L'histoire reconnaît qu'avant l'ère chrétienne, la femme n'a jamais occupé son rang de personne humaine. Durant l'antiquité, l'homme a une destinée personnelle, mais sa compagne n'existe que par lui, comme les objets dont il use, comme l'animal qu'il apprivoise et les esclaves qu'il soumet. C'est l'honneur du christianisme d'avoir, dans la mesure du possible, expulsé ce sentiment inhumain.
Dès le début de sa vie publique, le Sauveur n'a fait aucune distinction entre l'homme et la femme, si ce n'est pour se pencher quelquefois vers la créature la plus faible. L'Église, dans le déroulement des siècles, a toujours suivi ce divin exemple. Par ses écoles, ses multiples institutions, ses oeuvres, les appels de ses chefs, elle a puissamment contribué au mouvement d'émancipation de la femme. Elle a inspiré en sa faveur de nombreuses lois sociales, jusque chez des peuples non chrétiens.
La femme, de son côté, s'est adaptée avec souplesse et intelligence aux besoins des tâches s'offrant à elle, même à celles que l'on croyait jusque là réservées à l'homme.
Nous avons le dessein de montrer, dans les pages qui suivent, un exemple typique de cette évolution sociale. Nous mettrons à l'honneur une humble religieuse qui, au XVIIe siècle, bâtit l'église de son monastère. Elle ne se borna pas à en tracer les plans, mais on la vit à l'oeuvre sur le chantier. Son abbesse nous la montre agissant en professionnelle, montant aux échelles, parcourant les échafaudages pour se rendre compte de la qualité du travail et de sa bonne ordonnance.
Il sera intéressant tout d'abord, croyons‑nous, de rappeler à grands traits l'origine et les débuts de l'abbaye où elle vécut la Paix Notre‑Dame à Liège.
Florence de Werquignoeul (Huiles sur toile - Monastère P. N-D Liège)
Tout commence par la venue en en monde, le 24 janvier 1559, au château d'Epinoy, de Florence de Werquignoeul. Son milieu familial était simple et profondément chrétien. La future fondatrice reçut donc le privilège, dès ses premières années, d'avoir sous les yeux les meilleurs exemples de vertu et de piété. Elle grandit, entourée de l'affection de ses parents, de ses frères et soeurs, comme une fleur rare et choisie. Tout semblait déjà la désigner pour la vie religieuse. Sa tante étant abbesse du chapitre noble de Moustier‑sur‑Sambre, c'est vers cette illustre maison, l'une des plus renommées des Pays‑Bas, qu'on songea tout naturellement à la diriger. Mais les novices devaient posséder une formation raffinée, et c'est comme écolière que la fillette fut en premier lieu admise. Elle n'avait que sept ans. On ne mit pas longtemps à constater les dons de sa riche nature cultivée, sous la direction de son abbesse, et par l'un des chapelains attachés au chapitre. Enfin vint le jour de son serment, à partir duquel elle prit rang parmi les chanoinesses. Sa tante lui témoignait une affection que l'on comprend, et tout de suite elle désira se l'attacher comme coadjutrice, avec l'espoir de la voir un jour lui succéder en qualité d'abbesse. Mais la jeune chanoinesse ne partageait pas les pensées de sa supérieure. Ses aspirations la portaient vers une vie plus austère. Dieu l'y appelait, elle en avait de plus en plus la certitude. Entretemps, Moustier plongé tragiquement dans les remous de la guerre de religion entre Guillaume d'orange (Pays‑Bas du Nord) et Alexandre Farnèse (Pays‑Bas espagnols), les chanoinesses se virent contraintes de quitter leur monastère et de rentrer dans leur famille.
M. de Werquignoeul, fuyant, lui aussi, la fureur de la soldatesque protestante, avait dû se réfugier à Douai. C'est là que Florence alla rejoindre ses proches. Très dépaysée dans ce milieu qu'elle avait quitté depuis treize ans et où tout était triste, froid et frisant la gêne, elle traversa une crise amère où sa foi même fléchit. Cependant, Dieu eut pitié d'elle et lui fit entendre à nouveau cet appel qui l'avait déjà profondément émue à Moustier. Un jour, à la suite d'un incident qu'il serait trop long de rapporter ici, elle comprit l'inanité de son existence antérieure. Elle se vit dénuée de tout mérite et terrorisée devant son Souverain juge. Le résultat fut le commencement d'une vie de pénitence inspirée par Dieu. Mortifications, privations, renoncement, abnégation, oraisons prolongées, formèrent dorénavant le climat de sa vie durant deux années. Pendant ce temps, la paix était revenue dans nos provinces, un retour au monastère de Moustier était envisagé. La jeune fille allait‑elle reprendre cette vie mi‑religieuse mi‑mondaine, cette existence confortable où, choyée par tous, elle ne trouvait que joie et sympathie? Aurait‑elle le courage de décevoir sa tante, qui l'avait entourée d'une maternelle sollicitude, et de quitter ses compagnes? Il le fallait. Le Maître lui dictait l'obligation de suivre une voie plus surnaturelle et plus pénitentielle. Mais où aller? Un douloureux combat déchire son âme. Son père, mis au courant, devine l'action de Dieu dans l'évolution qui s'opère chez son enfant et, malgré ses préférences et les sacrifices consentis pour l'établir à Moustier, où la dignité abbatiale l'attendait, s'incline généreusement. Après quelques recherches, le choix du lieu où irait vivre Florence se fixa sur l'abbaye cistercienne de Flines, à peu de distance de Douai.
Panorama de Liège en 1737. Au premier plan et presque au centre: La Paix Notre-Dame.
Le bras de la Meuse qui passait devant le monastère a été comblé en 1851 et remplacé par un boulevard.
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Celle-ci avait grande réputation; on la considérait comme la plus importante des maisons cisterciennes aux Pays-Bas espagnols. Florence y fut reçue, avec une de ses soeurs, alors que la communauté était encore réfugiée à Douai, en septembre 1583; elle avait vingt-quatre ans, et sa soeur quatorze. Dès son noviciat, la jeune fille édifia ses compagnes par son humilité, sa ferveur, sa générosité constante, son application vis-à-vis de l'observance. Les deux soeurs de Werquiguoeul firent ensemble leur profession le 15 juin 1585. Trois mois plus tard, la communauté quittait Douai pour réintégrer Flines. Là encore, Florence est un modèle de religieuse, souffrant en silence les reproches immérités, supportant le labeur du tissage de la laine (principale occupation du moutier) et les travaux les plus pénibles réservés, selon l'usage, aux plus jeunes. Sa volonté d'acier reculera les frontières de la discrétion, et maintes fois on la trouvera, après un dur effort, - comme celui de la sonnerie des cloches, - effondrée sur les dalles froides. Son zèle ne restait pas inconnu, et l'abbesse la consultait fréquemment en vue d'une réforme qu'elle se proposait d'introduire dans son monastère. Ceci ne manquait pas de susciter parmi les jeunes religieuses des froissements et des reproches. Quelques années passèrent ainsi, durant lesquelles dame Florence forgeait son âme pour les luttes à venir. Se livrant à une étude approfondie de la Règle de saint Benoît et des Constitutions de l'ordre de Cîteaux, elle put constater combien on était loin, à Flines, de les observer intégralement. Dans l'oraison, Dieu lui fit connaître sa volonté de la voir entreprendre une réforme de son monastère et d'y faire adopter strictement la Règle de saint Benoît, mais son humilité et aussi sa timidité l'empêchaient de s'en ouvrir à son abbesse. Elle ne pouvait que prier et pleurer. Malgré l'état précaire de sa santé, Florence commença par renoncer aux dispenses passées en usage à Flines. Plus tard, elle découvrit les tourments qui l'accablaient à l'une de ses consoeurs dont elle savait les grandes qualités. Animée des mêmes désirs, la religieuse se réjouit d'entendre ces confidences. Alors, s'aidant l'une l'autre, dans la prière, elles gagnèrent peu à peu quelques moniales à leur projet. Ce travail se poursuivit durant quatorze ans, dans la mortification, l'oraison, les jeûnes. Cependant, un tel trouble dans la communauté ne pouvait passer inaperçu. L'abbesse s'en effraya, fit rapport aux prélats de l'ordre, et des mesures rigoureuses furent prises, allant jusqu'à la menace d'excommunication envers les religieuses qui poursuivraient ce travail de division. Que devenait dame Florence au milieu de ces tribulations? Elle restait calme, portée par une inébranlable confiance. Enfin, l'abbé de Clairvaux vint à Flines pour la visite canonique. Florence et ses compagnes profitèrent de cette circonstance pour lui exposer leurs souhaits. Ce prélat, qui lui-même s'occupait depuis longtemps de la réforme des abbayes sur lesquelles il avait juridiction, fit bon accueil aux projets qui lui étaient soumis et les approuva en principe. L'abbesse, rassurée par cette sentence, apporta son aide à sa fille en vue de réaliser la réforme, que personnellement elle avait toujours espérée, mais que sa charge retenait en son monastère. Elle pria le confesseur de la communauté de prendre en main, à sa place, cette importante affaire. Ce religieux mit tout en oeuvre afin de mener rapidement à bonne fin la tâche qui lui était confiée. Il obtint d'être reçu par le pape, auquel il exposa son but avec tant de chaleur qu'une approbation immédiate lui fut donnée. L'un de ses amis se chargea des questions temporelles; il s'assura, premièrement, des ressources nécessaires, puis se mit en route pour obtenir les autorisations religieuses et civiles. L'abbé général des cisterciens refusa net d'accepter la réforme proposée. Une scission s'avéra donc indispensable. Pour Florence ce fut une peine très vive, car elle était, malgré tout, attachée à l'esprit de son Ordre. Aucune autre solution n'étant possible, elle s'inclina, le coeur déchiré. Quant aux archiducs Albert et Isabelle, ils autorisèrent sur-le-champ l'établissement, dans leurs États, du couvent réformé. Une maison bien située fut acquise sans peine à Douai. Les Constitutions des bénédictines anglaises, qui venaient de s'établir à Bruxelles, furent jugées conformes à l'idéal entrevu, et l'évêque d'Arras les approuva. Une dernière difficulté, - la plus grave, - restait à vaincre obtenir du vicaire général des cisterciens la permission d'abandonner les Constitutions de Cîteaux. Après de nombreux pourparlers, et de guerre lasse, il s'inclina, mais conditionna sa capitulation par plusieurs réserves vexatoires. Tout était enfin terminé, cependant que pour Florence commençait le calvaire. Pressentant qu'on allait la demander comme supérieure, elle écrivit à son abbesse, énumérant tous ses défauts, se disant la plus indigne, la plus incapable et la suppliant de faire connaître sa lettre aux religieuses qui devaient élire la nouvelle supérieure. Comme on le pense, l'abbesse s'en abstint. L'élection eut lieu le 19 octobre 1604. Malgré la supplique que Florence avait également remise à l'archidiacre présidant l'assemblée, au nom de son évêque, les postulantes choisirent à l'unanimité dame Florence. L'archidiacre eut beau les inviter à porter leur suffrage sur l'aînée de leur groupe, elles répondirent que rien ne pourrait les faire changer d'avis; dame Florence, croyaient-elles, étant appelée par Dieu à les diriger. L'élection fut donc ratifiée par l'évêque. Avis en fut donné à madame l'abbesse de Flines, qui disposa maternellement l'élue à recevoir cet appel comme venant de Dieu. Son affliction était extrème, au point qu'elle eût préféré la mort plutôt que recevoir pareille charge. Madame l'abbesse la consola, lui promettant son appui.
Le 11 novembre 1604, la jeune abbesse et les six religieuses qui allaient être les pionnières de la réforme, firent leurs adieux à leurs consoeurs cisterciennes. Toutes pleuraient, et celles qui avaient été les adversaires de cette réforme prièrent les partantes de vouloir bien leur pardonner ce qu'elles avaient pu dire et faire pour les dissuader. L'abbesse de Flines et six de ses religieuses se joignirent aux fondatrices. Deux chariots les conduisirent de grand matin jusqu'à Douai. La mise en bon état de leur maison n'étant pas terminée, le groupe fut reçu dans une demeure amie. L'installation se fit très solennellement le 17 novembre: carrosses, escorte d'honneur formée du clergé, des notables de la cité, des fidèles portant des torches. Rien n'y manqua, malgré le voeu de l'abbesse élue.
L'évêque d'Arras fit visite au nouveau cloître dès les premiers jours de son installation. Aussitôt après l'achèvement de la chapelle, il y revint pour y célébrer la messe et donner l'habit noir aux religieuses. Déjà sept postulantes avaient été reçues, mais par ailleurs les difficultés ne manquaient pas d'exercer la jeune communauté. Elles vinrent d'abord des relations avec l'archidiacre, très pointilleux, ensuite d'un pénible désaccord avec l'abbesse de Flines, trouvant la supérieure trop sévère pour ses filles. Ce furent des croix pesantes sur les épaules de la réformatrice; cependant, pour la consolation de la petite famille, le nombre des postulantes augmentait sans cesse. Des rumeurs y vinrent encore apporter le trouble. La réforme de Mine de Werquignoeul continuait à susciter de violents remous à Cîteaux. On s'y refusait à l'accepter comme un fait accompli, et coûte que coûte, - le bruit en courait, - on ferait rentrer les récalcitrantes sous la juridiction de l'ordre. Un seul moyen d'échapper à cette menace s'engager par des voeux solennels devant l'Ordinaire du diocèse. Le temps du noviciat imposé par celui-ci était révolu; on put ainsi procéder à l'examen canonique, lequel donna satisfaction, et le 20 mars 1605, Mgr l'évêque d'Arras, au cours du saint sacrifice, reçut la profession solennelle de madame de Werquignoeul et de ses filles, selon la Règle de saint Benoît. Désormais, canoniquement, elles étaient bénédictines de la Paix Notre-Dame. Le lendemain, en la fête de saint Benoît, l'évêque procéda à la bénédiction abbatiale de madame de Werquignoeul.
L'appropriation des bâtiments acquis était terminée, la clôture établie, l'office pouvait se célébrer normalement; une nouvelle vie commençait. Vie de labeur, sans doute, jalonnée de peines et de croix, mais établie dans la ferveur. Le renom de sainteté de la petite communauté allait s'élargissant. De nombreux pays voisins affluaient les demandes d'admission. Visiblement le ciel favorisait le monastère commençant. Mme de Werquiguoeul assumait la charge de maîtresse des novices, soucieuse de tailler elle‑même les pierres de fondation. Peu à peu, les bâtiments claustraux se multipliaient, les terres gagnaient en étendue. Enfin, le pape Paul V donnait son approbation aux nouvelles Constitutions rédigées par la fondatrice.
La communauté était maintenant nombreuse; elle comptait plusieurs religieuses bien formées dans la pratique des observances et initiées aux affaires temporelles, le moment semblait venu d'essaimer. Cependant l'abbesse estimait l'entreprise encore prématurée et qu'une fondation immédiate la priverait de filles sur lesquelles elle pouvait le mieux s'appuyer pour consolider son oeuvre. De plusieurs villes, on ne cessait d'insister. Après de longs mois, assurée de l'accord de son évêque, elle consentit à faire en faveur d'Arras sa première fondation, en octobre 1612 (transférée à Blandain en 1904). D'autres suivirent rapidement. Il n'est pas dans notre rôle de donner des détails sur chacune d'elles. Bornons‑nous à les citer Namur (1618), Bruges (1623), qui fondèrent à leur tour Béthune (1624), Huneghem (1624), Liège (1627). Après la mort de Mme de Werquignoeul (1638), l'essaimage se poursuivit par Mons (1640), Saint‑Amand (1650), Termonde (1661), Tongres (1864), Ventnor‑Ryde (1884), Ghistelles (1891), Louvain (1919). Malgré la tourmente révolutionnaire, sept de ces maisons continuent leur oeuvre bienfaisante. Cette précieuse couronne de monastères, nous la devons, on l'a vu, aux prières et au persévérant labeur de l'éminente réformatrice de Douai, qui a pris rang, est‑il nécessaire de le dire, parmi les grandes abbesses illustrant notre Ordre.
L'abbaye liégeoise de la Paix Notre-Dame, - nom imposé par Mme de Werquignoeul à toutes ses maisons, - a été fondée par l'abbesse de Namur à la suite d'une révélation impérative lui mandant d'établir une filiale en la cité de saint Lambert. Fortement impressionnée par cet appel, Mme Laubegeois pria, réfléchit, consulta. En septembre 1626, elle prit la barque de Huy et se rendit à Liège. Vrai type de femme forte, en un temps record elle parvint à s'entourer d'amitiés solides, de généreux bienfaiteurs, obtint du prince-évêque l'autorisation d'ériger un monastère dans sa cité, découvrit, dans le quartier d'Avroy, l'emplacement idéal pour celui-ci, prit ensuite toutes les dispositions pour l'achat du terrain et des bâtiments qui s'y trouvaient. Sans plus attendre, elle désigna, comme première pierres, quatre de ses filles, les fit venir à Liège, en janvier 1627, et les logea provisoirement dans une petite maison de la ville. Avant de retourner à Namur, Mme Laubegeois choisit une de ses filles comme abbesse et pria le suffragant du princeévêque de procéder à la bénédiction abbatiale.
Dès les premiers mois, plusieurs postulantes vinrent grossir le petit groupe, et au début d'avril 1628, quand la jeune communauté s'installa dans les premiers bâtiments d'Avroy, les entrées devinrent régulières.
Signalons brièvement quelques événements intéressant la chronique de l'abbaye les luttes fratricides entre Chiroux et Grignoux (1636), qui obligèrent les moniales à abandonner leur cloître pour se réfugier, pendant une année, dans une maison amie; la fondation d'un nouveau monastère à Mons (1640), dont les troubles liégeois étaient la cause, deux couvents ayant été envahis et pillés par la population surexcitée. Pendant plus de cinquante ans, guerres politiques et révoltes contre les princes se poursuivirent, tandis que, dans ce climat troublé, les moniales courageusement continuaient leur oeuvre de paix.
C'est durant ces conflits soulevant la vieille cité qu'une postulante se présenta au monastère (1640), et dont le nom allait s'inscrire pour toujours dans l'histoire du moutier et dans la mémoire de ses habitantes. Qui était‑elle? Antoinette Desmoulins avait vu le jour à Mons, le 1er mars 1612. Son père, jean Desmoulins, était peintre, vraisemblablement décorateur; sa mère s'appelait Yolande Hennau. On peut avancer qu'Antoinette, étant l'aînée d'une famille nombreuse (neuf enfants), de situation modeste, aura appris très tôt à connaître la valeur de l'outil que forment les dix doigts de la main. Il est probable qu'elle reçut sa formation générale à l'école des Filles de Notre‑Dame, établies à Mons dès 1608: c'était le seul institut pour filles existant dans la ville à cette époque. D'après ce que nous disent ses supérieures et ses consoeurs, on peut affirmer qu'Antoinette Desmoulins fut une brillante élève. Il paraît évident que sa première formation artistique lui a été donnée au foyer, et sans doute était‑ce la meilleure qui pût lui convenir. Nous connaissons tous des décorateurs faisant honneur à leur corporation. Ils aiment leur métier, possèdent une profonde connaissance des spécialités qu'il exige, entreprennent des travaux difficiles qui s'achèvent en réussites, exécutent même, quand l'occasion s'en présente, des tableaux de chevalet. Nous croyons que jean Desmoulins était un artisan de cette exceptionnelle qualité, capable de transmettre à sa fille, riche déjà de solides dons naturels, l'enthousiasme pour les travaux d'art, et les secrets qu'une longue expérience lui avait appris.
Son abbesse, madame Counotte, nous révèle qu'Antoinette était « initiée au métier d'architecte ». En ce temps-là, les écoles d'art, telles que nous les connaissons aujourd'hui, n'existaient pas, mais des maîtres réputés, dont l'abnégation force le respect, aimaient d'instruire dans la pratique de leur art les jeunes les mieux doués. Mons comptait alors un bon nombre d'artistes sculpteurs-architectes. C'est dans l'atelier de l'un d'eux que vraisemblablement la fille de Jean Desmoulins se sera formée à l'art architectural, peut-être auprès de Jacques Du Broeueq le jeune (XVIe-XVIIe siècle) ou de Louis Le Doux (1616-1667), tous deux bâtisseurs d'églises et de châteaux.
Les deux abbesses sous lesquelles Antoinette Desmoulins a milité se plaisent à louer ses talents. Mère Nathalie Gordinne écrit: «Elle a été reçue sans dot en considération de son rare et extraordinaire esprit. Elle sait écrire toutes les sortes de lettres parfaitement, réaliser à la perfection les lettres d'or, peindre, faire des fleurs à la gomme; en un mot tout ce qu'elle entreprend, elle l'exécute toujours avec bonne manière. » Elle ajoute qu'à son trousseau elle avait joint son « matériel de peintre ».
Le registre des vêtures nous signale que, le 1er novembre 1640, Antoinette Desmoulins comparut devant Mgr le grand vicaire de Son Altesse Sérénissime, en vue de sa prise d'habit. L'ayant interrogée au sujet de sa vocation, il reconnut qu'elle se présentait « suivant sa pure et libre volonté, poussée simplement par la grâce de Dieu, ayant, en ladite volonté, passé environ douze ans ». Elle avait à ce moment là vingt‑huit ans, et nous pouvons croire qu'elle n'aura pas obtenu plus tôt le consentement de ses parents de se faire religieuse. A son tour, le registre des réceptions et des professions nous apprend qu'elle a reçu l'habit de l'Ordre le 12 novembre 1640, en même temps que le nom de soeur Aldegonde, et plus tard, celui de dame, lors de sa profession, le 12 janvier 1642.
L'abbaye de la Paix Notre‑Dame, existant depuis 1627, n'avait encore à cette époque qu'une modeste chapelle provisoire. Le désir était grand de posséder une église spacieuse, mais les ressources nécessaires pour réaliser ce projet faisaient défaut. Plusieurs promesses de subventions avaient été faites, toutes restèrent sans suite. La communauté, ayant perdu l'espoir d'une aide sérieuse, préleva une partie des dots que les familles aisées assignaient à leurs filles entrées en religion, réunit le produit des pensions payées par les dames ou les jeunes élèves instruites dans la maison, s'appliqua surtout, avec une persévérante ténacité, aux travaux qu'on lui confiait du dehors. La Paix Notre‑Dame a toujours été considérée comme une ruche active et elle conserve de nos jours encore cette réputation bien méritée. Enfin, à partir de 1675, l'emplacement de l'église est déterminé. Qui va‑t‑on choisir comme architecte? L'abbesse n'hésite pas ce sera dame Aldegonde Desmoulins dont elle connaît le talent. N'a‑t‑elle pas déjà construit, à la satisfaction de toutes, les bâtiment du côté du labeur ? » Dame Aldegonde se mit donc à l'oeuvre « avec grand coeur pour le profit de la maison, ne s'épargnant en rien, agissant toujours avec un zèle infatigable ». Les travaux commencèrent en 1686.
Ce n'avait pas dû être mince besogne, écrit joseph Demarteau, dans l'histoire du monastère, que d'arrêter, en même temps que les plans de cette église, les dispositions les meilleures pour les convenances et les besoins auxquels l'ensemble des constructions devait pourvoir (trois catégories d'assistants: les moniales, les élèves, les fidèles). Pour y répondre, il ne fallait rien de moins qu'une femme entendue à l'architecture, intelligente, instruite et active. »
Alors que le baroque régnait encore dans nos provinces sous l'impulsion que lui avaient donnée de grands artistes tels que Rubens et Van Dyck, dame Aldegonde choisit un style français de transition Louis XIII - Louis XIV. Si l'on veut s'en convaincre, que l'on compare la façade de la Paix Notre-Dame avec celle de l'église du Val-de-Grâce, de François Mansart. Peut-être a-t-elle fait, durant la période de sa formation architecturale, un séjour à Paris où, servie par son goût affiné, elle aura été conquise par certains monuments que l'on construisait un peu partout, dans il Ile-de-France, à cette époque. Le style qu'elle adopta traduit l'équilibre et la stabilité, grâce à sa symétrie, sa régularité, sa solidité. Les lignes horizontales y triomphent et en sont la marque distinctive.
Nous l'avons dit, dame Aldegonde conduisit elle-même les travaux de construction avec diligence et des soins attentifs. En quatre années, le gros oeuvre fut terminé. Une attaque d'apoplexie, dont elle fut frappée en juin 1690, arrêta seule son activité, la retenant six mois au lit, la laissant paralysée jusqu'à la fin de sa vie et l'empêchant de mener les travaux jusqu'au total achèvement comme elle l'avait souhaité. Un artiste de mérite, le sculpteur Arnold du Honthoir, fut chargé de le réaliser à sa place. L'ornementation et l'ameublement lui sont dus.
Les éloges ne furent pas refusés à l'oeuvre de dame Aldegonde. Nous voulons citer surtout ceux que lui adresse Saumery dans son ouvrage célèbre Les délices du pays de Liège. Ils ont d'autant plus de valeur que l'auteur avait visité auparavant la plupart des églises de la principauté, qu'il avait étudiées soigneusement en vue de la rédaction de son livre: « L'église de la Paix Notre‑Dame est la plus jolie de toutes celles des monastères de filles de la ville et des faubourgs de Liège. On ne peut rien voir de plus propre, de plus éclairé ni de plus orné. La galerie qui règne tout autour, ses fenêtres élevées et d'une largeur proportionnée à leur élévation, ne sont pas les moins dignes de l'attention des curieux.
Nous aimons à rappeler aussi l'appréciation qu'en donna Alfred Micha dans Les maîtres tombiers, sculpteurs et statuaires liégeois: « L'église abbatiale des bénédictines d'Avroy fut conçue par une moniale, dame Aldegonde. La main féminine qui sut distribuer les lignes et ordonner les sculptures dans la pierre du pays réalisa ici une des plus heureuses créations de l'architecture de la fin du XVIIe siècle. »
Après deux années de souffrance, le 5 décembre 1692, dame Aldegonde, entourée de l'affection de ses soeurs, rendit à Dieu son âme riche d'un trésor de mérites. Elle avait 81 ans, et 51 ans de profession. Ses restes ont été déposés an columbarium souterrain de l'abbaye « dans la dernière tombe d'en haut du côté de l'église » et touchant à ses fondements. C'est bien la place convenant à celle qui en avait été l'architecte.
Nous avons fait connaître le jugement porté par l'abbesse qui l'avait reçue à la Paix Notre-Dame. Voici comment en parle Mme Counotte, qui dirigeait le monastère au moment de sa mort: « Elle a vécu très religieusement et exactement. Elle était très humble, et douée de belles qualités spirituelles; elle avait un esprit universel, elle a apporté au monastère l'art de peindre tant en figure qu'en fleurs et miniature; elle faisait très parfaitement l'or brunty sur le bois et le vélin, ce qui a servi de grand ornement à notre maison; elle a mis aussi la broderie tant à l'or qu'à la soie en leur perfection, ayant dessiné tous les ouvrages qui ont été faits de son temps pour la maison et pour ailleurs. Elle excellait dans tous les genres d'écritures et d'un seul trait de plume faisait toutes sortes de figures. Elle était si bonne et si cordiale qu'elle apprenait avec plaisir tous ses secrets aux autres et les encourageait dans leurs difficultés, les aidant de tout son pouvoir, sachant que c'était pour l'utilité de la maison. Elle écrivait des pièces de théâtre en vers, que nos pensionnaires représentaient. Elle s'entendait en architecture, a dirigé le bâtiment du côté du labeur, a fait le plan de notre église et veillé aux ouvriers infatigablement. Rares sont aujourd'hui les historiens et les archéologues qui citent le nom de dame Aldegonde Desmouims dans leurs écrits. Mons elle-même, sa ville natale, n'en a pas gardé le souvenir. Aussi aimons-nous, pour terminer, à reproduire l'hommage que lui a rendu joseph Demarteau, le chroniqueur le mieux instruit des choses de la Paix Notre-Dame, hommage qui complète heureusement le portrait que nous avons tenté d'esquisser de l'artiste bénédictine: « Antoinette Desmoulins restera l'une des figures les plus intéressantes de Liège au XVIIe siècle. La fille de l'obscur peintre de Mons en Hainaut, devenue liégeoise par le séjour de son choix, et, ce semble, jusque par le langage populaire, ne se consacra pas seulement chez nous, durant plus d'un demi-siècle, à l'oeuvre de piété, d'éducation et de charité générale que nous voyons encore poursuivie par ses soeurs. Elle contribua par l'afflux des leçons et de l'exemple, à élever le niveau littéraire français autour d'elle, à relever aussi celui du wallon dans la société liégeoise, en même temps qu'à y développer le gout et la pratique des Beaux-Arts. Elle fut l'instauratrice de la dernière petite école de miniaturistes d'une communauté religieuse dans la cité de saint Lambert. Elle nous a laissé enfin, dans l'église à la construction de laquelle elle a fourni ses plans et dont elle a surveillé l'érection jusqu'aux jours de l'ameublement, un monument sans prétention, de proportions modestes mais à la fois grave, élégant et pur dans son style, aussi bien qu'approprié, avec succès à sa destination multiple. Et ce monument reste, en somme, la meilleure église bâtie depuis le XVIIe siècle dans ce quartier de Liège. L'honneur en soit rendu à l'humble et laborieuse architecte, fille de saint Benoît. »
Note I. Nos lecteurs voudront bien considérer que les sources de documentation sur daine Aldegonde Desmoulins manquent presque totalement. La chronique de son monastère a disparu sous le régime français; les archives de l'État à Mons ont été détruites pendant la dernière guerre; enfin la région montoise ne compte plus aucun descendant direct de Jean Desmoulins capable de fournir certains éléments biographiques. Ceci étant, maintes précisions font défaut, forcément, dans la notice que nous présentons.
Note Il. On ne sera pas peu surpris d'apprendre que l'église de l'abbaye Paix Notre‑Dame, ainsi qu'une partie des bâtiments monastiques, seraient menacés de démolition par le dernier projet de l'autoroute Ostende‑Aix‑la‑Chapelle. Il est impensable que pareil vandalisme puisse se réaliser, et, si la chose était rendue publique, il est certain que de très nombreuses protestations s'élèveraient. Au dernier moment, nous venons d'être informé qu'à la suite de multiples démarches, le danger serait écarté, l'église abbatiale étant considérée comme « monument à classer ». Il reste néanmoins grandement souhaitable, pour éviter tout risque, que le classement soit fait dans le délai le plus bref. Nous nous permettons d'attirer sur cette cause la bienveillante attention des membres de la Commission Royale des Monuments et des Sites.