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Les Bénédictines de la Paix Notre Dame à Liège

Une Héroïne de la Paix Notre-Dame

Madame Constance Greck
1768-1836

par Placide DELMER, Prieure de la Paix Notre Dame

En 1768, tout proche de la frontière belge (1), naissait, à Givet, au foyer des époux Greck-Stasin,, une petite fille qui reçut au baptême les noms de Marie - Josèphe - Dieudonnée.

De son enfance et de sa jeunesse, aucun détail ne nous est resté. Nous savons seulement qu'à l'âge de vingt-deux ou vingt­trois ans, orpheline de père et mère, elle avait résolu de se donner au Seigneur.

Or, la Révolution, qui sévissait avec rage en France, venait d'y supprimer les voeux monastiques et les ordres religieux.

Mais Dieudonnée ne se laissait jamais vaincre par les difficultés: quand elle avait conçu un dessein, le monde entier n'aurait pu l'en détourner.

La France lui refuse ce qu'elle cherche? Qu'à cela ne tienne! Elle dira adieu à sa ville natale, elle abandonnera sa patrie et viendra dans la cité liégeoise où s'épanouit une magnifique floraison de communautés religieuses,.

Un beau jour donc, elle s'en vient chez les Sépulcrines de Sainte-Agathe, solliciter l'entrée du noviciat. On l'admet comme postulante, puis quelques mois plus tard, on lui donne l'habit et pendant toute une année, on l'exerce aux vertus de la vie conventuelle.

La voici, pense-t-elle, parvenue au terme de ses désirs: elle va pouvoir prononcer les voeux qui la consacreront pour toujours au service du Seigneur. Hélas! bien amère dut être sa déception, en apprenant qu'elle ne serait point admise à la profession religieuse.

Eh quoi! A-t-elle laissé à désirer au cours de son noviciat ? Sa vocation s'est-elle avérée peu sérieuse et peu stable? Non, bien au contraire. On n'a eu qu'à la louer de sa fidélité, de son exactitude, de sa ferveur. Seuls donc, bien probablement, les troubles de l'époque sont causes du refus qui désole la jeune novice.

Car le pays est en pleine effervescence; la Révolution fermente dans tous les esprits. Qui sait si demain, à l'instar de la France, la noble Cité des princes-évêques, Liège, la fille de l'Eglise, ne verra pas, elle aussi, s'ouvrir de force les portes de ses monastères pour le triste et ultime exode?

Non vraiment ce n'est point le moment de contracter des obligations religieuses que sitôt peut-être, il faudra révoquer.

Triste jusqu'au fond de l'âme, mais inébranlable dans sa résolution, Dieudonnée quitte les sépulcrines pour frapper à une autre porte.

Le 22 avril 1792, elle se présente à l'abbaye de la Paix Notre-Dame. Le premier mouvement de la Mère Abbesse fut de congédier cette jeune française venant à une heure si critique. Mais la solliciteuse se fit pressante; elle sut si habilement plaider sa cause et aussi, n'en doutons point, l'Esprit-Saint dut agir si puissamment sur la volonté de Madame Gordine que celle-ci, tout en s'accusant probablement d'imprudence dans son for intérieur, finit par se laisser convaincre. Dieudonnée Greck était dans la place; elle y restera jusqu'à la mort.

Un mois plus tard, le 28 mai, Dieudonnée revêtait l'habit monastique et recevait une fois encore un nom prédestiné: celui de Dame Constance.

« Monsieur Michaélis, curé de Sainte-Marie Magdeleine, lisons-nous dans le registre des réceptions et des professions, a fait la cérémonie de sa vesture, assisté des Messieurs Latour et Dossin. Monsieur Labbaïe, curé de Sainte-Aldegonde, a fait la prédication.

Après son année de probation, elle a été reçue à profession et a rendu les voeux aux mêmes qu'à sa vesture et à Madame Victoire Gordine, Abbesse. »

C'est, croyons-nous, grâce à l'accalmie qui s'était produite en 1793, que Dame Constance avait été autorisée à prononcer ses voeux. Le 1er mars de cette année, on venait en effet, d'expulser de Liège les Français qui s'y étaient installés, en octobre 1792. Hélas dès l'année suivante, la ville retombait définitivement entre les mains des Républicains qui devaient, cette fois, exploiter à fond leur conquête.

Bien lamentable est la période qui s'écoule de 1792 à 1795 et qui aboutit, avec notre annexion à la France, à l'effondrement de toutes nos richesses matérielles, de nos libertés et de nos institutions religieuses.

Tiraillée entre son prince-évêque et les partisans de la Révolution, Liège passe et repasse de l'un aux autres, sans cesse foulée, rançonnée par les armées fluant et refluant sur son sol soit de France, soit d'Allemagne.

Comme toutes les communautés religieuses, la Paix Notre-Dame eut sa lourde part de souffrances et d'angoisses. Ses cloîtres furent envahis par les soldats; Son église, qui depuis 1690, faisait sa joie et son orgueil, fut transformée en un magasin de fourrage. Puis vint la famine.

L'hiver 1794 à 1795 fut particulièrement terrible. Des loyers, des rentes qui constituaient les uniques ressources de la communauté, plus rien ne rentrait. Un jour, il fallut en venir à un sacrifice bien dur pour les moniales: on fit le tour des armoires de la sacristie, et tout ce qui n'était pas absolument nécessaire, vases d'argent, objets précieux, dons accumulés depuis près de deux siècles, tout cela fut vendu pour obtenir le pain dont on manquait.

Cette indigence, paraît-il, n'était pas encore assez grande aux yeux de ceux qui opprimaient notre pays. A ces malheureuses femmes qui en sont réduites à vendre même une partie de leur vêtements pour acheter des vivres, on prétend encore enlever ce qu'elle n'ont plus; on réclame d'elles des taxes écrasantes. C'est dans une de ces occasions que la Mère Abbesse au nom de sa communauté, envoya le 30 mars 1796, le plaidoyer suivant à l'un des membres de l'administration du département.

« Votre lettre, qui m'annonce que nous sommes taxées à 900 livres, me plonge dans le plus grand désespoir; nous manquons de pain et de tous les objets de première nécessité. Voici le tableau exact de nos revenus. Que l'on juge après s'il est en notre pouvoir de fournir 900 livres! Nous jouissons de 6000 livres de rente. Notre maison doit environ mille florins de charges, il nous en reste 5000 pour les entretiens de nos bâtiments et la subsistance de 27 religieuses et deux filles domestiques qui font 29. Que l'on calcule ce que chaque individu peut avoir à dépenser... Si les administrateurs ne veulent pas avoir égard à ma prière, je serai dans la dure nécessité de laisser faire l'exécution militaire. Nous avons déjà été obligées de vendre nos principaux effets pour nous procurer du pain, ne pouvant nous faire payer de personne...»

Et qu'étaient-ce que la misère matérielle, les souffrances physiques, en comparaison du Calvaire moral que l'on commença à gravir, à partir du 14 septembre 1796, jour où, conséquemment à notre annexion définitive au régime français, tous les couvents furent condamnés à mort? Avec toutes les autres maisons religieuses, la Paix Notre-Dame avait cessé d'exister officiellement; l'immeuble tout entier était devenu la propriété de la République. On ne voulait pas mourir cependant et on résista avec une énergie que décuplaient, semble-t-il, les affres de l'agonie.

Les injonctions de quitter le monastère deviennent de jour en jour plus pressantes et plus violentes: pas une moniale ne se retire.

Tous les meubles sont saisis et mis sous séquestre: on persiste à rester.

Une soldatesque brutale occupe le logis: on se réfugie dans les chambres les plus écartées.

Enfin, voulant à tout prix venir à bout de récalcitrantes, les révolutionnaires afferment l'immeuble à un certain Delchef, pour un loyer annuel de 1100 fr. Poussées à cette extrémité, les Bénédictines tentent un effort suprême pour garder le vieux moutier: elles demandent sa mise en adjudication, avec l'intention bien arrêtée de le racheter. Quelques jours plus tard, l'administration de la Régie de l'enregistrement et du domaine national, transmet, avec cette demande, à l'administration centrale du département de l'Ourthe, l'invitation à faire procéder sans retard à l'estimation et à la mise aux affiches des biens de l'ex-communauté des Bénédictines d'Avroy.

Et l'on arrive ainsi au 24 décembre 1796. O vigile bénie, en laquelle, oubliant toute leur détresse, les coeurs se reprenant à espérer, se préparent sans doute à célébrer la venue de l'Emmanuel! Claires et joyeuses, les trois cloches de la Paix Notre­Dame ne vont-elles pas égrener dans les airs leurs notes argentines, pour annoncer à tous que le Sauveur va naître et qu'avec Lui la Paix, la Paix si ardemment désirée, va, une fois encore, descendre sur la terre?

Non, hélas! c'est bien fini. On ne l'entendra plus le joyeux trio célébrer les gloires du Seigneur; il ne chantera plus les joies du ciel ou celles de la terre; il ne pleurera plus sur ceux qui s'en vont.

Une bande de forcenés escaladent le clocher qui, depuis, un siècle, dresse fièrement dans le ciel son élégante silhouette.

Et déjà, deux des cloches, frappées à coups redoublés, éclatent et se brisent. La troisième, détachée violemment est lancée par la grande verrière; on la voit glisser lourdement le long du toit pour s'effondrer dans le préau où de tout son poids, elle s'enfonce dans le sol; on viendra l'y chercher et on l'emportera entière.

Dans l'intérieur de l'église, presqu'entièrement dépouillée, il reste encore, à droite et à gauche, du Maitre-autel, les grandes statues de Saint Benoit et de Sainte Scholastique. On les enlève pour les diriger vers le marché où elles seront vendues à l'encan. Plus tard, bien plus tard, un ami fidèle, les ayant rachetées, les restituera à l'abbaye.

Pour le moment, tout entiers à leur oeuvre de haine et de destruction, les énergumènes s'attaquent à la croix qui surmonte le clocher et la brisent avec fureur. Puis, arrachant de sa niche la Vierge de Paix, dont la douce image rayonne au frontispice de l'église, ils la précipitent sur le sol où elle tombe et éclate en mille morceaux.

C'en était trop! Ces scènes de barbares sauvageries avaient dompté toutes les résistances, anéanti toutes les énergies: le départ fut décidé pour les premiers jours de janvier 1797.

Qui pourrait décrire l'angoisse de la dernière nuit passée au moutier tant aimé On imagine les moniales se rassemblant une dernière fois pour réciter l'office, avant de se séparer pour toujours; puis à la hâte et au milieu des pleurs, se préparer au départ en se partageant les quelques effets que la Révolution ne leur avait pas enlevés. Le matin venu, ce fut l'ultime adieu. L'abbesse ouvrit la porte claustrale: la première, elle monta en voiture et s'éloigna; les autres suivirent, chacune dans une direction différente.

Ainsi, jeunes et vieilles, quittant l'asile de Paix, furent jetées brutalement au sein d'un monde qui ne les connaissait plus et qu'elles ne connaissaient plus.

Que sont-elles devenues ces misérables épaves de la bourrasque révolutionnaire ? Qui le dira jamais ?...

Tout était donc fini. La Paix Notre-Dame avait vécu...

Eh bien! non. Il ne faut pas qu'elle périsse. Frémissante et se raidissant dans sa volonté indomptable, Constance Greck regarde s'éloigner, une à une, l'abbesse et les autres moniales. Pour elle, sa résolution est prise: nul ne pourra l'arracher à ces lieux qu'elle a juré d'habiter jusqu'à la mort. Et tandis que la porte de clôture se referme sur les dernières partantes, Dame Geneviève Ghequier, Dame Marie-Emmanuelle Coumont et Sour Françoise Laloyau se joignent à elle, décidées, elles aussi à rester dans la place, envers et contre tout.

Les voilà donc à quatre, perdues au milieu de ces vastes bâtiments qui ne leur appartiennent plus, errant dans les grandes salles conventuelles aux murs mornes et dénudés, le long des cloitres, jadis silencieux et recueillis, aujourd'hui remplis de soldats et de manants de toute espèce. Dans quel coin retiré se réfugier, pour échapper à cette foule grossière et brutale ?

Un jour, traquées comme des bêtes fauves, elles sont poursuivies dans le fenil où elles ont élu domicile; et piques et baïonnettes de tourner et retourner en tous sens la paille sous laquelle elle se sont blotties. Par que prodige ne sont-elles pas découvertes? Dieu le sait. Toujours est-il que, las de les chercher en vain, les révolutionnaires abandonnent la place, les laissant saines et sauves.

Pour se nourrir, elles sont réduite à se glisser furtivement la nuit, dans le jardin, et à y glaner les quelques rares légumes que l'on y a enfouis dans le sol pour la provision d'hiver.

Bien ardu à résoudre est, pour ces malheureureuses, le problème qui consiste à trouver les ressources nécessaires à leur subsistance. On a bien reçu pour prix dérisoire de ce qui a été enlevé, les bons distribués par la libérale République; mais ces bons, on les garde avec un soin jaloux; car ces pauvres femmes, dans leur folie, on fait un rêve inouï: celui de reconquérir le vieux moutier.

Déjà cependant rôdent autour du domaine, les spéculateurs à l'affût des bonnes occasions. Il faut les tenir éloignés, C'est pourquoi, à l'heure où l'ombre et le silence de la nuit entourent le monastère, Constance Greck monte dans le clocher, traverse les combles au-dessus des voûtes et, par un escalier dérobé, redescend jusqu'au porche de l'église; là, franchissant le seuil elle arrache et déchire l'affiche qui, placardée sur les murs de l'enclos indique aux passants le jour, l'heure et les conditions de la vente des bâtiments claustraux.

Et voici que « L'an V de la République française une et indivisible, le 1er du mois de Ventose, à 10 heures du matin, en exécution de la loi du 16 brumaire, an V qui autorise la vente des domaines nationaux, les administrateurs de l'Ourthe se sont transportés dans la salle de vente, où le Commissaire du Directoire exécutif a annoncé qu'il allait être procédé à la vente et adjudication définitive des biens consistant dans le couvent, église, cour, jardin légumier et prairie des ci-devant bénédictines sur Avroy, contenant un bonnier, seize verges grandes et quatorze petites ou environ, les dits biens appartenants à la République française comme provenants des susdites ci-devant bénédictines sur Avroy.

Les enchères ont été ouvertes sur l'offre de vingt-deux mille quatre cent vingt cinq Liv. formant les trois quarts de l'évaluation ...»

Et, continue l'acte de vente, comme « il a été allumé un premier et dernier feu, sans qu'il ait été fait aucune enchère, l'administration de département a adjugé au citoyen L. Ghilain, comme dernier enchérisseur, les biens désignés au présent procès-verbal, pour le prix et somme de vingt-deux mille quatre cent vingt cinq Livres, aux clauses, charges et conditions portées par le dit procès-verbal et prescrites par les lois que le dit citoyen L. Ghilain a déclaré bien connaître et a signé avec nous

Fait à Liege les dits jour, mois et an que dessus.

Etant signé L. Ghilain demeurant rue de la Madeleine 254, fondé de procuration des citoyennes Pétronille Marie-Louise Agnès Gehkuierk (sic.), Barbe Isabel Coumont, Dieudonnée Greek ex-religieuses.»

Dieu soit béni La Paix Notre-Dame n'est donc point passée en des mains étrangères et l'on continuera, sans interruption à y réciter l'office divin, car, notera plus tard l'annaliste, pas un seul jour, ni avant, ni pendant, ni après ces évènements tragiques, on n'y a manqué.

Toutefois, il ne suffit pas d'avoir un gîte pour s'abriter, il faut encore vivre. Et l'on n'a plus rien. Toutes les dernières ressources ont été dépensées pour l'achat du monastère, sans compter qu'il faut encore payer les contributions, les taxes foncières et jusqu'aux logements de soldats. La France tient à mettre à haut prix l'honneur insigne de lui être annexé!

En présence de cette situation, Dame Constance conçoit un dessein, à la réalisation duquel devait être attaché le salut de la Paix Notre-Dame.

Dans le courant de Mai, elle avait accepté d'instruire quatre fillettes. A la réception d'une cinquième, elle écrit en tête du registre où elle continuera de relever le nom de ses élèves: « J'ai commencé mon pensionnat le 1er juin 1797 ».

C'est grâce à ce pensionnat, inauguré avec cinq élèves, que Dame Constance va désormais se procurer les ressources nécessaires à elle et à ses compagnes. C'est grâce à lui encore, qu'un quart de siècle plus tard, elle obtiendra l'autorisation de reconstituer l'ancienne communauté. Sans lui, la Paix Notre­Dame n'aurait jamais vu se lever le jour de la résurrection. Certes le moment semblait opportun, comme pas un, pour créer une école. Depuis 1795, plus une seule ne subsistait à Liège, ni pour garçons, ni pour filles.

Mais d'autre part, devant quelles immenses difficultés va se trouver notre institutrice improvisée! L'Etat n'admet que des écoles imprégnées de son esprit, c'est-à-dire des écoles nettement athées. Arrière le catéchisme! Ce ne sont plus les droits de Dieu, mais bien ceux de l'homme qu'il convient d'enseigner aux enfants. Aucun manuel classique ne peut être mis entre les mains des élèves, s'il n'a été adopté par la Convention. Plus de dimanche, plus de solennités religieuses. On observera dans les écoles le décadi et on conduira la jeunesse aux fêtes républicaines.

Nous connaissons assez Dame Constance pour être assurés que loin d'obtempérer à ces mesures anti-religieuses, elle se préoccupa, avant tout, de donner à ses élèves une formation foncièrement chrétienne. Comment s'y prit-elle pour arriver à ce but, nonobstant les surveillances, espionnages, inspections des agents du Directoire? Nous ne le savons.

En tout cas, la petite plante, si humble à son origine, grandit, se développa d'année en année, résistant à toutes les bourrasques qu'elle devait nécessairement rencontrer, au cours des cent trente neuf années d'existence qu'elle compte aujourd'hui.

Mais n'anticipons pas. Nous sommes encore aux heures les plus tragiques de l'occupation française. Une tristesse infinie plane sur le vieux moutier d'Avroy. L'église, dépouillée de tout son mobilier, portant les traces de multiples déprédations, est minable. Le coeur se serre, en y entrant, lorsqu'on songe aux offices solennels qui naguère s'y célébraient dans la paix et la piété. Les grands cloîtres délabrés, les lieux conventuels, salle de chapitre, dortoir, tout porte les marques de la misère, du dénuement le plus absolu.

Cependant pour nos quatre ex-bénédictines, règne encore un vestige de ce que fut l'ancienne communauté. On ne porte plus l'habit religieux sans doute; toutefois on récite l'office en commun et ensemble, dans les mêmes murs conventuels, on peut évoquer les mêmes souvenirs du passé, faire les mêmes rêves pour l'avenir.

C'était trop encore hélas Le petit groupe devait rapidement se dissocier.

Dès avril 1798, soit par découragement, soit par divergences de vue, Dame Emmanuelle Coumont se séparait de ses compagnes et rentrait au sein de sa famille. Quant à Dame Geneviève Ghequier, elle mourait en 1807. Si jusqu'à sa mort, elle habita la partie du monastère qui lui revenait et géra les affaires matérielles de la petite communauté, il ne semble pas pourtant qu'elle ait continué des relations fort intimes avec Dame Constance.

On éprouve un étonnement mêlé de tristesse, en lisant son testament si minutieux où l'on ne rencontre qu'incidemment le nom de sa compagne, et encore, si la testatrice paraît vaguement se souvenir de celle qui fut autrefois sa consoeur, c'est pour bien recommander à ses héritiers de prélever leur part sur les objets du culte que les deux ex-bénédictines possédaient en commun.

Seule, soeur Françoise Laloyau devait rester jusqu'à la fin, aux côtés de Constance Greck, et, avec elle, participer au relèvement de la Paix Notre-Dame.

Pour remplacer celles qui s'en vont, peut-être même avant leur départ, Constance accueille généreusement des ex­Célestines avec lesquelles elle forme une espèce de communauté.

En plus des modiques ressources prélevées sur le pensionnat, on vend les fruits et les légumes cultivés au jardin. Car la situation pécuniaire reste angoissante. Et pour comble d'infortune, Dame Emmanuelle Coumont réclame un loyer pour la tierce part de l'immeuble qu'elle n'habite plus.

En vue de faire face aux charges qui pèsent sur la petite société, on emprunte en 1799, deux mille florins à un certain abbé Bertho, ex-curé d'Herstal. Celui-ci va désormais jouer un rôle important dans l'histoire de la Paix Notre-Dame dont il devient le directeur spirituel et, on peut le dire, l'administrateur matériel.

En 1802, les difficultés causées par Dame Emmanuelle Coumont augmentent. Pressée par sa famille, elle veut à tout prix récupérer l'argent qu'elle a donné pour l'achat de l'immeuble. Ses deux anciennes compagnes sont dans l'impossibilité absolue de lui racheter sa part. L'abbaye court donc le danger d'être morcelée, ou pis encore, d'être remise en adjudication, pour passer, peut-être tout entière, en des mains étrangères. Dans cette extrémité, on recourt de nouveau à M. Bertho. Celui­ci consent à racheter la part de Dame Emmanuelle Coumont; un peu plus tard, il reprendra celle de Dame Geneviève Ghequier et enfin, Dame Constance elle-même, acculée par la nécessité, lui cédera la sienne, si bien qu'en 1809, il se trouvera l'unique propriétaire, non seulement de l'immeuble tout entier, mais encore de presque tout le mobilier. Dame Constance n'en sera plus que la simple locataire.

Ce n'est pas cependant qu'elle renonce à ses rêves de restauration; si elle s'est dépossédée de tout droit sur le monastère, c'est pour mieux en assurer la conservation; car elle a fait stipuler, dans les actes de ventes, que le domaine devait rester intact et indivis et que, le cas échéant, il devrait être rendu à son ancienne destination.

Grâce aux soins de l'abbé Bertho, un commencement de renaissance s'opère. Avant toute autre chose, on s'occupe de la restauration de l'église, si fortement endommagée par les agents de la Révolution. A peine l'intérieur était-il de nouveau aménagé pour le culte, qu'un certain François Foret se présente pour enlever autels, stalles, confessionnaux, jubé, orgues, affirmant que tout le mobilier de l'église lui appartient en vertu de l'adjudication qui lui en a été faite, le 24 vendémiaire, an VI. En vain, l'abbé Bertho et Dame Constance recourent-ils aux tribunaux; la sentence, qui reconnaît leur droit, est annulée par un décret impérial et force leur est faite, après avoir payé une procédure coûteuse, de donner une importante somme pour conserver leur propre bien.

Peut-être est-ce à cette époque que Constance Greck re­çoit, soit de l'évêché, soit du gouvernement, une pension de 700 fr. et la soeur Laloyau, une autre de 400 fr. Et admirons ici encore l'ardente bénédictine: cet argent, si nécessaire à des femmes qui depuis des années ne vivent que de privations, est employé à acheter des ornements d'église.

Car Constance Greek entend rester fidèle à son idéal de profession. D'après un document de 1799, nous voyons qu'elle continue à s'intituler Bénédictine et à se considérer comme toujours liée par ses voeux, puisqu'elle demande au Vicaire Général, Monseigneur de Rougraves, l'autorisation de faire un emprunt. Dans ce même acte, elle déclare qu'elles sont neuf consoeurs qui remplissent tous les devoir religieux, à peu près comme auparavant. Par un écrit un peu postérieur de l'abbé Bertho, nous apprenons également, qu'aussitôt l'église réparée, « on y a célébré ouvertement l'office divin et solennisé les fêtes principales et réservées de l'année comme avant la suppression. »

Dame Constance, aidée de l'abbé Bertho, donne également tous ses soins à l'aménagement du pensionnat qui, de jour en jour, prend plus d'extension.

Monseigneur Zaeppell, nommé évêque de Liege, prodigue ses encouragements à la vaillante institutrice: de même le préfet du département montre une bienveillance toute particulière pour une institution des plus nécessaires, car, bien rares encore sont ceux et celles qui s'occupent de l'enseignement de la jeunesse.

Dans l'ensemble des établissements d'instruction féminine du département de l'Ourthe, on ne compte, en 1812, que cent et quinze pensionnaires, dont quatre vingt-deux à Liège, et vingt cinq dans le pensionnat de Constance Greck, le plus peuplé de tous et le plus réputé même aux yeux de l'autorité civile, comme en témoignera notamment l'attestation que lui rendra en 1814, le commissaire des puissances alliées. (2)

Quant aux rares communautés de religieuses, vouées ou non à l'enseignement, qui comme de fragiles épaves, ont survécu à la Révolution, on les voit disparaître d'année en année, les unes après les autres.

En 1808, le préfet de l'Ourthe pouvait écrire: « A Liège les Récollectines, au nombre de cinq, enseignent à lire et à écrire à deux pensionnaires et à sept externes. Les Urbanistes, au nombre de huit, ne font que filer et tricoter. Les Célestines, au nombre de dix, filent et tricotent. Les Bénédictines du Val-Benoît (Il veut dire sans doute de la Paix Notre-Dame) au nombre de huit se livrent à l'éducation des demoiselles. Les Célestines au nombre de trois, ne vivent pas en commun, mais se réunissent pour donner l'instruction. Les Beauregard, au nombre de neuf, font de petits objets d'agrément. Les Clarisses, au nombre de vingt-huit, font de petits ouvrages d'agrément; les moins âgées passent les cinquante ans. Les Soeurs de Hasque, au nombre de quatre, s'occupent à plisser des surplis. Les Ursulines, au nombre de trois, donnent l'instruction. Les Carmélites, au nombre de sept, n'ont pas changé leurs occupations.

Depuis leur suppression, il n'y a eu nulle part des novices et nulle prise d'habit. Ces réunions ne portent nullement le caractère de corporation. Un excellent esprit d'ordre, une union réciproque et un système d'économie dictée par la modicité de leurs ressources forment aujourd'hui la base et l'unique but de leur société. La plupart sont d'un âge très avancé. Depuis quelque temps leur nombre est sensiblement diminué. »

Et le préfet de conclure: « Encore quelques années et elles n'existeront plus que dans le souvenir. Rien ne paraît s'opposer à ce qu'on les laisse en paix terminer leur carrière. »

Hélas! le préfet semblait dire vrai; car quelques années plus tard, seules les Bénédictines, les Carmélites, les Urbanistes et les congrégations hospitalières subsistaient encore dans l'ancienne cité des princes-évêques.

Vient alors le régime hollandais: mille entraves continuent à restreindre la liberté religieuse. En fait de couvents, le Roi n'admet purement et simplement que les ordres hospitaliers; il se réserve exclusivement le droit d'autoriser ceux qui sont voués à l'enseignement et condamne tous les autres à l'extinction graduelle.

En conséquence, dès 1820, le gouvernement s'inquiète du petit groupe installé dans l'ancienne abbaye d'Avroy. N'a­t-il pas à sa tête une ex-bénédictine? Ne s'y trouve-t-il pas quatre autres ex-bénédictines (3) et quatre ex-célestines?

Et voilà le bourgmestre qui commence une enquête minutieuse. Ne nous en plaignons pas: c'est grâce à elle que nous avons, de la main même de Constance Greck, l'exacte situation de la petite communauté. Elle déclare à la date du 23 avril 1822, avoir en moyenne cinquante pensionnaires, huit demi-pensionnaires et douze externes. A l'exposé, elle joint une requête pour obtenir le rétablissement légal de la communauté.

Puis, elle se rend à Bruges, chez les Dames de Sainte Godelieve, pour s'informer des formalités à remplir pour arriver à son but.

Sur le conseil de ces religieuses, elle entreprend démarche sur démarche, mais en vain, rien n'aboutit.

Que va faire dame Constance devant cet insuccès? Se décourager? lâcher prise? Jamais. Cette femme héroïque, qui a tenu tête à la Révolution, ne connaît pas d'obstacle quand il s'agit de son monastère. Aucune difficulté ne l'effraie: elle en a vu bien d'autres! Puisqu'elle ne peut obtenir une réponse de la Haye, elle ira, elle-même trouver le Roi. Le Souverain la reçut avec la plus grande bienveillance. Les promesses qu'il lui fit ne furent pas de vaines paroles, car le 1er octobre 1822, Sa Majesté signait l'arrêté qui reconnaissait le couvent d'Avroy comme établissement d'instruction publique.

Dès lors, la maison avait une existence légale et la communauté était autorisée à se reconstituer

Immédiatement, Constance Greck fait parvenir la nouvelle de la restauration de la Paix Notre-Dame aux survivantes de l'ancien monastère. Le nombre, hélas! n'en est plus bien grand. Beaucoup pendant ces années désastreuses ont passé à un monde meilleur. D'autres se sont créé de nouveaux devoirs. Des obligations sacrées allaient les retenir loin de leur vieux moutier, soit auprès de quelque parent âgé ou infirme qui ne pourrait se passer de leurs soins, soit auprès de quelques déshérités de ce monde auxquels elles avaient consacré les restes d'une existence brisée.

Et c'est ainsi qu'à l'invitation de dame Constance Greck, quatre seulement de l'ancienne communauté répondirent; et de ces quatre, une seule, dame Marie-Ange Kessel eut le bonheur de rentrer dans la vie conventuelle. L'âge, les infirmités ne permirent point aux trois autres de reprendre le joug de l'observance régulière; tout ce qui leur fut possible, ce fut de s'unir de coeur à celles qui allaient entreprendre la restauration; retirées dans une dépendance de l'abbaye, elles eurent au moins la consolation de finir leurs jours, à l'ombre du cloître où jeunes religieuses, elles s'étaient consacrées au service du Seigneur.

Le dimanche, 22 décembre 1824, après leur communion, les cinq anciennes bénédictines auxquelles s'étaient unies quatre ex-Célestines, reprirent l'habit religieux, c'est-à-dire l'ancien costume bénédictin et refirent des voeux qui devaient se renouveler de cinq en cinq ans.

Quant à la règle qui allait régir la nouvelle communauté, c'était évidemment toujours celle de Saint Benoît que l'on entendait suivre à la Paix Notre-Dame. Mais il fallait l'adapter aux circonstances nouvelles dans lesquelles on se trouvait. En attendant que l'on put rédiger des conditions définitives, Mgr. Barett, vicaire capitulaire, traça un règlement provisoire.

Enfin pour complêter toute l'organisation du monastère restauré, un arrêté royal vint, le 12 juin 1824, fixer à neuf, le nombre maximum des religieuses, y compris les novices qui pourraient vivre à la Paix Notre-Dame.

Les affaires étant ainsi réglées, on pouvait espérer des jours heureux et paisibles, lorsque soudain, un coup de foudre vint éclater au-dessus de l'abbaye.

L'abbé Bertho s'était engagé dans des spéculations malheureuses; pressé de dettes et poursuivi par ses créanciers, il se voyait dans la nécessité de vendre les bâtiments claustraux dont il était resté propriétaire. Le danger était donc des plus graves. Dame Constance n'hésita pas un instant. Mettant toute sa confiance en la Providence, qui lui avait donné tant de preuves de sa protection, elle reprit l'immeuble et le mobilier, à charge de payer les dettes contractées par l'abbé Bertho. L'acte de cession fut signé le 3 juillet 1824.

Désormais les Bénédictines pouvaient en toute assurance envisager l'avenir; Dieu avait aplani toutes les difficultés; rien ne pouvait plus empêcher la communauté de prendre un nouvel essor.

On peut mesurer l'oeuvre immense réalisée par dame Constance Greck par les lignes suivantes qui exposent la situation des couvents dans le diocèse de Liége, en 1825 :

« De toute l'ancienne organisation monastique on ne retrouvait plus que quelques Récollets à Saint-Trond et les Cellistes ou Alexiens de Liège. Pourtant à l'hôpital de Bavière, les religieuses hospitalières continuaient à veiller au chevet des malades, ailleurs elles prodiguaient aux incurables leurs soins maternels; au Potay, les Carmélites n'avaient pas interrompu leur vie de sacrifices et de prières. Enfin la vieille règle de Saint Benoît, qui au VIle siècle avait groupé autour d'elle les premières fondations religieuses, dirigeait encore la vie des moniales de la Paix Notre-Dame sur Avroy» (4).

De 1825 à 1830, aucun évènement bien considérable ne vint marquer l'existence de la petite communauté. Le pensionnat se développait lentement ayant, lui aussi, ses jours d'épreuve. A deux reprises, il vit diminuer notablement sa population: une première fois en 1826, par suite du départ d'une institutrice qui aidait les religieuses dans les classes. Cette jeune fille était l'aînée de quatre soeurs qui devaient à la générosité de Dame Constance, l'éducation qu'elles avaient reçue à la Paix Notre­Dame. Le coup fut donc aussi pénible qu'inattendu quand ces demoiselles, emmenant avec elles dix-sept élèves, allèrent à quelques pas de l'abbaye ouvrir un pensionnat (5)

Quatre ans plus tard, la Révolution belge ayant éclaté, toutes les pensionnaires hollandaises, assez nombreuses à cette époque, furent rappelées dans leur famille.

Mais du moins, 1830 amène la pleine indépendance. On en profite au monastère d'Avroy pour rétablir les voeux perpétuels et pour élire comme supérieure définitive, Madame Constance Greck.

Hélas! notre vaillante religieuse touchait au terme de sa laborieuse carrière. Usée par les soucis, les fatigues, les responsabilités, elle ne devait plus rester au milieu de ses filles que six années. Dans sa dernière maladie, étendue sur son lit de douleurs, dévorée par une fièvre intense, Constance Greck revivait, dans ses moments de crise, les années tragiques de la Révolution. On la voyait alors s'agiter avec angoisse comme s'il lui fallait encore lutter contre tous ceux qui voulaient anéantir son monastère. Elle, qui n'avait pas tremblé devant les pires réalités, était prise d'inexprimables terreurs en face de ces hallucinations qui venaient tourmenter son imagination surexcitée; et alors, on devait la calmer, la ramener dans le présent en l'assurant que tout ce qui la troublait n'était que de vains cauchemars.

« Reposez en paix, Madame, lui disait son infirmière, reposez en paix, ce ne sont que des rêves ». Des rêves, oui, ce ne sont que des rêves, ô héroique Constance, ce ne sont que des rêves ! Grâce à vous, l'abbaye de la Paix Notre-Dame a surmonté la tourmente, et longtemps encore, elle vivra pour la gloire du Très-Haut. C'est votre oeuvre, dormez en paix; vous pouvez dire maintenant votre « Nunc dimittis. »

Le 27 juin 1836, vers quatre heures de l'après-midi, Madame Constance Greck, agée de soixante-huit ans, terminait une vie passée tout entière dans les difficultés et les combats et entrait dans l'éternel repos que Dieu a préparé pour ceux qui l'ont servi dans la fidélité et les durs labeurs d'ici-bas.

Puisse cette vaillante héroïne protéger, du haut du ciel, le monastère qu'elle a réédifié au prix de tant d'efforts, et veiller sur toutes celles qui, comme elle, s'y consacrent à la louange divine et à l'éducation de la jeunesse, en vue de glorifier la très adorable et très sainte Trinité.

En la fête de Notre-Dame du bon Conseil, 26 avril 1936.


(1) Constance Greck devait obtenir du gouvernement des Pays-Bas, la naturalisation, le 16 janvier 1823.

(2) Cf. Demarteau. Les Bénédictines de la Paix Notre-Dame, à Liège. Centenaire de leur pensionnat.

(3) Deux anciennes soeurs converses étaient revenues auprès de Dame Constance et de Soeur Françoise Laloyau

(4) M. l'abbé Simenon. Les fondations monastiques au diocèse de Liège pendant la Révolution française.

(5) Ce pensionnat devait être repris dans la suite, par les Dames de l'Instruction chrétienne.

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