit du bois où l'on a dressé des tentes et des fontaines improvisées, et là Charles rassemblant les vieillards, les hommes d'un âge mûr, les jeunes gens et les chastes jeunes vierges, les fait placer à sa table, et ordonne qu'on leur verse le falerne à longs flots. Pendant ce repos, le soleil fuit et la nuit couvre de son ombre le globe tout entier. »

Cette intéressante description d'une chasse carlovingienne, d'un cortège impérial du VIIIe siècle est un des plus curieux tableaux des grandes cours plénières; nous voilà au milieu de la famille même de l'empereur, de ses femmes, de ses filles, de ses délassements et des habitudes de son palais. Toutes ces pierreries, tout cet or qui brillent sur les filles du roi, font contraste avec ce que nous disent les chroniques du vêtement habituellement si simple de Charlemagne. A cette époque la vie publique était tout, le suzerain se devait à ses vassaux, il les accueillait avec pompe; il leur devait l'hospitalité à la manière antique: le banquet impérial où passaient à la ronde les coupes d'améthyste, le paon aux ailes éclatantes, les membres du cerf palpitant, la hure de sanglier, quand les flots de vin du Rhin coulaient à pleins bords.

A ces citations ajoutons celle de l'évêque Théodulf, le poëte par excellence, sur les détails d'un de ces repas royaux à la cour de Charles « Les grands officiers du palais s'approchent, et chacun s'empresse de remplir sa charge (75). Thyrsis, toujours prêt pour le service de son maitre, est vif; ses pieds, son coeur, ses mains tout est en mouvement chez lui. Il écoute les suppliques qu'on lui adresse de tous côtés, et s'il en est qu'il feint de ne pas entendre, il en est d'autres qu'il écoute volontiers; aussi fait-il entrer celui-ci, tandis que celui-là reste dehors. Cet actif serviteur se tient tout auprès du trône, n'agissant jamais qu'avec prudence et respect. Voici l'évêque (76); son esprit est content, son visage candide et son coeur pieux; il vient bénir ce que le roi va boire et manger, et même, si le roi veut qu'il prenne quelque chose, il faudra qu'il le veuille aussi. Flaccus est présent, Flaccus la gloire de nos poëtes, puissant par son esprit et par ses actions, il explique les dogmes sacrés des écritures et se joue des difficultés du vers. Riculfe à la grosse voix, à l'esprit vigilant, au discours élégant, est aussi là. Resté longtemps dans les régions éloignées, il n'en est point revenu les mains vides. Aimable Homère, j'aurais aussi pour toi des chants bien doux si tu étais ici, mais tu n'y es pas et ma muse se tait. L'adroit Escambald est venu, lui, tenant dans sa main ses tablettes doubles; ses bras qui pendent à son côté vont recueillir vos paroles, et les diront sans qu'il parle. Lentulus porte des pommes dans un panier. Coeur fidèle dont l'esprit est délié, mais dont les membres sont tardifs, le petit Nardus court de côté et d'autre, pareil à la fourmi; son pied est infatigable (77); un hôte célèbre habite la petite maison et un grand coeur anime son petit corps; aussi le voit-on tantôt très occupé du livre qu'il porte, tantôt aiguisant le dard qui doit donner la mort à l'Écossais. Le prêtre Frifide est à côté de son compagnon Osulfe; ils sont simples (78), mais tous deux très savants. Réunis ensemble, Escambald, Nardus et Osulfe pourraient bien faire les trois pieds d'une table, car si l'un d'eux est plus gros que les autres, ils sont tous trois, de la même taille. Ménalque arrive en essuyant son front couvert de sueur. Il entre, entouré de pâtissiers et de cuisiniers, portant avec prudence les plats du festin qu'il va passer devant le trône du roi. Eppinus, l'échanson, vient aussi apportant les vases précieux qui contiennent les vins exquis. Chaque convié entoure la table royale, la joie règne sur tous les visages, et quand le père Alcuin aura béni les convives, chacun prendra sa part du festin. »

Ces splendides réunions n'avaient lieu qu'aux époques solennelles de l'année; s'il faut en croire Eginard, le plus frugal des hommes était Charlemagne; quoique d'une taille de sept pieds et doué d'un ventre prédominant, il ne mangeait habituellement que quatre plats très légers. Comme tous les hommes de race germanique, il aimait la viande rôtie, pace qu'elle donnait de la force au corps et de la vigueur aux membres; il se fatiguait beaucoup, ce qui le dispensait de Jeûner même dans le carême. Il avait pris l'habitude en Italie de dormir après ses repas, en plein midi, ce sommeil lui paraissait meilleur que celui de la nuit, car souvent au milieu des ténèbres il travaillait avec ses secrétaires. Les vêtements, les costumes de l'empereur et de ses leudes n'avaient rien de splendide, excepté dans les fêtes solennelles dont nous avons parlé. L'hiver il portait habituellement une peau de loutre très épaisse pour se garantir du froid.

Continuons nos citations par le portrait de Charlemagne que fait l'historien Nithard, selon M. Guizot le plus estimé des auteurs contemporains. Nithard naquit avant l'an 790. Il eut pour mère Berte, une des filles de l'empereur, et pour père Angilbert, qui fut l'un de ses principaux conseillers et chefs militaires. Charlemagne l'avait chargé de défendre les côtes Nord-Ouest de la Gaule contre les Normands. Angilbert mourut abbé de Saint-Riquier, le 14 février 814. Nithard succéda aux fonctions de son père sous Louis le Débonnaire, auquel il demeura constamment attaché. Voici la traduction de Nithard, telle que nous la donne M. Guizot:

« Charles de belle mémoire, appelé à juste titre le grand empereur, étant mort un peu avant la 3e heure du jour, le 28 janvier 814, dans une heureuse vieillesse, laissa l'Europe entière remplie de son bonheur; surpassant en sagesse et en toute sorte de vertu, tous les hommes de son temps, il paraissait à tous les habitants de la terre, à la fois redoutable, aimable et admirable; il rendit sa domination honnête et utile de toutes les manières, comme tous le virent clairement. Ce que je regarde comme le plus merveilleux, c'est que seul, par la crainte qu'il imposait, il adoucit les coeurs durs et féroces des Francs et des barbares que la puissance romaine n'avait pu dompter, qu'ils n'osaient rien entreprendre dans l'empire que ce qui convenait à l'intérêt public. Comme roi il régna heureusement pendant trente-deux ans et comme empereur il tint pendant quatorze ans, avec non moins de bonheur, les rênes de l'état. »

Il nous a semblé que le jugement porté sur le grand homme par le célèbre auteur de l'Esprit des lois, complèterait ce portrait: « Aucun prince, nous dit Montesquieu, ne possédait à un plus haut degré l'art de faire les plus grandes choses avec facilité et les difficiles avec promptitude. Les affaires renaissaient de toutes parts, il les finissait de toutes parts. » C'est que Charles était doué de toutes les qualités éminentes qui font les grands monarques. Louis XIV, ayant à résister à une coalition de I'Europe, avait une lutte redoutable à soutenir, mais il avait de grands ministres et de plus grands généraux encore, et sans bouger de Versailles il voyait toute la France se sooulever et des préparatifs immenses s'exécutaient tout autour de lui comme à l'envi; tandis que dans de semblables circonstances, Charles commandait seul, était partout, tout se faisait par lui-même ou sous ses yeux; car des ministres, il n'en avait point et pourtant ses ordres ne faisaient défaut nulle part. Il communiquait â toute chose son immense génie, et tout ce qu'il ordonnait, s'exécutait avec une promptitude et un ensemble prodigieux.

Dans ses expéditions militaires incessantes les ducs conduisaient ses armées sous ses ordres immédiats, - Charlemagne avait reçu d'elles le titre d'invictus, - ses comtes rendaient la justice en son nom lorsqu'il ne la rendait pas lui-même, mais il n'était pas rare de le voir se lever la nuit et faire comparaître en sa présence les parties en litige, lorsqu'il y avait des causes importantes à résoudre. Ses évêques administraient les affaires ecclésiastiques de leurs diocèses, également en son nom ; et nous voyons qu'il fait nommer ou révoquer à son gré, par le Pape, les plus hauts dignitaires de I'Eglise. Il est le Pontife suprême (79). Toutes les affaires de l'empire marchent sous son impulsion. Tous lui obéissent avec une ardeur égale à la sienne, mais avec une crainte mêlée de respect, sinon de terreur, qu'inspire son nom, car il est redouté autant qu'il est aimé; on sait qu'il punira les coupables s'ils commettent des infractions à ses lois ou à ses ordonnances. Si les évêques ou les clercs, de leur côté, se livrent à des actes répréhensibles, au mépris de la sainteté de leur ministère, il ne leur ménagera pas ouvertement ses réprimandes souvent cruelles, mais que son esprit de justice proverbial rendait acceptables à tous. En un mot, il était de tous les hommes le plus absolu, de tous les souverains le plus autocrate et le plus obéi qui ait jamais existé; cependant avec cette volonté de fer il était le plus vénéré des maîtres.

Charlemagne se sentait appelé à régénérer la société de son siècle, et à partir de son avènement au trône il poursuit son idée, d'unifier d'abord les Gaules en réunissant tous les Francs sous son sceptre. Son père, Pépin le Bref, lui avait indiqué la voie. Cette première condition rendait seule possible l'accomplissement de ses grands projets. On conçoit que dans une semblable entreprise des obstacles redoutables se soient dressés devant lui; mais rien ne l'arrête: atteintes aux droits de ses neveux, de graves injustices, des cruautés peut-être à l'égard des fils de son frère Carloman et de leur mère se sont commises en son nom, mais c'est le cas de répéter encore le mot Shakspearien: « il s'agissait pour lui d'être ou de ne pas être. » Cette ténacité cruelle d'un enfant de la barbarie était le revers d'un grand caractère. Tel nous le retrouvons dans les guerres contre les Saxons; ceux-ci ne voulaient se soumettre à aucun prix à ses lois; il leur impose le Baptême, c'est-à-dire l'abjuration solennelle de leurs croyances religieuses du Paganisme. Il sait qu'il n'obtiendra une soumission complète, absolue, qu'à ce prix. Mais de telles contestations entre des barbares ne pouvaient avoir que des conséquences funestes et terribles. Charles, ne pouvant parvenir à son but par autre voie, employait la violence d'un sauvage pour contraindre des barbares à se faire chrétiens, à reconnaître sa domination, et il faisait décimer des populations entieres sans pitié. C'était l'abus du côté de la puissance, et bien peu de conquérants, si même il s'en trouve un seul, ont été à l'abri de ces emportements sanglants. Charlemagne n'a donc fait qu'imiter l'exemple de son illustre devancier Jules César, ce mandataire de la civilisation romaine dans les Gaules, et ses cruautés envers les habitants de l'Eburonie. Ils auraient certainement dû, l'un et l'autre, encourir le blâme de l'histoire; et les reproches les plus sévères n'ont pas été épargnés à Charlemagne, tandis que son émule s'est vu pardonner ses cruautés par les historiens romains.

Mais le redoutable Ostrasien avait résolu d'obtenir la soumission des peuples limitrophes de ses frontières qui troublaient l'ordre dans ses états par leurs incessantes provocations et leur manque de foi dans les traités.

De la nature des conquérants, ses succès lui donnent la soif des conquêtes. Bientôt le roi des Lombards lui porte ombrage; il passe incontinent les Alpes avec ses armées et s'empare de ses états sous le prétexte de le punir d'avoir donné asile à ses neveux et à leur mère en état de rébellion contre ses volontés. Puis il se dirige vers l'antique capitale de l'Italie où il est accueilli avec enthousiasme par la population entière et proclamé patrice et consul romain. Le Pape Adrien qui avait à opter entre trois suzerains, l'empereur de Byzance, le roi des Lombards et le roi des Francs, n'hésite pas à se jeter dans les bras de ce dernier qu'il a manifestement encouragé dans son entreprise et l'accueille comme le souverain de Rome.

On sait déjà que Pepin le Bref avait aussi précédemment été revêtu de cette dignité de Patrice, mais elle avait été regardée par lui plutôt comme un titre honorifique que comme un titre réel, et il nous a semblé évident qu'il y eut entre lui et le Pape Étienne II, lors de son voyage dans les Gaules, un échange de procédés amicaux pour les services qu'ils s'étaient mutuellement rendus; mais il nous semble aussi évident que Charles prit la chose au sérieux et qu'il se considéra comme dûment investi du pouvoir suprême dans la ville éternelle. Alors, la monarchie des Lombards ne tenait plus qu'aux seuls murs de Pavie et ces murs étaient sur le point de tomber, lorsque Charlemagne prit la résolution de se diriger vers Rome, où, comme nous venons de le dire, sa naissante et déjà brillante renommée l'avait précédé. Roi des Francs ostrasiens et neustriens, germaniques et gaulois, roi des Lombards, exarque de Ravenne, patrice et consul romain, il voyait des populations innombrables s'incliner sous ses lois et, sans désemparer, il va poser un acte de souveraineté suprême, faire proclamer sa puissance par les descendants de Romulus dans l'antique capitale du monde même. Il arrive à Rome le 2 avril de l'an 774, dans la fleur de l'âge. Brillant de l'auréole que ses victoires lui ont déjà faite, son entrée fut celle d'un triomphateur de l'antiquité au Capitole. La population entière se porta à sa rencontre sur la voie flaminienne, les familles patriciennes de la métropole, ses magistrats, sa jeunesse organisée en comices à cette occasion, portant des bannières et des étendards, marques de leur rang, tous en habits de fête, levant des palmes et des branches de laurier au-dessus de la foule. Les femmes aussi, couronnées de fleurs, chantaient des hymnes d'allégresse, acclamant patrice et consul de Rome, le chef des Francs dont la noble mine ne contribuait pas peu à exciter cet enthousiasme délirant. Le cortège traversa ainsi la ville dans toute sa longueur pour se rendre à l'antique basilique de Saint Jean de Latran à côté de laquelle était le palais Laterano où la papauté avait alors sa résidence. Charlemagne mit pied à terre aux acclamations d'une foule immense et le Pape Adrien vint le recevoir sous le parvis du temple.

Anastase (80), qui a pu assister à cette entrée triomphale, quoique très jeune encore, certifie qu'il fut accueilli avec toute la déférence due au souverain dont Adrien ne parut que le Pontife. Charles, à l'imitation des Césars, se fil bientôt construire un palais dont l'emplacement est désigné par une légende romaine: ce fut sur l'ancien cirque de Caligula (81), situé prés de la basilique primitive de Saint Pierre. Il éleva sa bannière sur le faîte de l'édifice, dans lequel il tint ses plaids et où il rendait la justice lui-même. Il y institua des juges pour le remplacer en son absence et la rendre en son nom. Une série de lettres qu'Adrien adresse à Charlemagne, nous fournit de précieux renseignements sur l'importance du pouvoir que l'empereur exerçait dans la ville éternelle; le Pape lui dénonce les ennemis de la religion, « les implacables adversaires de Saint Pierre dont l'étendard brille sur le Vatican. » Adrien dans ces lettres (82) fait appel à la protection de Charles par l'allusion de cette oriflamme qu'il appelle l'étendard de Saint Pierre, lequel le chef des apôtres avait prétendument donné à Charlemagne, comme nous allons le voir par la description du célèbre Triclinium que Léon III fit placer dans le réfectoire (refector-pontific.) du palais de Latran. Des médailles furent frappées à Rome à l'occasion de l'intronisation de Charlemagne (83) et la statue équestre de l'empereur d'Occident dans le costume des Césars romains, la tête couronnée de lauriers et faisant le geste du commandement, se voit encore aujourd'hui sous le péristyle du Vatican.

Ces lettres d'Adrien à Charlemagne nous apportent aussi les détails intéressants sur les ducs ses délégués, et sur l'importance de ses missi dominici. On sait que ceux-ci, choisis parmi les leudes de l'empire les plus puissants et les plus influents par leurs talents et leurs vertus, se transportaient partout dans ses vastes états pour connaître des différends qui s'élevaient souvent entre les autorités et les divers pouvoirs publics. Ils avaient mission de les résoudre, s'ils ne dépassaient leurs instructions, sinon d'en faire un rapport à l'empereur si la gravité du litige l'exigeait. Adrien dans une de ses lettres réclame avec instance de Charlemagne l'envoi des missi dominici à cause des difficultés qui s'étaient élevées entre lui et un de ces leudes que Charles avait investi de hautes fonctions publiques en son absence. Les accusations d'Adrien s'adressent surtout au duc Raginald, dont il demande avec instance le rappel « par amour pour le bon apôtre Saint Pierre. » Ce Raginaldus n'était autre que le duc Renaud de Montauban, homme altier, de race franque, de l'école anticléricale de Charles Martel et qui était loin d'être en communauté d'idées avec le clergé, qui poussa même le manque de déférence envers l'Eglise jusqu'a déplaire au Saint-Père lui-même, au point que celui-ci eut à rappeler, dans une de ses lettres au Roi, la promesse qu'il en avait reçue de lui envoyer ses missi dominici. Nous croyons donc que c'est à tort que l'on a reproché à Charlemagne l'abandon de la souveraineté dans la capitale de l'empire, en dépit des droits que lui avait conférés la population entière; il n'était pas homme à se dessaisir ainsi du plus beau fleuron de sa couronne, de cette autorité souveraine qui était le but de ses aspirations et qui devait l'aider dans son oeuvre immortelle. Cet acte eut été en contradiction avec son caractère altier et dominateur: « Charlemagne mit un tel tempérament dans les ordres de l'état, dit Montesquieu, qu'ils furent contrebalancés, et qu'il resta Ie maitre. » Ce tempérament absolu et immuable dans ses entreprises, nous semble présenter un argument sans réplique en réponse à ces reproches.

Charlemagne, patrice et consul de Rome, vise déjà à une autre dignité. Les souvenirs glorieux de l'antiquité étaient encore vivaces au milieu des ruines que les Vandales, dans leurs efforts pour détruire la ville éternelle, y avaient amoncelées. Mais l'empire était tombé sous leurs coups lors de leurs invasions incessantes, qui, comme des torrents de lave brisaient et ravageaient tout sur leur passage. Charlemagne médite sa résurrection. Voyant sous sa domination tous les peuples qui habitent depuis l'Ebre jusqu'à l'Elbe, depuis la Bretagne jusqu'au Danube, il a résolu de reconstituer l'oeuvre de César. Il pourra s'écrier alors comme lui, veni, vidi, vici. Le Pape Léon III, le successeur d'Adrien, dans son dévouement à la personne du grand Charles, entonnera plus tard dans la même basilique le vivat imperator augustus, en lui plaçant inopinément la couronne impériale sur la tête, mais il y avait longtemps déjà que l'ambitieux Ostrasien avait médité et accompli la conquête de l'héritage des Augustes. Oubliant un jour la rudesse de ses moeurs, et sa nature agreste, le barbare veut revêtir la pourpre impériale; pour un instant il veut égaler les empereurs de Rome et de Byzance, se mirer dans la pompe des dignités orientales; ces magnificences lui semblent, par leur éclat, propres a rehausser encore le prestige de son nom, de son pouvoir.

Le Pape Léon III, qui a succédé à Adrien, s'était aussi empressé de rendre hommage au nouveau souverain de Rome, et pour assurer au grand réformateur son appui dans sa colossale entreprise, le Pontife romain, en foi de son concours, fit exécuter la célèbre mosaïque du Triclinium au Latran dans laquelle il fait intervenir le prince des apôtres pour conférer l'Étendard, le pouvoir suprême à Charlemagne et l'ararium (l'étole) ou les pouvoirs pastoraux à Léon III, à lui-même.

Nous venons de dire que Léon plaça par surprise la couronne impériale sur la tête de Charlemagne, alors que celui-ci faisait sa prière à l'autel de l'antique basilique de Saint Jean de Latran, le jour de Noël de l'an 800 (84), et ce sont les historiens autorisés de l'empereur, Eginard et le moine de Saint-Gall, qui nous apprennent le déplaisir qu'en témoigna leur maitre, sans nous en dire la cause, prétendant ainsi attribuer à sa modestie cette contrariété. Mais le rôle d'hypocrite n'était pas dans la nature de Charlemagne et nous croyons que s'il a témoigné du mécontentement l'occasion de cet acte inattendu de Léon III, c'est que Charles prétendait ne devoir qu'à sa valeur personnelle la couronne qu'il avait bien dûment et légitimement conquise. En effet, sentant sa fin approcher, il mande à Aix-la-Chapelle son fils Louis, roi d'Aquitaine, son héritier, et lui donnant ses dernières instructions, il lui dit: « qu'il trouvera sa couronne impériale sur l'autel, mais il lui prescrit d'avoir à la placer lui-même sur sa tête. » Et c'est ce que fit quelques jours après, le jeune prince, en présence de son père, de tous les leudes, de toutes les puissances de ses vastes états venus à l'appel de l'auguste voix prêter serment de fidélité à leur nouveau maître. Le vieil empereur est conséquent jusqu'au bout: il prévoyait un avenir funeste à son oeuvre inachevée. Mais ses instructions sont hélas bientôt oubliées, le fardeau du pouvoir suprême accabla la faiblesse de Louis et amena la ruine de l'empire.

Charles s'était appuyé sur les saines doctrines du christianisme, sur la religion de l'Évangile pour réformer et moraliser ses peuples, encore sous le joug de la barbarie mais il était resté le maitre, comme nous dit Montesquieu, tandis que ses descendants, livrés à leurs dissensions intestines, laissèrent bientôt envahir les frontières de l'empire par leurs voisins, du nord à l'ouest et du sud au levant, lorsqu'à l'intérieur d'autres envahisseurs portaient la main sur la couronne impériale de leur père, Louis le Débonnaire.

Charles ne fixa point sa résidence à Rome parce qu'il redoutait, pour ses guerriers, le luxe efféminé de la civilisation romaine du bas-empire. Le rude Ostrasien ne peut d'ailleurs vivre loin de ses chères forêts des bords de Ia Meuse; la population des fauves des Ardennes convient bien mieux à sa nature que le faste de la cour romaine. C'est dans les palpitants exercices des chasses qu'il vient chercher le repos à ses grands travaux, des distractions aux incessants soucis des affaires publiques. C'est là qu'il retrouve les joies de son jeune âge, lorsque dans son activité il brûlait du désir de parcourir les forêts dès l'aube jusqu'au déclin du jour; aussi ne cesse-t-il de revenir à Herstal, nous disent les annalistes, avant qu'il n'eût établi le siège de l'empire à Aix-la-Chapelle, à quelques kilomètres de là, et toujours au sein de ses forêts bien-aimées. Mais ces lieux avaient un autre attrait pour lui: c'est qu'il y avait vu le jour, comme nous allons le démontrer au moyen de documents d'une incontestable valeur.

Le palais impérial qu'il avait construit à Rome fut bientôt occupé à sa mort par les successeurs de Saint Pierre, qui y exercèrent le pouvoir souverain; Charlemagne avait transporté le siège de l'empire à l'étranger, dans de lointains parages; et, au point de vue de la gloire comme aussi des intérêts de l'antique métropole, berceau de la civilisation et des arts et de son influence en Europe, ces intérêts, disons-nous, exigeaient qu'un pouvoir suprême s'y fixât. Sous l'autorité nouvelle Rome se releva de ses ruines; ses monuments, précieux restes de l'antiquité, furent préservés d'une destruction complète, et les richesses incalculables que renfermait son sol furent exhumées et rendues à la lumière et à l'admiration du monde.

Les amis des arts vouèrent dès lors un éclatant hommage de gratitude au gouvernement des Pontifes auxquels l'on est redevable de la conservation des principaux et nombreux monuments qui ont fait la gloire de l'illustre et antique capitale de Romulus. Des musées splendides leur sont dus et les palais pontificaux regorgèrent des oeuvres sublimes que les anciens Romains avaient amoncelées dans ce coin de terre, ces oeuvres nous ont conservé une idée du mérite des richesses artistiques léguées par les anciens dans leurs jours de gloire et dont on n'a pas, jusqu'à présent, atteint la hauteur. Par la restauration et la réunion des immortels et innombrables chefs-d'oeuvre qu'ils faisaient excaver de tous les points sol du romain, les Papes préparèrent la renaissance des arts en Italie et en Europe. Ce fut grâce au goût éclairé des Jules II et des Léon X, ces mécènes illustres du siècle des Raphaël et des Michel-Ange, et de cette innombrable phalange de leurs émules des XIVe, XVe et XVIe siècles, dont les oeuvres font la gloire de l'Italie et ont répandu au loin le goût des arts, que nous avons vu revivre les siècles de Périclès et de Marc-Aurèle dans la ville éternelle.

Ainsi que nous le disions naguère, les annalistes du moyen-âge, par la mention des fêtes qu'il y célèbre, nous signalent les nombreux hivers que le roi Charles, au retour ses expéditions lointaines, passe au palais d'Herstal (85). Et les historiens les plus autorisés, Guizot, Augustin-Thierry, Ampère etc. s'accordent à le reconnaître comme Ostrasien par sa naissance, par ses goûts, par ses habitudes. Enfant d'Ostrasie, il veut vivre et mourir sur le sol natal; il aime à habiter les domaines paternels des bords de la Meuse, de la Vesdre et de l'Emblève; les souvenirs du jeune âge ramènent sans cesse vers ses forêts ce fils de la nature; c'est là, que sous l'égide maternelle s'est écoulée sa tendre enfance, que se sont empreintes dans son coeur ces images si douces, puis les joies plus vives de l'adolescence, alors qu'il abattait à coups de flèches les fauves des bois, car c'est au sein de la forêt des Ardennes que le grand homme suça le lait de la vie et qu'il débuta dans sa carrière aventureuse.

Ipse siquidem Karolus rex Francorum frequenter manebat sicut antecessores sui in Joppilia prope Harstel supra Mosam, ubi et natus fuerat... Tel est le texte de l'antique et vénérable document rendu naguère à la lumière (86). « Charles, roi des Francs, demeurait souvent comme ses ancêtres à Jupille près d'Herstal sur la Meuse où il était » C'est donc sur les rives du fleuve des burons, ces intrépides et immortels ayeux du grand homme, que fut placé son berceau. Mais ici un autre point nous arrête: est-ce Jupille, est-ce Herstal que l'annaliste du XIIe siècle nous désigne; ou serait-ce encore une échappatoire à laquelle il a recours pour éviter de désigner le lieu précis? Car ni Pepin ni Berte n'habitèrent les palais de ces localités dans la période des années 736 à 742, ainsi que nous l'avons démontré. Que devient dans ce cas le vénérable document en question? Car le berceau du législateur des Francs ne fut pas, comme celui du législateur des Hébreux, trouvé, que nous sachions, dans les roseaux, aux bords du fleuve, par la fille du Roi. Un toit a dû abriter Berte lorsqu'elle mit son fils au monde; et cet abri, dans laquelle de l'une ou de l'autre de ces deux localités désignées par le précieux manuscrit, se trouvait-il? Pour préciser la teneur de ce texte nous avons invoqué la science d'une autorité des plus compétentes, d'une célébrité européenne, celle de M. Paulin Paris, professeur de langue et de littérature du moyen-âge au collège de France. Le savant professeur, par sa lettre courtoise du 18 mai 1876, nous répond qu'il penche vers Jupille, mais il ajoute: « si quelque autre monument aussi ancien, aussi respectable plaçait nettement â Herstal le lieu de la naissance de Charlemagne, j'avoue que ce passage ne contredirait pas l'opinion de ceux qui se rangent du côté d'Herstal. »

Eh bien, ce monument existe et c'est Charles lui-même qui l'a érigé au lieu de sa, naissance. Car, si le grand homme, pour des raisons personnelles, lors de son avènement au trône, a pu consentir â jeter un voile sur le nom de l'humble hameau où il vit le jour parce que ce nom dévoilait un secret qui n'était pas le sien, et qu'aussi cette incertitude sur sa nationalité secondait sa politique de concorde entre ses divers états; il va bientôt nous prouver qu'il ne fut pas ingrat envers le lieu natal, et que le souvenir en est toujours demeuré entier dans son coeur, c'est lui-même qui se charge de le transmettre â la postérité eu traçant avec la pointe de son épée sur la carte de l'Europe, le nom de la localité qui a eu l'honneur de lui donner le jour.

Appelé pour la quatrième fois en Saxe afin d'y soumettre ces populations de nouveau insurgées, en dépit des traités, il se décide à passer l'hiver sur les bords du Weser, prêt avec son armée à terminer d'un seul coup cette guerre meurtrière et à rendre le calme à une terre si souvent arrosée de sang. Pour constater d'abord que ce territoire fait désormais partie de ses états, il donne le nom d'Herstal à la bourgade qu'il a fait bâtir pour s'abriter avec ses soldats en attendant le retour de la campagne prochaine. Cette place qui a conservé jusqu'à nos jours le nom d'Herstal, est encore signalée sur la carte de la Saxe. C'est ainsi qu'il a élevé pour les générations futures un monument de son affection pour le lieu de sa naissance (87).

Parcourez l'histoire de la migration des peuples, vous êtes frappé à chaque instant de ce fait, que les populations imposent à leur nouvelle patrie le nom des lieux qui les ont vues naître, comme pour témoigner de leur constant amour filial. Ainsi ont fait nos ancêtres en transportant leurs pénates en Bretagne (88) ou sur les rives de la Baltique; et la carte du nouveau monde n'est-elle pas couverte de noms empruntés à notre vieille Europe?

Cet acte bien remarquable du grand homme correspond du reste avec les sentiments d'affection dont toute sa carrière est empreinte.

Tout semble donc d'accord pour désigner Herstal comme le lieu de naissance de Charlemagne, et pourtant ce n'est pas le palais de ce bourg, comme nous l'avons prouvé, qui a pu recevoir à son entrée dans le monde, le grand Empereur... Heureusement pour l'histoire, - disons-le de nouveau, - il a subsisté à travers le silence des siècles un témoignage digne de respect qui vient jeter un rayon de lumière dans les ténèbres qui nous environnent ici. Ce témoignage, voix humble et timide, est celui de la petite population d'un hameau, attenant au bourg d'Herstal, laquelle, par sa fidélité inébranable aux traditions paternelles pendant plus de dix siècles, ennoblit à nos yeux l'humanité tout entière. Là un culte profond, sans exemple, s'est perpétué jusqu'à nos jours pour le grand homme; et cette modeste peuplade, si fidèle à sa foi, a triomphé par sa virilité des obstacles qu'une intolérance tyrannique lui avait suscités. Cela dit, laissons la parole à deux interlocuteurs compétents pour conter cette légende populaire et vénérable, s'il en est une.

L'un d'eux est un homme de lettres bien connu des littérateurs et des artistes en Belgique, le second est le vicaire de l'église de Saint-Charles à Herstal. Voici le récit d'Émile Cachet (89):

« Il est impossible de visiler Liège et de parcourir les bords de la Meuse sans que les grands souvenirs de la famille des Pepin s'éveillent aussitôt dans la pensée; partout ces hommes géants ont laissé l'empreinte ineffaçable de leurs pas, et, comme le César romain, ils ont attaché leurs noms à la terre elle-même... Faites donc l'histoire de ce pays, et voyez si en tous lieux leur ombre ne surgira pas devant vous. Il se peut qu'après mille ans la rouille en ait un peu obscurci la trace et qu'il faille parfois, pour la reconnaître, avoir recours l'oeil exercé de l'antiquaire mais qu'importe la forme actuelle, si le souvenir lui-même est encore là? »

« Je tiens à constater aujourd'hui une tradition de cette espèce, qui m'a semblé digne d'être recueillie, ajouta M. Gachet. »

« Un jour que côtoyant les bords de la Meuse, je m'étai avancé jusqu'à Herstal, j'eus la fantaisie d'interroger les vivants à propos de ces illustres morts; je n'hésitai pas a me rendre au presbytère où je trouvai un jeune vicaire plein d'obligeance qui me dit: Herstal n'a besoin que de son nom pour être immortel; le second des Pepin l'illustra par son séjour et l'on voit sur la grande place, encore appelée Li cour, deux anciennes tours, restes de son palais. Et ce qui est incontestable, c'est que l'église placée sous l'invocation de Notre-Dame et de Saint-Charles fut bâtie par la famille, des débris du pont de Tinsse près de Cheratte. Une autre particularité qui n'est guère connue, c'est que Charlemagne, patron de l'église, est encore honoré de nos jours d'une manière assez étrange par un certain nombre d'habitants de la commune. Il existe près d'Herstal un hameau nommé la Préalle, où le grand homme est particulièrement fêté tous les ans au 28 janvier, jour anniversaire de sa mort, sous le nom wallon de Saint-Chôle. Ce jour le petit groupe des habitants de la Préalle, hommes, femmes, vieillards, enfants, tout ce qu'il y avait de valide dans le hameau, une bannière en tête représentant le grand empereur armé et cuirassé de pied en cap, se rendait processionnellement à l'église d'Herstal pour y déposer aux pieds de sa statue qui se trouvait placée sous le péristyle, une énorme pièce de lard comme une offrande votive; après quoi ils se réunissaient pour se régaler des restes de la victime. Et leur foi était telle que lors même que la fête tombait un vendredi, ils désobéissaient aux prescriptions de l'Église pour observer leurs pratiques séculaires et hétérodoxes. Ni les injonctions ni les menaces du clergé n'obtenant de résultat, l'enlèvement de la statue fut par lui décidé et une plus petite la remplaça dans une chapelle fermée pour pouvoir en interdire l'accès. »

« Cette mesure ne détruisit pourtant qu'une partie de la coutume; dès lors, en effet, les habitants de la Préalle ne vinrent plus porter leur offrande à l'église d'Herstal, mais

ils restèrent fidèles à leurs traditions et continuèrent à fêter le grand Charles en famille en se régalant du plat défendu fut-ce le vendredi et, ni les conseils, ni les ordres du doyen, qui qualifiait d'hérésie païenne leurs pratiques Séculaires, ne furent écoutés. A ce récit le vicaire ajouta qu'il ne connaissait dans ces faits aucune cause historique que l'on aimerait y retrouver, et que l'on en était réduit aux conjectures. On sait, dit-il, qu'Herstal est au nombre des lieux qui réclament l'honneur d'avoir donné le jour à Charlemagne. Nous ne prétendons pas, fit-il encore, que notre légende vienne en administrer la preuve. Mais nous fûmes frappés l'un et l'antre de trouver après mille ans une expresion aussi vivace de fidélité dans ce petit coin de terre inconnu; et nous nous sommes dit, conclut M. Gachet, qu'une telle persistance de quelques villageois dans leur foi, était bien digne d'exciter la curiosité, d'appeler l'attention et les investigations des historiens.

Originaire du bourg d'Herstal, cette légende nous était familière dès notre enfance; elle n'a pas été pour peu dans notre entreprise de rendre Charlemagne à sa patrie, mais nous avons préféré la faire rapporter ici par des interlocuteurs étrangers à notre travail.

Visiblement, cette pratique avait ses racines dans l'ancien paganisme des Francs. On sait que le porc, chez ce peuple, était l'animal particulièrement destiné aux sacrifices qu'ils faisaient à leurs divinités (90), entre lesquelles le Dieu Odin des Scandinaves occupait le rang suprême. On sait aussi que ce Dieu de la guerre était représenté revêtue d'une armure brillante, un casque à la crinière flottante, un javelot d'or à la main. Après la suppression de cet objet de leur adoration, ces enfants des forêts n'ont trouvé rien de plus naturel que de remplacer leur idole guerrière par l'image du réformateur lui-même, de l'invincible guerrier, nouveau dieu de la guerre, que des traditions encore toutes récentes et partant incontestables faisaient naître au milieu d'eux (91). C'est ce digne objet de leur culte qu'ils avaient placé sur leur bannière lorsque les habitants de la Préalle se rendaient processionnellement à l'église d'Herstal déposer leur offrande votive aux pieds de la statue du grand Charles. Un tel souvenir, chez cette tribu restée si fidèle aux traditions de ses ayeux, ne trouve-t-il pas là sa raison d'être, et cette légende ne commande-t-elle pas notre respect et notre admiration.

Des traditions de ce genre, comme nous l'avons déjà dit, ne peuvent se former si elles n'ont une base réellement historique. Ce n'est point la fantaisie de quelques hommes qui peut les créer et les imposer à la foi et à la mémoire des populations; elles font la plupart du temps, partie des croyances vulgaires des localités où de grands évènements ont eu lieu. C'est dans la réalité seule que ces traditions ont pu prendre racine et puiser cette sève qui les entretient dans le souvenir des générations, et que le patriotisme nourrit dans leur esprit, et leur donne la force de subsister pendant une succession de siècles.

Une modeste métairie du bourg D'HERSTAL fut donc l'asile du berceau de ChARLEMAGNE!

Né sur la limite extrême des races germaniques et romanes, ce vaste génie entreprit la fusion de ces peuples pour les conduire vers un but civilisateur. Il ne faillit pas à sa tâche, mais une seule vie ne suffisait point l'accomplissement de cette oeuvre gigantesque, ou plutôt celle-ci était au-dessus des forces humaines. Sa mission toutefois ne fut point stérile: par un retour qui s'opère parfois mystérieusement dans les évènements du monde, Dieu voulut que de cette terre qu'il aimait, ensanglantée sept siècles auparavant par l'épée implacable de César, sortît un héros, bientôt l'arbitre suprême des destinées de l'empire franchissant l'espace qui séparait le seuil d'une chaumière de I'Eburonie des marches immortelles du Capitole, Charles entre triomphalement à Rome, y revêt la pourpre impériale, et, le front orné du laurier des Augustes, revint déposer son brillant trophée sur les débris du trône d'Ambiorix.

Cet homme est Charlemagne que les Liégeois montrent, à bon droit, comme l'un des leurs (92).

Louis JEHOTTE


(1) GUIZOT, note sur Greg. de Tous.

(2) NuIlus heroum qui medio aevo eminuerunt, Karoli imperatoris historicorum nullus Einhardi famam aequavit ............................ sub finem regn Pippini aut primis Karoli annis natus est... Temporis sui virorum prudentissimus et doctissimus habetur. PERTZ, monumenta, tom. II, p. 426.

(3) Proemium vitae Karoli magni, traduction de M. Guizot.

(4) En 806, lorsqu'il fut chargé d'aller faire signer par le Pape Léon le traité de paix conclu par Charlemagne avec les Vénitiens et les Dalmates. EINHARDI, annales, ad ann. 806.

(5) De cujus nativitate atque infantia, vel etiam pueritia, quia neque scriptis usquam aliquid decleratum est, neque quisquam modo superesse invenitur, qui horum se dicat habere notitiam ...

(6) Scribere ineptum judicans ... nihil de his que cognitu necessaria sunt, praetermittam. Vita Karoli magni, cap. 4.

(7) EINHARDI, Vita Caroli magni.

(8) Carbonacum villam venit. EINHARDI, annales ad anis. 773. Charbonac dans le dép. de l'Aisne près d'Attigny.

(9) EINHARDl, annales ad ann. 771.

(10) Eixuinoi, annales ad ann. 769. « Rex KaroIus cum exercitu profectus est, sed cum fratris auxilium habere non posset, qui procerum suorum pravo consilio ne id faceret impediebatur.

Remarquons avec quelle adresse l'historien rejette ce refus sur les détestables conseils des leudes qui doivent cependant trahir leur maitre deux années plus tard. Cf. Vita Karoli, cap. 5 et 18; Epistol. Catlivulphi ad Karolum regem, op. DUCHESNE, tom. 11, p. 665, et POETA SAXO lib. V, v. 177 et 178; Episto. Stephani Pap., in cod. Carolina, opit. 47.

(11) EINHARDI, annal, ad ann. 770.

(12) ANASTAS. Vita Hadriani Pap., cap. 23 et 31.

(13) MABILLON, annal. Benedict., tom. II, p. 210.

(14) MONACH. SAN GALLENS. lib. II, 17, ap. PERTZ, Monumenta

(15) « Cum... filiam Desiderii regis Longobardorum, duxisset uxorem, incertum qua de causa, post annum eam repudiavit. » EINHARDI, Vita Karoli, cap. 18.

(16) EINHARDI, annal. ad ann. 792.

(17) « Erat ei filius nomine Pippinus, ex concubina editus. » EINTHARDI, Vita Karoli, cap. 20.

(18) PAUL. WARNEFRIED, Gest. episcop. Mettens. ap. PERTZ, tom. II, p. 265.

(19) Epistol. Stephani Pap., in Codice Carolin., epist. 45.

(20) Annal. Laurissens. minor op. PERTZ, monument. I, p. 119.

(21) MABILLON, annalect. veter., p. 110. Dans la litanie citée par cet écrivain, on priait d'abord pour Charlemagne, ensuite pour Pépin (le Bossu), puis pour Charles et Pepin (fils d'Hildegarde).

(22) MURATORI, annal. Italian.

(23) MABILL0N, annal, tom, II, p. 247.

(24) V. ERM0LD. NIGELL. lib. IV, y. 245 seqq. Cf. C. P. Bock, die Bildwerke in Ingelheim, dans les Niederrheinische jahrbücher, 2 ann., p. 241.

(25) « Et maximo totius populi luctu ecclesiae. » Einhardi vita Karoli, cap. 31.

Il ne doit s'agir ici que des chanoines et des familiers de l'église, car on ne peut supposer que la foule ait été admise aux funérailles de l'empereur dans le dôme tel qu'il existait alors à Aix-la-Chapelle et dont la rotonde de l'église actuelle nous montre la figure, l'espace exigu. L'opération de, l'ensevelissement se fit dans le secret.

(26) In eodem vico. EINHARDI, lbid.

(27) MABILLON, annal. Benedict., tom. II, p. 1051, 199 et 247.

(28) Chronic. Naval., lib. III, cap. 32.

(29 MABILLON, ann. Benedict., p. 108.

(30) Hoc siquidem tempore (814) Karolus, rex Francorum atque imperator et patricius Romanorum, postquam 76 annie vitae vixerat in seculo, migravit ex hoc orbe 5 kal. Februarii. Chronic. novalic. lib. III, cap. 27, ap. PERTZ.

(31) Annal. Juvaviens. et Salsberg., ap. PERTZ, tom. I, p. 88 et 89; - chronic. Hérveld., ap. SCHARD script. ver. Germanic., tom. I, p. 698; - LAMBERT. SCFIAFNABURGENSIS ad ann. 742, ap. PISTORIUM script. ver. germanic., tom. I, p. 152; Vita S. Godihardi, cap. I, ap. SURIUM act. SS. d. 4 maii; - THEGAN, vita Hiudovici Imperatoris, cap. 7, ap. PERTZ, tom. II, p. 592.

(32) Annal. S. Emmerani Ratisponens. minor, ap. PERTZ, tom. I, p. 93; - chronic. Riddagthusan. act ann. 743, ap. LIBNITZ, script. ver. Bruns-vicens., tom. II, p. 71.

(33) Annal. Laubacens. contin., ap. PERTZ, tom. I, p. 10. - Annal. Petavian. p. 11 ; Histor. translat. S. Germani Episcop. Parisi., cap. 3, ap. MABILLON act. SS. ord. S. Benedict. saecul. III, P. II, p. 95, et DOM BOUQUET, tom. V, p. 426.

(34) GODEFRED. Vterb. Pantenon. lib. XVII, ap. LEYSER, hisor. Poccar. et Poernat. medii oevi, p. 446.

(35) MEIBOOM, Script. ver. Germanic. tom. II, p. 20 et seq.

(36) GRIMM, Deutsche mythologie, p. 257 et 400.

(37) ZEUSS, die Deutschen und die Nachbarstämme, p. 745.

(38) GRUSSE, Handbuch einer allgemeinen Literügescht, tom. II, part. II, p. 676.

(39) ARETIN, aelterti Sage ueber der Geburt und Jugend Karls des Grossen (Munich, 1803).

(40) Poëte Brabancon qui vivait à la fin du XIIIe siècle.

(41) MEIBOOM, scriptor ver. Germ. tom. II, p 20.

(42) De re diplomatica, lib. IV, n. 68, p. 287.

(43) Annal. Benedict. tom. II, p. 108.

(44) BROWER, Antiquitat. Fuldensis, tom. III, p. 210. Edit. d'Anvers. 1612.

(45) Anna. Benedict. loc. cit.

(46) JEAN DE SERRES, inventor. gen. Histor. Francor. p. 248.

(47) EINHARD. Vita Karoli, cap. 29.

(48) THEGAN, Vita Hludovici Pii, cap. 19.

(49) Histoire littéraire de ta France, tom. V, p 614 et suie.; PERTZ, monument., tom. VII, p. 730.

(50) MONACIH. San-Gall. lib. II, introd.

(51) EINHARD. Vita Karoli, cap. 20.

(52) L'illustre Mabillon nous apprend que c'est à Herstal que Charlemagne créa et établit la première école palatine de France. MABILLON, tom. II, p. 361.

(53) EINHARD. Vita Karoli, cap. 22.

(54) « Ubi reges austrasiorum palatium nullum habuerunt.» Ap. BOLLANDUS act. SS. feb., to1. I, p. 233.

(55) MUTATORE, annal. Italian. act ann. 795.

(56) EINHARD. cap. 26. Cf. epistola HADRIANII Pap., ad domum Carolum ap. DOM BOUQUET, tom. V, p. 581.

(57) PERTZ, monumenta. tom. Il, p. 744.

(58) C'est ainsi que TACITE (annal. lib. XVI, cap. 14) emploie l'expression dies genitalis pour dies natalis.

(59) HERMOLD. NIGELI. ap PERTZ, monument. tom. Il, p. 466.

(60) FREDEGAR. cont. prim., cap. 94.

(61) IBID. Cap. 96.

(62) GREGOR. Turon., lib. IV, cap. 14.

(63) ... Carolus hoc diplomate praecepit ut quocumque in regno suo negociatores praedicti sancti loci discurrere vellent, tam ultra quam citra Ligerim, itemque in Burgundlia, Provincia, FRANCIA et NEUSTRIA nulli teloneo, etc.

Datum VI kalendas Aprilis, anno undecimo regni Caroli in palatio Harristallio. Ap. MABILLON, annal. Francor. ann. 779.

(64) Vit. S. Fredegondae ap. Bolland, Jul. IV, p. 295.

(65) 798... rex collecto exercitu de Haristallio ad locum qui munda dicitur pervenit DUCHESNE.

(66) Vita S. Gudulae, cap. 9, op. GHESQUIERE, Acta SS. Belgii, tom. V p. 729.

(67) V. page 157 et autres.

(68) Charta qua Pippinus senior clona confert Laubiensi monasterio ap MIRAEUM in supplem. ad opp. diplomatie, tom. II, p. 1126.

(69) Lethernau (Lierneux), Brastis (Bras), Feronio (Fairon), Adania (Odeigne) et Unalia (Esneux). Voy. Patrologire, tom. cit. col. 1310.

(70) MIRAEUS, opp. diplomat, tom. I, p. 496. Dans une charte dressée à Herstal en 779, Charlemagne confirme la donation faite par Pepin d'Herstal à l'église de Sainte-Marie à Novum Castellum, dans celte donation sont comprises les terres d'Angleur et d'Hermalle. C'est à tort que Miraeus a pris Novum Castellum pour Aix-la-Chapelle où l'église de Notre-Darne n'existait pas alors. C'est à l'église de Chèvremont, le lieu de sa naissance, que Pepin, le fils de Begge, fit ce don. Il est bien vrai que plus tard, ces grands biens échurent à l'église de Sainte-Marie d'Aix-la-Chapelle et qu'ils demeurèrent eu sa possession jusqu'à la tourmente révolutionnaire du siècle dernier, mais ce fut le prince-évéque Notger qui les octroya à cette église carlovingienne de son diocèse, lorsqu'il eut détruit le château de Chèvremont. ANSELM. Canon. vita Notger, addit. -AEgidii ap. CHAPEAVILL. tom. I, p. 202.

(71) Poëta saxo, lib. II.

(72) TACITE, de moribus Germanorum.

(73) Le poëte saxon est ici d'accord avec tous les portraits que l'on a donnés de l'empereur. On ne peut douter que la stature et la prestance de Charlemagne ne fussent exceptionnelles.

(74) BYRILLUS. Il semble que les femmes franques se peinturaient les chairs comme les matrones romaines.

(75) L'auteur désigne ici les officiers du palais tantôt par leurs noms, tantôt par les surnoms que d'habitude se donnaient entre eux les familiers de Charlemagne. C'est ainsi que de temps à autre Alcuin appelle dans ses poésies le roi Charles David; Angilbert, Homère; Rieulfe. Damète; Richade, Macarius, et ainsi des autres. Dans cette pièce, les noms de Thyrsis, de Lentulus, de Menalque et quelques autres ne sont pas des noms propres, mais bien des noms supposés. Cependant Théodulfe dépeint si bien chacun d'eux, soit en décrivant leur office, soit d'une autre manière, qu'on peut facilement les reconnaître.

(76) Hildebalde, archiprêtre. Bénir la table du roi était une des fonctions de sa charge, qu'exerçait avant lui Angilramme, évêque de Metz. Hildebalde était évêque de Cologne. Au synode de Francfort le roi annonça que le pape Adrien lui avait accordé la permission de garder dans son palais l'archevègue Agilramme pour le service ecclésiastique; qu'il les priait donc de lui permettre d'avoir auprès de lui Hildebalde pour remplir ces mêmes fonctions, et qu'il avait déjà à cet effet obtenu la licence du siège apostolique. Le synode y consentit d'un commun accord, et chacun trouva bon qu'Hildebalde habitat ce palais comme avait fait Angilramme. (Dom Bouquet a extrait ces deux notes du P. Sismondi.)

(77) Nardus était le nain de l'empereur.

(78) THEODULPHE, carmen. Dom Bouquet, gall. hist, collect,, tom. V.

(79) Guizot, Hist. de la civilisation en France, tom. II, leç. 26.

Nachrichiten von Juvanta, Salzburg 1784.

(80) ANASTASIUS. Vita S. Hadriani.

(81) Nous n'avons pu retrouver la source d'où émane cette légende que nous avons connue lors de notre séjour à Rome.

(82) Epist. VII. codex Carolinus. Ms. de Vienne.

(83) V. Dissertations sur les monnaies et médailles carlovingiennes par LEBLANC. Leblanc a trouvé ces signes de la toute-puissance du grand Carlovingien dans un sceau de plomb tout à fait contemporain. Consultez la charte de Viterbe, datée de la 6e année de son règne; sur le scel on trouve: Renoratio imperii. Depuis cette rénovation les Romains donnent à Charlemagne le titre de notre seigneur et maitre; rex et dominus noster, et les bulles des Papes sont datées de son avènement à l'empire (v. l'art de vérifier les dates, par les Bénédictins).

(84) La plupart des historiens désignent la basilique de Saint Pierre comme étant le lieu où s'est passé la scène du couronnement, tandis que Anastase, témoin contemporain, nous désigne Saint Jean de Latran.

(85) Cf. DOM BOUQUET, tom. V, p. 742, 743 et 745. MABILLON Ann. S. Bertin, EGINARD, Annal. etc.

Les nombreux diplômes, chartes, capitulaires etc. qu'il promulgua au palais d'Herstal pendant les dix-sept premières années de son règne en font foi aussi. Dans cet espace de temps le roi des Francs célèbre les fêtes de Pâques et de Noël dix fois à Herstal, deux fois dans la basilique de Saint-Lambert à Liège, deux fois à Thionville en Ardenne, deux fois à Kiersy-sur-l'Isère, deux fois à Worms et à Ingelheim sur le Rhin et deux à Rome. C'est à Herstal qu'il crée et établit dans son palais même la première école palatine de France, selon Mabillon. Après cette période, Charlemagne, encore dans la vigueur de l'âge, parcourt sans cesse ses vastes états et célèbre ces fêtes par toute l'Europe. Plus tard quand arrivent les infirmités, il fixa sa résidence a Aix-la-Chapelle, dont il fait la capitale de l'Empire.

(86) Vita S. Karoli magni SAEC. XIImi. P. S. KAENTZELER., urbis Aquisgr. archivarius primum edidit Ruurmundae., ann. 1874.

(87) HARISTALLIUM SAXONICUM chronicon vetus Moissiacensis Coenobii a797 et ibi habitavit ipsa hieme et fecit sedem suam juxta locum ubi Temella fluit wuisara quam etiam Haristallium appellavit, eo quod ex exercitu suo fuerant constructae ipse mansiones ubi habitabant.

(Annales Francorun a793) rex collecto exercitu de Haristallio ad locum qui munda clicitur pervenit.

(Annales Francortim Fuldenses) ann. 798 Carolus cum exercitu hiemavit in Haristallia Saxonico. - Poetae saxonici annales, ad Duchesne. an. 797.

Harietallium que locum jussit vocari hactenus hoc et habet nomen, terram que ipsam adducto secum populo, diviserat atque indigenas licet invitos dare compulit ipsis hybernas sedes simul et stipendia cunctis.

(88) Itinerarium Antonini, p. 228, édit, du Perthey ; PTOLOMEI, geograph. lib. II, cap. 3.

(89) V. le journal le Télégraphe du 28 avril 1856

(90) La loi Salique (titre II. art. 3) nous apprend quelle composition élevée était fixée pour le vol d'un porc votif, majale votivus. Cf. g. GRIMM. Deutche mythologie, p. 44.

(91) Au commencement du siècle, alors que l'intolérance n'avait point encore apporté des obstacles aux pratiques séculaires des hommages rendus au grand Charles, j'ai vu designer à mon père par un vieil habitant de la Préalle, notre parent, la métairie où la légende faisait naître Charlemagne. Depuis tout a changé d'aspect.

(92) M. Kaentzeler lui-même, le savant archiviste d'AIX-LA-CHAPELLE, se plait à leur reconnaître de droit (voir la préface de son opuscule, page 313, note 1)

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